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Date : 20200416


Dossier : T-741-18

Référence : 2020 CF 522

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2020

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

AMGEN INC. ET AMGEN CANADA INC.

demanderesses/

défenderesses reconventionnelles

et

PFIZER CANADA ULC

défenderesse/

demanderesse reconventionnelle

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

I. APERÇU  2

II. CONTEXTE  5

III. REVENDICATIONS invoquées  10

IV. QUESTIONS EN LITIGE  11

V. TÉMOINS DES FAITS  12

A. M. Thomas Boone (témoin d’Amgen)  13

B. Mme Krisztina Zsebo (témoin d’Amgen)  17

C. M. Hsieng Lu (témoin d’Amgen)  19

D. Mme Anita Hammer (témoin d’Amgen)  24

E. Mme Sheila Ahmed (témoin dePfizer)  25

F. M. Goran Valinger (témoin de Pfizer)  25

VI TÉMOINS EXPERTS  26

A. Dr Richard Van Etten (expert de Pfizer)  27

B. M. Mark Hermodson (expert de Pfizer)  35

C. M. Steven Boxer (expert de Pfizer)  39

D. M. Stanley Maloy (expert d’Amgen)  43

E. M. David Speicher (expert d’Amgen)  52

F. Dr James Griffin (expert d’Amgen)  57

VII. ABUS DE PROCÉDURE  64

VIII. COURTOISIE JUDICIAIRE  70

IX. INTERPRÉTATION DES REVENDICATIONS — LA personne versée dans l’art  72

X. INTERPRÉTATION DES REVENDICATIONS — ANALYSE  74

XI. ÉVIDENCE — DATE DE L’INVENTION  77

A. Date de priorité fondée sur la demande 959  78

B. Éléments de preuve établissant que l’invention était achevée le 23 août 1985  94

XII. ÉVIDENCE — ANALYSE  108

A. Principes juridiques  108

B. La personne versée dans l’art et ses connaissances générales courantes  108

C. Concept inventif  113

D. État de la technique  119

E. Différences entre l’état de la technique et le concept inventif des revendications  120

F. Les différentes seraient-elles évidentes pour la personne versée dans l’art?  123

G. Conclusion quant à l’évidence  183

VIII. ARTICLE 53 — FAUSSES DÉCLARATIONS SUR DES FAITS IMPORTANTS  185

XIV. INSUFFISANCE  192

XV. UTILISATION ANTÉRIEURE  197

XVI. DÉPENS  207

I.  APERÇU

[1]  La présente décision concerne une action intentée par les demanderesses, Amgen Inc. et Amgen Canada Inc. [collectivement, Amgen], contre Pfizer Canada ULC [Pfizer], et une demande reconventionnelle connexe de Pfizer. Amgen intente la présente action en application du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 [le Règlement], après avoir reçu signification d’un avis d’allégation de Pfizer en application du paragraphe 5(3) du Règlement.

[2]  Amgen Inc. est la propriétaire actuelle du brevet canadien no 1,341,537 [le brevet 537]. Amgen Inc. a autorisé Amgen Canada Inc. à inscrire le brevet 537 au registre des brevets à l’égard du médicament biologique NEUPOGEN d’Amgen, que cette dernière commercialise, vend et distribue au Canada. La substance médicamenteuse contenue dans NEUPOGEN et divulguée dans le brevet 537 est connue sous le nom générique de filgrastim. Pfizer a déposé auprès du ministre de la Santé une présentation de drogue nouvelle [PDN] en vue de la délivrance d’un avis de conformité [AC] pour son NIVESTYM, médicament biosimilaire du filgrastim. La PDN de Pfizer fait référence à NEUPOGEN comme médicament biologique de référence aux fins de l’approbation réglementaire.

[3]  Amgen allègue dans le cadre de la présente action que la fabrication, l’exécution, l’utilisation, la vente, la mise en vente, l’importation ou l’exportation de NIVESTYM conformément à la PDN de Pfizer viendraient contrefaire certaines revendications du brevet 537. Pfizer allègue quant à elle dans ses défense et demande reconventionnelle que le brevet 537 est invalide et nul en raison de l’évidence des revendications invoquées, de l’insuffisance de la divulgation du brevet 537 et de fausses déclarations qui auraient été faites à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada [OPIC]. Pfizer affirme également que, même si le brevet est valide, elle est protégée contre les allégations de contrefaçon par la défense de l’utilisation antérieure.

[4]  Certains éléments de preuve présentés lors de l’instruction sont assujettis à une ordonnance de confidentialité [l’ordonnance de confidentialité] datée du 11 décembre 2019, afin de protéger les renseignements commerciaux confidentiels de nature délicate des parties. Par conséquent, un projet de décision confidentielle a été envoyé aux parties le 6 avril 2020 afin qu’elles puissent proposer tout caviardage requis pour la publication de la version publique de la décision. Amgen a proposé le caviardage de certains éléments afin de protéger les renseignements privés sur la santé d’un tiers ainsi que les dates et les durées de certaines étapes du processus d’invention, ce qu’Amgen considère comme des renseignements commerciaux de nature délicate. Pfizer ne s’oppose pas au caviardage des renseignements en matière de santé qui relèvent de la vie privée, mais s’oppose aux autres caviardages.

[5]  Au cours de l’échange des observations écrites sur cette question, Pfizer a souligné que plusieurs des passages qu’il est proposé de caviarder se rapportent à une date accessible au public dans l’historique du dossier du brevet 537. Amgen l’a reconnu et a retiré sa demande de caviardage de cette date. En ce qui concerne les passages restants qu’il est proposé de caviarder, Pfizer conteste l’affirmation d’Amgen selon laquelle ces dates pourraient avoir une incidence sur ses droits de brevet dans d’autres administrations. Pfizer soutient qu’Amgen est motivée par des considérations stratégiques en ce qui concerne le litige et non par des intérêts de confidentialité relatifs à des renseignements commerciaux de nature délicate. Amgen répond, notamment, que le fait de vouloir protéger les renseignements en raison de considérations liées au litige ne diminuerait en rien le caractère confidentiel des renseignements.

[6]  Je souscris à la position d’Amgen. Elle a toujours traité les renseignements en question comme étant confidentiels, notamment en obtenant l’ordonnance de confidentialité et en caviardant les renseignements dans les versions publiques des affidavits de ses témoins des faits. Bien qu’une partie avec laquelle elle a un litige dans une autre administration puisse être en mesure d’obtenir ces renseignements par le processus de divulgation, ils seront alors probablement protégés par une version de la règle de l’engagement implicite ou par un accord ou une ordonnance de protection. Étant donné que les passages qu’il est proposé de caviarder n’auront pas d’incidence sur l’intelligibilité de la décision, je conclus que les caviardages proposés établissent un juste équilibre entre la protection des renseignements confidentiels et l’intérêt public dans le cadre de procédures judiciaires ouvertes et accessibles. Par conséquent, deux versions de la présente décision, l’une publique et l’autre confidentielle, seront rendues simultanément.

[7]  Pour les motifs expliqués en détail ci-dessous, je conclus que les revendications du brevet 537 invoquées par Amgen sont évidentes et donc invalides. Je ne juge pas que le brevet 537 dans son ensemble est invalide en raison d’une fausse déclaration ou d’une insuffisance. Je conclus également que, si les allégations d’Amgen avaient été valides, Pfizer n’aurait pas été protégée par la défense de l’utilisation antérieure.

II.  CONTEXTE

[8]  La demanderesse Amgen Inc. est une société constituée et existant en vertu des lois de l’État du Delaware, dont le lieu d’affaires principal est à Thousand Oaks, en Californie. Amgen Inc. est une société de biotechnologie et la propriétaire actuelle du brevet 537. La demanderesse Amgen Canada Inc. [Amgen Canada] est une société constituée et existant en vertu des lois de la province de l’Ontario et située à Mississauga (Ontario). Amgen Canada est également une société de biotechnologie qui commercialise, vend et distribue divers médicaments biologiques au Canada, y compris le médicament NEUPOGEN (filgrastim). Le filgrastim est utilisé pour traiter la neutropénie (trouble caractérisé par une production insuffisante d’un type de globules blancs, appelés neutrophiles, par l’organisme), qui peut apparaître à la suite de dommages au système hématopoïétique (système responsable de la production de cellules sanguines dans l’organisme).

[9]  La défenderesse, Pfizer, est une société constituée en vertu des lois du Canada et a son siège social et son lieu d’affaires principal à Kirkland (Québec). À l’instar d’Amgen Canada, Pfizer vend des produits pharmaceutiques, y compris des médicaments biologiques au Canada.

[10]  Le brevet 537 a pour titre « Production du facteur de stimulation de colonies de granulocytes pluripotents ». Il a été délivré le 31 juillet 2007 à partir de la demande de brevet canadien no 516,737 [la demande 737], déposée le 25 août 1986. Le brevet 537 revendique la priorité à l’égard de la demande de brevet américain no 768,959 [la demande 959], déposée le 23 août 1985, et la demande de brevet américain no 835 548 [la demande 548], déposée le 3 mars 1986. Seule la demande 959 est pertinente pour la présente procédure, pour les raisons exposées ci-dessous. En raison des dates se rapportant au brevet qui nous occupe, la loi régissant la présente action est la Loi sur les brevets, LRC 1984, ch. P-4, dans sa version antérieure au 1er octobre 1989 [l’ancienne Loi]. Le brevet 537 expirera le 31 juillet 2024. Amgen décrit le brevet comme se rapportant à un facteur de croissance hématopoïétique, fabriqué à l’aide de la technologie génétique recombinante.

[11]   En ce qui concerne les grandes notions scientifiques se rapportant à cette description, un facteur de croissance hématopoïétique est, dans ce cas, une protéine qui stimule la croissance des cellules sanguines. Une protéine se compose d’une chaîne d’acides aminés. On trouve 20 acides aminés différents dans les protéines des mammifères. Une protéine recombinante est une protéine produite en laboratoire grâce à la technologie génétique. Ceci implique, entre autres choses : a) de combiner l’ADN codant la protéine naturelle cible avec un autre fragment d’ADN, un processus appelé clonage qui forme l’ADN recombinant; b) d’insérer cet ADN recombinant dans une cellule hôte, processus appelé transformation de la cellule; et c) de reproduire la cellule hôte transformée pour former une colonie de ces cellules, qui expriment la protéine cible parce qu’elles renferment l’ADN correspondant.

[12]  Le brevet 537 fait référence à la protéine cible, c’est-à-dire la protéine naturelle à produire par recombinaison, comme le « facteur pluripotent de stimulation des colonies de granulocytes humain » ou « hpG-CSF ». Un facteur de stimulation des colonies [CSF] est un facteur de croissance hématopoïétique qui stimule la croissance des cellules progénitrices en colonies. Les cellules progénitrices se développent à partir de cellules souches et forment ensuite des cellules sanguines matures. Il existe différentes catégories de cellules progénitrices, qui évoluent en catégories particulières de cellules matures. Les granulocytes (le « G » dans hpG-CSF) sont une catégorie de globules blancs matures qui se développent à partir des cellules progénitrices pertinentes. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la protéine visée par le brevet 537 stimule les colonies de neutrophiles, qui sont un type de granulocytes.

[13]  Le terme « pluripotent » fait aussi partie du nom utilisé dans le brevet 537 pour désigner la protéine visée. Le sens de ce terme, particulièrement dans le contexte de la divulgation du brevet 537, fait l’objet d’un litige entre les parties. Comme nous l’expliquerons avec davantage de précision plus loin, l’art antérieur décrit la protéine cible comme étant « pluripotente », ce qui signifiait dans ce contexte qu’elle stimule la croissance de plusieurs lignées de cellules sanguines matures à partir de cellules progénitrices. Toutefois, avant ou après le dépôt de la demande de brevet (un point sur lequel les parties ne s’entendent pas), on a découvert que cette protéine stimule seulement la croissance des granulocytes, et non celle d’autres lignées cellulaires. La protéine a par la suite été connue sous le nom de facteur de stimulation des colonies de granulocytes ou facteur de croissance granulocytaire [G-CSF]. Sauf en ce qui concerne ce litige (dans les analyses des allégations de fausse déclaration et d’insuffisance), les termes « hpG-CSF » et « G-CSF » sont utilisés de façon interchangeable dans les présents motifs.

[14]  Bien que le brevet 537 contienne 82 revendications, les allégations de contrefaçon d’Amgen ne renvoient qu’aux revendications 43 à 47 [les revendications invoquées]. Sous réserve des moyens de défense qu’elle a fait valoir, Pfizer admet que la fabrication, l’exécution, l’utilisation ou la vente de filgrastim constitueraient une contrefaçon des revendications invoquées. Ainsi, le résultat de la présente action dépend des allégations d’invalidité de Pfizer, toutes fondées sur les dispositions de l’ancienne Loi et de la défense de l’utilisation antérieure.

[15]  Pfizer fait valoir trois motifs d’invalidité : a) les revendications invoquées sont évidentes; b) Amgen a volontairement fait d’importantes allégations trompeuses et non conformes à la vérité à l’OPIC, en contravention de l’article 53 de l’ancienne Loi; et c) le brevet 537 ne divulgue pas suffisamment la prétendue invention, en contravention de l’article 34 de l’ancienne Loi. La disposition sur l’utilisation antérieure de l’ancienne Loi est l’article 56, bien que, pour des raisons qui seront expliquées plus loin, Pfizer invoque la common law à l’appui de ce moyen de défense.

[16]  À titre préliminaire, la présente instance soulève également une question quant à la relation entre une action intentée en application du paragraphe 6(1) du Règlement actuel et une demande au titre de l’ancien Règlement concernant le même brevet. En 2012, Amgen a déposé une telle demande dans le dossier de la Cour no T-2072-12, visant l’obtention d’une ordonnance d’interdiction à l’encontre du ministre de la Santé pour empêcher la délivrance d’un AC à Apotex Inc. [Apotex] pour son médicament biosimilaire du filgrastim [la demande d’Apotex]. Dans la décision Amgen Canada Inc. c Apotex Inc., 2015 CF 1261, le juge Hughes a rejeté la demande d’Apotex en concluant qu’Amgen n’avait pas démontré que l’allégation d’évidence d’Apotex relativement à la revendication 43 du brevet 537 n’était pas fondée [la décision Apotex]. Pfizer soutient maintenant que la Cour devrait adopter certaines conclusions factuelles et juridiques de la décision Apotex eu égard aux principes d’abus de procédure et/ou de courtoisie judiciaire.

[17]  La position de chacune des parties à l’égard des diverses questions dans la présente action repose sur des témoignages d’expert. Chaque expert a présenté un rapport et a été contre‑interrogé au procès. Tous les experts étaient habilités à témoigner au procès sans objection, les parties s’étant entendues sur la précision des domaines de compétence respectifs des experts. Bien que Pfizer ait soulevé des objections quant à diverses parties du témoignage des experts d’Amgen avant le procès, y compris des objections quant à l’admissibilité, les parties ont convenu que la Cour recevrait la preuve et les observations sur leur admissibilité au procès et trancherait ces questions dans les présents jugement et motifs. Pfizer a en outre indiqué lors de ses conclusions finales qu’elle maintenait des objections quant à la preuve d’expert seulement de la façon indiquée dans ses observations finales (qui sont toutes prises en considération).

[18]  Les parties ont également présenté des éléments de preuve par l’entremise de témoins des faits. D’un commun accord, elles ont adopté un processus selon lequel la preuve directe des témoins était présentée sous forme d’affidavit, complétée au procès par un interrogatoire principal « d’échauffement », suivi d’un contre-interrogatoire. Un des témoins d’Amgen, M. Hsieng Lu, a été interrogé avant le procès; l’enregistrement vidéo de l’interrogatoire a été joué et versé au dossier lors du procès.

III.  REVENDICATIONS invoquées

[19]  Les revendications invoquées dans le brevet 537 sont formulées comme suit :

[traduction]

43. Un polypeptide défini par la séquence d’acides aminés :

Met Thr Pro Leu Gly Pro Ala Ser Leu Pro Gln Ser Phe Leu Leu Lys Cys Leu Glu Gln Val Arg Lys Ile Gln Gly Asp Gly Ala Leu Gln Glu Lys Leu Cys Ala Thr Tyr Lys Leu Cys His Pro Glu Leu Val Leu Leu Gly His Ser Leu Gly Ile Pro Trp Ala Pro Leu Ser Cys Pro Ser Gln Ala Leu Gln Leu Ala Gly Cys Leu Ser Gln Leu His Ser Gly Leu Phe Leu Tyr Gln Gly Leu Leu Gln Ala Leu Glu Gly Ile Ser Pro Glu Leu Gly Pro Thr Leu Asp Thr Leu Gln Leu Asp Val Ala Asp Phe Ala Thr Ile Trp Gln Met Glu Leu Gly Met Ala Pro Ala Leu Gln Pro Thr Gln Gly Ala Met Pro Ala Phe Ala Ser Ala Phe Gln Arg Ala Gly Val Leu Val Ala Ser His Leu Gln Ser Phe Leu Glu Val Ser Tyr Arg Val Leu Arg His Leu Ala Gln Pro [Séquence de la revendication 43].

44. Un ADN recombinant qui code un polypeptide défini par la séquence d’acides aminés : Séquence de la revendication 43

45. Un vecteur d’expression comprenant une séquence d’ADN qui code un polypeptide défini par la séquence d’acides aminés : Séquence de la revendication 43

46. Une cellule hôte transformée comprenant un vecteur d’expression qui comprend un ADN codant un polypeptide défini par la séquence d’acides aminés : Séquence de la revendication 43

47. Un processus de préparation d’un facteur de stimulation des colonies de granulocytes humain (G-CSF) comprenant la transformation d’une cellule hôte avec un vecteur d’expression qui contient une séquence d’ADN codant la séquence d’acides aminés : Séquence de la revendication 43, la culture de ladite cellule hôte transformée et la collecte du facteur de stimulation des colonies de granulocytes exprimé par ladite cellule transformée.

IV.  QUESTIONS EN LITIGE

[20]  Au moment du procès, les parties avaient considérablement réduit les questions en litige mentionnées dans les actes de procédure et avaient convenu d’un énoncé conjoint des questions. Après quelques réorganisations/regroupements et changements mineurs à leur formulation, je retiens les questions suivantes :

  1. Abus de procédure/courtoisie judiciaire

    • (i) Abus de procédure : Est-ce un abus de procédure de la part d’Amgen de remettre en litige les questions factuelles et juridiques tranchées par le juge Hughes dans la décision Apotex?

    • (ii) Courtoisie judiciaire : S’il ne s’agit pas d’un abus de procédure, la Cour devrait-elle néanmoins suivre les conclusions juridiques et/ou factuelles de la décision Apotex en raison de la courtoisie judiciaire?

  2. Validité

    • (i) Personne versée dans l’art : Qui est la personne versée dans l’art à qui le brevet 537 est adressé?

    • (ii) Interprétation des revendications : Comment devrait-on interpréter les revendications invoquées?

    • (iii) Évidence

      • a) Date de l’invention : Le 23 août 1985 est-il la date d’invention de chacune des revendications invoquées au titre de la demande 959? Ou bien, l’objet de chacune des revendications invoquées a-t-il été inventé au plus tard le 23 août 1985?

      • b) Analyse relative à l’évidence : Chacune des revendications invoquées était-elle évidente à la date de l’invention?

  3. Défense de l’utilisation antérieure : Pfizer est-elle exonérée de toute responsabilité en cas de contrefaçon en raison de l’article 56 de l’ancienne Loi?

C.  Fausses déclarations sur des faits importants : Le brevet 537 est-il nul en vertu du paragraphe 53(1) de l’ancienne Loi?

D.  Insuffisance : La divulgation du brevet 537 est-elle insuffisante au titre de l’article 34 de l’ancienne Loi?

V.  TÉMOINS DES FAITS

[21]  Voici un bref résumé indiquant les antécédents et le rôle de chaque témoin des faits et les domaines auxquels se rapporte son témoignage. Bien que des détails particuliers de la preuve soient examinés plus loin dans les motifs, en analysant les questions auxquelles ils se rapportent, j’inclurai dans ce résumé certains détails destinés à fournir un cadre factuel global. J’indique également ce qui suit dans mes observations générales quant à la fiabilité du témoignage individuel des témoins des faits.

A.  M. Thomas Boone (témoin d’Amgen)

1.  Témoignage en bref

[22]  M. Thomas Boone était le premier témoin d’Amgen et celui dont le témoignage était le plus long. M. Boone est biologiste moléculaire et chimiste des protéines. Dans les années 1970, il a obtenu un baccalauréat ès sciences en génétique, puis deux maîtrises en génétique et en science des sols. M. Boone a commencé à travailler chez Amgen Inc. en septembre 1981 à titre d’associé de recherche sous la direction du M. Lawrence Souza (l’inventeur nommé dans le brevet 537) et il a travaillé sous sa direction pendant plusieurs années. Il a pris sa retraite d’Amgen en 2009. Il occupait alors le poste de vice‑président des Sciences des protéines, soit le groupe d’Amgen qui se concentre sur l’expression, la purification et le développement de protéines pouvant être utilisées chez l’être humain. M. Boone est maintenant propriétaire de sa propre société de conseil et intervient auprès de nombreuses entreprises, notamment d’Amgen.

