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Date : 20200414


Dossier : IMM-1827-19

Référence : 2020 CF 511

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 avril 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

GEEGEE MARIE REDUCTO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  En 2018, la demanderesse a demandé la résidence permanente au Canada au titre du Programme de la garde d’enfants. Elle a inclus son époux et ses quatre enfants dans sa demande à titre de membres de la famille. Toutefois, le fils aîné de la demanderesse n’était pas considéré comme un enfant à charge parce qu’il avait déjà 22 ans. Après avoir appris qu’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] avait retiré son nom de la demande, la demanderesse a demandé pour des considérations d’ordre humanitaire que son fils aîné soit admissible à la résidence permanente avec le reste de la famille même s’il n’était pas considéré comme un enfant à charge.

[2]  Dans une décision du 5 mars 2019, un agent d’IRCC a rejeté la demande.

[3]  La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision sur le fondement du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Elle soutient que la décision de l’agent, selon laquelle les motifs d’ordre humanitaire invoqués ne justifiaient pas de faire exception en faveur de son fils aîné, est déraisonnable.

[4]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conviens que la décision est déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée pour nouvelle décision.

II.  CONTEXTE

[5]  La demanderesse est née aux Philippines en septembre 1971. Son premier enfant, John Cedrick, est né en décembre 1995. Lorsque John Cedrick avait environ un an, la demanderesse a quitté les Philippines pour travailler dans un hôtel à Dubaï. Elle est retournée vivre aux Philippines environ trois ans plus tard. La demanderesse a eu trois autres enfants, dont le plus jeune est né en avril 2007. En 2008, la demanderesse a quitté les Philippines de nouveau pour travailler à l’étranger. Elle a d’abord travaillé à Hong Kong, puis en Russie. Pendant toute cette période, la demanderesse a envoyé de l’argent à sa famille pour subvenir à ses besoins. Elle a gardé un contact régulier avec les membres de sa famille aux Philippines, mais elle ne les a vus en personne que très rarement.

[6]  En 2016, la demanderesse est retournée aux Philippines pendant quelques semaines avant de venir au Canada à la fin mai pour travailler comme aide familiale pour un jeune enfant dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires. Pendant qu’elle travaillait au Canada, la demanderesse a continué d’envoyer de l’argent régulièrement à sa famille aux Philippines. Son époux y travaillait comme chauffeur de taxi.

[7]  La demanderesse espérait devenir une résidente permanente du Canada avec sa famille immédiate. Dans le cadre d’un projet pilote en vigueur à l’époque, les étrangers qui occupaient un poste admissible en prenant soin d’enfants au Canada pouvaient demander la résidence permanente. Les membres de la famille admissibles pouvaient aussi être inclus dans la demande. Au moins deux ans d’expérience de travail admissible étaient requis. Ainsi, la demanderesse pouvait présenter une demande au plus tôt à la fin de mai 2018.

[8]  La demanderesse a présenté une demande de résidence permanente au titre du Programme de la garde d’enfants en septembre 2018. Elle a inclus son époux et leurs quatre enfants à titre de membres de la famille. Toutefois, l’âge maximal d’un enfant à charge était de 22 ans. John Cedrick avait célébré son 22e anniversaire de naissance au mois de décembre précédent. Même s’il était toujours un étudiant postsecondaire à temps plein, il n’était pas considéré comme un enfant à charge. Par conséquent, lorsque l’agent d’IRCC a examiné la demande, il a conclu que John Cedrick n’était pas admissible et a retiré son nom de la demande.

[9]  La demanderesse a été informée de ce changement par IRCC dans une lettre datée du 10 octobre 2018. Elle a eu la possibilité de fournir des [traduction] « renseignements supplémentaires » dans un délai de 60 jours suivant la date de la lettre.

[10]  La demanderesse a retenu les services de Willowdale Community Legal Services pour l’aider. Dans des observations détaillées et complètes étayées par une preuve exhaustive, l’avocat de la demanderesse a demandé, pour des considérations d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, que John Cedrick soit admissible à la résidence permanente malgré qu’il était exclu de la définition juridique d’enfant à charge en raison de son âge. Plus particulièrement, la demanderesse a demandé que John Cedrick soit inclus dans sa demande de résidence permanente en tant que membre de la famille de fait étant donné sa situation de dépendance.

[11]  Les observations fondées sur des motifs d’ordre humanitaire portaient sur cinq facteurs : (1) la dépendance réelle de John Cedrick envers la demanderesse; (2) les difficultés qu’éprouverait la demanderesse; (3) les difficultés qu’éprouverait John Cedrick; (4) l’intérêt supérieur des enfants mineurs; et (5) le caractère disproportionné d’une décision défavorable.

[12]  Dépendance : La demanderesse a affirmé que John Cedrick dépendait d’elle à la fois financièrement et émotionnellement. Elle a souligné les liens étroits qui unissent la famille. John Cedrick vit toujours avec sa famille dans leur maison aux Philippines. La demanderesse a subvenu à ses besoins financiers tout au long de sa vie. Elle paie actuellement ses études.