[23]  De 1981 à 1984, M. Boone a travaillé comme associé de recherche pour Amgen, où il était responsable du développement de protocoles et de techniques de clonage génétique et de séquençage de l’ADN, ainsi que de projets axés sur des protéines particulières. À ce titre, il a acquis une expérience en stratégies de recherche et techniques de biologie moléculaire liées au clonage génétique, ainsi que dans le domaine de la purification des protéines, tant au stade initial de l’isolement d’une protéine naturelle qu’au stade ultérieur de la purification d’une protéine obtenue par génie génétique.

[24]  M. Boone s’est joint au projet G-CSF d’Amgen à la fin de 1984. Il a participé à ce projet jusqu’à l’introduction clinique du G-CSF obtenu par le génie génétique d’Amgen à la fin de 1986 et a continué de travailler avec la protéine jusqu’au début des années 1990. Il explique que le « point de départ » de ce projet était une découverte faite par un groupe de scientifiques du Sloan-Kettering Institute [SKI] qui étudiaient la protéine sécrétée par la lignée cellulaire humaine 5637 de carcinome de la vessie. Le DKarl Welte et d’autres scientifiques du SKI avaient observé qu’une préparation protéique issue du milieu de culture conditionné des cellules 5637 avait un effet stimulant sur les précurseurs de cellules sanguines dans certains types d’essais in vitro. (Bien que cela ne soit pas expressément mentionné dans l’affidavit de M. Boone, les parties conviennent que cette découverte a par la suite été publiée dans un article du Dr Welte et d’autres employés du SKI, intitulé « Purification and biochemical characterization of human pluripotent hematopoietic colony-stimulating factor », dans l’édition de mars 1985 de la revue Proceedings of the National Academy of Sciences [Welte 1985].

[25]  M. Boone explique que l’objectif du projet G-CSF d’Amgen était de tenter de cloner l’ADN associé à cette protéine et de concevoir un processus pour exprimer une version issue du génie génétique (ou recombinante) de la protéine, ayant la même activité biologique que son homologue naturelle. Dans son affidavit, il fournit des explications détaillées du processus qu’a suivi Amgen en vue de produire la protéine recombinante, processus qu’il divise en cinq étapes :

  1. Obtenir un échantillon suffisamment purifié de la protéine G-CSF naturelle;

  2. Déterminer une séquence partielle des acides aminés de la protéine;

  3. Créer un ensemble de sondes utiles conçues pour se lier à l’ADNc (c’est-à-dire l’ADN complémentaire) qui a codé la séquence partielle des acides aminés de la protéine;

  4. Identifier le gène (c.-à-d. la séquence d’ADN) codant pour la protéine, en créant une banque d’ADNc pour la lignée cellulaire 5637 et en utilisant les sondes pour tenter d’hybrider (c.-à-d. lier) l’une des sondes à l’ADNc ciblé dans la banque;

  5. Exprimer une version recombinante de la protéine G-CSF et la purifier de manière à conserver au moins une partie des activités biologiques de la protéine G-CSF naturelle.

[26]  Lorsque M. Boone s’est joint au projet G-CSF à la fin de 1984, d’autres membres de l’équipe de M. Souza avaient tenté tout au long de l’année d’obtenir une séquence partielle des acides aminés de la protéine cible en analysant les échantillons du milieu de culture qui avaient été envoyés à Amgen par le SKI, avec lequel Amgen collaborait. Toutefois, comme aucun séquençage adéquat d’acides aminés n’avait été réalisé à l’aide des échantillons du SKI, M. Souza a décidé qu’Amgen tenterait elle-même de mettre en culture les cellules 5637 pour créer son propre milieu conditionné et ensuite purifier la protéine d’intérêt pour entreprendre d’autres tentatives de séquençage. Ce travail à l’interne a consisté à modifier les protocoles originaux de culture et de purification du SKI, énoncés dans Welte 1985. M. Boone n’a pas participé directement à la production du milieu conditionné. Il a commencé à travailler avec l’équipe de M. Souza en l’aidant à purifier les échantillons créés à l’interne par Amgen.

[27]  L’affidavit de M. Boone décrit les difficultés et les incertitudes rencontrées aux diverses étapes du projet G-CSF. Il souligne la possibilité très réelle que le projet échoue. Ces difficultés seront expliquées et examinées plus loin dans les présents motifs.

(a)  Observations générales concernant la fiabilité

[28]  Pfizer soutient que la Cour devrait traiter le témoignage de M. Boone avec prudence, affirmant qu’il est un défenseur d’une cause rémunéré qui a présenté un témoignage incohérent et peu fiable. Bien qu’Amgen n’emploie plus M. Boone, Pfizer fait remarquer qu’il a travaillé avec différentes équipes juridiques d’Amgen sur des litiges mettant en cause le brevet 537 pendant des années. Selon Pfizer, bien que M. Boone soit le témoin qu’Amgen a choisi pour raconter l’histoire de son invention, il n’a pas une connaissance directe de la plupart des éléments de preuve qu’il cherche à fournir à la Cour. Pfizer affirme également que, en comparant le témoignage actuel de M. Boone avec celui qu’il a présenté dans le cadre de procédures antérieures, il apparaît qu’il a à la fois exagéré et organisé ses éléments de preuve pour favoriser la position d’Amgen.

[29]  À l’appui de cette dernière affirmation, Pfizer fait observer que l’affidavit de M. Boone joint à la demande d’Apotex décrit les changements apportés par Amgen au protocole de purification du Dr Welte simplement comme des [traduction« perfectionnements », tandis que son affidavit actuel décrit ces changements comme des [traduction« remaniements importants ». Un autre exemple : Pfizer fait référence au témoignage de M. Boone concernant la purification et le repliement adéquat du G‑CSF recombinant qu’il décrit comme [traduction« […] un défi difficile à relever pour nous en août 1985 ». Pfizer souligne que [CAVIARDÉ].

[30]  Selon mon impression générale, M. Boone a tenté de témoigner avec exactitude et honnêteté. Parfois, il ne répondait pas directement aux questions du contre-interrogatoire, mais j’ai cru y voir le désir de garantir la précision de ses réponses, plutôt qu’une réticence. Cela dit, les remarques de Pfizer sur la caractérisation subjective de M. Boone du travail d’Amgen m’interpellent effectivement. Sous réserve de préoccupations en ce qui concerne des éléments de preuve pour lesquels il ne dispose pas de connaissances suffisantes (que j’examinerai lors de l’examen d’aspects particuliers de son témoignage), je suis enclin à considérer ses éléments de preuve factuels concernant le travail d’Amgen comme étant fiables. Cependant, je traiterai ses caractérisations de ce travail avec davantage de prudence.

B.  Mme Krisztina Zsebo (témoin d’Amgen)

1.  Témoignage en bref

[31]  Mme Krisztina Zsebo est une biochimiste qui a travaillé chez Amgen Inc. d’avril 1984 à 1992. Elle a obtenu un baccalauréat ès sciences en biochimie en 1977, une maîtrise en biochimie et biophysique en 1980 et un doctorat en biochimie comparative avec mineure en biologie moléculaire en 1984. Mme Zsebo s’est ensuite jointe à Amgen à titre de chercheuse scientifique. Pendant les années passées chez Amgen, elle a travaillé sur la caractérisation, le clonage et/ou l’expression recombinante du G-CSF et d’autres facteurs. Après le projet G-CSF, elle a dirigé le développement d’un facteur de croissance des cellules souches, à savoir un facteur de croissance hématopoïétique similaire au G-CSF. Lorsque Mme Zsebo a quitté Amgen en 1992, elle était directrice associée du développement de produits pour ce facteur de croissance des cellules souches. Elle est actuellement chef de la direction, directrice et cofondatrice d’une entreprise de biotechnologie établie en 2018.

[32]  Mme Zsebo pense que sa participation au projet G-CSF a commencé en avril 1985. Elle affirme avoir participé activement au projet et explique qu’on lui a demandé de fournir de l’information sur ce travail, en particulier les essais in vitro sur la protéine recombinante. Mme Zsebo décrit sa participation aux aspects suivants du projet :

  1. Vers avril 1985, elle s’est jointe à l’équipe de M. Souza, qui s’occupait de la culture des cellules 5637, et a aidé Joan Fare, une associée de recherche de cette équipe, à produire le milieu conditionné à partir duquel la protéine cible a été purifiée;

  2. Elle a effectué divers essais in vitro, tant sur la protéine cible purifiée que sur la version recombinante de la protéine d’Amgen, exprimée chez E. coli, afin de caractériser la protéine et de confirmer que l’équipe avait produit par recombinaison la protéine recherchée. Cet exercice consistait à mettre en place et à réaliser un certain nombre d’essais biologiques in vitro, et à identifier la structure glucidique (ou glycosylation) de la protéine en déterminant son poids moléculaire apparent;

  3. Elle a aidé à exprimer une version différente de la protéine recombinante dans des cellules de mammifères (par opposition aux cellules d’E. coli);

  4. Elle a assisté M. Arthur Cohen, chercheur scientifique spécialisé dans la pharmacologie des médicaments candidats chez Amgen, dans la réalisation des essais in vivo sur la protéine recombinante exprimée chez E. coli.

2.  Observations générales concernant la fiabilité

[33]  Bien que Mme Zsebo ne soit pas actuellement une employée d’Amgen, Pfizer souligne qu’elle a agi à titre de consultante pour Amgen dans des procédures antérieures, dont la demande d’Apotex. Malgré le fait qu’elle puisse entretenir une relation commerciale continue avec Amgen, je n’ai relevé aucun signe de parti pris ou de défense de la cause de cette société dans son témoignage. Mme Zsebo m’a semblé être une scientifique précise et franche, et je n’ai trouvé aucun motif de remettre en question sa crédibilité. Je garde à l’esprit les arguments soulevés par Pfizer concernant des aspects particuliers de son témoignage qui ne sont pas fiables, et j’en tiendrai compte lors de l’analyse plus approfondie de son témoignage, plus loin dans les présents motifs.

C.  M. Hsieng Lu (témoin d’Amgen)

1.  Témoignage en bref

[34]  M. Hsieng Lu est un biochimiste des protéines qui a travaillé dans le groupe de séquençage des protéines d’Amgen Inc. de septembre 1984 jusqu’à son départ à la retraite le 31 décembre 2013. Il a obtenu un baccalauréat ès sciences en chimie agricole en 1970, une maîtrise ès sciences en 1975 et un doctorat en biochimie en 1981. Le séquençage des protéines était une partie importante de son travail de thèse et il a travaillé sur plusieurs projets de séquençage durant ses études doctorales de 1979 à 1981. De 1982 à 1984, M. Lu a effectué des travaux postdoctoraux axés sur l’étude de la structure, de la fonction et du séquençage des protéines.

[35]  Lorsque M. Lu est arrivé chez Amgen en 1984, il était le deuxième chercheur scientifique à être recruté dans son groupe de séquençage des protéines. Il s’est joint à un autre chercheur scientifique, M. Por Lai, qui travaillait déjà sur le séquençage des acides aminés pour le projet G‑CSF. Il a travaillé au projet avec M. Lai et deux associés de recherche entre 1984 et 1986.

[36]  M. Lu explique que les principales responsabilités du groupe de séquençage des protéines consistaient à déterminer la pureté des échantillons de protéine fournis et à tenter de déterminer la séquence des acides aminés de la protéine d’intérêt dans chaque échantillon. En ce qui concerne les projets de clonage, l’objectif du groupe était de déterminer, sans ambiguïté, une séquence d’acides aminés suffisamment longue d’une protéine d’intérêt afin que les biologistes moléculaires d’Amgen tentent son clonage. M. Lu explique en quoi consistaient l’équipement et le processus utilisés pour effectuer ce travail.

[37]  Au cours de la période allant de mars 1984 à la fin de juin 1985, le groupe de séquençage des protéines d’Amgen a réalisé cinq tentatives de séquençage de la protéine G-CSF – trois fois à l’aide d’échantillons du SKI et deux fois à l’aide d’un échantillon de protéine purifiée indépendamment par les chercheurs d’Amgen – avant que M. Souza soit convaincu que son équipe avait une séquence d’acides aminés suffisamment longue et non ambiguë pour entamer le projet de clonage. Lorsque M. Lu a intégré le groupe en septembre 1984, les trois tentatives (ou essais) infructueuses de séquençage des échantillons du SKI avaient déjà eu lieu.

[38]  M. Lu affirme qu’il a personnellement participé, avec M. Lai, à la quatrième et la cinquième tentative à l’aide de l’échantillon purifié à l’interne chez Amgen. Sa participation à la quatrième tentative a commencé le 24 mai 1985, lorsque le groupe de séquençage des protéines a reçu un échantillon qui avait été partiellement purifié par M. Boone à partir de protéines sécrétées par des cellules cultivées chez Amgen. MM. Lai et Lu ont effectué la dernière étape de purification en utilisant un système de chromatographie en phase liquide à haute performance [CLHP]. M. Lu affirme que la quatrième tentative de séquençage leur a permis d’obtenir une séquence de 31 acides aminés, et qu’ils étaient convaincus d’avoir correctement identifié la plupart d’entre eux. Toutefois, M. Souza n’était pas convaincu qu’ils pouvaient procéder au clonage, et il a demandé au groupe de séquençage des protéines de faire un autre essai avec le même échantillon.

[39]  Par conséquent, à la fin de juin 1985, Amgen a effectué une autre tentative de séquençage en augmentant d’environ 50 % la quantité d’échantillon utilisée par rapport à l’essai précédent. En plus d’utiliser un échantillon plus grand pour la cinquième tentative de séquençage, le groupe de séquençage des protéines a décidé de traiter l’échantillon au ß-mercaptoéthanol pour éliminer la structure secondaire de la protéine. Ils ont ainsi déplié la protéine dans des conditions réductrices, dans l’espoir d’améliorer l’efficacité du processus (appelé dégradation d’Edman) par lequel ils détachaient individuellement les acides aminés de la chaîne protéique, de façon à pouvoir identifier des acides aminés supplémentaires. M. Lu affirme également qu’après avoir pesé le pour et le contre de l’utilisation du Polybrene, qui peut parfois rendre les identifications de séquençage plus difficiles en raison de la présence d’impuretés, M. Lai a pris la décision d’utiliser le Polybrene à chaque cycle de la dégradation d’Edman pour tenter d’améliorer l’identification des acides aminés d’intérêt.

[40]  M. Lu explique qu’ils ont ensuite pu déterminer l’identité de 44 acides aminés avant que les chromatogrammes ne deviennent trop difficiles à interpréter. Les résultats de cette cinquième tentative ont satisfait M. Souza, car la séquence d’acides aminés était suffisamment longue et non ambiguë pour qu’on passe aux prochaines étapes du projet de clonage. Dans son affidavit, M. Lu déclare que M. Souza et M. Boone ont choisi un intervalle particulier d’acides aminés de cette séquence pour concevoir des sondes oligonucléotidiques. Il mentionne également l’incertitude du groupe de séquençage quant aux résultats du cinquième essai. À son avis, Amgen a eu de la chance que M. Souza choisisse cet intervalle particulier, puisqu’il s’est avéré plus tard qu’il y avait des erreurs ailleurs dans ce cinquième séquençage.

2.  Observations générales concernant la fiabilité

[41]  Pfizer s’interroge sur le degré de participation directe de M. Lu au projet G‑CSF et sur la fiabilité des souvenirs qu’il prétend avoir d’événements qui remontent à près de 35 ans. Il met également l’accent sur une partie du contre-interrogatoire de M. Lu, que Pfizer décrit comme suit : [traduction« M. Lu a inventé des éléments de preuve totalement faux et a été forcé de se rétracter lorsque sa fabrication de tels éléments lui a été soulignée. »

[42]  Cet argument se rapporte aux réponses qu’a fournies M. Lu aux questions de l’avocat de Pfizer quant à savoir si un affidavit qu’il a signé relativement à la demande d’Apotex joignait toutes les mêmes pièces que celles de son affidavit dans la présente procédure. Après avoir examiné les documents pendant une pause, M. Lu a affirmé que certains chromatogrammes joints à son affidavit de la demande d’Apotex n’étaient pas joints à son affidavit actuel. Lorsqu’il lui a été demandé si ces omissions étaient un oubli involontaire, M. Lu a répondu qu’une décision intentionnelle avait probablement été prise de retirer les chromatogrammes pour réduire la complexité.

[43]  Cependant, peu de temps après le contre-interrogatoire, M. Lu a trouvé les chromatogrammes manquants dans l’affidavit actuel en concluant qu’ils avaient tous été inclus, juste dans un ordre différent de celui utilisé dans l’affidavit de la demande d’Apotex. En réponse à d’autres questions, M. Lu a reconnu que sa déclaration antérieure, selon laquelle il avait été décidé de ne pas inclure certains chromatogrammes, n’était pas vraie.

[44]  Amgen soutient que Pfizer a injustement accusé M. Lu de mentir. Amgen soutient que cette allégation de malhonnêteté ne se rapporte à aucune déclaration importante pour les questions soulevées dans le présent litige. Cela ne représentait pas non plus un effort visant à déformer les éléments de preuve en faveur d’Amgen. Amgen affirme également que M. Lu a initialement émis l’hypothèse qu’une décision avait été prise de retirer certains chromatogrammes de son affidavit actuel, et il a décrit un souvenir réel d’une telle décision seulement après avoir été pressé de questions par l’avocat de Pfizer.

[45]  Je conviens avec Pfizer que cette partie du témoignage de M. Lu soulève des préoccupations quant à sa fiabilité à titre de témoin. Ce n’est pas que ces éléments de preuve étaient importants pour les questions en litige. La question est plutôt de savoir si la Cour peut se fonder sur les souvenirs des événements exprimés par M. Lu. L’avocat de Pfizer pressait M. Lu de confirmer si la décision de laisser de côté certains documents était une hypothèse ou un souvenir réel, mais je considère que la poursuite de cet interrogatoire a été tout à fait équitable, étant donné la manière ambiguë dont il a décrit cette décision.

[46]  J’ai l’impression qu’il s’agit d’un témoin non pas délibérément malhonnête, mais plutôt enclin à se livrer à des conjectures et à être influencé, et sur lequel il n’est pas forcément possible de compter pour témoigner avec précision de ce dont il se souvient réellement. Quoi qu’il en soit, cette impression n’est pas vraiment importante. Les observations finales d’Amgen reposent en fait très peu sur le témoignage de M. Lu. Comme nous le noterons plus loin dans les présents motifs, Amgen souligne dans ses observations sur l’évidence son témoignage selon lequel un des acides aminés du fragment choisi par MM. Souza et Boone (résidus 23-30) pour concevoir les sondes d’oligonucléotides avait été mal identifié lors de la quatrième tentative. Cependant, ce fait ne semble pas lui-même controversé.

D.  Mme Anita Hammer (témoin d’Amgen)

[47]  Mme Anita Hammer est directrice des affaires réglementaires chez Amgen Canada, qui, selon ses explications, est une filiale en propriété exclusive indirecte d’Amgen Inc. À l’instar des autres témoins des faits, elle a présenté une preuve directe par affidavit. Cependant, selon l’entente des parties, elle n’a pas été appelée à témoigner de vive voix au procès et n’a pas été contre-interrogée. Pfizer n’exprime aucune préoccupation quant à la véracité de son témoignage.

[48]  Mme Hammer est chargée de remplir les exigences réglementaires pour l’inscription des brevets d’Amgen au registre des brevets de Santé Canada, notamment le brevet 537. Elle explique ce processus, y compris les moyens par lesquels Amgen Canada a obtenu le consentement d’Amgen Inc. en tant que titulaire du brevet.

[49]  Mme Hammer explique également que M. Souza, l’inventeur nommé du brevet 537, a quitté Amgen en 2000. Elle décrit ses efforts infructueux pour communiquer avec lui, par l’intermédiaire de son conseiller juridique, afin de discuter de sa participation éventuelle à titre de témoin dans le procès relatif à la présente action.

[50]  Enfin, Mme Hammer dit avoir communiqué avec Joan Fare, une ancienne employée d’Amgen qui a travaillé sur le projet G‑CSF. [CAVIARDÉ].

E.  Mme Sheila Ahmed (témoin de Pfizer)

[51]  Mme Sheila Ahmed est gestionnaire d’Affaires réglementaires chez Pfizer, une filiale de Pfizer Inc., et exerce un rôle d’application de la réglementation depuis 2015. Ses responsabilités comprennent la gestion du portefeuille canadien de réglementation de Pfizer pour les médicaments biosimilaires. Elle prépare et dépose des présentations réglementaires à Santé Canada, notamment la PDN de Pfizer Canada concernant NIVESTYM, son produit à base de filgrastim, qui a été déposée le 28 février 2018.

[52]  L’affidavit de Mme Ahmed joint des extraits de la PDN pour NIVESTYM, des copies des monographies de produit pour NIVESTYM et pour le médicament d’Amgen NEUPOGEN ainsi que la lettre, en date du 8 février 2019, par laquelle Santé Canada avise Pfizer Canada que l’examen de sa présentation concernant NIVESTYM était terminé, mais qu’un AC ne serait pas délivré tant que les exigences du Règlement ne seront pas respectées. Avec l’accord des parties, Mme Ahmed n’a pas présenté de témoignage de vive voix au procès et n’a pas été contre-interrogée. Amgen ne soulève aucune préoccupation en ce qui concerne son témoignage.