[13]  Difficultés qu’éprouverait la demanderesse : La demanderesse a fait valoir qu’elle a éprouvé des difficultés importantes en raison de sa longue séparation de sa famille pendant les années où elle a travaillé à l’étranger. Elle a soutenu que ces difficultés seraient exacerbées si John Cedrick ne pouvait se joindre à la famille au Canada. Dans un affidavit fourni à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la demanderesse a déclaré ce qui suit :

[traduction] Je ne peux trouver les mots pour exprimer à quel point la situation a été difficile pour moi. J’ai vu mes enfants grandir par Internet et non en personne. La seule chose qui m’a aidée pendant cette période de séparation a été de penser que ces sacrifices donneront à mes enfants un meilleur avenir au Canada […] Je crains que mon fils ne puisse me rejoindre au Canada. J’ai peur que toutes mes années de travail aient été vaines.

[14]  La demanderesse s’est également fondée sur des recherches universitaires et des commentaires de chercheurs concernant les difficultés éprouvées par les femmes qui doivent quitter leur famille pour gagner un revenu afin de subvenir aux besoins de leurs enfants. De plus, la demanderesse a présenté le rapport d’un psychologue qui a déclaré qu’elle souffrait d’un [traduction] « trouble lié à des facteurs de stress avec une durée prolongée » caractérisé par des sentiments de culpabilité, de honte et de détresse et des problèmes de sommeil et d’humeur. Le rapport indiquait que, pour la demanderesse, [traduction] « l’engagement envers une famille unifiée est une valeur sociale centrale et puissante dans la culture philippine et que le rêve de vivre avec son époux et tous ses enfants était un objectif de vie ». Le rapport concluait que [traduction] « l’état psychologique [de la demanderesse] se détériorerait si son fils était exclu de sa demande visant à faire venir les membres de sa famille au Canada pour y vivre en tant que résidents permanents ».

[15]  Difficultés qu’éprouverait John Cedrick : La demanderesse a soutenu que John Cedrick éprouverait des difficultés émotionnelles et psychologiques s’il était séparé du reste de sa famille. Elle s’est notamment appuyée sur une évaluation familiale faite par un psychologue philippin et sur une lettre de John Cedrick lui‑même. Dans ses observations, la demanderesse a insisté sur les difficultés qu’éprouvait déjà John Cedrick à cause de sa longue séparation d’avec elle, sur les sacrifices qu’il a faits pour prendre soin de son frère et de ses sœurs alors que leur mère était absente, sur l’espoir qu’il entretient depuis longtemps de voir toute la famille déménager au Canada, ainsi que sur ses liens émotionnels étroits avec son jeune frère et ses jeunes sœurs, dont il serait séparé.

[16]  Intérêt supérieur des enfants mineurs : La demanderesse a soutenu que le fait d’inclure John Cedrick dans la demande était dans l’intérêt supérieur de son jeune frère et de ses jeunes sœurs. En raison des absences prolongées de leur mère et des responsabilités qu’il a assumées, John Cedrick était devenu comme un parent pour eux. Ils dépendaient de son soutien émotionnel et psychologique. Les éléments de preuve à l’appui démontraient les liens étroits entre John Cedrick et son frère et ses sœurs. Dans ses observations, la demanderesse a souligné qu’elle trouverait cruellement ironique que ses autres enfants puissent enfin être réunis avec elle au Canada, mais qu’ils devront du même coup être séparés de John Cedrick sauf si la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est accueillie. La demanderesse a soutenu ce qui suit :

[traduction] Il est évident que cette séparation d’avec John Cedrick nuirait grandement à ces enfants. Ils sont sur le point de déménager, de fréquenter de nouvelles écoles, d’être réunis avec leur mère après de nombreuses années. Le sentiment de perte qu’ils éprouveront en raison de l’absence de leur frère aîné est manifeste. Rejeter cette demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire reviendra à exclure John Cedrick de la vie de ces enfants. Ils en seront traumatisés.

[17]  Caractère disproportionné d’une décision défavorable : La demanderesse a soutenu que les [traduction] « répercussions néfastes » d’un rejet seraient disproportionnées par rapport à [traduction] « la dispense minime demandée » (italique dans l’original). John Cedrick n’est plus admissible à titre d’enfant à charge depuis quelques mois seulement. La demanderesse a soutenu que l’ensemble des circonstances – l’âge de John Cedrick, le moment où la demande a été présentée et les [traduction] « difficultés et souffrances » que la famille éprouverait en raison de la séparation d’avec John Cedrick – justifiait l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour éviter les effets disproportionnés d’un rejet.

III.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[18]  La demanderesse a été avisée que sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avait été rejetée dans une lettre datée du 5 mars 2019. L’agent a exposé les motifs de sa décision dans les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC].

[19]  L’agent a tiré les conclusions essentielles suivantes :

  • · La demanderesse a pris la décision difficile de s’éloigner de ses enfants pendant de nombreuses années pour subvenir à leurs besoins financiers, mais cela [traduction] « ne l’emporte pas sur le fait que John [Cedrick] ne répond pas à la définition d’enfant à charge ».

  • Le fait que la demanderesse n’ait pas vu ses enfants plus souvent lorsqu’elle travaillait à l’étranger semble avoir été un choix personnel.

  • La demanderesse a déjà passé beaucoup de temps loin de sa famille, ce qui donnerait à penser que John Cedrick et elle seraient en mesure de surmonter une autre séparation.

  • Même si John Cedrick ne pourrait être avec la demanderesse au Canada, le reste de sa famille immédiate le serait, ce qui atténuerait les effets de la séparation d’avec lui.

  • Le fait que la demanderesse subirait des conséquences psychologiques néfastes si John Cedrick était séparé de la famille relève de la [traduction] « spéculation », mais, le cas échéant, des traitements seraient disponibles au Canada.