F.  M. Goran Valinger (témoin de Pfizer)

[53]  M. Goran Valinger est directeur de la science et de la technologie de la fabrication à Hospira Zagreb d.o.o [Hospira Zagreb], une filiale de Pfizer. Il possède un diplôme de premier cycle et un doctorat en biotechnologie. Entre 2001 et 2009, M. Valinger a occupé divers postes chez PLIVA, une société pharmaceutique en Croatie. En 2006, il est devenu directeur du développement de la biotechnologie, assumant la responsabilité de la mise au point des procédés relatifs aux substances médicamenteuses, y compris le filgrastim. En 2009, Hospira Inc. [Hospira] a fait l’acquisition de PLIVA et M. Valinger est devenu directeur du soutien technique de Hospira Zagreb. En 2015, Pfizer a fait l’acquisition de Hospira, et M. Valinger a obtenu son titre actuel de directeur de la science et de la technologie de la fabrication chez Hospira Zagreb.

[54]  M. Valinger explique que Hospira Zagreb fabriquera le filgrastim qui sera vendu par Pfizer Canada. Il explique également le processus de fabrication, grâce à un système de deux banques de cellules (appelé système de banques de cellules à deux niveaux). Le premier niveau est une banque de cellules maîtresses [BCM] comprenant les cellules hôtes d’E. coli qui ont été transformées par des vecteurs d’expression contenant la séquence d’ADN codante du filgrastim. Le deuxième niveau est une banque de cellules de travail [BCT], créée par la multiplication des cellules provenant de la BCM. Les cellules de la BCT sont à leur tour cultivées pour produire des cellules supplémentaires, appelées cellules de production, qui sont utilisées pour fabriquer le filgrastim. Les cellules de la BCM, de la BCT et les cellules de production sont toutes identiques.

[55]  M. Valinger affirme que la BCM a été créée le 6 avril 2004 ou aux alentours de cette date, que la première BCT a été créée le 19 avril 2005 ou aux alentours de cette date, et que la première protéine filgrastim a été produite avant le 23 décembre 2005. Amgen ne conteste pas la fiabilité du témoignage de M. Valinger.

VI  TÉMOINS EXPERTS

[56]  Chaque partie a présenté une preuve d’expert afin d’étayer sa thèse sur l’interprétation des revendications invoquées et les divers motifs d’invalidité soulevés en l’espèce. Ces témoins se sont notamment exprimés sur les titres de compétence et les caractéristiques de la personne versée dans l’art, sur l’état de la technique au 23 août 1985 et sur les connaissances générales courantes [CGC] de la personne versée dans l’art au 23 août 1985 et au 31 juillet 2007. Ce qui suit est un résumé des qualifications de chaque expert et les questions sur lesquelles porte son témoignage. Comme pour les témoins des faits ci-dessus, j’inclurai dans ces résumés un certain nombre de détails destinés à étayer l’analyse des questions plus loin dans les présents motifs. Je présenterai également mes observations générales quant à la fiabilité des experts individuels.

A.  Dr Richard Van Etten (expert de Pfizer)

[57]  Le premier expert à témoigner pour le compte de Pfizer, le Dr Richard Van Etten, est actuellement directeur du Chao Family Comprehensive Cancer Center et professeur de médecine et de chimie biologique à l’Université de Californie à Irvine. Il exerce également la médecine au service d’hématologie/oncologie du Medical Centre de l’Université de Californie à Irvine. La recherche universitaire et la pratique clinique du Dr Van Etten sont axées sur les cancers du système sanguin humain.

[58]  Le Dr Van Etten a obtenu un baccalauréat ès sciences en mathématiques et en biologie au Massachusetts Institute of Technology [MIT] en 1978 et un doctorat combiné MD/Ph. D. à l’Université Stanford en 1984. Il a fait ses recherches doctorales à Stanford de 1979 à juin 1984 au laboratoire de M. David Clayton, qu’il décrit comme l’un des chefs de file mondiaux de la technologie de l’ADN recombinant. Le Dr Van Etten a ensuite effectué son stage et sa résidence en médecine interne au Brigham & Women’s Hospital de Boston de 1984 à 1988, puis une surspécialisation en hématologie dans le même hôpital. Puis, de 1988 à 1991, il a mené des recherches postdoctorales au Whitehead Institute for Biomedical Research du MIT. La recherche du Dr Van Etten portait sur la structure moléculaire et la fonction d’une protéine particulière qui intervient dans la signalisation cellulaire et qui peut causer la leucémie myéloïde chronique en cas de dérégulation.

[59]  Tout au long de sa carrière, le Dr Van Etten a été professeur et chercheur dans plusieurs universités américaines, en plus d’exercer la médecine en tant qu’hématologue. Depuis 27 ans, il exploite un laboratoire de recherche consacré à l’étude des leucémies. Le Dr Van Etten a rédigé de nombreuses publications évaluées par des comités de lecture, il présente fréquemment des exposés sur ses recherches en laboratoire lors de conférences ou dans des universités et hôpitaux, et il a remporté de nombreux prix pour ses recherches. Lors du procès, il a été reconnu comme expert en hématologie, en biochimie des protéines et en biologie moléculaire, y compris en technologie de l’ADN recombinant.

[60]  Le Dr Van Etten a présenté deux rapports. Dans son premier et principal rapport, il explique que l’avocat de Pfizer lui a confié plusieurs mandats. Voici un résumé des mandats liés aux enjeux de cette procédure et l’opinion du DVan Etten à l’égard de chacun d’eux.

1.  Mandat 1 — Welte 1985

[61]  Premièrement, on a demandé au DVan Etten d’examiner et de résumer la publication Welte 1985.

[62]  Il décrit Welte 1985 comme un rapport sur la découverte et l’isolement d’une protéine humaine, que le DWelte nomme « CSF pluripotent », qui agirait en tant que facteur de croissance hématopoïétique pluripotent en laboratoire. Selon le DVan Etten, il s’agissait d’une découverte importante dans le domaine de l’hématologie, qui présentait un intérêt considérable pour les scientifiques des sociétés de biotechnologie, particulièrement ceux qui souhaitaient mettre au point des médicaments pour traiter les troubles du système hématopoïétique.

2.  Mandat 2 — Recherches découlant de Welte 1985

[63]  Après que le Dr Van Etten eut résumé Welte 1985, l’avocat de Pfizer lui a demandé si les scientifiques de l’époque auraient pensé que des recherches découleraient naturellement de Welte 1985. Lorsqu’il a répondu par l’affirmative, l’avocat lui a demandé quel serait le prochain projet de recherche.

[64]  Le DVan Etten a répondu que le dernier paragraphe de Welte 1985 révélait le prochain projet de recherche : tester le potentiel du [traduction« CSF pluripotent humain purifié […] dans la gestion de maladies cliniques comportant une perturbation ou une défaillance hématopoïétique ». À cette fin, Welte 1985 propose d’utiliser la technologie de l’ADN recombinant pour produire à grande échelle le CSF pluripotent nécessaire aux essais cliniques. La production d’un CSF pluripotent recombinant en vue d’essais cliniques nécessiterait deux étapes : a) le clonage du gène codant le CSF pluripotent et b) la transformation du gène dans des cellules hôtes afin qu’elles produisent un CSF pluripotent biologiquement actif.

3.  Mandat 3 — Documentation relative aux étapes postérieures à Welte 1985

[65]  Après l’exécution du mandat 2, l’avocat a demandé au DVan Etten d’identifier les sources d’information sur lesquelles les scientifiques se seraient fondés, le 23 août 1985, pour réaliser l’expression recombinante du CSF pluripotent qu’il a décrite dans le mandat 2. L’avocat lui a demandé de se concentrer sur les facteurs de croissance hématopoïétiques.

[66]  Le DVan Etten a répondu qu’une vague d’activités entre 1982 et 1986 avait permis l’isolement des gènes pour plusieurs facteurs de croissance hématopoïétiques, y compris la protéine décrite dans Welte 1985. Selon lui, au 23 août 1985, des manuels de laboratoire expliquaient en détail les techniques nécessaires pour réaliser l’expression recombinante du CSF pluripotent. Le manuel de laboratoire intitulé Molecular Cloning: A Laboratory Manual, rédigé par T. Maniatis et d’autres auteurs en 1982 [Maniatis 1982], était le principal guide complet sur la technologie de l’ADN recombinant. Maniatis 1982 aurait enseigné aux scientifiques comment utiliser cette technologie pour produire à grande échelle des protéines telles que le CSF pluripotent.

4.  Mandat 4 — Le brevet 537

[67]  Après que le Dr Van Etten s’eut acquitté des mandats précédents, l’avocat lui a fourni une copie du brevet 537 et lui a demandé a) de résumer ce que le brevet 537 révèle; b) d’identifier la personne versée dans l’art à qui le brevet 537 est adressé; c) d’expliquer les CGC de la personne versée dans l’art à la date de publication du brevet le 31 juillet 2007; et d) d’indiquer la façon dont les revendications invoquées auraient été comprises par la personne versée dans l’art au 31 juillet 2007.

[68]  Selon le DVan Etten, le brevet 537 commence là où Welte 1985 s’est arrêté; il décrit comment Amgen a réalisé une forme recombinante de la protéine isolée dans Welte 1985. Le brevet renomme cette protéine « hpG-CSF ». Le Dr Van Etten affirme que le parcours technique décrit dans le brevet 537 pour obtenir l’expression recombinante de cette protéine est celui qui, comme il l’avait mentionné précédemment dans son rapport, découlerait naturellement de Welte 1985 : a) le clonage du gène codant le hpG-CSF; et b) la transformation du gène dans des cellules hôtes pour produire un hpG-CSF recombinant.

[69]  Le Dr Van Etten conclut que la personne versée dans l’art à qui le brevet 537 est adressé aurait une spécialisation dans les domaines de la biologie moléculaire, l’hématologie et la biochimie des protéines. Par conséquent, la personne versée dans l’art consisterait en fait en une équipe possédant les qualifications et l’expérience nécessaires pour comprendre et mettre en œuvre les enseignements du brevet, et serait constituée d’une ou de plusieurs personnes ayant les compétences suivantes :

  1. Un biologiste moléculaire titulaire d’un doctorat et possédant plusieurs années d’expérience professionnelle dans le milieu universitaire ou l’industrie;

  2. Un hématologue possédant un doctorat en médecine et un certificat de spécialiste, ou encore un doctorat en hématologie et plusieurs années d’expérience professionnelle dans le milieu universitaire ou l’industrie;

  3. Un biochimiste des protéines titulaire d’un doctorat et de plusieurs années d’expérience professionnelle dans le milieu universitaire ou l’industrie.

[70]  Le DVan Etten présente également des renseignements scientifiques de fond qui, selon lui, auraient fait partie des CGC de la personne versée dans l’art à la date de publication du brevet 537, le 31 juillet 2007. Il explique que ces éléments faisaient aussi partie des CGC au 23 août 1985, car les grands principes de la biochimie des protéines, de la biologie moléculaire et de l’hématologie avaient été largement définis en 1985, y compris les outils de base de la technologie de l’ADN recombinant. Toutefois, il explique qu’entre 1985 et 2007, il y a eu des progrès importants dans les CGC en ce qui concerne les lignées hématopoïétiques et les facteurs de croissance, notamment le hpG-CSF (connu depuis sous le nom de G-CSF). Il était notoire en 2007 que les versions recombinante et naturelle de cette protéine n’avaient pas d’activité biologique hématopoïétique pluripotente.

[71]  Le Dr Van Etten fait remarquer que les revendications invoquées indiquent ce qui suit :

  1. Revendication 43 : un polypeptide hpG-CSF recombinant avec la séquence de 174 acides aminés du hpG-CSF d’origine naturelle auxquels s’ajoute une méthionine (Met) N-terminale supplémentaire [le polypeptide de la revendication 43];

  2. Revendications 44 à 46 : les outils de l’ADN recombinant permettant d’exprimer le polypeptide de la revendication 43;

  3. Revendication 47 : un processus pour réaliser le polypeptide de la revendication 43.

[72]  Comme il en est question plus en détail ci-après, le Dr Van Etten conclut qu’aux yeux de la personne versée dans l’art, le polypeptide ou les outils des revendications 43 à 46 ne posséderaient pas d’activité biologique particulière. Toutefois, la personne versée dans l’art assumerait que le polypeptide résultant du processus de la revendication 47 possède une activité de stimulation des colonies de granulocytes.

5.  Mandat 5 — Évidence

[73]  L’avocat de Pfizer a alors demandé au Dr Van Etten si l’une des revendications invoquées était évidente. Il lui a été demandé d’examiner cette question en date du 23 août 1985 (la date de dépôt de la demande 959) et selon une date ultérieure en 1986 (la date de dépôt de la demande 548), mais Amgen a confirmé au procès qu’elle ne s’appuie désormais que sur la date de 1985.

[74]  Selon le Dr Van Etten, toutes les revendications invoquées étaient évidentes en date du 23 août 1985. Il conclut qu’après la publication de Welte 1985, une personne versée dans l’art réaliserait inévitablement une forme recombinante du hpG-CSF afin d’explorer son potentiel clinique. D’après le Dr Van Etten, Welte 1985 a clairement indiqué la voie à suivre, et la valeur médicale et commerciale potentielle de la protéine était trop importante pour que ce projet ne soit pas envisagé. Il conclut également qu’il n’était pas nécessaire d’être inventif pour réaliser cette protéine recombinante.

[75]  Le Dr Van Etten estime que le fait qu’Amgen ait réussi à produire la protéine recombinante n’était pas surprenant, car il n’y avait qu’un nombre limité de façons d’utiliser la technologie de l’ADN recombinant pour exprimer la protéine. Après avoir lu Welte 1985, la personne versée dans l’art aurait compris que la production à grande échelle de cette protéine nécessiterait les outils et les techniques habituelles de la technologie de l’ADN recombinant, bien connus dans la spécialisation. Au 23 août 1985, la personne versée dans l’art se serait également attendue à ce que le hpG-CSF recombinant exprimé directement chez E. coli ait probablement une partie ou la totalité des activités biologiques du hpG-CSF d’origine naturelle.

6.  Mandat 6 — Demande de priorité

[76]  L’avocat a demandé au Dr Van Etten si l’objet des revendications invoquées était divulgué dans la demande 959. De l’avis du Dr Van Etten, il ne l’était pas, pour deux raisons :

A.  Chacune des revendications invoquées repose sur la séquence d’acides aminés énoncée dans la revendication 43, qui est différente de la séquence d’acides aminés de la demande 959. (Cette opinion se rapporte à ce qui semble être, de l’avis partagé des parties, des erreurs typographiques dans la séquence de la demande 959);

B.  La demande 959 ne révèle pas que la protéine recombinante possède une activité de stimulation des colonies de granulocytes, comme le prévoit la revendication 47 du brevet 537.

7.  Mandat 7 — Le mémoire descriptif du brevet

[77]  L’avocat a demandé au Dr Van Etten de décrire l’invention du brevet 537, puis a demandé si le mémoire descriptif du brevet 537 (soit la description et les revendications) contient les renseignements nécessaires pour utiliser l’invention en date du 31 juillet 2007 (la date de délivrance).

[78]  Le Dr Van Etten décrit l’invention du brevet 537 comme étant la production d’un facteur recombinant pluripotent stimulant les colonies de granulocytes, et indique que le brevet est truffé de références à la pluripotence. Il affirme qu’en 2007, il avait été clairement démontré que le hpG-CSF d’origine naturelle et recombinant ne possédait pas d’activité biologique hématopoïétique pluripotente. Par conséquent, le brevet 537 ne contenait pas l’information nécessaire pour permettre à la personne versée dans l’art de produire un facteur de stimulation des colonies de granulocytes doté d’une activité pluripotente.

[79]  Le deuxième rapport du Dr Van Etten répond à l’opinion sur l’interprétation des revendications d’un des experts d’Amgen, M. Maloy. Cependant, il est devenu évident au procès qu’il n’y avait pas de différences importantes entre les interprétations respectives des parties en ce qui a trait aux revendications invoquées.

8.  Observations générales concernant la fiabilité

[80]  J’estime que le Dr Van Etten a été un témoin franc. Amgen ne prétend pas qu’il (ou en fait l’un des experts de Pfizer) a été malhonnête ou qu’un aspect quelconque de ses opinions a été sensiblement teinté de parti pris. Amgen reconnaît que le Dr Van Etten a été juste en répondant aux questions qui lui ont été posées par l’avocat d’Amgen en contre-interrogatoire. Amgen fait plutôt valoir que les différences entre son opinion et celle de ses experts reflètent principalement des différences dans leurs approches respectives pour répondre aux mêmes questions. Amgen fait valoir que la preuve présentée par ses experts, et celle obtenue des experts de Pfizer lors du contre-interrogatoire, est la plus appropriée eu égard aux critères juridiques pertinents pour les questions soulevées dans la présente action. J’examinerai les détails de la preuve des experts respectifs des parties plus loin dans les présents motifs en ce qui concerne les questions individuelles auxquelles elle se rapporte.

B.  M. Mark Hermodson (expert de Pfizer)

[81]  Le prochain expert de Pfizer, M. Mark Hermodson, est un biochimiste des protéines qui possède une expérience dans l’analyse de la structure protéique et l’analyse des séquences d’acides aminés, ayant travaillé dans ces disciplines depuis les années 1960. M. Hermodson a obtenu un baccalauréat ès arts en chimie et en mathématiques en 1964 et un doctorat en biochimie en 1968. Puis, de 1969 à 1972, il a mené des recherches postdoctorales à l’Université de Washington, en collaboration avec des professeurs qui ont dirigé l’un des plus grands laboratoires de séquençage d’acides aminés au monde. Il a passé la plus grande partie de sa carrière à l’Université Purdue, où il a finalement occupé le poste de chef de la division de biochimie jusqu’en 2001. Il est l’auteur de nombreuses publications évaluées par des comités de lecture et il estime que, depuis 1977, il a personnellement effectué plusieurs centaines de séquençages d’acides aminés.

[82]  M. Hermodson explique que, du début jusqu’au milieu des années 1980, lorsque les travaux ayant mené au brevet 537 étaient en cours, il était professeur à l’Université Purdue et participait activement à la recherche en biochimie des protéines et au séquençage des acides aminés. En particulier, il a géré un établissement (souvent appelé établissement central) qui effectuait le séquençage des acides aminés pour d’autres scientifiques. Ces travaux incluaient notamment la dégradation d’Edman (une réaction chimique employée pour détacher chaque acide aminé, un par un, de la chaîne protéique afin d’établir sa séquence) et la CLHP (qui produit des chromatogrammes dont la lecture permet de déterminer quel acide aminé a été détaché).

[83]  Lors du procès, M. Hermodson a été reconnu comme biochimiste des protéines ayant une expérience du séquençage des acides aminés. L’avocat de Pfizer a demandé à M. Hermodson de s’acquitter de deux mandats. Voici un résumé de ces mandats et l’opinion de M. Hermodson à l’égard de chacun.

1.  Mandat 1 — Examen de Welte 1985

[84]  L’avocat a fourni à M. Hermodson une copie de Welte 1985. Il lui a demandé de formuler des observations sur le travail effectué dans cette publication et sur ce que les chercheurs travaillant avec des protéines en 1985 auraient fait avec l’information de Welte 1985.

[85]  M. Hermodson conclut que Welte 1985 décrit une démarche fructueuse d’isolement, de purification et de caractérisation d’un facteur de croissance hématopoïétique pluripotent humain (appelé « CSF pluripotent ») provenant de la lignée cellulaire humaine 5637 de carcinome de la vessie. Selon lui, en lisant Welte 1985, les chercheurs auraient reconnu qu’ils pouvaient produire le CSF pluripotent par recombinaison en utilisant des approches bien documentées qui impliquent : a) l’obtention d’une séquence partielle d’acides aminés; b) la fabrication de sondes oligonucléotidiques; c) le clonage du gène codant le CSF pluripotent; et d) l’expression du CSF pluripotent dans une cellule hôte.

2.  Mandat 2 — Examen du brevet 537

[86]  Après que M. Hermodson eut examiné Welte 1985 et formulé des observations à son sujet, l’avocat lui a remis le brevet 537 et demandé de commenter les travaux de séquençage des acides aminés qui y sont décrits, compte tenu de l’état des connaissances en 1985. L’avocat a expressément demandé à M. Hermodson si l’une ou l’autre de ces tâches n’aurait pas dépassé le niveau de compétence technique attendu de la personne versée dans l’art au 23 août 1985.

[87]  Après avoir reçu des instructions sur la nature de la personne versée dans l’art, il est d’avis que le brevet est adressé à un biochimiste des protéines titulaire d’un doctorat et ayant plusieurs années d’expérience professionnelle dans une discipline liée à la biochimie des protéines. Il explique que le biochimiste spécialisé dans l’étude des protéines peut superviser le travail d’un technicien qui fait fonctionner le séquenceur (un appareil qui, en 1985, était largement utilisé pour effectuer la dégradation d’Edman) et la colonne de CLHP. M. Hermodson fournit également des renseignements scientifiques de fond qui, selon lui, auraient été inclus dans les CGC du biochimiste spécialisé dans l’étude des protéines.

[88]  Le brevet 537 décrit dans plusieurs exemples les étapes suivies par Amgen pour produire la protéine recombinante. Comme l’expertise de M. Hermodson se rapporte à l’étape du séquençage des acides aminés, il passe en revue l’exemple 1, qui établit le processus ayant servi au séquençage des acides aminés de la protéine cible. Il passe en revue les renseignements divulgués dans le brevet relativement à chacune des cinq tentatives de séquençage et conclut que le brevet 537 ne décrit aucun travail de séquençage d’acides aminés qui dépassait les capacités ordinaires d’un biochimiste spécialisé dans l’étude des protéines au 23 août 1985. Selon lui, à travers une succession d’essais, Amgen a utilisé le même processus itératif de séquençage d’acides aminés que celui utilisé par les biochimistes spécialisés à l’époque.

3.  Observations générales concernant la fiabilité

[89]  Comme pour le Dr Van Etten, Amgen ne prétend pas qu’un aspect quelconque des opinions de M. Hermodson a été sensiblement teinté de parti pris, et elle reconnaît qu’il a été juste en répondant aux questions qui lui ont été posées par l’avocat d’Amgen en contre‑interrogatoire. Partant, j’estime qu’il était un témoin franc et bien informé.

C.  M. Steven Boxer (expert de Pfizer)

[90]  M. Steven Boxer est actuellement professeur de chimie Camille Dreyfus à l’Université Stanford. Depuis l’inauguration de son laboratoire à Stanford en 1976, ses recherches ont porté sur la structure des systèmes biologiques, en particulier celle des protéines. M. Boxer est titulaire d’un baccalauréat ès sciences en chimie obtenu en 1969 et d’un doctorat en chimie physique et chimie organique physique obtenu en 1976. Il a passé sa carrière universitaire à l’Université Stanford, où il est devenu professeur agrégé en 1982 et professeur titulaire en 1986. Il occupe son poste actuel depuis 2000. M. Boxer a reçu de nombreux prix et a été membre ou associé élu de plusieurs organisations scientifiques. Il a rédigé plus de 325 publications, principalement dans des revues à comités de lecture, et il a été invité à présenter ses recherches dans des universités et lors de conférences scientifiques à travers le monde.

[91]  M. Boxer a été reconnu au procès à titre d’expert en biochimie des protéines et en biologie moléculaire, y compris la technologie de l’ADN recombinant. À l’instar du Dr Van Etten, il a présenté deux rapports, dont le second répond à l’opinion sur l’interprétation des revendications de l’expert d’Amgen, M. Maloy. Cependant, comme il a été indiqué précédemment, il n’existe pas de différences importantes entre les positions des parties sur l’interprétation des revendications. Dans son premier et principal rapport, M. Boxer aborde les quatre mandats suivants.

1.  Mandat 1 — Welte 1985

[92]  L’avocat de Pfizer a remis à M. Boxer une copie de Welte 1985. On lui a demandé d’examiner et de résumer l’article et de donner son opinion sur le genre de recherches, le cas échéant, qu’une personne versée dans l’art aurait voulu effectuer après la publication de ce document.

[93]  M. Boxer a expliqué que Welte 1985 décrit l’isolement d’une protéine humaine appelée facteur de croissance hématopoïétique pluripotent humain (ou CSF pluripotent) qui interviendrait dans l’hématopoïèse. Welte 1985 décrit également certains aspects de la structure et de la fonction de la protéine purifiée.

[94]  Selon M. Boxer, après la publication de Welte 1985, la personne versée dans l’art aurait voulu déterminer si le CSF pluripotent avait un avenir clinique prometteur. Cette personne reconnaîtrait que les essais cliniques nécessiteraient de grandes quantités de protéine et que l’utilisation de la technologie de l’ADN recombinant serait la façon la plus rapide et la moins coûteuse de les obtenir. Par conséquent, voici en quoi consisteraient les prochaines étapes logiques pour la personne versée dans l’art : (i) cloner le gène codant le CSF pluripotent; et (ii) utiliser le gène cloné pour exprimer le CSF pluripotent recombinant chez E. coli.

2.  Mandat 2 — Le brevet 537

[95]  Après avoir donné son opinion sur le mandat 1, M. Boxer a reçu une copie du brevet 537. On lui a demandé de le résumer et de donner son opinion sur la façon dont la personne versée dans l’art aurait compris les revendications invoquées au 31 juillet 2007.

[96]  M. Boxer décrit le brevet 537 comme présentant le travail qui, selon lui, aurait découlé de Welte 1985, c’est-à-dire (i) le clonage du gène codant le CSF pluripotent (que l’inventeur renomme « hpG-CSF ») et (ii) l’expression recombinante de cette protéine chez E. coli. Il interprète les revendications comme suit :

  1. Revendication 43 : un polypeptide recombinant;

  2. Revendications 44 à 46 : les outils permettant d’exprimer ce polypeptide dans une cellule hôte comme E. coli;

  3. Revendication 47 : un processus général pour fabriquer une forme biologiquement active du polypeptide.

M. Boxer note que le polypeptide possède la séquence d’acides aminés du hpG-CSF d’origine naturelle, mais avec une méthionine N-terminale supplémentaire (c.-à-d. un acide aminé particulier à une extrémité de la chaîne d’acides aminés), qui est requise pour l’expression chez E. coli.

3.  Mandat 3 — Évidence de la revendication 43

[97]  L’avocat de Pfizer a demandé à M. Boxer de se prononcer quant à l’évidence de la revendication 43 en date du 23 août 1985, en se concentrant particulièrement sur la partie du processus qui suit l’isolement du gène codant le hpG-CSF d’origine naturelle. On lui a également demandé de fournir cette opinion en supposant que le polypeptide revendiqué devait avoir une ou plusieurs des activités biologiques du hpG-CSF d’origine naturelle.

[98]  Au terme de son analyse, M. Boxer est d’avis que les CGC de la personne versée dans l’art incluraient une compréhension des principes fondamentaux de la biologie moléculaire et de la biochimie des protéines, ce qui engloberait les techniques et les outils existants de la technologie de l’ADN recombinant et de la biochimie des protéines au 23 août 1985. Précédemment dans son rapport, M. Boxer a également déclaré que les CGC comprenaient les processus de laboratoire normalisés suivants :

  1. Déterminer une séquence partielle des acides aminés d’une protéine cible;

  2. Utiliser cette séquence partielle d’acides aminés pour faire une sonde qui vise le gène de la protéine;

  3. Utiliser la sonde pour isoler le gène de la protéine à partir d’une banque d’ADNc.

[99]  M. Boxer conclut que la revendication 43 était évidente au 23 août 1985. Il aurait été évident de produire le hpG-CSF recombinant en utilisant l’expression directe chez E. coli, après l’obtention du gène cloné. Il était de pratique courante d’exprimer directement les protéines de mammifères chez E. coli, et la personne versée dans l’art se serait attendue à ce que cette approche fonctionne. M. Boxer est également d’avis que les travaux décrits dans le brevet 537 utilisent des procédures et des outils normalisés qui étaient bien connus.

[100]  Sa conclusion demeure la même si le polypeptide devait avoir une ou plusieurs des activités biologiques du hpG-CSF d’origine naturelle, car la personne versée dans l’art se serait attendue à ce que le polypeptide ait une telle activité biologique. Comme il est expliqué plus en détail ci-dessous, M. Boxer est convaincu que la personne versée dans l’art serait en mesure de purifier et de replier correctement le polypeptide après l’expression directe chez E. coli, afin qu’il ait une activité biologique. Welte 1985 contenait des renseignements sur la structure secondaire et tertiaire de la protéine naturelle qui auraient incité la personne versée dans l’art à croire que la protéine recombinante pouvait avoir une activité biologique.

4.  Mandat 4 — Évidence des revendications 44 à 47

[101]  Enfin, on a demandé à M. Boxer si les revendications 44 à 47 étaient évidentes au 23 août 1985, particulièrement les étapes qui ont suivi l’isolement du gène cloné. Il conclut que ces revendications étaient évidentes pour les mêmes raisons que celles énoncées pour la revendication 43. Les outils visés par les revendications 44 à 46 et le processus visé par la revendication 47 étaient chose courante et n’ajoutaient donc rien d’inventif au polypeptide de la revendication 43.

5.  Observations générales concernant la fiabilité

[102]  Comme pour les autres experts de Pfizer, Amgen ne prétend pas qu’un aspect quelconque des opinions de M. Boxer a été sensiblement teinté de parti pris. J’estime qu’il était un témoin crédible et bien informé.

D.  M. Stanley Maloy (expert d’Amgen)

[103]  M. Stanley Maloy est actuellement professeur de biologie et vice-recteur associé à la recherche et à l’innovation à l’Université d’État de San Diego. Il a obtenu un baccalauréat en sciences biologiques en 1975, une maîtrise en microbiologie en 1977 et un doctorat en biologie moléculaire et en biochimie en 1981. Il a mené des recherches postdoctorales jusqu’en 1984, puis s’est joint au corps professoral de l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign à titre de professeur adjoint, quittant cet établissement avec le statut de professeur titulaire en 2002. Son enseignement était axé sur la génétique moléculaire et ses recherches concernaient surtout la génétique et la biochimie des protéines membranaires. Au cours de la période de 1985 à 1986, M. Maloy menait activement des recherches dans les domaines de la biologie moléculaire et de la biochimie, et ce, depuis une décennie. Il connaissait également les derniers développements en hématologie et en chimie des protéines.

[104]  M. Maloy a occupé des postes de direction au sein de l’American Society for Microbiology, du Center for Microbial Sciences, du Center for Applied AMD Experimental Genomics et de l’American Academy for Microbiology, et il a rédigé un grand nombre de publications et d’ouvrages scientifiques. Lors du procès, il a été reconnu à titre d’expert en microbiologie, biochimie, biologie moléculaire et génétique, y compris la technologie de l’ADN recombinant. M. Maloy souligne qu’il ne se considère pas comme un expert du séquençage des protéines, bien qu’il affirme avoir une bonne connaissance de ce domaine, ayant recours aux services de séquençage des protéines dans ses projets de recherche.

[105]  M. Maloy a rédigé deux rapports relativement à la présente affaire. Le premier concerne l’interprétation des revendications, dans lequel il donne son opinion sur les caractéristiques de la personne à qui le brevet 537 est adressé, au 31 juillet 2007, et la façon dont cette personne aurait compris les revendications invoquées. Son deuxième rapport est une réponse aux rapports du Dr Van Etten et de MM. Boxer et Hermodson; il y aborde les tâches particulières qui lui ont été confiées par l’avocat d’Amgen. Ses opinions concernant les tâches liées aux questions de la présente action sont résumées ci-dessous.

1.  Rapport 1 — Rapport d’interprétation

(a)  Personne versée dans l’art

[106]  De l’avis de M. Maloy, en 2007, le brevet 537 est adressé à un chercheur scientifique titulaire d’un doctorat dans le domaine de la biologie moléculaire, de la biochimie, de l’hématologie ou de la chimie des protéines; à des étudiants diplômés comptant au moins trois ans d’expérience en recherche dans les domaines de la biologie moléculaire, de la biochimie, de l’hématologie et de la chimie des protéines; ou au titulaire d’un doctorat en médecine axé sur la recherche et comptant au moins deux ans de recherche postdoctorale pertinente qui comprend la biologie moléculaire, la biochimie, l’hématologie ou la chimie des protéines.

(b)  Interprétation des revendications

[107]  M. Maloy affirme que les revendications invoquées ont trait à un processus de préparation d’une version synthétique fonctionnelle du facteur de stimulation des colonies de granulocytes humain; à la séquence d’ADN, au vecteur d’expression et à la cellule hôte transformée utilisés dans ce processus; et au polypeptide résultant de ce processus. Il fournit des interprétations plus détaillées pour chacune des revendications invoquées. Toutefois, comme il est expliqué plus loin dans les présents motifs, les parties s’entendent essentiellement sur l’interprétation des revendications invoquées. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner en détail cet aspect de l’opinion de M. Maloy.

2.  Rapport 2 — Rapport sur la validité

(a)  Identité de la personne versée dans l’art

[108]  Dans son deuxième rapport, M. Maloy a d’abord été invité à identifier la personne versée dans l’art au 23 août 1985 (ainsi qu’aux dates de 1986 qui ne sont plus pertinentes pour la présente action). Il est en désaccord avec le Dr Van Etten en ce qui concerne sa description de la personne versée dans l’art, car il considère que la personne décrite par le Dr Van Etten possède les mêmes compétences expérimentales qu’un expert dans le domaine, à qui il manque seulement leur inventivité. M. Maloy décrit la personne ayant des compétences ordinaires dans l’art comme ayant moins de scolarité ou d’expérience que la personne versée dans l’art du Dr Van Etten.

(b)  Connaissances de la personne versée dans l’art

[109]  Interrogé sur les CGC de la personne versée dans l’art, en particulier sur ce qu’elle aurait compris de Welte 1985 et Maniatis 1982, M. Maloy est en grande partie d’accord avec la désignation par le Dr Van Etten et M. Boxer des divers outils et techniques de laboratoire auxquels aurait eu accès cette personne. Il convient également que, en août 1985, il y avait des exemples publiés dans lesquels diverses combinaisons de ces outils et techniques avaient été utilisées pour concevoir génétiquement une version recombinante d’une protéine naturelle.

[110]  Toutefois, M. Maloy affirme qu’en août 1985, l’expression d’une protéine recombinante était un processus long et complexe, qui était extrêmement difficile à réaliser. Il convient que bon nombre des outils et techniques utilisés dans le processus de clonage génétique pourraient être qualifiés individuellement de normes ou de procédés courants (exception faite de l’utilisation des sondes à base d’inosine, une technique qui est expliquée plus loin dans les présents motifs). Néanmoins, il affirme qu’en août 1985, il n’était pas chose courante d’élaborer et d’exécuter avec succès une stratégie permettant de combiner ces outils et techniques pour cloner le gène d’une protéine et exprimer une version recombinante fonctionnelle de la protéine pour la première fois.

(c)  Renseignements divulgués par le brevet 537

[111]  On a demandé à M. Maloy de résumer les renseignements divulgués par le brevet 537 qui s’appliquent aux revendications 43 à 47 et dont la personne versée dans l’art n’aurait pas eu connaissance. Il affirme que le brevet divulgue la séquence des 174 acides aminés du facteur de stimulation des colonies G-CSF d’origine naturelle et décrit un processus pour fabriquer un G‑CSF recombinant biologiquement actif.

(d)  Évidence

[112]  Ensuite, on a demandé à M. Maloy si l’invention revendiquée dans chacune des revendications invoquées allait de soi aux yeux de la personne versée dans l’art le 23 août 1985. Il conclut que les revendications n’étaient pas évidentes. Plus précisément, M. Maloy affirme que la séquence d’acides aminés du G-CSF et le processus de fabrication du G-CSF recombinant biologiquement actif n’avaient pas encore été découverts et ont été déterminés par M. Souza au moyen d’une série d’expérimentations qui n’allaient pas de soi. Bien qu’il convienne qu’il y avait de bonnes raisons de chercher à cloner et à exprimer par recombinaison le gène de la protéine identifiée par Welte 1985, la personne versée dans l’art ne disposait d’aucune feuille de route qui lui aurait permis d’atteindre cet objectif directement et sans difficulté.

[113]  M. Maloy reconnaît que la documentation publiée renfermait des exemples de travaux fructueux, au cours desquels d’autres gènes avaient été clonés et d’autres protéines, exprimées par recombinaison. Ils auraient aidé la personne versée dans l’art à entrevoir ce qui pouvait être tenté. Toutefois, M. Maloy affirme que la personne versée dans l’art ne se serait pas attendue à ce que la démarche employée pour une protéine différente fonctionne d’emblée pour le G-CSF. Selon lui, même dans la spécialité des facteurs de croissance hématopoïétiques (comme le G-CSF), aucune stratégie de clonage unique n’avait fonctionné systématiquement. En outre, la plupart des stratégies qui avaient fonctionné étaient considérablement différentes de celle que l’équipe de M. Souza a mise en œuvre avec succès pour le clonage et l’expression par recombinaison du gène codant le G-CSF.

(e)  Réponse à l’interprétation des revendications par les experts de Pfizer

[114]  M. Maloy répond aux opinions du Dr Van Etten et de M. Boxer sur la façon dont les revendications invoquées auraient été comprises (par celui qu’il appelle le « lecteur versé dans l’art ») le 31 juillet 2007. Il est généralement d’accord avec leurs opinions. Toutefois, il n’est pas d’accord avec une déclaration (qui concerne la revendication 44) du Dr Van Etten selon laquelle il n’y a pas de limite à ce que peut être la séquence d’ADN dans l’ADN recombinant, à condition qu’elle comprenne les séquences codant le polypeptide de la revendication 43. M. Maloy répond que même si la personne versée dans l’art tenait compte de la dégénérescence du code génétique (c.-à-d. que différentes séquences d’ADN peuvent coder la même séquence du polypeptide), cette lecture n’aurait pas permis une séquence d’ADN illimitée dans la revendication 44 ou les revendications subséquentes. Toutefois, cette différence entre les opinions de ces experts ne semble pas importante à l’égard des arguments avancés par les parties.

(f)  Demande 959

[115]  Invité à se prononcer sur la question de savoir si la demande 959 divulguait la même invention que la revendication 47, y compris l’activité de stimulation des colonies de granulocytes qui fait partie de l’invention de la revendication 47, M. Maloy conclut par l’affirmative. Selon lui, la personne versée dans l’art aurait compris la séquence d’acides aminés énoncée dans la demande 959, se rendant compte des erreurs typographiques qu’elle contenait et les surmontant logiquement. De plus, alors que la revendication 47 du brevet 537 revendique un processus qui permet de produire un polypeptide fonctionnel ayant une activité de stimulation des granulocytes, la demande 959 montre que le polypeptide fonctionnel a une activité de stimulation des granulocytes lorsqu’il est replié correctement.

(g)  Caractère suffisant

[116]  Appelé à dire si le mémoire descriptif du brevet 537 contient l’information nécessaire pour produire le « facteur pluripotent de stimulation des colonies de granulocytes » au 31 juillet 2007, M. Maloy conclut par l’affirmative. Selon lui, au 31 juillet 2007, la personne versée dans l’art aurait compris que le « facteur pluripotent de stimulation des colonies de granulocytes » décrit en 1985 fait référence au « facteur de stimulation des colonies de granulocytes », et le brevet 537 renferme l’information nécessaire à sa production.

3.  Observations générales concernant la fiabilité

[117]  En plus de plusieurs critiques relatives à l’étendue de l’expertise de M. Maloy et à la méthodologie qu’il a utilisée pour former ses opinions, Pfizer soutient que M. Maloy a agi davantage en tant que défendeur de la cause d’Amgen qu’à titre d’expert indépendant et impartial. Bien que les points soulevés par Pfizer à l’appui de cette proposition ne m’interpellent pas tous, certains soulèvent des préoccupations, à savoir que M. Maloy s’est égaré et a commencé à jouer le rôle de défenseur d’une cause. Voici les exemples les plus convaincants de cette préoccupation.

[118]  L’une des techniques de clonage qui intéresse particulièrement les deux parties est l’utilisation de sondes à base d’inosine, car cette technique n’avait été développée que peu de temps avant les travaux d’Amgen sur le projet G-CSF. Cet outil sera expliqué plus en détail un peu plus loin dans les présents motifs. M. Maloy affirme que l’utilisation de sondes à base d’inosine n’était pas chose courante en 1985. À l’appui de cette affirmation, il observe le temps qu’il a fallu pour que la technique figure dans le manuel de Maniatis : [traduction« … il est révélateur que les sondes à base d’inosine n’ont pas été incluses dans le manuel avant l’édition de 1989. » Toutefois, en contre-interrogatoire, M. Maloy a reconnu qu’aucune édition de Maniatis n’était parue entre 1982 et 1989.

[119]  Je souscris à l’argument de Pfizer selon lequel la déclaration de M. Maloy laisse entendre qu’il y a eu des éditions de Maniatis entre 1985 et 1988 qui n’incluaient aucune référence aux sondes à base d’inosine, ce qui appuie la prétention selon laquelle la technique n’était pas courante. En fait, le temps qui s’est écoulé avant que ces sondes figurent dans le manuel de Maniatis tient au fait que l’édition de 1989 a été la première publiée après que ces sondes furent élaborées et décrites pour la première fois en 1985. Cet aspect du témoignage de M. Maloy appuie l’affirmation de Pfizer selon laquelle les déclarations de celui-ci tenaient plutôt de la défense d’une cause.

[120]  Je suis également préoccupé par la façon dont M. Maloy décrit la procédure de purification qu’Amgen a utilisée lorsqu’elle a créé ses échantillons de protéine cible. Il décrit le protocole d’Amgen comme un « remaniement complet » de la procédure de purification décrite dans Welte 1985. Après avoir exprimé cette opinion, M. Maloy présente sous forme de tableau un résumé des différences entre les procédures de Welte et de Souza. Toutefois, en contre‑interrogatoire, M. Maloy a reconnu que certains éléments du tableau utilisaient des termes différents pour décrire la même substance ou technique.

[121]  Amgen répond à cet argument en soulignant que, dans son interrogatoire principal « d’échauffement », M. Maloy a mentionné que certains des éléments du tableau représentaient des similitudes et d’autres, des différences. Pfizer, à son tour, affirme que le témoignage de vive voix de M. Maloy visait à améliorer sa preuve écrite, parce que Pfizer avait signalé à l’avance dans ses observations liminaires qu’il contesterait l’opinion de M. Maloy selon laquelle le processus de purification d’Amgen était un remaniement complet.