  • Il se peut que la demanderesse ait cru que John Cedrick était toujours considéré comme un enfant à charge parce qu’il était étudiant à temps plein lorsqu’elle a demandé la résidence permanente, mais il lui incombait [traduction] « de connaître et de comprendre les critères d’admissibilité du programme ».

  • [traduction] « Il n’est pas inhabituel pour un jeune adulte de l’âge de John [Cedrick] de se marier, de travailler ou d’étudier loin de la maison et, bien qu’il manquera à ses jeunes frère et sœurs, cela fait partie de la vie puisque la dynamique familiale change. » En effet, il est [traduction] « normal pour un enfant de mener une vie indépendante de ses parents ».

  • Le fait que tous les membres de la famille immédiate à l’exception de John Cedrick seront réunis au Canada [traduction] « peut perturber la vie quotidienne d’un enfant », mais les jeunes enfants de la demanderesse [traduction] « pourront compter sur leurs deux parents, et le changement est inévitable et essentiel au développement ».

  • · [traduction] « Les enfants s’adaptent rapidement aux changements dans la mesure où ils sont guidés dans la bonne direction et qu’on leur montre comment surmonter les changements à venir. Le fait d’apprendre à composer avec le changement est une compétence qui aidera les enfants tout au long de leur vie ».

  • La demanderesse et le reste de sa famille immédiate pourront garder contact avec John Cedrick par téléphone et Internet.

  • John Cedrick aura toujours le soutien de sa famille élargie aux Philippines.

  • John Cedrick peut toujours présenter une demande pour terminer ses études au Canada.

[20]  Après avoir soupesé l’ensemble des circonstances, l’agent a conclu qu’il n’était pas justifié de faire une exception pour John Cedrick et de l’inclure avec le reste de sa famille immédiate dans la demande de résidence permanente.

IV.  NORME DE CONTRÔLE

[21]  Les parties conviennent que la décision de l’agent doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable, et je suis d’accord. Cette norme est bien établie en ce qui concerne les décisions relatives à des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire : voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au par. 44 [Kanthasamy]; Kisana c Canada (Ministre de Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au par. 18 [Kisana]; Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21, au par. 16).

[22]  Le caractère approprié de cette norme a été confirmé par l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], dans lequel les juges majoritaires de la Cour ont énoncé un cadre révisé pour déterminer la norme applicable à la décision administrative sur le fond (au par. 10). La norme de la décision raisonnable est désormais la norme qui est présumée s’appliquer, sous réserve d’exceptions précises, comme « lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (Vavilov, au par. 10). À mon avis, rien ne justifie de déroger à la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique en l’espèce.

[23]  Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires se sont également efforcés de préciser les modalités d’application de la norme de la décision raisonnable (au par. 143). Les principes soulignés par les juges majoritaires provenaient dans une large mesure de la jurisprudence antérieure, en particulier de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Bien que la présente demande ait été plaidée avant la publication de l’arrêt Vavilov, les arguments sur lesquels les parties ont fondé leur position respective quant au caractère raisonnable de la décision de l’agent sont conformes au cadre de l’arrêt Vavilov. J’ai appliqué ce cadre pour conclure que la décision de l’agent est déraisonnable; cela dit, l’issue aurait été la même suivant le cadre énoncé dans l’arrêt Dunsmuir.

[24]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « vise à donner effet à l’intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit » (Vavilov, au par. 82).

[25]  L’exercice d’un pouvoir public « doit être justifié, intelligible et transparent, non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au par. 95). Pour cette raison, le décideur administratif est tenu « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov, au par. 96).

[26]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au par. 83).

[27]  Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). Bien qu’un contrôle empreint de déférence n’ait jamais signifié qu’il faille « respecter aveuglément » les décideurs désignés par la loi ou faire preuve d’« adhésion aveugle » à leur égard (Dunsmuir, au par. 48; Lake c Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23 au par. 41), dans l’arrêt Vavilov, « la Cour […] souligne une fois de plus que le contrôle judiciaire concerne non seulement le résultat, mais aussi la justification du résultat (lorsque des motifs sont requis) » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, au par. 29).

[28]  Dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, lorsque le décideur a fourni des motifs, la cour de révision doit d’abord les « examiner […] avec une attention respectueuse, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov, au par. 84, guillemets internes omis). Les motifs doivent être lus à la lumière de l’ensemble du dossier en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils ont été rendus (Vavilov, aux par. 91‑94). L’objectif est de « s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable » (Vavilov, au par. 99). L’évaluation du caractère raisonnable d’une décision doit être sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse (Vavilov, aux par. 12‑13).

[29]  Puisque le paragraphe 25(1) de la LIPR permet de faire exception à l’application habituelle de la loi et que les décisions en ce sens sont très discrétionnaires, la cour de révision doit faire preuve d’une grande déférence envers le décideur (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au par. 4; Legault c Canada (Ministre de Citoyenneté et Immigration), 2002 CAF 125, au par. 15 [Legault]).

[30]  En l’espèce, il incombe à la demanderesse de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Elle doit établir que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100) ou que la décision est « indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur [elle] » (Vavilov, au par. 101).