[122]  J’estime que l’argument de Pfizer est le plus convaincant. Le rapport de M. Maloy décrit clairement le tableau comme un résumé des différences entre les procédures du Dr Welte et celles de M. Souza. De plus, le paragraphe suivant du rapport de M. Maloy fait référence à cette [traduction« combinaison particulière de changements » comme n’étant pas évidente pour la personne versée dans l’art. Au mieux, M. Maloy manque gravement de précision pour avoir soutenu un élément important de son opinion de cette manière, ce qui fait craindre que, consciemment ou non, le travail de M. Maloy commence à s’apparenter à la défense d’une cause. Ma préoccupation n’est pas profonde au point où je préférerai forcément le témoignage d’autres témoins à celui de M. Maloy, en particulier si son témoignage sur un point particulier est convaincant pour d’autres raisons. Cependant, je traiterai son témoignage avec prudence.

E.  M. David Speicher (expert d’Amgen)

[123]  M. David Speicher est biochimiste des protéines, actuellement professeur Caspar Wistar de bio-informatique et de biologie des systèmes au Wistar Institute de Philadelphie, en Pennsylvanie. Depuis 1986, il est également directeur scientifique de l’installation centrale pour la protéomique et la métabolomique du Wistar Institute. Il est coprésident du programme d’oncogenèse moléculaire et cellulaire et directeur du Center for Systems and Computational Biology. Il est également professeur adjoint au Département de biochimie et de biophysique de l’Université de Pennsylvanie et professeur adjoint de biochimie et de médecine moléculaire à l’Université Drexel.

[124]  M. Speicher a obtenu son diplôme de premier cycle en biochimie en 1972 et son doctorat en biochimie en 1977. Il a ensuite reçu une formation postdoctorale à l’École de médecine de l’Université Yale et a été promu chercheur scientifique en 1984. De 1980 à 1986, il a également été directeur du laboratoire de chimie des protéines à l’École de médecine de Yale, une installation centrale qui a fourni des services de séquençage des protéines, d’analyse des acides aminés et de technologies de CLHP aux professeurs de l’Université Yale. M. Speicher a publié de nombreux articles évalués par des pairs, a dirigé la rédaction de nombreuses publications scientifiques et a rédigé de nombreux chapitres de livres et revues. Il est aussi membre de plusieurs organismes professionnels. Lors du procès, il a été reconnu compétent pour témoigner comme expert dans les domaines de la chimie des protéines et du séquençage des acides aminés.

[125]  Comme il a été invité par l’avocat d’Amgen à s’acquitter de trois mandats, les opinions de M. Speicher peuvent être résumées de la façon suivante.

1.  Mandat 1 — Personne versée dans l’art et connaissances générales courantes

[126]  En se concentrant en particulier sur l’exemple 1 du brevet 537 qui se rapporte à son domaine d’expertise, M. Speicher est d’avis que cet exemple s’adresse à un biochimiste possédant un diplôme d’études supérieures lié à la biochimie des protéines. Une telle personne détiendrait un doctorat avec deux ans d’expérience ou une maîtrise avec sensiblement plus d’années d’expérience pertinente.

[127]  M. Speicher déclare qu’en 1985, les CGC de la personne versée dans l’art comprennent les approches générales de purification des protéines et de séquençage partiel des acides aminés; le fonctionnement des séquenceurs automatiques d’acides aminés employant la dégradation d’Edman; et une certaine capacité à identifier des séquences partielles d’acides aminés lorsqu’on dispose d’une quantité suffisante d’une protéine expérimentale suffisamment pure qui produit des signaux forts et simples.

[128]  M. Speicher affirme qu’avec ces CGC, le nombre de résidus contigus (c.-à-d. les acides aminés) qu’une personne versée dans l’art serait en mesure d’attribuer correctement dans une séquence protéique expérimentale varierait considérablement selon les propriétés de la protéine. Toutefois, la longueur de la séquence déterminée ne serait habituellement pas très longue et pourrait ne pas être suffisante pour la construction de sondes oligonucléotidiques.

2.  Mandat 2 — Évidence de l’exemple 1 du brevet 537

[129]  Ensuite, l’avocat d’Amgen a demandé à M. Speicher d’examiner la description, dans l’exemple 1 du brevet 537, des travaux de purification de la protéine et de séquençage des acides aminés réalisés par Amgen, et d’indiquer si la personne versée dans l’art pouvait réussir ces travaux en août 1985 sans faire preuve d’ingéniosité, d’inventivité ou de créativité.

[130]  M. Speicher conclut que ces travaux exigeaient beaucoup de compétences spécialisées, de jugement et de créativité et qu’ils dépassaient les capacités de la personne versée dans l’art au 23 août 1985. À son avis, il n’aurait pas été plus ou moins évident, pour la personne versée dans l’art, qu’il soit possible d’obtenir des renseignements exacts sur la séquence d’acides aminés de la région N-terminale. Même si une séquence partielle pouvait être obtenue, il n’aurait pas été plus ou moins évident qu’elle corresponde à l’extrémité N-terminale de la protéine (et à l’activité biologique) que les chercheurs tentaient d’identifier, ou qu’elle soit suffisamment longue, non ambiguë ou utile pour un projet de clonage.

3.  Mandat 3 — Réponse aux experts de Pfizer

[131]  L’avocat d’Amgen a demandé à M. Speicher d’examiner les opinions exprimées par M. Hermodson, le Dr Van Etten et M. Boxer dans leurs rapports respectifs qui relèvent de son expertise et d’y répondre en indiquant les points d’entente et de désaccord avec ces opinions.

[132]  M. Speicher s’oppose fermement aux opinions de M. Hermodson et du Dr Van Etten selon lesquelles les travaux de séquençage d’acides aminés décrits dans le brevet 537 étaient, respectivement, simples et courants. Il affirme que leurs opinions ne tiennent pas compte des nombreux défis que doit relever la personne versée dans l’art pour identifier correctement des séquences d’acides aminés qui seront suffisamment longues et non ambiguës pour être utiles dans un projet de clonage, si elle travaille avec de petites quantités d’une protéine expérimentale inconnue. Il affirme que leurs opinions reposent sur quelques références décrivant le travail d’autres biochimistes des protéines et qu’elles exagèrent grandement les capacités de la personne versée dans l’art et les pratiques courantes en 1985. M. Speicher avance que bon nombre des références citées par les experts de Pfizer décrivaient le travail de biochimistes des protéines extraordinairement qualifiés, dont les compétences dépassaient largement les capacités de la personne versée dans l’art.

4.  Observations générales concernant la fiabilité

[133]  M. Speicher est le seul témoin expert en l’espèce qui a également témoigné au sujet de la demande d’Apotex. Pfizer soutient qu’il agit en tant que défenseur d’une cause , ayant changé son témoignage par rapport à l’affaire Apotex afin de rendre le processus de séquençage des acides aminés plus difficile en plus d’ajouter de nouveaux renseignements favorables à la cause d’Amgen et de supprimer d’autres renseignements moins favorables.

[134]  Par exemple, Pfizer fait référence au témoignage de M. Speicher selon lequel la deuxième tentative de séquençage d’acides aminés d’Amgen n’a pas donné plus d’information que la tentative précédente, ce qui contredit l’opinion contenue dans son affidavit dans l’affaire Apotex. De plus, son affidavit actuel décrit la troisième tentative infructueuse d’Amgen comme une tentative très novatrice, car elle reposait sur une méthode de séquençage différente de celle utilisée lors des autres essais, tandis que son affidavit dans l’affaire Apotex n’en parle pas. Dans son affidavit dans l’affaire Apotex, M. Speicher n’a pas traité de l’utilisation d’un agent réducteur ou d’un problème de chargement des échantillons de protéine dans le séquenceur, mais dans son affidavit actuel, ces questions sont présentées comme étant importantes.

[135]  Pfizer note également que le M. Speicher a tenté de prendre ses distances par rapport à une déclaration dans un brevet dont il était un coinventeur, selon laquelle puisqu’une protéine particulière avait été purifiée à l’homogénéité, les sondes oligonucléotidiques peuvent identifier le gène pertinent, permettant ainsi la production de la protéine par des techniques connues de l’ADN recombinant.

[136]  J’estime que les observations de Pfizer sur ces points ne sont pas particulièrement convaincantes. À mon avis, M. Speicher a expliqué de manière adéquate en contre‑interrogatoire les différences dans les formulations en ce qui concerne la deuxième tentative. En ce qui a trait à la troisième tentative, j’accepte l’argument d’Amgen selon lequel, dans son rapport actuel, M. Speicher répondait à une opinion de M. Hermodson concernant cette tentative. L’expert d’Apotex n’avait pas fourni une opinion similaire. Je n’estime pas que le fait que M. Speicher ait émis des opinions sur certains points qui ne se posaient pas dans la demande d’Apotex mine sa fiabilité en tant que témoin.

[137]  Un tel résultat ne découle pas non plus du témoignage de M. Speicher concernant son brevet. Il a expliqué en contre-interrogatoire que, bien qu’il ait signé la demande de brevet et considéré que ses détails étaient corrects, il n’avait pas rédigé le brevet lui-même et n’était pas d’accord avec la déclaration particulière du brevet qui lui avait été présentée par l’avocat de Pfizer. Ce témoignage et son comportement en général m’ont donné l’impression qu’il était un témoin honnête.

[138]   Je rejette donc l’argument de Pfizer selon lequel M. Speicher a délibérément adapté son témoignage dans le but de favoriser Amgen. Pfizer soulève d’autres arguments à l’appui de sa position selon laquelle je devrais privilégier les opinions de ses experts à celles de M. Speicher, arguments que j’aborderai lors de l’examen des questions particulières auxquelles ces éléments de preuve se rapportent.

F.  Dr James Griffin (expert d’Amgen)

[139]  Le Dr James Griffin est médecin principal au Dana-Farber Cancer Institute et professeur de médecine à la Harvard Medical School. Il a obtenu son doctorat en médecine en 1974, puis a fait une résidence en médecine suivie d’une série de spécialisations, dont une spécialisation clinique et de recherche en hématologie et une spécialisation clinique et de recherche en oncologie médicale. En 1977, le Dr Griffin a obtenu une certification de l’American Board of Internal Medicine. En 1978, il a obtenu un certificat de spécialiste dans la sous-spécialité de l’hématologie et en 1981, un autre certificat de spécialiste dans la sous-spécialité de l’oncologie médicale.

[140]  Le Dr Griffin est membre du corps professoral de la Harvard Medical School et membre du personnel du Dana-Farber Cancer Institute et du Brigham & Women’s Hospital depuis 1980. Il a rédigé ou corédigé de nombreuses publications scientifiques, a contribué à des examens, à des commentaires et à des chapitres de livres, a occupé des dizaines de rôles au sein de comités de recherche et de sociétés professionnelles et a siégé aux comités de rédaction de plusieurs revues scientifiques. Le Dr Griffin dirige son propre laboratoire indépendant au Dana-Farber Cancer Institute depuis 1981 et mène d’importantes recherches sur la régulation de l’hématopoïèse et sur la biologie et le traitement de la leucémie myéloïde (un cancer qui affecte les cellules sanguines). Lors du procès, il a été reconnu à titre d’expert en hématopoïèse et en oncologie.

[141]  L’avocat d’Amgen a demandé au Dr Griffin de formuler des opinions sur les questions suivantes, notamment en répondant au rapport du Dr Van Etten dans ses domaines de compétence.

1.  Mandat 1 — Identité de la personne versée dans l’art

[142]  Invité à identifier la personne versée dans l’art du brevet 537 en date du 23 août 1985, le Dr Griffin a estimé que cette personne aurait les mêmes diplômes d’études supérieures que ceux décrits par le Dr Van Etten, mais moins d’expérience. À son avis, la personne versée dans l’art possède de un à trois ans d’expérience postuniversitaire, est suffisamment qualifiée pour utiliser les techniques dans le domaine et aborde le sujet dans le cours normal de son travail. Selon lui, la personne versée dans l’art rechercherait des conseils d’experts afin d’adapter les choses à son propre usage. Il décrit la personne versée dans l’art du Dr Van Etten plutôt comme un expert. Bien que le Dr Griffin déclare qu’il a effectué ses analyses du point de vue du Dr Van Etten et de sa personne versée dans l’art, sa preuve ne démontre pas l’existence d’une analyse distincte du point de vue d’une personne versée dans l’art possédant moins d’expérience.

2.  Mandat 2 — L’état des connaissances sur l’hématopoïèse en août 1985

[143]  Appelé à décrire l’état des connaissances dans le domaine de l’hématopoïèse par rapport au sujet du brevet 537 avant le 23 août 1985, le Dr Griffin explique que les CSF étaient d’un grand intérêt dans le domaine de l’hématologie et particulièrement de l’hématopoïèse. Au moins quatre CSF avaient été identifiés, bien qu’aucune convention d’appellation uniforme n’ait été utilisée pour les décrire et que leurs fonctions n’avaient pas été établies d’un commun accord.

[144]  Le Dr Griffin déclare que des équipes d’experts à la fine pointe de l’industrie et du milieu universitaire ont été constituées pour affronter et surmonter les difficultés associées à la purification des CSF isolés de cellules humaines et animales et, en cas de succès, pour surmonter les difficultés associées au clonage des gènes qui codent ces protéines. Chaque CSF présentait un défi unique. En 1985, plusieurs de ces groupes tentaient de réaliser des préparations partiellement purifiées de CSF humains. Il y avait, entre autres, le SKI, sous la supervision du DWelte, et le Walter and Eliza Hall Institute [WEHI] en Australie, sous la supervision du Dr D. Metcalf.

[145]  Le laboratoire du SKI avait réalisé une préparation protéique d’un CSF humain qu’il a identifié comme étant un « CSF pluripotent ». Le laboratoire du WEHI, utilisant la même lignée cellulaire humaine que le laboratoire du SKI, a distingué deux CSF humains, qu’il a identifiés comme étant le « CSF-α » et le « CSF-ß ». Le laboratoire du WEHI a déterminé que le CSF-ß était l’analogue humain du G-CSF de la souris et, comme le G-CSF de la souris, le CSF-ß stimulait spécifiquement la croissance des colonies de granulocytes. Toutefois, ni le SKI ni le WEHI n’avaient déterminé l’équivalence du CSF-ß avec le CSF pluripotent, et aucun de ces groupes n’avait publié la séquence complète des acides aminés de l’un ou l’autre des facteurs.

3.  Mandat 3 — Demande 959

[146]  Lorsqu’on lui a demandé si la demande 959 divulguait la même invention que la revendication 47 du brevet 537 — et, en particulier, l’activité de stimulation des colonies de granulocytes —, le Dr Griffin a répondu par l’affirmative. La revendication 47 invoque un processus qui permet de créer un G-CSF recombinant biologiquement actif. La demande 959 a montré que le G-CSF recombinant d’Amgen était biologiquement actif par le recours à un essai (un test scientifique) appelé l’essai WEHI-3B (D+) [l’essai WEHI]. Ce test évaluait la capacité d’une protéine à induire la différenciation des cellules leucémiques WEHI-3B (D+) en granulocytes matures, une propriété connue et unique du G-CSF humain.

[147]  Le Dr Griffin explique que le laboratoire du WEHI avait démontré que la capacité à induire la différenciation des cellules WEHI-3B (D+) était une propriété distinctive du CSF-β (non partagée par l’autre CSF produit par les cellules de la lignée 5637, le CSF-α). Ainsi, l’essai WEHI a permis à l’équipe de M. Souza de confirmer que le gène qu’elle clonait était le « CSF pluripotent » du Dr Welte. Le Dr Welte et M. Souza ont ensuite décrit en détail toutes les activités biologiques du G-CSF recombinant d’Amgen, mais l’essai WEHI a joué un rôle déterminant dans la confirmation initiale du fait que ce G-CSF recombinant était comparable au facteur d’origine naturelle du Dr Welte.

4.  Mandat 4 — Signification de « pluripotent » dans le brevet 537

[148]  L’avocat d’Amgen a ensuite demandé au Dr Griffin comment la personne versée dans l’art aurait compris le terme « pluripotent » ou l’acronyme « hpG-CSF » figurant tout au long du brevet 537 lorsqu’il a été publié le 31 juillet 2007. Selon lui, la personne versée dans l’art aurait compris ces références dans le sens où elles étaient utilisées au moment de la rédaction du brevet 537, c’est-à-dire comme décrivant une version produite par recombinaison de la protéine naturelle décrite précédemment dans Welte 1985 sous le nom de « CSF pluripotent ». Autrement dit, le brevet 537 utilisait ce terme pour assurer la continuité avec la convention d’appellation établie dans Welte 1985.

5.  Mandat 5 — Contribution au domaine de l’hématologie

[149]  Lorsqu’on lui a demandé de décrire l’impact du G-CSF recombinant sur le domaine de l’hématologie et de l’oncologie, le Dr Griffin explique que le G-CSF recombinant, une fois purifié, a rapidement été utilisé à des fins cliniques pour répondre à un besoin urgent. Il est finalement devenu le médicament filgrastim, qui a révolutionné le traitement du cancer et a permis de prévenir les décès causés par des infections dues à la neutropénie (un effet secondaire de la chimiothérapie causé par son effet sur l’hématopoïèse). Lorsqu’il est administré après la chimiothérapie, le filgrastim réduit ou élimine généralement les épisodes de neutropénie et réduit considérablement le risque d’infections bactériennes graves.

6.  Observations générales concernant la fiabilité

[150]  En contre-interrogatoire, Pfizer a obtenu du Dr Griffin la reconnaissance que, en 1991, il avait fourni une série de déclarations [les déclarations] dans une procédure devant le U.S. Patent and Trademarks Office (le bureau américain des brevets et des marques de commerce) [procédure de l’USPTO], dans le cadre de laquelle il a examiné la demande 959 et les travaux de purification du Dr Welte. Ni ces déclarations ni sa participation à la procédure de l’USPTO ne sont mentionnées dans le rapport du Dr Griffin.

[151]  Pfizer soutient que les déclarations sont directement pertinentes quant aux questions en litige et auraient dû être divulguées en vertu du Code de déontologie régissant les témoins experts [le Code de déontologie] prescrit par les Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. L’alinéa 3k) du Code de déontologie exige la divulgation de tout élément portant sur la relation de l’expert avec les parties à l’instance ou le domaine de son expertise qui pourrait influencer sur son devoir envers la Cour. Pfizer fait également valoir des arguments concernant le fond de ces déclarations, arguments qui seront examinés plus loin dans les présents motifs.

[152]  Pfizer note que la non-divulgation, contrairement au Code de déontologie, a été jugée avoir un effet sur le poids devant être accordé à la preuve d’expert (voir la décision Première nation Kwicksutanaieuk Ah‑Kwa‑Mish c Canada (Procureur général), 2012 CF 517, aux para 69-70). Bien que j’admette ce principe, j’estime qu’il n’est pas applicable en l’espèce. Le Dr Griffin a expliqué en contre-interrogatoire que son souvenir des déclarations (qui remontent maintenant à 30 ans) était que les questions se recoupaient peut-être mais étaient différentes. Il ne voyait pas en quoi ses commentaires à l’époque l’empêcheraient de dire entièrement la vérité et d’exprimer fidèlement ses propres opinions aujourd’hui. Mon impression du témoignage global du Dr Griffin est qu’il a répondu aux questions directement et honnêtement, et je l’ai jugé crédible. J’accepte également son explication concernant les déclarations et j’estime que le fait de ne pas divulguer ces documents n’a pas d’effet sur le poids devant être accordé à son témoignage.

[153]  Gardant à l’esprit la preuve et les questions exposées ci-dessus, je passe à l’analyse de ces motifs. Je vais d’abord examiner l’argument de Pfizer selon lequel l’action en question est un abus de procédure à la lumière de la demande d’Apotex et celui selon lequel je devrais suivre plutôt les conclusions factuelles et juridiques du juge Hughes dans la décision Apotex en raison de la courtoisie judiciaire. Ensuite, je traiterai des allégations d’invalidité de Pfizer, à savoir 1) l’évidence, 2) les fausses déclarations sur des faits importants et 3) l’insuffisance. Enfin, je traiterai de la défense affirmative de Pfizer selon laquelle ses activités relèvent de l’exception relative à l’utilisation antérieure et ne constituent pas une contrefaçon.

VII.  ABUS DE PROCÉDURE

[154]  En tant que question préliminaire, Pfizer fait valoir qu’Amgen commet un abus de procédure en remettant en litige des questions de fait et de droit qui ont été tranchées par le juge Hughes dans la décision Apotex. À un stade antérieur de la présente procédure, Pfizer a présenté une requête en rejet de l’action intentée par Amgen, au motif qu’elle constitue un abus de procédure à la lumière de la décision Apotex visé à l’article 6.08 du Règlement. La protonotaire Milczynski a rejeté cette requête, et la Cour d’appel fédérale a confirmé sa décision (voir la décision Amgen Inc. c Pfizer Canada Inc., 2018 CF 1078; Pfizer Canada Inc. c Amgen Inc., 2019 CAF 249 [arrêt Pfizer Canada]). Toutefois, en se fondant largement sur l’arrêt Apotex Inc. c Pfizer Ireland Pharmaceuticals, 2011 CAF 77 [arrêt Pfizer Ireland], la Cour d’appel fédérale a jugé que Pfizer n’était pas empêchée de soulever la doctrine de l’abus de procédure au procès relativement à des conclusions de fait et de droit dans la décision Apotex :

[traduction]

[83]  L’arrêt Pfizer Ireland ne laisse aucun doute, à mon humble avis, quant au fait que le début d’une action fondée sur l’article 55 ne peut être empêché en raison d’une décision rendue en vertu de l’article 6 de l’ancien Règlement. Par conséquent, je suis convaincu que la même conclusion doit être tirée à l’égard d’une action intentée en vertu de l’article 6 du Règlement modifié qui, essentiellement, est une procédure identique à l’action visée à l’article 55.