V.  QUESTION PRÉLIMINAIRE

[31]  Le 2 avril 2019, la demanderesse et les membres de sa famille immédiate, à l’exception de John Cedrick, se sont vu accorder le statut de résident permanent. Dans une communication avec les parties avant l’instruction de la présente demande, j’ai demandé si la demanderesse avait qualité pour solliciter le contrôle judiciaire de la décision de l’agent (voir le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, et Chinenye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 378, aux par. 17‑18). J’ai aussi demandé si, en tout état de cause, John Cedrick était une partie nécessaire à la présente demande et s’il devait être ajouté en vertu de l’alinéa 104(1)b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. En réponse, M. Gepner, l’avocat de la demanderesse, a obtenu le consentement de John Cedrick pour être ajouté comme partie au besoin et a confirmé que, le cas échéant, il avait pour mandat de comparaître au nom de John Cedrick. Toutefois, M. Gepner et Mme Hepburn‑Craig, l’avocate du défendeur, étaient d’avis que, dans les circonstances précises de l’espèce, la demanderesse avait qualité pour présenter la présente demande et John Cedrick n’était pas une partie nécessaire pour assurer l’instruction de l’affaire sur le fond. De plus, Mme Hepburn-Craig a confirmé au nom d’IRCC que, si l’affaire devait lui être retournée pour nouvel examen, il n’y aurait aucun problème à ce que John Cedrick ne soit pas une partie à la présente demande.

[32]  Je remercie les deux avocats d’avoir répondu à mes préoccupations. Compte tenu de leur position conjointe, je suis convaincu que la demanderesse a qualité pour présenter la présente demande et qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter John Cedrick comme partie à l’instance.

VI.  ANALYSE

A.  Contexte juridique

[33]  Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont souligné l’importance des contraintes juridiques qui ont une incidence sur la décision administrative, notamment le régime législatif dans lequel s’inscrit la décision en question, dans l’analyse du caractère raisonnable d’une décision (Vavilov, aux par. 106 et 108). Deux contraintes de cette nature sont pertinentes en l’espèce : la définition d’« enfant à charge » prévue par le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], et le paragraphe 25(1) de la LIPR.

(1)  Enfant à charge

[34]  L’expression « enfant à charge » est définie ainsi à l’article 2 du RIPR :

enfant à charge L’enfant qui :

dependent child, in respect of a parent, means a child who

a) d’une part, par rapport à l’un de ses parents :

(a) has one of the following relationships with the parent, namely,

(i) soit en est l’enfant biologique et n’a pas été adopté par une personne autre que son époux ou conjoint de fait,

(i) is the biological child of the parent, if the child has not been adopted by a person other than the spouse or common-law partner of the parent, or

(ii) soit en est l’enfant adoptif;

(ii) is the adopted child of the parent; and

b) d’autre part, remplit l’une des conditions suivantes :

(b) is in one of the following situations of dependency, namely,

(i) il est âgé de moins de vingt-deux ans et n’est pas un époux ou conjoint de fait,

(i) is less than 22 years of age and is not a spouse or common-law partner, or

(ii) il est âgé de vingt-deux ans ou plus et n’a pas cessé de dépendre, pour l’essentiel, du soutien financier de l’un ou l’autre de ses parents depuis le moment où il a atteint l’âge de vingt-deux ans, et ne peut subvenir à ses besoins du fait de son état physique ou mental.

(ii) is 22 years of age or older and has depended substantially on the financial support of the parent since before attaining the age of 22 years and is unable to be financially self-supporting due to a physical or mental condition.

[35]  Aux fins de l’espèce, la partie importante de cette définition est le sous-alinéa b)(ii). John Cedrick n’est pas un enfant à charge parce que, quand sa mère a présenté sa demande de résidence permanente en septembre 2018, il avait plus de 22 ans et il n’était pas incapable de subvenir à ses besoins du fait de son état physique ou mental. (En fait, il était déjà trop vieux lorsque la demanderesse est devenue admissible à présenter une demande en mai 2018.) Cette définition est en vigueur depuis le 24 octobre 2017.

[36]  À une certaine époque, un enfant de plus de 22 ans pouvait être considéré comme un enfant à charge dans la mesure où il suivait activement à temps plein des cours de formation générale, théorique ou professionnelle et dans la mesure où, avant l’âge de 22 ans, il n’avait pas cessé d’être inscrit à un établissement d’enseignement postsecondaire accrédité et de fréquenter celui‑ci et il n’avait pas cessé de dépendre, pour l’essentiel, du soutien financier d’un parent. Cette définition a été modifiée le 1er août 2014 à deux égards. Tout d’abord, l’âge maximal des enfants à charge est passé de 22 à 19 ans. Ensuite, l’exception pour les enfants qui avaient dépassé l’âge maximal mais qui étaient inscrits à temps plein à un établissement postsecondaire a été supprimée.

[37]  Lorsque ces deux modifications ont été proposées, la première était justifiée par le fait qu’elle améliorerait l’intégration économique des enfants à charge. Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation indique que « la définition actuelle d’enfant à charge aux fins d’immigration est en décalage par rapport à l’objectif du gouvernement du Canada qui vise à sélectionner les immigrants qui contribueront le plus à la croissance et à la durabilité de l’économie du pays » (Gazette du Canada, partie II, vol. 148, no 13 (18 juin 2014), p. 1636). Le gouvernement de l’époque a attiré l’attention sur les données économiques qui indiquaient que « les enfants à charge plus âgés (ceux âgés de 19 à 21 ans lors de leur arrivée) ont de moins bons résultats économiques que ceux qui arrivent ici à un plus jeune âge (ceux âgés de 15 à 18 ans lors de leur arrivée) » (ibid.). Selon l’évaluation du gouvernement, « [p]lus un immigrant est jeune au moment où on lui accorde son statut de résident permanent du Canada, meilleure est sa performance à long terme sur le marché du travail, comparativement à ceux qui immigrent plus tard dans leur vie, et plus son expérience ressemble à celle des gens nés au Canada » (p. 1645). La deuxième modification était justifiée par le fait que l’« exception actuelle pour les enfants à charge plus âgés qui poursuivent des études à plein temps afin d’accompagner un demandeur principal rend le traitement des demandes difficile et inefficace. La vérification de l’inscription et de l’assiduité est une activité à la fois laborieuse et sujette à la fraude » (p. 1636). De plus, « cette exception pour les étudiants à plein temps permet à ceux qui sont dans la vingtaine avancée, et même dans la trentaine, de venir au Canada en tant qu’enfant à charge en dépit de leur potentiel plus faible sur le plan de l’intégration et des résultats économiques à long terme » (ibid.). D’un autre côté, lorsque les changements seront apportés, les enfants âgés de 19 ans ou plus qui n’auront plus la possibilité d’immigrer en tant qu’enfants à charge de leurs parents demandeurs pourront « décider de venir au Canada en tant qu’étudiant[s] étranger[s] » puis acquérir de l’expérience de travail par la suite (p. 1646).

[38]  La définition actuelle d’« enfant à charge » est entrée en vigueur le 24 octobre 2017. Bien que l’exception visant les étudiants inscrits à temps plein à un établissement postsecondaire n’ait pas été rétablie, l’âge maximal a été rehaussé à 22 ans. Selon le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (Gazette du Canada, partie I, vol. 150, no 44 (29 octobre 2016)), la question visée par cette modification était la suivante :

Le gouvernement du Canada a fait de la réunification familiale – dont l’idée est de permettre aux membres d’une famille de vivre ensemble ou près l’un de l’autre et non séparés par des frontières et de longues distances – une des priorités de son programme d’immigration. C’est un fait reconnu que beaucoup de jeunes adultes restent avec leurs parents plus longtemps. Vu l’importance accordée à l’éducation, il n’est pas rare de voir certains enfants rester avec leur famille nucléaire pendant leurs études postsecondaires avant d’entrer sur le marché du travail. La définition actuelle d’« enfant à charge » dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (ci-après le Règlement), qui ne considère à charge que les enfants de moins de 19 ans, est par conséquent trop restrictive (p. 3265).

[39]  Ainsi, l’un des principaux objectifs de la modification réglementaire était « de promouvoir l’unité et la réunification familiales en permettant aux Canadiens et aux résidents permanents de faire venir au Canada leurs jeunes adultes âgés de 19 à 21 ans. Cet objectif cadre avec l’un des principaux objectifs de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, soit “de veiller à la réunification des familles au Canada” » (p. 3266).

[40]  Le fondement de cette modification a été expliqué en partie comme suit (p. 3268) :

Lorsque les familles réussissent à rester ensemble en tant qu’unité familiale économique, leur intégration au Canada et leur capacité de travailler et de contribuer à leur communauté s’en voient améliorées. L’augmentation proposée de l’âge limite dans la définition d’« enfant à charge » cadre avec la tendance socioéconomique sous-jacente des enfants qui restent plus longtemps à la maison avec leurs parents, surtout ceux qui sont aux études pour de plus longues périodes.

[…]

Qu’ils étudient ou non, plusieurs jeunes adultes au Canada et dans d’autres pays vivent avec leurs parents.

[…]

L’augmentation de l’âge limite dans la définition d’« enfant à charge » harmoniserait davantage les programmes d’immigration du Canada avec les tendances canadiennes et internationales. Cette augmentation de l’âge limite permettrait notamment à plusieurs jeunes qui poursuivent des études postsecondaires – et qui obtiennent leur diplôme à l’âge médian de 24,8 ans [note de bas de page omise] – de demeurer admissibles comme enfant à charge au cours d’une bonne partie de leurs études de premier cycle. Ces jeunes adultes auraient peu de chances de se qualifier pour la résidence permanente à titre de demandeurs principaux dans le cadre d’un programme d’immigration économique avant d’avoir obtenu leur diplôme d’études postsecondaires et d’avoir acquis une expérience de travail appréciable.

[41]  En résumé, le gouvernement a conclu que les raisons justifiant de réduire l’âge limite de la dépendance en 2014 n’étaient plus impérieuses et qu’il existait d’excellentes raisons de le ramener à son niveau précédent.

(2)  Le paragraphe 25(1) de la LIPR

[42]  La deuxième contrainte juridique qui a une influence sur la décision en litige en l’espèce est le paragraphe 25(1) de la LIPR. Aux termes de cette disposition, le ministre peut accorder une dispense à l’étranger qui demande le statut de résident permanent, mais qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme par ailleurs pas à la Loi. Le ministre peut octroyer à l’étranger le statut de résident permanent ou le dispenser de l’application des critères et obligations prévus par la Loi. Cette mesure ne peut être prise que si le ministre « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». Ces considérations s’entendent notamment des droits, des besoins et de l’intérêt supérieur des enfants, du maintien des liens entre les membres d’une famille et du fait d’éviter de renvoyer des gens à des endroits où ils n’ont plus d’attaches (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au par. 41). Comme il ressort de ce passage, le paragraphe 25(1) est souvent invoqué pour empêcher le renvoi du Canada; toutefois, il n’est pas limité à ces situations (voir, par exemple Kisana et Jani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1229 [Jani]). Bien que cette disposition ait été adoptée en 2001 dans le cadre de la nouvelle LIPR, le pouvoir législatif de faire exception pour les cas qui le justifient fait partie du droit canadien en matière d’immigration depuis de nombreuses années (voir Kanthasamy, aux par. 11‑21).