[84]  Ainsi, bien que Pfizer ne puisse obtenir gain de cause dans le cadre de la requête dont la Cour est actuellement saisie, elle est en droit d’invoquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et l’abus de procédure une fois que l’action d’Amgen sera jugée. La question de savoir si Pfizer peut avoir gain de cause pour ces motifs sur le fondement des conclusions de fait et de la décision rendue par le juge Hughes dépendra, comme le juge de la cour d’appel Sexton l’a précisé dans l’arrêt Pfizer Ireland, de l’appréciation que fera le juge de ces questions à la lumière de la preuve.

[155]  Pfizer relève plusieurs conclusions du juge Hughes qui, selon elle, donneraient lieu à un abus de procédure si elles étaient remises en litige :

  1. Le Dr Welte avait déjà identifié la protéine cruciale, l’avait isolée, l’avait purifiée et l’avait caractérisée à plusieurs égards.

  2. Welte 1985 a incité des laboratoires scientifiques de pointe, comme Amgen, à entreprendre le travail présenté par le Dr Welte

  3. Le Dr Welte a découvert la protéine et a dit aux lecteurs de son rapport de la fabriquer en grande quantité, et Amgen l’a fait.

  4. Amgen a obtenu un produit ayant une séquence d’acides aminés commençant par une méthionine, dont l’ajout faisait simplement partie du procédé nécessaire pour créer la protéine recombinante qui, d’après le Dr Welte, devrait être fabriquée.

  5. Les étapes suivies par Amgen dans le cadre du projet G‑CSF étaient courantes en ce sens qu’elles ont été exécutées par des personnes qualifiées appliquant les principes scientifiques que l’on connaissait à l’époque;

  6. Amgen n’a eu recours à aucune étape ou technique jusque-là inconnue.

  7. Le produit ultime d’Amgen, qui est simplement la protéine fabriquée à l’aide d’un procédé quelconque, n’est pas en soi inventif.

[156]  Comme il est expliqué dans l’arrêt Pfizer Canada au paragraphe 57, les principes qui éclairent une analyse relative à l’abus de procédure ont été formulés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, et comprennent le besoin de réprimer les tentatives de rouvrir une question déjà tranchée par la Cour qui auraient un effet négatif sur les principes d’économie, de cohérence et de caractère définitif des instances ainsi que d’intégrité de l’administration de la justice.

[157]  L’arrêt Pfizer Ireland explique l’application de ces principes à la relation entre les demandes d’AC et les actions subséquentes en contrefaçon (aux para 24-25) :

[24]  La Cour a affirmé à maintes reprises que les instances relatives à un avis de conformité sont très différentes des actions en contrefaçon ou en invalidité subséquentes. À mon avis, il est possible d’appliquer les interdictions de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure dans des procédures ultérieures pour empêcher la remise en cause de questions factuelles et juridiques incidentes afin d’économiser les ressources judiciaires, de maintenir l’intégrité du système de justice et d’éviter des conclusions incohérentes et les abus. La différence entre l’instance relative à l’avis de conformité et les instances ultérieures est un aspect important à prendre en considération par le juge de l’instance subséquente, avec toutes les autres considérations discrétionnaires dont il a été question dans Danyluk et S.C.F.P. Autrement dit, les arrêts Danyluk et S.C.F.P. peuvent s’appliquer dans des instances telles que la présente.

[25]  Compte tenu de l’analyse précédente qui indique que le principe de l’autorité de la chose jugée ne s’applique pas à la décision concernant la validité et la contrefaçon, il demeure loisible aux parties de lancer d’autres procédures sur ces questions dans d’autres forums. Lorsqu’une partie présente de nouveaux éléments de preuve importants ou soulève de nouveaux arguments importants dans l’action subséquente, le juge de première instance devrait réexaminer la question à la lumière du dossier complet dont il est saisi (Ratiopharm, aux paragraphes 25 et 26). En appliquant la règle selon laquelle la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche de façon générale les parties de soulever des arguments ou des questions qui auraient pu être soulevés à l’audience initiale, les tribunaux devraient être conscients de la nature sommaire des instances relatives à un avis de conformité et du fait qu’aucun interrogatoire préalable ni témoignage de vive voix n’y est autorisé.

[Non souligné dans l’original.]

[158]  Notant la phrase soulignée dans l’extrait ci-dessus, Pfizer soutient qu’il incombe à Amgen de produire des éléments de preuve capables de renverser les conclusions tirées dans la décision Apotex et qu’elle ne s’est pas acquittée de ce fardeau. Elle ajoute que tous les témoins des faits d’Amgen dans la présente affaire ont été entendus par le juge Hughes et que, bien que deux des trois experts d’Amgen soient nouveaux, aucun ne fait état d’une mesure prise par Amgen qui n’était pas décrite dans l’art antérieur.

[159]  Amgen conteste qu’un fardeau lui incombe, comme l’a soutenu Pfizer. Au lieu de cela, selon son interprétation de la même phrase de l’arrêt Pfizer Ireland, celle-ci décrit un seul scénario dans lequel le juge de première instance devrait réexaminer les questions à la lumière du dossier complet. Autrement dit, l’introduction de nouveaux éléments de preuve importants n’est pas la seule circonstance dans laquelle le juge du procès devrait le faire. Pour étayer sa position selon laquelle la Cour devrait réexaminer les questions sur lesquelles le juge Hughes s’est déjà prononcé, Amgen soutient que le juge Hughes a commis une erreur dans son analyse juridique de l’évidence relativement à la revendication 43. Elle fait observer qu’il n’y a pas eu examen sur le fond en appel de ces présumées erreurs puisque la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel interjeté par Amgen à l’encontre de la décision Apotex en raison de son caractère théorique (voir l’arrêt Amgen Canada Inc. c Apotex Inc., 2016 CAF 196 [arrêt Amgen Canada]).

[160]  Je ne considère pas que le rôle de la Cour, lorsqu’elle évalue des allégations d’abus de procédure, consiste à examiner si une autre décision de cette Cour comporte une erreur de droit (voir l’arrêt MacDougall c Lake Country (District), 2012 BCCA 408 [arrêt MacDougall] au para 36, pour une conclusion similaire dans le contexte de la chose jugée). Cependant, le fait qu’Amgen n’ait pas eu la possibilité de faire trancher ces présumées erreurs en appel est pertinent pour l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire pour décider s’il convient d’appliquer le principe de l’abus de procédure.

[161]  Dans l’arrêt Pfizer Ireland, la Cour fait remarquer (au para 24) que la différence entre la procédure relative à un AC et les procédures ultérieures est un aspect important à prendre en considération par le juge de l’instance subséquente, avec toutes les autres considérations dont il a été question dans la jurisprudence applicable de la Cour suprême, pour l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. La non-disponibilité d’examen en appel de la décision concernant un AC est un élément dont il faut tenir compte dans le cadre de cet exercice important. Dans l’arrêt Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19 [arrêt Penner] au paragraphe 41, la Cour suprême a signalé l’existence d’un droit d’appel comme une considération importante dans une analyse de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. En l’absence d’une possibilité de faire réexaminer une décision antérieure, il pourrait se révéler injuste qu’une partie se voie liée par la première décision aux fins d’actions ultérieures. J’estime que ce facteur est également pertinent pour une analyse relative à l’abus de procédure.

[162]  Je constate que l’arrêt Penner fournit cette indication dans le contexte d’une décision antérieure d’un décideur administratif. Pfizer se réfère à la jurisprudence selon laquelle, lorsque la décision antérieure est rendue par une cour (par opposition à un tribunal administratif), le pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la doctrine de l’abus de procédure est limité dans son application (voir l’arrêt Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada, Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2003 CAF 467 [arrêt Proctor], para 28-29; arrêt MacDougall, para 34).

[163]  Cependant, à mon avis, ces précédents n’indiquent pas que l’impossibilité de faire appel d’une décision antérieure, même d’une décision d’une cour, ne peut pas être une circonstance pouvant faire l’objet de l’exercice du pouvoir discrétionnaire applicable. En décidant d’appliquer la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée à une décision d’une cour compétente, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a tenu compte, dans l’arrêt MacDougall, du fait qu’il existait un droit d’appel, qui n’avait tout simplement pas été exercé (au para 35). En effet, dans l’arrêt Assiniboine c Meeches, 2013 CAF 177 au para 37, la Cour d’appel fédérale a souligné que les observations aux paragraphes 40 et 41 de l’arrêt Penner avaient été formulées dans une affaire où la préclusion découlant d’une question déjà tranchée était invoquée après qu’une décision administrative eut été rendue, mais la Cour a jugé qu’elles étaient néanmoins pertinentes dans cette affaire, qui mettait en cause des décisions de la Cour fédérale.

[164]  À mon avis, il est injuste de considérer qu’Amgen liée par la décision Apotex dans le cadre de la présente procédure, alors qu’elle n’a pas pu bénéficier d’un examen approfondi de cette décision en appel. Comme le souligne Amgen, la Cour d’appel fédérale a rejeté dans l’arrêt Amgen Canada l’appel interjeté par Amgen en raison de son caractère théorique, en partie parce qu’elle pouvait poursuivre ultérieurement une action en contrefaçon (au para 22). En conclusion sur cette question, quelle que soit la portée du fardeau qui incombe à Amgen de relever les éléments de preuve qui justifient un réexamen des questions dont le juge Hughes a été saisi, j’ai décidé d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour ne pas appliquer la doctrine de l’abus de procédure et j’examinerai donc les questions soulevées dans la présente action sur le fond.

VIII.  COURTOISIE JUDICIAIRE

[165]  Dans ses observations écrites liminaires, Pfizer a soutenu que la Cour devrait s’en remettre à la décision Apotex pour des raisons de courtoisie judiciaire, même si je décide que je ne suis pas lié par cette décision pour des questions d’abus de procédure. Comme Pfizer n’a pas donné suite à cet argument dans ses observations finales, je ne l’aborderai que brièvement.

[166]  Pfizer fait référence à l’arrêt Allergan Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2012 CAF 308 [arrêt Allergan] au paragraphe 50, dans lequel la Cour d’appel fédérale a jugé que la Cour fédérale aurait dû appliquer les principes de courtoisie et s’en tenir aux conclusions de droit tirées dans une autre décision de la Cour fédérale mettant en cause le même brevet mais des parties différentes. Dans le même ordre d’idées, au paragraphe 18 de la décision Apotex Inc. c Pfizer Canada Inc., 2013 CF 493, le juge O’Reilly a jugé qu’une décision antérieure de la juge Snider quant à l’interprétation du même brevet le liait à moins qu’il ne soit nécessaire, pour des raisons convaincantes, de s’en écarter.

[167]  J’admets l’importance de la règle du stare decisis et du principe cousin de la courtoisie judiciaire. Cependant, les précédents sur lesquels Pfizer s’appuie appliquent ces principes aux conclusions de droit antérieures, et non aux conclusions de fait ou aux conclusions mixtes de fait et de droit. En effet, dans l’arrêt Allergan, la Cour d’appel fédérale fait observer que la doctrine de la courtoisie judiciaire ne s’applique pas aux conclusions de fait (au para 50). Comme le juge Fothergill l’a expliqué dans la décision Bayer Inc. c Apotex Inc., 2016 CF 1013 [décision Bayer] au para 54, dans le contexte d’une action en contrefaçon de brevet à la suite d’une décision antérieure relative à un AC :

[54]  Les conclusions de fait ou les conclusions mixtes de fait et de droit tirées antérieurement dans le contexte d’un avis de conformité sont peut-être persuasives, mais il faut en tenir compte avec prudence. Par exemple, le juge Hughes a précédemment défini l’expression « personne versée dans l’art » dans le contexte d’une instance relative à un avis de conformité, mais il s’agit d’une question de droit et de fait. Elle doit donc être examinée de nouveau, en fonction des éléments de preuve présentés en l’espèce. L’évidence est habituellement considérée comme une question de fait ou une question de droit et de fait, à laquelle le principe de l’adhésion déférente ne s’applique pas (Wenzel Downhole Tools Ltd. c. National-Oilwell Canada Ltd., 2012 CAF 333, au paragraphe 44 [Wenzel]; Allergan, au paragraphe 44). Il en va de même pour les questions d’ambiguïté, de portée excessive, d’utilité et d’insuffisance.

[168]  Les conclusions de la décision Apotex dont la remise en litige constituerait selon Pfizer un abus de procédure sont toutes des conclusions de fait ou des conclusions mixtes de fait et de droit. La seule conclusion de droit susceptible d’être pertinente pour la présente action est l’interprétation par le juge Hughes de la revendication 43. Cependant, même cette conclusion était fonction des éléments de preuve particuliers présentés dans cette demande. De plus, l’interprétation des revendications ne fait pas partie des conclusions que Pfizer demande à la Cour d’adopter. Au contraire, comme cela sera expliqué plus en détail ci‑dessous, les parties sont essentiellement du même avis sur la question de l’interprétation des revendications dans la présente action. Par conséquent, j’estime qu’il y a des raisons valables de ne pas adopter l’interprétation des revendications de la décision Apotex (voir l’arrêt Bayer, aux para 52-53).

[169]  En ce qui concerne les questions fondées sur des conclusions de fait et des conclusions mixtes de fait et de droit, je reconnais qu’elles pourraient être convaincantes (voir l’arrêt Bayer, au para 54), et je leur accorderai donc une attention respectueuse. Il convient toutefois de répondre à ces questions en fonction des éléments de preuve présentés dans le cadre de la présente action.

IX.  INTERPRÉTATION DES REVENDICATIONS — LA personne versée dans l’art

[170]  Bien que les parties se soient entendues essentiellement sur l’interprétation des revendications invoquées, c’est à la Cour qu’il incombe d’interpréter les revendications (voir, par exemple, l’arrêt Zero Spill Systems (Int’I) Inc. c Heide, 2015 CAF 115 au para 41).

[171]  D’un point de vue analytique, l’interprétation des revendications nécessite d’abord d’identifier la personne versée dans l’art à laquelle le brevet et ses revendications sont adressées. En règle générale, les attributs et la capacité de la personne versée dans l’art sont les mêmes pour les besoins de l’interprétation du brevet et pour l’évaluation de l’évidence qui sera requise plus loin dans les présents motifs (voir la décision Leo Pharma Inc. c Teva Canada Limited, 2015 CF 1237 au para 103 [décision Leo Pharma]).

[172]  La personne versée dans l’art est un être fictif ayant des compétences et des connaissances usuelles dans l’art dont relève l’invention et un esprit désireux de comprendre la description qui lui est destinée (voir, par exemple, l’arrêt Tetra Tech EBA Inc. c Georgetown Rail Equipment Company, 2019 CAF 203 au para 25, citant l’arrêt Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66 [arrêt Free World Trust] au para 44). Elle est considérée comme un technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d’intuition; un triomphe de l’hémisphère gauche sur le droit (voir l’arrêt Apotex Inc. c Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61 [l’arrêt relatif au Plavix] au para 52). La personne versée dans l’art peut être considérée comme une équipe de personnes possédant différentes compétences (voir la décision Teva Canada Limitée c Jansen Inc., 2018 CF 754 au para 66).

[173]  Il n’y a pas de contestation importante à l’égard des domaines dans lesquels la personne versée dans l’art en l’espèce doit être qualifiée. Tous les experts ont effectué leurs analyses en utilisant la définition fournie par le Dr Van Etten : une équipe constituée d’un biologiste moléculaire titulaire d’un doctorat et possédant plusieurs années d’expérience professionnelle dans le milieu universitaire ou l’industrie; d’un hématologue possédant un doctorat en médecine et un certificat de spécialiste (ou encore un doctorat en hématologie et plusieurs années d’expérience professionnelle dans le milieu universitaire ou l’industrie); et d’un biochimiste des protéines titulaire d’un doctorat et de plusieurs années d’expérience professionnelle dans le milieu universitaire ou l’industrie.

[174]  Je constate que les experts d’Amgen étaient d’avis que la personne versée dans l’art pourrait être moins expérimentée que ne le laisse entendre la définition fournie par le Dr Van Etten. Néanmoins, il leur a été demandé d’utiliser la définition du Dr Van Etten pour leurs analyses et de ne pas effectuer d’analyses distinctes du point de vue d’une personne versée dans l’art ayant moins d’expérience. Je suis également conscient que l’expert d’Amgen, M. Maloy, a estimé que la personne versée dans l’art n’aurait pas nécessairement eu les compétences techniques ou l’équipement nécessaires pour mettre en pratique les enseignements du brevet 537. Cette caractérisation est incompatible avec l’exigence législative selon laquelle la personne versée dans l’art est capable de mettre en pratique l’invention divulguée dans le brevet (voir, par exemple, Pfizer Canada Inc. c Novopharm Ltée, 2012 CSC 60 au para 71 [arrêt Novopharm CSC]). Compte tenu de ce principe, ainsi que de l’adoption générale par Amgen de la définition du Dr Van Etten, je préfère la définition du Dr Van Etten de la personne versée dans l’art et je l’adopte aux fins des présents motifs.

X.  INTERPRÉTATION DES REVENDICATIONS — ANALYSE

[175]  Ayant identifié la personne versée dans l’art, je dois établir comment celle-ci interpréterait les revendications invoquées du brevet 537. Comme il est expliqué ci-dessous, il n’y a pas de désaccord important entre les parties sur cette question. Ainsi, je n’ai pas besoin de commenter en détail la preuve d’expert, si ce n’est pour confirmer que je considère que la preuve étaye les interprétations que j’adopte ci-dessous.

[176]  Bien qu’elles soient toutes des revendications indépendantes, les revendications 44 à 47 s’appuient toutes sur la revendication 43, et plus précisément sur la séquence d’acides aminés de la revendication 43. Les interprétations proposées par Amgen et Pfizer de la revendication 43 sont les suivantes :

[traduction]

  1. Amgen : La revendication 43 concerne un polypeptide ayant une séquence précise de 175 acides aminés.

  2. Pfizer : La revendication 43 porte sur un polypeptide ayant une séquence précise de 175 acides aminés, comprenant une méthionine N-terminale suivie de la séquence de 174 acides aminés de la protéine naturelle qui, au 31 juillet 2007, avait été nommée facteur de stimulation des colonies de granulocytes humain (G-CSF). La revendication 43 n’exige pas que le polypeptide ait une activité biologique.

[177]  Bien que celles-ci ne soient pas identiques, le niveau de détail supplémentaire dans l’interprétation proposée par Pfizer n’est pas nécessaire en l’espèce. En particulier, tandis que seule l’interprétation de Pfizer indique que l’activité biologique n’est pas un élément essentiel de la revendication, l’avocat d’Amgen a confirmé au procès que sa cliente n’affirme pas que la revendication 43 comprend une telle exigence. J’adopte le libellé d’Amgen pour l’interprétation de la revendication 43.

[178]  De même, en ce qui concerne la revendication 44, la seule différence dans les interprétations proposées par les parties est le point entourant l’activité biologique. Pour les mêmes raisons que celles expliquées ci-dessus à propos de la revendication 43, j’adopte le libellé d’Amgen pour l’interprétation de la revendication 44, à savoir :

[traduction] La revendication 44 concerne une molécule d’ADN recombinant qui amène la machinerie cellulaire à synthétiser une séquence précise de 175 acides aminés, soit le polypeptide de la revendication 43. La molécule d’ADN peut présenter des variations dans sa séquence parce que le code génétique est dégénéré, ce qui signifie que la plupart des acides aminés sont codés par plus d’un codon (c.-à-d. un triplet de désoxyribonucléotides dans l’ADN). « Recombinant » s’entend de sections d’ADN provenant de différentes sources, combinées en laboratoire.

[179]  En ce qui concerne la revendication 45, les interprétations proposées par Amgen et Pfizer sont les suivantes :

[traduction]

  1. Amgen : La revendication 45 concerne un vecteur d’expression, c’est-à-dire une molécule d’ADN recombinant susceptible d’entraîner la synthèse d’une séquence précise de 175 acides aminés, à savoir le polypeptide de la revendication 43, lorsqu’il se trouve dans une cellule hôte appropriée.

  2. Pfizer : La revendication 45 concerne un vecteur d’expression, c’est-à-dire une molécule d’ADN recombinant susceptible d’entraîner la synthèse d’une séquence précise de 175 acides aminés, à savoir le polypeptide de la revendication 43, lorsqu’il se trouve dans une cellule hôte appropriée. La molécule d’ADN peut présenter des variations dans sa séquence pour les mêmes raisons que dans la revendication 44. La revendication 45 n’exige pas que le polypeptide de la revendication 43 ait une activité biologique.