[43]  La question fondamentale est celle de savoir si dans un cas donné, il faut faire exception à l’application usuelle de la loi (voir Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158, aux par. 16‑22). Lorsque le cas s’y prête, le pouvoir discrétionnaire d’accorder une exception assure la souplesse voulue pour mitiger les effets découlant d’une application rigide de la loi (Kanthasamy, au par. 19). La question de savoir si une dispense est justifiée dans un cas donné dépend des circonstances précises de l’affaire (Kanthasamy, au par. 25).

[44]  Dans l’arrêt Kanthasamy, en ce qui concerne le paragraphe 25(1), la Cour suprême du Canada a adopté une approche fondée sur la raison d’être équitable de cette disposition. S’exprimant au nom de la majorité, la juge Abella a approuvé la démarche adoptée dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338, suivant laquelle les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter [toute personne] raisonnable […] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure ou ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (Kanthasamy, au par. 13). Le paragraphe 25(1) doit donc être interprété par les décideurs de manière à pouvoir « répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui [le] sous-tendent » (Kanthasamy, au par. 33). En même temps, il n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, au par. 23).

[45]  Les lignes directrices ministérielles visant le traitement des demandes de dispense pour considérations d’ordre humanitaire exigeaient que les agents d’immigration examinent si le demandeur avait démontré des difficultés « inhabituelles et injustifiées » ou « démesurées ». Dans l’arrêt Kanthasamy, la juge Abella, s’exprimant au nom de la majorité, a conclu que bien que ces termes soient utiles pour décider s’il convient ou non d’accorder une dispense, il ne s’agit pas du seul énoncé possible des considérations d’ordre humanitaire qui justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 25(1). Elle a plutôt adopté l’approche suivante (au par. 33) :

L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent.

[46]  On dit souvent de l’arrêt Kanthasamy qu’il a élargi la perspective dans laquelle les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire doivent être examinées comparativement à ce qui était prévu dans les lignes directrices du ministère (voir Mursalim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 596, au par. 28, et les décisions qui y sont citées). En même temps, l’agent ne commet pas d’erreur en se concentrant sur les difficultés si elles répondent aux observations qui sont formulées dans ces termes (Jani, au par. 46).

[47]  Enfin, le paragraphe 25(1) exige expressément que le décideur tienne compte de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés par la décision. Le principe de l’« intérêt supérieur dépend fortement du contexte » en raison de la « multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » (Kanthasamy, au par. 35, citant Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, au par. 11, et Gordon c Goertz, [1996] 2 RCS 27, au par. 20). Par conséquent, il doit être appliqué en tenant « compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au par. 35). Protéger les enfants par l’application de ce principe signifie « décider de ce qui [...] dans les circonstances, paraît le plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin » (Kanthasamy, au par. 36, citant MacGyver c Richards (1995), 22 OR (3d) 481 (CA), à la p. 489). Il ne suffit pas pour un décideur de simplement déclarer que l’intérêt supérieur des enfants qui seront directement touchés a été pris en compte. Il faut plutôt que cet intérêt soit « “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy, au par. 39, citant Legault, aux par. 12 et 31, et faisant référence à Kolosovs c Canada (Ministre de Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 165, aux par. 9‑12).

[48]  En bref, rendre une décision sur une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire suppose un exercice de pondération dans le cadre duquel l’agent d’immigration doit évaluer des facteurs différents et parfois opposés. La dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure hautement discrétionnaire (Legault, au par. 15; Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au par. 4). La décision de l’agent appelle une certaine retenue de la part de la cour de révision, à moins que la partie qui la conteste puisse établir qu’elle est déraisonnable.

B.  La décision de l’agent est déraisonnable

[49]  La demanderesse a contesté la décision de l’agent pour plusieurs motifs, mais il suffit de dire que je conviens que la décision est déraisonnable à l’égard des quatre points suivants.

[50]  Tout d’abord, l’agent a déraisonnablement minimisé les difficultés qu’éprouverait la demanderesse si John Cedrick devait rester aux Philippines alors que le reste de la famille immédiate la rejoindrait au Canada. La demanderesse a présenté l’avis d’un psychologue pour étayer sa thèse, mais celui‑ci n’est pas nécessaire pour comprendre les difficultés qu’elle éprouverait à cet égard. En effet, l’agent avait le loisir d’accorder peu de poids à l’évaluation psychologique étant donné, par exemple, que l’avis était fondé sur une seule entrevue avec la demanderesse, dont la durée était inconnue, et qu’aucun traitement de suivi n’avait été demandé. En fait, l’un des facteurs essentiels sur lequel s’est appuyée la demanderesse était qu’après des années à être éloignée de sa famille, son rêve de retrouver tous les membres de sa famille au Canada avait été anéanti. Bien que ce facteur ne soit pas déterminant en soi, il s’agit du type de situation qui pourrait justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour des motifs d’ordre humanitaire. Bon nombre d’éléments de preuve démontraient les liens très étroits qu’entretenait cette famille. L’agent n’a exprimé aucun doute quant à cette preuve. Celle‑ci démontrait que le fait de laisser John Cedrick derrière perturberait les relations actuelles et l’exclurait alors que la famille se créerait une nouvelle vie au Canada. Une personne compatissante comprendrait la douleur que cette séparation causerait à la demanderesse sans que cette douleur doive être décrite par un psychologue. (Bien entendu, si cette douleur pouvait aussi entraîner des conséquences psychologiques néfastes ou s’il y avait des antécédents psychologiques ou psychiatriques dans la famille, il s’agirait d’un autre facteur à prendre en considération – voir Kanthasamy, au par. 48). Le fait que l’agent n’a pas considéré la douleur qui serait causée par la séparation de John Cedrick de la demanderesse d’un point de vue humanitaire rend la décision indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques.

[51]  Plutôt que de voir l’affaire de façon humaine et avec compassion, l’agent a cherché des raisons de minimiser l’importance de la tournure des événements pour la demanderesse et sa famille. L’agent a laissé entendre que la demanderesse avait elle‑même fait le [traduction« choix » de ne pas voir sa famille plus souvent sans se demander si les modalités de son emploi à l’étranger ou si la situation financière de la famille aurait permis une telle réunification. L’agent était d’avis que d’être séparée de John Cedrick ne serait pas si difficile pour la demanderesse parce qu’elle avait déjà passé nombre d’années loin de lui, et ce, malgré la preuve convaincante qu’elle a présentée démontrant que c’est précisément parce qu’elle avait été séparée de lui pendant aussi longtemps que cette perspective de séparation était aussi douloureuse. L’agent a laissé entendre que John Cedrick pourrait venir au Canada pour terminer ses études, sans se demander si cela était réalisable sur le plan financier ou si John Cedrick pouvait obtenir un visa de résident temporaire alors que les membres de sa famille immédiate avaient tous un statut au Canada. L’agent a fait remarquer, à juste titre, qu’il revenait à la demanderesse de comprendre les exigences d’admissibilité du programme dans le cadre duquel elle présentait sa demande. Or, il n’a pas tenu compte du fait que cela ne réduisait pas forcément le choc émotif qu’elle a pu ressentir en apprenant qu’elle était dans l’erreur. À mon avis, aucun de ces efforts pour minimiser les difficultés d’une nouvelle séparation n’est défendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur la décision de l’agent.

[52]  Ensuite, l’appréciation qu’a effectuée l’agent du nœud de la présente affaire, soit la perspective que John Cedrick reste aux Philippines, est teintée de généralisations non fondées et d’hypothèses paternalistes. L’agent semble être d’avis que John Cedrick est suffisamment vieux pour se débrouiller seul maintenant. Après tout, il n’est pas [traduction] « inhabituel » et il est même [traduction] « normal » pour de jeunes adultes de mener une vie indépendante à leur âge. L’agent ne s’appuie sur aucune preuve pour étayer ces affirmations. En fait, les hypothèses de l’agent sont contraires aux raisons invoquées pour hausser l’âge maximal d’un enfant à charge à 22 ans, à savoir « la tendance socioéconomique sous‑jacente des enfants qui restent plus longtemps à la maison avec leurs parents, surtout ceux qui sont aux études pour de plus longues périodes » et le fait que « [l]orsque les familles réussissent à rester ensemble en tant qu’unité familiale économique, leur intégration au Canada et leur capacité de travailler et de contribuer à leur communauté s’en voient améliorées » (voir les par. 38‑40 ci‑dessus). Toutefois, même s’il est vrai que les jeunes de l’âge de John Cedrick commencent généralement à mener une vie indépendante, l’analyse de l’agent ne tient pas compte de la raison pour laquelle John Cedrick, dans les circonstances précises de l’espèce, ne l’a pas fait. L’agent ne se demande pas non plus si les conséquences de la séparation d’un enfant plus âgé de sa famille pouvaient être complètement différentes si elle était forcée plutôt que choisie librement.

[53]  Troisièmement, l’appréciation qu’a effectuée l’agent de l’intérêt supérieur des autres enfants de la demanderesse repose aussi sur des généralisations non fondées et des hypothèses paternalistes. L’agent affirme que [traduction] « [l]es enfants s’adaptent rapidement aux changements dans la mesure où ils sont guidés dans la bonne direction et qu’on leur montre comment surmonter les changements à venir » et que [traduction] « [l]e fait d’apprendre à surmonter un changement est une compétence qui aidera les enfants tout au long de leur vie ». Rien n’indique que l’agent est formé en psychologie de l’enfance ni qu’il s’est fondé sur des éléments de preuve pour appuyer ces généralisations. De telles banalités n’ajoutent rien lorsque la question à trancher est l’incidence que peut avoir sur ces enfants la séparation d’avec leur grand frère, en particulier lorsque la preuve concernant leur situation précise a été fournie. Comme la Cour suprême du Canada l’a souligné dans l’arrêt Kanthasamy, le paragraphe 25(1) doit être appliqué en tenant « compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (au par. 35, non souligné dans l’original); évaluer l’intérêt supérieur d’un enfant consiste à « décider de ce qui [...] dans les circonstances, paraît le plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin » (au par. 36, non souligné dans l’original). De plus, même si (comme c’est incontestablement le cas) tout le monde espère que ces enfants auront la résilience et le soutien parental pour être en mesure de surmonter le fait de laisser John Cedrick aux Philippines s’ils devaient le faire, la véritable question est celle de savoir s’il est nécessaire de leur faire vivre cette expérience. La vie peut être difficile, mais l’approche adoptée par l’agent selon laquelle les enfants sont résilients est l’antithèse de la compassion dont il faut faire preuve en appliquant le paragraphe 25(1) de la LIPR.