[180]  Encore une fois, je peux ignorer la différence de formulation entourant l’activité biologique. L’autre différence est l’inclusion par Pfizer de la notion de variations dans la séquence de la molécule d’ADN. Bien que cette différence ne semble être importante pour aucun des arguments avancés par les parties (relativement aux revendications 44 ou 45), j’adopte la formulation de Pfizer parce qu’elle est cohérente avec l’interprétation de la revendication 44. Par conséquent, j’interprète la revendication 45 comme suit :

[traduction] La revendication 45 concerne un vecteur d’expression, c’est-à-dire une molécule d’ADN recombinant susceptible d’entraîner la synthèse d’une séquence précise de 175 acides aminés, à savoir le polypeptide de la revendication 43, lorsqu’il se trouve dans une cellule hôte appropriée. La molécule d’ADN peut présenter des variations dans sa séquence pour les mêmes raisons que dans la revendication 44.

[181]  À part le point sur l’activité biologique, les parties interprètent la revendication 46 de la même façon, et j’adopte la formulation d’Amgen :

[traduction] La revendication 46 concerne une cellule vivante qui contient le vecteur d’expression de la revendication 45, introduit à l’aide de techniques de génie génétique de manière à ce que la cellule puisse exprimer le polypeptide de la revendication 43.

[182]  Les parties conviennent de l’interprétation suivante de la revendication 47, que j’adopte :

[traduction] La revendication 47 concerne un processus visant à préparer le polypeptide de la revendication 43 qui possède une activité de stimulation des colonies de granulocytes. Le processus consiste à insérer le vecteur d’expression de la revendication 45 dans une cellule vivante, à reproduire cette cellule et à purifier le polypeptide pour l’isoler des autres protéines de la cellule hôte.

[183]  Comme on le verra, les parties conviennent que, contrairement aux autres revendications invoquées, la revendication 47 suppose une activité biologique, c’est-à-dire une activité de stimulation des colonies de granulocytes. Par souci de commodité, la formulation des revendications 43 à 47 et les interprétations susmentionnées figurent à l’annexe « A » des présents motifs.

XI.  ÉVIDENCE — DATE DE L’INVENTION

[184]  En vertu de l’ancienne Loi, l’évidence est évaluée à la date de l’invention plutôt qu’à la date de la revendication. La date d’invention est présumée être la date de dépôt d’une demande de priorité, si celle-ci a été déposée, ou la date de dépôt de la demande de brevet canadien, si une demande de priorité n’a pas été déposée (Ratiopharm Inc. c Pfizer Limited, 2009 CF 711 au para 32 [décision Ratiopharm], conf par 2010 CAF 204). Le titulaire d’un brevet ne peut se prévaloir de sa demande de priorité que si cette demande porte sur la [traduction« même invention » que la demande canadienne (voir l’ancienne Loi, art 28(1); Canadian Marconi c Vera Prinzen, 46 CPR 97 (1964) au para 75). Le titulaire d’un brevet peut également établir une date d’invention antérieure avec la preuve démontrant le moment où le ou les inventeurs ont, pour la première fois, présenté l’invention sous une forme définie et pratique ou ont énoncé pour la première fois, par écrit ou oralement, une description permettant de fabriquer ce qui a été inventé (voir la décision Ratiopharm, au para 32; l’arrêt Christiani & Nielsen c Rice, [1930] RCS 443 [arrêt Christiani] aux p 454, 456).

[185]  En l’espèce, Amgen invoque comme date d’invention le 23 août 1985 pour les revendications invoquées en se fondant sur a) la demande 959, donnant au brevet 537 la date de priorité du 23 août 1985 ou b) une preuve établissant que l’équipe de M. Souza a réalisé l’invention au plus tard le 23 août 1985. Amgen ne présente pas d’argument ni d’élément de preuve établissant que les revendications invoquées n’étaient pas évidentes à une date ultérieure de l’invention (par exemple, la date de dépôt de la demande 548, ou la date de dépôt au Canada).

A.  Date de priorité fondée sur la demande 959

1.  Principes juridiques

[186]  En ce qui concerne tout d’abord la demande 959, la position d’Amgen repose sur le paragraphe 28(1) de l’ancienne Loi, qui prévoit ce qui suit :

Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4, dans sa version antérieure au 1er octobre 1989 [l’ancienne Loi]

Patent Act, RSC 1985, c P-4, as it read immediately before October 1, 1989 [Old Act]

28. (1) Une demande de brevet, déposée au Canada par toute personne ayant le droit d’être protégée aux termes d’un traité ou d’une convention se rapportant aux brevets et auquel ou à laquelle le Canada est partie, qui a, elle-même ou par son agent ou autre représentant légal, antérieurement déposé de façon régulière une demande de brevet couvrant la même invention dans un autre pays qui, par traité, convention ou législation, procure un privilège similaire aux citoyens du Canada, a la même force et le même effet qu’aurait la même demande si elle avait été déposée au Canada à la date ou la demande de brevet pour la même invention a été en premier lieu déposée dans cet autre pays, si la demande au Canada est déposée dans un délai de douze mois à compter de la date la plus éloignée à laquelle une telle demande a été déposée dans cet autre pays.

[Non souligné dans l’original.]

28. (1) An application for a patent filed in Canada by any person entitled to protection under the terms of any treaty or convention relating to patents to which Canada is a party who has, or whose agent or other legal representative has, previously regularly filed an application for a patent for the same invention in any other country that by treaty, convention or law affords similar privilege to citizens of Canada, has the same force and effect as the same application would have if filed in Canada on the date on which the application for a patent for the same invention was first filed in that other country, if the application in Canada is filed within twelve months after the earliest date on which any such application was filed in that other country.

[187]  Amgen soutient que la demande 959 divulgue la même invention que sa demande de brevet 537 (c.‑à‑d. la demande 737). Dans la décision Sanofi-Aventis Canada c Apotex Inc., 2009 CF 676 [décision Sanofi-Aventis] au paragraphe 270, la juge Snider a expliqué :

[270]  L’évidence doit être appréciée à la date de l’invention. En l’absence de preuve d’une date d’invention antérieure, la date d’invention est présumée être la date de priorité la plus reculée (voir, par exemple, la décision Pfizer (C.F.), précitée, au paragraphe 89). Dans le cas où une partie souhaite revendiquer une date antérieure, il lui incombe d’établir que la date d’invention était différente de la date de priorité la plus reculée (Westaim Corp. c. Monnaie royale canadienne, 2002 CFPI 1217, au paragraphe 87). […]

[188]  Amgen fait donc valoir que, même s’il lui incombe de prouver une date d’invention autre que la date de priorité, elle a le droit de présumer que la date de priorité s’applique. Pfizer adopte une position différente, affirmant qu’il incombe à Amgen d’établir que la demande de priorité est pour la même invention que la demande 737. Pfizer s’appuie sur la description suivante du principe pertinent évoqué par le juge Hughes au paragraphe 33 de la décision Apotex :

[33]  L’évidence d’un brevet relevant de l’« ancienne » Loi doit être déterminée à la « date de l’invention ». Il est présumé que la date d’invention du brevet 537 est la date de dépôt du brevet au Canada, soit le 25 août 1986. Cette date peut être établie à une date antérieure par rapport à des demandes de priorité étrangères si le fond de la description est essentiellement le même que celui du brevet canadien. Dans le cas présent, deux demandes de brevet américaines ont été désignées comme des demandes prioritaires : la demande américaine no 768 959, déposée le 23 août 1985, et la demande américaine no 835 548, déposée le 3 mars 1986. Une date d’invention encore plus ancienne peut être établie en en faisant la preuve devant la Cour. En l’espèce, Amgen a invoqué la plus ancienne des deux dates de priorité pour le dépôt, soit le 23 août 1985, et Apotex s’est manifestement contentée de traiter de l’évidence à cette date-là.

[Non souligné dans l’original.]

[189]  Je n’ai pas besoin de conclure à quelle partie incombe le fardeau de la preuve sur ce point, car le résultat de mon analyse ci-dessous ne s’intéresse aucunement à cette question. Je note que le juge Hughes a adopté la date de priorité du 23 août 1985 fondée sur la demande 959 pour son analyse relative à l’évidence de la revendication 43 dans la décision Apotex. Cependant, comme cette date n’est pas contestée dans la demande d’Apotex, cette conclusion particulière ne nous est d’aucune aide en l’espèce.

[190]  Dans l’extrait ci-dessus de la décision Apotex, le juge Hughes pose la question pertinente de savoir si le fond des descriptions est essentiellement le même. Dans le même ordre d’idées, Amgen soutient que la priorité ne sera perdue que si la Cour conclut que les divulgations et les revendications des deux demandes visent en substance des inventions différentes (voir D H MacOdrum, Fox on the Canadian Law of Patents, 5e édition (Scarborough, Carswell, 2019) [Fox on Patents], à § 9:36c)). Je considère que ces expressions du principe pertinent sont compatibles et je les appliquerai lors de l’analyse requise.

[191]  La preuve d’expert visait le brevet 537, contrairement à la demande 737, mais je prends acte de la prétention d’Amgen selon laquelle ce contexte ne modifie pas l’analyse. J’accepte cette prétention, car les éléments de preuve et les arguments des deux parties étaient centrés sur le texte du brevet lui-même.

[192]  La position de Pfizer selon laquelle les deux demandes ne concernent pas la même invention repose sur deux points. Premièrement, Pfizer soutient que la demande 959 ne divulgue pas la bonne séquence d’acides aminés ou la séquence d’ADN liée à la protéine qui fait l’objet de la demande, laquelle fait partie intégrante de l’invention du brevet 537. Deuxièmement, Pfizer soutient que la demande 959 ne divulgue non plus aucun test biologique qui montre une activité de stimulation des colonies de granulocytes, laquelle est requise pour la revendication 47.

2.  Erreurs dans les séquences du tableau VII

[193]  La première observation de Pfizer porte sur les erreurs dans les séquences d’acides aminés et d’ADN énoncées dans le tableau VII de la demande 959. Ce tableau présente les séquences (i) des acides aminés qui caractérisent le G-CSF d’origine naturelle; (ii) des codons d’ADN qui amènent la machinerie cellulaire à créer ces acides aminés; et (iii) du brin d’ADN complémentaire correspondant à ces codons. Il y a des erreurs dans les trois séquences.

[194]  Premièrement, les experts qui parlent de ce point conviennent que la séquence des acides aminés dans la demande 959 contient un acide aminé incorrect, « Alu », au lieu de « Glu », à la position +122. Il n’existe aucun acide aminé portant le nom « Alu ». Deuxièmement, en trois positions dans la séquence d’ADN, le codon déclaré ne correspond pas à l’acide aminé qu’il est censé coder. Enfin, la ligne d’ADN complémentaire comporte trois positions où les nucléotides énumérés ne sont pas complémentaires aux codons d’ADN indiqués.

[195]  Le Dr Van Etten affirme que, à l’aide de l’information divulguée dans la demande 959, la personne versée dans l’art n’aurait pas su comment résoudre les erreurs dans les séquences sans refaire les travaux de clonage du gène codant le hpG-CSF. Il explique que la position +122 de l’acide aminé nommé « Alu » aurait pu être une erreur typographique pour l’un des deux acides aminés « Glu » ou « Ala ». De plus, en ce qui concerne les erreurs dans la séquence d’ADN, la personne versée dans l’art n’aurait pas su si la séquence d’acides aminés était correcte ou si la séquence d’ADN était correcte. De même, cette personne n’aurait pas pu utiliser la séquence d’ADN pour produire la protéine recombinante, car la séquence erronée code une protéine différente. Par conséquent, la personne versée dans l’art qui aurait voulu fabriquer un hpG-CSF recombinant n’aurait pas su comment mettre en œuvre la demande 959.

[196]  M. Maloy est en désaccord avec le Dr Van Etten. Selon M. Maloy, la personne versée dans l’art aurait compris qu’« Alu » ne correspond pas au code en trois lettres d’un acide aminé standard. Elle aurait cherché à savoir s’il s’agissait d’une erreur typographique, aurait examiné les codons d’ADN apparaissant directement sous « Alu » et aurait immédiatement conclu que « Glu » aurait dû figurer à la place d’« Alu », car c’est l’acide aminé correspondant au codon d’ADN indiqué. En ce qui concerne les erreurs dans les codons d’ADN, M. Maloy affirme que la personne versée dans l’art aurait compris qu’il s’agissait d’erreurs typographiques et aurait cru qu’il était plus probable que la séquence des acides aminés soit correcte, parce qu’il est très facile de faire une erreur en tapant des codons. M. Maloy est d’avis que la personne versée dans l’art aurait eu suffisamment de connaissances sur les codons d’ADN et les acides aminés pour ne pas avoir été égarée par les erreurs typographiques dans les séquences.

[197]  En réponse à ce témoignage, Pfizer note que M. Maloy a concédé en contre-interrogatoire que le tableau VII de la demande 959 contenait des erreurs typographiques. Il a également reconnu que, si la personne versée dans l’art tentait de se fier à l’une ou l’autre des séquences sans refaire les travaux de clonage du gène qui code le hpG-CSF, elle serait forcée de présumer laquelle des deux séquences était correcte, celle des acides aminés ou celle de l’ADN (si toutefois l’une ou l’autre était correcte). Pfizer soutient que, puisqu’il y avait des erreurs dans les deux séquences, ce serait un choix impossible.

[198]  Pour commencer, j’ai quelques réserves quant à la position de Pfizer selon laquelle les erreurs de toute évidence de nature typographique permettent de conclure que la demande de priorité ne divulgue pas la même invention qu’une demande ne contenant pas ces erreurs. Cependant, aucune des parties n’a signalé de directives jurisprudentielles sur ce point. Je m’appuierai donc sur la preuve d’expert afin de savoir comment la personne versée dans l’art réagirait devant ces erreurs.

[199]  Malgré mes réserves générales au sujet du témoignage de M. Maloy, exprimées précédemment dans les présents motifs, il s’agit d’un point sur lequel je préfère son témoignage à celui du Dr Van Etten, parce que je le trouve plus logique. Étant donné que la personne versée dans l’art saurait qu’il n’existe aucun acide aminé appelé « Alu », elle conclurait que cette entrée dans la séquence d’acides aminés était une erreur typographique. Reconnaissant qu’il y avait deux acides aminés ayant des orthographes similaires (Glu et Ala), la personne versée dans l’art se rendrait compte que « Glu » devait figurer à la place de l’acide aminé erroné, puisque le codon correspondant dans la séquence d’ADN codait le « Glu ».

[200]  En ce qui concerne les divergences entre l’acide aminé et le codon d’ADN (qui se trouvent à d’autres endroits de la séquence que l’erreur « Alu » ci-dessus), je comprends l’argument de Pfizer selon lequel les erreurs pourraient se trouver dans l’acide aminé ou dans le codon à chacune des trois positions du tableau VII de la demande 959. Le Dr Van Etten explique dans son rapport que les codons à ces positions codent : a) la valine (Val) plutôt que la leucine (Leu) déclarée; b) la lysine (Lys) plutôt que le glutamate déclaré (Glu); et c) la sérine (Ser) plutôt que la phénylalanine déclarée (Phe). Il n’y a aucune similitude particulière dans les symboles à trois lettres dans aucun de ces cas.

[201]  Par contre, si l’on compare le tableau VII de la demande 959 avec les entrées correctes du tableau VII du brevet 537, il est évident que les trois séquences de lettres des codons mal entrés sont très proches du codon correct, avec un nucléotide erroné sur les trois dans chaque cas. Le codon d’ADN indiqué dans la demande 959 et les codons corrects pour chacun des acides aminés Leu, Glu et Phe sont, respectivement : a) GTG et TTG; b) AAG et GAG; et c) TCC et TTC. Je trouve donc logique l’opinion de M. Maloy selon laquelle la personne versée dans l’art conclurait qu’il était plus probable que les erreurs soient dans les codons.

[202]  Enfin, je passe à la troisième catégorie d’erreur (c.-à-d. les positions où les nucléotides énoncés sur les deux brins d’ADN ne sont pas complémentaires dans le tableau VII). Je note l’opinion du Dr Van Etten selon laquelle, en l’absence des deux autres catégories d’erreurs, la troisième catégorie n’empêcherait pas la révélation des séquences d’acides aminés et d’ADN du hpG-CSF. En effet, la correspondance entre l’acide aminé et le codon indiquerait à la personne versée dans l’art qu’il y avait des erreurs typographiques dans le brin modèle (c.-à-d. le brin d’ADN complémentaire). Je conclus donc que, si la personne versée dans l’art était capable de résoudre les deux autres catégories d’erreurs, comme elles sont décrites ci-dessus, la troisième catégorie serait sans importance.

[203]  Bien que M. Maloy ait reconnu en contre-interrogatoire que la personne versée dans l’art devrait présumer que l’une des séquences d’acides aminés ou que la séquence d’ADN était correcte, cela ne porte pas atteinte à son opinion selon laquelle la personne versée dans l’art supposerait que la séquence d’acides aminés est la bonne. Je ne souscris pas à la prétention de Pfizer selon laquelle il n’était pas possible pour la personne versée dans l’art de choisir la séquence à suivre. Au contraire, j’estime que les erreurs dans le tableau VII ne permettraient pas à une personne versée dans l’art de conclure que la demande 959 et la demande de brevet 537 visent, en substance, des inventions différentes.

[204]  Comme Pfizer le reconnaît dans ses observations écrites liminaires, la Cour suprême du Canada a décrit dans l’arrêt Free World Trust la personne versée dans l’art comme ayant un esprit désireux de comprendre la description qui lui est destinée (au para 44). Amgen se fonde quant à elle sur l’arrêt Whirlpool Corp. c Cameo Inc., 2000 CSC 67 au para 49, qui va dans le même sens. Compte tenu de ce principe et de l’analyse ci-dessus, je ne suis pas d’accord avec Pfizer pour dire que la personne versée dans l’art serait bloquée par les erreurs typographiques de la demande 959.

3.  Activité de stimulation des colonies de granulocytes

[205]  Je me tourne donc vers la deuxième prétention de Pfizer, à savoir que la demande 959 ne révèle aucun test biologique démontrant une activité de stimulation des colonies de granulocytes. Pfizer adopte cette position en se fondant sur le témoignage du Dr Van Etten. Celui-ci note que la revendication 47 du brevet 537 exige que la protéine recombinante ait une activité de stimulation des colonies de granulocytes, mais la demande 959 révèle uniquement ce qui est décrit comme l’essai d’incorporation de la 3H-thymidine et l’essai WEHI. Le Dr Van Etten affirme que ces tests biologiques ne démontrent pas l’activité de stimulation des colonies de granulocytes.

[206]  En réponse, Amgen s’appuie principalement sur le témoignage du Dr Griffin, qui a été invité à dire si, à son avis, la demande 959 révèle l’activité de stimulation des colonies de granulocytes de la revendication 47, de sorte que la revendication 47 contient la même invention que celle décrite dans la demande 959. Le Dr Griffin estime que les inventions sont les mêmes. Plus particulièrement, il n’est pas d’accord avec le Dr Van Etten quant au fait que la demande 959 ne révèle pas que la protéine recombinante d’Amgen possède une activité de stimulation des colonies de granulocytes. Le Dr Griffin s’appuie sur la description des résultats de l’essai WEHI, fournie dans la demande 959, qui montre la capacité du matériel recombinant provenant d’E. coli à induire une différenciation dans une lignée cellulaire de souris.

[207]  Tout d’abord, je note que les deux experts expriment leurs opinions dans le contexte de l’activité de stimulation des colonies de granulocytes exigée par la revendication 47 du brevet 537. Je suis conscient de l’existence d’un texte de doctrine selon lequel, aux termes du paragraphe 28(1) de l’ancienne Loi, le droit à une date de priorité est déterminé par renvoi à la demande dans son ensemble et non aux revendications individuelles (voir Fox on Patents, § 4:7(b)). Je suis également conscient du point soulevé par Pfizer, bien que le contexte soit différent, selon lequel les revendications invoquées n’étaient pas présentes dans la demande 737 qui a été déposée, mais ont plutôt été intégrées à la demande dans le cadre du procès. Toutefois, aucune des parties n’a soulevé ce point dans le contexte de leurs observations relatives à la date de l’invention, et je suis convaincu qu’une protéine recombinante ayant au moins une activité de stimulation des colonies de granulocytes fait partie de l’invention du brevet 537 et, par extension, de la demande 737. Par conséquent, cette activité doit également être divulguée dans la demande 959 pour que les deux se rapportent à la même invention.

[208]  Pour revenir à la preuve d’expert, il semble y avoir une divergence d’opinions entre les Drs Van Etten et Griffin quant à la capacité de l’essai WEHI d’établir l’activité de stimulation des colonies de granulocytes. En conclusion, l’avocat de Pfizer a expliqué que le témoignage du Dr Van Etten est fondé sur le fait que des essais particuliers (CFU-GM, BFU-E et CFU-GEMM) servent à déterminer l’activité de stimulation de colonies, y compris l’activité de stimulation des colonies de granulocytes. L’essai WEHI n’en fait pas partie. Toutefois, l’avocat de Pfizer retient du témoignage du Dr Griffin que l’essai WEHI est considéré comme un bon substitut pour déterminer s’il existe une activité de stimulation des colonies de granulocytes.