[54]  Enfin, la demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en [traduction] « faisant complètement abstraction de » son argument selon lequel l’incidence de la loi est disproportionnée parce que John Cedrick a manqué de peu la limite d’âge lorsqu’elle est devenue admissible à la résidence permanente.

[55]  L’agent n’aborde pas cet argument directement, mais le décideur ne commet pas une erreur simplement parce qu’il n’a pas abordé chaque argument qui lui est présenté (Vavilov, au par. 91). De plus, le fait que John Cedrick approchait l’âge maximal aurait difficilement pu échapper à l’attention de l’agent. En outre, je ne souscris pas nécessairement à la suggestion que laisse implicitement entendre la demanderesse dans son argument fondé sur la disproportion, à savoir que le fait d’approcher une limite en soi devrait faciliter la justification d’une exception. Lorsque le paragraphe 25(1) de la LIPR est invoqué, il incombe au demandeur de démontrer pourquoi une exception est justifiée. L’exception dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire, et non simplement de la mesure dans laquelle une personne est exclue d’une catégorie définie par la loi. La personne pourrait avoir tout juste atteint l’âge maximal pour être un enfant à charge et mener tout de même une vie entièrement indépendante.

[56]  Cela dit, dans un cas où l’enfant approche l’âge limite, on pourrait soutenir que les objectifs de l’établissement d’une telle limite ne seraient pas compromis si l’on faisait exception ou, à tout le moins, qu’ils seraient moins compromis que dans un cas où l’enfant est loin d’atteindre l’âge limite. Chaque fois qu’une catégorie fondée sur l’âge est créée, une limite doit être établie. Plus on s’approche de cette limite, plus il peut sembler arbitraire d’être exclu de la catégorie qu’elle définit et plus une exception peut sembler justifiée. Ainsi, bien qu’elle ne soit pas déterminante, la proximité par rapport à la limite peut être un facteur pertinent.

[57]  Le Canada a pris la décision stratégique de considérer les enfants de moins de 22 ans comme des enfants à charge et (à quelques exceptions près) de ne pas considérer comme telle toute personne plus âgée. Cette règle établit un équilibre entre deux objectifs : préserver l’unité des groupes familiaux (avec tous les avantages que cela comporte) tout en excluant ceux qui auraient dû demander un statut au Canada (voir la raison d’être de la définition d’« enfant à charge » examinée dans les résumés de l’étude d’impact de la réglementation de 2014 et de 2016). L’adoption d’une définition d’enfant à charge permet le maintien de cet équilibre d’une façon stable et prévisible. Toutefois, selon le paragraphe 25(1) de la LIPR, la définition prévoit une règle générale, et non absolue. Il peut y avoir des exceptions lorsqu’une personne objective considère qu’il est juste et équitable d’en faire une.

[58]  En l’espèce, bien que l’agent ait certainement compris qu’une demande présentée sur le fondement du paragraphe 25(1) justifiait l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et la mise en balance des facteurs pertinents, il n’a pas véritablement examiné l’argument de la demanderesse selon lequel le fait que John Cedrick avait presque atteint l’âge maximal d’un enfant à charge était un facteur pertinent à considérer dans cette mise en balance. Pour déterminer s’il y a lieu de faire exception à la règle générale, le décideur doit examiner la raison d’être de la règle. Autrement dit, la conclusion de l’agent selon laquelle la situation familiale [traduction] « ne l’emporte pas sur le fait que John [Cedrick] ne répond pas à la définition d’enfant à charge » est incompréhensible puisqu’il n’explique pas le poids que cette définition ajoute dans la balance. De plus, surtout dans un cas où l’enfant approche l’âge limite, les raisons justifiant la hausse de l’âge maximal en 2017, à savoir promouvoir l’unification familiale étant donné que les jeunes adultes sont habituellement dépendants de leur famille pour des périodes plus longues maintenant, devrait aussi être prises en compte au moment de déterminer si les circonstances précises de l’espèce justifient de faire exception. Lorsque le décideur qui exerce son pouvoir discrétionnaire a relevé les facteurs pertinents et établi un équilibre entre eux, la cour de révision fera preuve d’une grande retenue envers la décision finale. En l’espèce, toutefois, l’agent n’a pas du tout abordé la raison d’être de la règle générale ni tenu compte de la mesure dans laquelle (le cas échéant) elle aurait été compromise s’il avait fait une exception. Il s’ensuit que la décision de l’agent ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

VII.  CONCLUSION

[59]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent d’IRCC datée du 5 mars 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

[60]  Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’article 74 de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1827-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1827-19

 

INTITULÉ :

GEEGEE MARIE REDUCTO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 décembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 14 avril 2020

COMPARUTIONS :

Nir Gepner

 

POUR La DEMANDEresse

 

Rachel Hepburn-Craig

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Willowdale Community Legal Services

Toronto (Ontario)

 

POUR La DEMANDEresse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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