[209]  Je souscris à cette description de la divergence dans la preuve d’expert. Mme Zsebo, la scientifique d’Amgen qui a effectué l’essai WEHI en août 1985, a donné le témoignage suivant dans son affidavit :

[traduction] 34.  Je me souviens d’avoir discuté avec M. Souza, avant que l’on ait obtenu les résultats de l’essai WEHI-3B D+ pour notre protéine recombinante, du fait que l’induction d’une différenciation dans l’essai WEHI-3B D+ était perçue comme un « signe caractéristique » de l’activité du G-CSF. Dans le même ordre d’idées, j’ai discuté avec M. Souza du fait que le G‑CSF avait montré une forte capacité à induire la différenciation dans l’essai WEHI-3B D+ et que le GM-CSF était notoire pour sa faible activité d’induction. Si notre protéine recombinante induisait la différenciation dans l’essai WEHI-3B D+, nous pouvions donc conclure qu’elle possédait une activité de stimulation des colonies de granulocytes, comme le G-CSF d’origine naturelle.

[210]  Le Dr Van Etten traite de ce sujet très brièvement dans son rapport. De plus, en contre‑interrogatoire, on l’a renvoyé à des parties d’un article sur les facteurs de croissance hématopoïétiques, rédigé en 1984 par N. Nicola et M. Vadas du WEHI. Le Dr Van Etten a reconnu (et a convenu que la personne versée dans l’art aurait compris à la lecture de cet article) que le G-CSF (dans cet article, le G-CSF murin) était unique dans les catégories de CSF, qu’il induisait une forte différenciation des lignées de cellules leucémiques myéloïdes et qu’il était capable d’induire une différenciation terminale complète de certaines lignées de cellules WEHI‑3B.

[211]  Pfizer soutient que, même si l’on acceptait l’argument d’Amgen selon lequel une forte induction de différenciation dans l’essai WEHI était un signe caractéristique de l’activité de stimulation des colonies de granulocytes, le fond de la demande 959 n’est pas essentiellement le même que celui du brevet 537, parce qu’il ne comprend pas les résultats des essais sur les CFU‑GM, BFU-E et CFU-GEMM (qui n’ont été effectués qu’après le 23 août 1985). J’estime qu’il ne s’agit pas là d’un argument convaincant. Je comprends que le mémoire descriptif du brevet 537 révèle certains essais (CFU-GM, BFU-E et CFU-GEMM). Toutefois, l’opinion du Dr Van Etten repose sur l’exigence selon laquelle la demande 959 divulgue la protéine recombinante ayant une activité de stimulation des colonies de granulocytes, et non sur l’exigence de révéler certaines analyses. À mon avis, la question est de savoir si la divulgation de la demande 959 relative aux résultats de l’essai WEHI satisfait à cette exigence.

[212]  Pfizer soutient en outre que l’information contenue dans la demande 959 ne montre pas vraiment que la protéine recombinante induisait une forte différenciation dans l’essai WEHI, laquelle était caractéristique de l’activité de stimulation des colonies de granulocytes. Pfizer relève qu’en contre-interrogatoire, M. Maloy a admis que la seule information fournie dans la demande 959 est qu’on a constaté que la substance recombinante induisait une différenciation, sans indication quantitative ou qualitative de ces résultats. M. Maloy a également admis que pour déterminer s’il y avait une activité dans l’essai WEHI, il fallait comparer les résultats aux contrôles positifs et négatifs, ce qui n’a pas été signalé dans la demande 959. M. Maloy a reconnu ne pas avoir examiné les cahiers de laboratoire d’Amgen avant d’en arriver aux opinions contenues dans son rapport.

[213]  Le Dr Griffin a aussi reconnu en contre-interrogatoire qu’il n’avait pas examiné les cahiers de laboratoire d’Amgen. Par conséquent, son opinion quant à l’importance des résultats de l’essai WEHI dans la demande 959 est fondée uniquement sur l’information contenue dans cette demande. La demande 959 ne contient pas de données détaillées sur les résultats de l’essai WEHI, et l’énoncé des résultats ne comprend pas le mot [traduction« forte » avant [traduction« différenciation ». Toutefois, la demande précise que les colonies ont été classées comme étant indifférenciées, partiellement différenciées ou entièrement différenciées, que le dénombrement des cellules de colonies a été réalisé par examen microscopique et que la conclusion tirée était que la substance recombinante d’E. coli induisait une différenciation.

[214]  Le Dr Griffin est l’expert qui a parlé de ce sujet le plus en détail et, hormis le fait qu’il n’avait pas examiné les cahiers de laboratoire d’Amgen, son opinion à ce sujet n’a pas été contestée en contre-interrogatoire. Le rapport du Dr Griffin examine d’abord l’art antérieur et indique que les Drs Metcalf, Nicola et Welte ont signalé que leurs facteurs respectifs (G-CSF murin, CSF-ß et CSF pluripotent) pouvaient induire une différenciation dans les cellules WEHI-3B (D+). Il examine ensuite les références à cet art antérieur dans la demande 959 et conclut, en se fondant sur les résultats divulgués dans la demande 959, que M. Souza avait de solides raisons de conclure que la protéine recombinante avait une activité de stimulation des colonies de granulocytes, car elle entraînait une différenciation dans l’essai WEHI. Pfizer ne m’a pas convaincu que l’opinion du Dr Griffin devrait être rejetée.

[215]  Enfin, Pfizer se fonde sur le principe énoncé dans Ratiopharm au paragraphe 121, selon lequel la Cour ne doit pas présumer qu’une description est exacte, simplement parce que des mots ou des qualificatifs particuliers figurent dans le mémoire descriptif d’un brevet. Pfizer soutient qu’il n’y avait aucune raison de faire une déclaration concernant les résultats de l’essai WEHI dans la demande 959. Pfizer reconnaît avoir la responsabilité de discréditer cette déclaration.

[216]  Cet argument m’amène aux observations de Pfizer sur la preuve présentée par Mme Zsebo. L’affidavit de cette dernière contient une preuve détaillée concernant l’essai WEHI qu’elle et son adjointe de recherche, Victoria Yuschenkoff, ont effectué le [EXPURGÉ]. Elle a déclaré qu’elles savaient que leur protéine recombinante avait une activité de stimulation de colonies de granulocytes le 21 août 1985, lorsqu’elles ont examiné les résultats de l’essai WEHI, qu’elles interprétaient comme étant un signe caractéristique de cette activité. Toutefois, Pfizer soutient que le contre-interrogatoire de Mme Zsebo a révélé des problèmes par rapport au fait qu’Amgen se fie à l’essai WEHI [EXPURGÉ].

[217]  Premièrement, Pfizer soutient qu’il n’y a pas de dossier compréhensible des résultats de l’essai. Les pages pertinentes du cahier de laboratoire de Mme Yuschenkoff sont jointes en tant que pièce L à l’affidavit de Mme Zsebo. En contre-interrogatoire, Mme Zsebo a eu du mal à comprendre certaines des entrées du cahier de laboratoire de Mme Yuschenkoff. Elle pensait que l’un des niveaux de dilution consignés dans le cahier pour les échantillons analysés dans l’essai WEHI était une erreur. Elle a également expliqué que les données des contrôles positifs et négatifs analysés dans l’essai WEHI n’étaient pas consignées. En effet, le nombre de colonies dans les contrôles négatifs et positifs n’a pas été réellement compté mais a seulement été inspecté visuellement.

[218]  Deuxièmement, Pfizer fait observer que Mme Zsebo s’est appuyée sur un document joint à son affidavit en tant que pièce M pour fournir sa preuve. La pièce M était son résumé des pages du cahier de Mme Yuschenkoff dans la pièce L, qu’elle avait créées à la demande de l’avocat dans le contexte de la demande d’Apotex. Lors de l’interrogatoire principal, Mme Zsebo a affirmé que la pièce M contenait exactement les mêmes chiffres que la pièce L. Cependant, Pfizer soutient que cette déclaration s’est révélée fausse lors du contre-interrogatoire, faisant référence à l’erreur inexpliquée du niveau de dilution dans la pièce L. Pfizer souligne également Mme Zsebo a préparé la pièce M aux fins d’autres litiges des années après la réalisation de l’essai WEHI en août 1985.

[219]  Je ne trouve pas que les efforts de Pfizer pour contester le témoignage de Mme Zsebo soient particulièrement convaincants. Bien que le dossier actuel sur les résultats de l’essai WEHI (pièce L) ait été établi par Mme Yuschenkoff, elle était l’adjointe de Mme Zsebo, et cette dernière a participé à ces expériences. Bien que la pièce M ne soit pas un dossier récent, Mme Zsebo a expliqué qu’il s’agit d’une présentation différente des mêmes données que celles de la pièce L, organisées en fonction de la fraction particulière de CLHP et du niveau de dilution soumis au test.

[220]  Je reconnais qu’il existe un écart entre le niveau de dilution le plus élevé indiqué dans les pièces L et M. Cependant, Pfizer ne m’a pas convaincu que l’écart était important. Mme Zsebo a expliqué que l’expérimentation visait principalement à démontrer que, à des dilutions élevées, il y avait très peu d’activité de différenciation et que, dans des échantillons très concentrés, il y avait beaucoup d’activité de différenciation. Elle désigne les données les plus convaincantes comme étant celles présentées pour les échantillons avec le plus faible niveau de dilution (c’est-à-dire les plus concentrés), pour lesquels 100 % des colonies étaient différenciées ou partiellement différenciées. Mme Zsebo décrit les données comme démontrant une différence assez substantielle. En contre-interrogatoire, elle a déclaré qu’elle avait très confiance dans les résultats figurant à la pièce M et ce qu’ils représentent, et je ne pense pas que Pfizer ait ébranlé la fiabilité de ces éléments de preuve.

[221]  En ce qui concerne les contrôles positifs et négatifs, Pfizer a raison de dire que les données pour ces aspects de l’essai WEHI n’ont pas été représentées quantitativement ni conservées. Toutefois, Mme Zsebo a expliqué en contre-interrogatoire que ces résultats avaient été évalués visuellement pour confirmer que le rendement de l’essai était conforme aux spécifications. Elle a également parlé plus en détail de cette approche lors de son interrogatoire principal. Elle a expliqué que les résultats de l’essai étaient comptés à la main sous un microscope de dissection, ce qui pouvait prendre du temps. Les contrôles servaient à vérifier la validité des essais au moyen d’une évaluation visuelle, c’est-à-dire que les contrôles négatifs semblaient négatifs et les contrôles positifs semblaient positifs. Cette vérification faite, les scientifiques ne souhaitaient en aucun cas compter chacune de ces colonies. Ils procédaient plutôt à la notation des échantillons d’essai.

[222]  Bien que Pfizer note l’importance des contrôles pour les résultats de l’essai WEHI, elle n’a pas produit de preuve d’expert qui compromet l’explication de Mme Zsebo sur la manière dont les tests de contrôle ont été effectués. Vu la preuve présentée par cette dernière, j’estime que l’absence de données de contrôle quantitatives enregistrées ne montre pas que Amgen n’était pas fondée à faire la déclaration qu’elle a faite dans la demande 959 concernant les résultats de l’essai WEHI.

[223]  En conclusion, j’estime que le fond des descriptions de l’invention dans la demande 959 et dans la demande 737 est essentiellement le même. Rien ne permet de conclure que les demandes visent en substance des inventions différentes. Amgen a donc le droit d’invoquer la date de priorité du 23 août 1985 de la demande 959.

B.  Éléments de preuve établissant que l’invention était achevée le 23 août 1985

[224]  Maintenant que je suis parvenu à cette conclusion sur la demande de priorité, il n’est pas nécessaire que je vérifie si la preuve d’Amgen établit que l’objet de chacune des revendications invoquées a été inventé au plus tard le 23 août 1985. Cependant, au cas où j’aurais commis une erreur dans mon analyse relative à la demande 959, je vais également aborder cet argument.

1.  Principes juridiques

[225]  Comme il a été souligné, la date de l’invention est décrite comme étant celle à laquelle l’inventeur a présenté son invention sous une forme définie et pratique ou celle à laquelle l’inventeur peut prouver qu’il a énoncé pour la première fois, par écrit ou verbalement, une description permettant de fabriquer ce qui a été inventé (voir Christiani, à 454, 456).

[226]  Pfizer se fonde sur la formulation proposée par la juge Snider du critère applicable dans la décision Sanofi-Aventis au paragraphe 274 :

[274]  Pour résumer la façon dont je comprends la date d’invention, je dirai qu’elle est la date à laquelle l’inventeur est en mesure d’établir trois choses :

1. l’invention est identifiée;

2. l’invention a été couchée par écrit;

3. l’invention est « pratique » en ce sens qu’elle accomplira ce qui est revendiqué; autrement dit, elle aura une utilité.

[227]  Je doute que l’invention couchée par écrit soit une exigence stricte. Bien que l’écriture soit peut-être le moyen le plus courant par lequel un inventeur peut démontrer la présentation de l’invention sous une forme définie et pratique, le renvoi de la Cour suprême, dans l’arrêt Christiani, à une description de l’invention formulée verbalement a été cité par la Cour d’appel fédérale (voir Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd. [2001] 1 CF 495 (CAF) au para 31). Plus récemment, la Cour fédérale a approuvé, au paragraphe 110 de la décision Pfizer Canada inc. c Pharmascience inc., 2013 CF 120, la définition suivante :

[110]  Les dispositions de la Loi sur les brevets, telle qu’elle existait avant les modifications du 1er octobre 1989, prévoyaient une autre exception. L’acte d’invention devenait pertinent au regard du caractère évident, puisque celui‑ci devait être envisagé à la « date de l’invention ». Bien qu’en l’absence d’autres éléments de preuve, cette date fût réputée être celle du dépôt de la demande au Canada – ou la date de priorité, le cas échéant –, il eût été loisible à un breveté d’invoquer une date antérieure, par exemple, pour qu’une publication parue entre‑temps n’ait plus de pertinence au regard du caractère évident. Dans ce cas, les tribunaux ont estimé que la « date de l’invention » était celle à laquelle l’idée a été concrétisée dans une forme définie et pratique, ou la façon dont elle serait concrétisée a été décrite en détail, en montrant que l’invention alléguée était utile […].

[Non souligné dans l’original.]

[228]  Quoi qu’il en soit, ce point ne semble pas important en l’espèce, car Amgen n’a mentionné aucune formulation orale (ou autrement que par écrit) de l’invention sur laquelle elle s’appuie pour établir la date de l’invention.

[229]  Selon Pfizer, lorsqu’une invention revendiquée présente plusieurs caractéristiques essentielles, la date de l’invention est la date à laquelle le titulaire du brevet peut prouver que l’invention a été décrite ou qu’une réalisation a été faite, laquelle présente toutes les caractéristiques essentielles (voir, par exemple, Janssen-Ortho inc. c Novopharm Ltd., 2006 CF 1234 au para 43-50). Comme pour les questions qu’elle a soulevées à propos de la demande 959, Pfizer soutient qu’Amgen ne dispose d’aucune preuve documentaire fiable établissant que, le 23 août 1985, elle a démontré une activité de stimulation des colonies de granulocytes au moyen de l’essai WEHI ou possédait la séquence correcte des acides aminés de la revendication 43.

2.  Activité de stimulation des colonies de granulocytes au moyen de l’essai WEHI

[230]  Les arguments de Pfizer concernant la date de l’invention et l’essai WEHI se rapportent à la preuve présentée par Mme Zsebo et aux documents joints à son affidavit. Ces arguments ont déjà été examinés dans l’analyse ci-dessus concernant la demande 959, et j’adopte ici la même conclusion. En d’autres termes, je conclus que la preuve présentée par Mme Zsebo sur un essai WEHI, qui montrait que la protéine recombinante d’Amgen induisait la différenciation, démontre que l’équipe de M. Souza avait réussi, au 21 août 1985, à obtenir une protéine recombinante ayant une activité comme G-CSF.

3.  Bonne séquence d’acides aminés pour la revendication 43

[231]  En remettant en question le fait qu’Amgen avait la séquence d’acides aminés de la revendication 43 le 23 août 1985, Pfizer soulève d’autres arguments concernant la documentation d’Amgen (c.-à-d. autre que celle liée à la demande 959). Pfizer est d’avis que les deux premières pages de la pièce R jointe à l’affidavit de M. Boone étaient la seule preuve qu’Amgen avait couché par écrit la séquence exacte des acides aminés de la protéine naturelle au 23 août 1985. Bien que la séquence exacte des acides aminés figure sous forme manuscrite dans un autre document (pièce Q jointe à l’affidavit de M. Boone), M. Boone admet ignorer à quel moment cette inscription manuscrite a été ajoutée au document.

[232]  Pfizer soulève plusieurs questions concernant le fait qu’Amgen se fonde sur la pièce R. D’abord, elle affirme qu’Amgen doit écarter la nature de ouï-dire de ce document. L’affidavit de M. Boone fait référence à ce document comme étant un dossier de séquençage d’ADN, daté du 15 août 1985, qui définit la séquence entièrement correcte pour la protéine recombinante. Cependant, bien que la pièce R fasse partie de l’affidavit de M. Boone, et donc des éléments de preuve soumis à la Cour, Pfizer conteste l’utilisation qui peut être faite de ces éléments de preuve. Elle soutient qu’Amgen cherche à s’appuyer sur la pièce R pour la véracité de son contenu et ne peut le faire sans satisfaire aux exigences de l’article 30 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5 [LPC]. En fait, la pièce R a fait l’objet d’une requête présentée par Amgen en vertu de l’article 30, débattue à la fin de l’étape de la présentation de la preuve du procès. J’ai mis en délibéré ma décision sur cette requête et j’ai informé l’avocat qu’elle serait incluse dans les présents motifs.

(a)  Requête présentée par Amgen en vertu de la Loi sur la preuve au Canada

[233]  Certains aspects du contexte de cette requête nécessitent des explications. La pièce R semble être un imprimé d’ordinateur intitulé « Translation of ppocdna », établissant une séquence d’acides aminés accompagnée des codons d’ADN correspondants. La copie de ce document figurant à la pièce R de l’affidavit de M. Boone montre ce qui semble être trois paires d’acides aminés barrées avec un marqueur ou un stylo. Autrement dit, six acides aminés en tout semblent barrés et donc illisibles. Cependant, M. Boone a été interrogé à ce sujet en contre-interrogatoire et il a déclaré que le document original avait été trouvé. Dans ce document original, a-t-il expliqué, ces acides aminés étaient en surbrillance, et non barrés.

[234]  L’avocat de Pfizer s’est alors efforcé d’attaquer M. Boone, le renvoyant à la transcription de son interrogatoire préalable, dans lequel il décrivait les trois paires comme étant barrées. Il a reconnu qu’il s’agissait bien de son témoignage, d’après la réimpression du document. Il a également adopté ses déclarations faites lors de l’interrogatoire préalable selon lesquelles a) compte tenu du fait que des acides aminés ont été barrés, par quelqu’un pour une raison inconnue, la pièce R ne montre pas la séquence finale, mais b) la séquence d’ADN existe toujours dans la pièce R et correspond au brevet 537.

[235]  L’avocat d’Amgen a déclaré à l’audience relative à la requête que le document original avec la surbrillance lui avait été remis la veille du début du procès. Bien qu’il n’y ait aucune preuve en ce sens, l’avocat de Pfizer n’a pas contesté cette déclaration. Cependant, rien n’indique à quel moment Amgen a elle-même trouvé le document original. À la fin de la première semaine de procès (M. Boone ayant témoigné mercredi de cette semaine-là), l’avocat d’Amgen a informé l’avocat de Pfizer que le document original était en sa possession et a offert de le mettre à la disposition de l’avocat de Pfizer pour examen.

[236]  Ces événements ont mené à la requête, présentée de vive voix par Amgen à la fin de la deuxième semaine de procès, visant à faire admettre en preuve le document comportant la surbrillance pour la véracité de son contenu à titre de pièce commerciale en vertu de l’article 30 de la LPC. L’avocat d’Amgen a expliqué que la présentation du document comportant la surbrillance en vertu de l’article 30 avait deux objectifs. Premièrement, Amgen souhaite répondre aux efforts déployés par Pfizer pour mettre en doute le témoignage de M. Boone selon lequel les passages barrés dans le document étaient en fait de la surbrillance. Deuxièmement, Amgen souhaite prouver ce que dit le document, car il fait partie de l’histoire de l’invention. Cependant, Amgen considère qu’il n’est pas nécessaire de s’appuyer sur la séquence d’acides aminés dans la pièce R comportant la surbrillance pour prouver la date de l’invention. Elle fait plutôt valoir que les éléments de preuve de M. Boone reposent sur la séquence d’ADN figurant dans la pièce R pour établir que l’invention avait été enregistrée.

[237]  Pfizer s’est opposée à la requête, faisant valoir que les exigences de l’article 30 n’étaient pas remplies et qu’il était injuste qu’Amgen retienne le document original jusqu’après le témoignage de vive voix de M. Boone, puis tente de le présenter en preuve. Bien que Pfizer ait soulevé plusieurs arguments à l’appui des deux motifs d’opposition, il n’est pas nécessaire que j’examine la plupart d’entre eux. À mon avis, l’issue de la requête dépend de la question de savoir si Amgen a satisfait aux exigences du paragraphe 30(1) de la LPC :

Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5

Canada Evidence Act, RSC 1985, c C-5

Les pièces commerciales peuvent être admises en preuve

Business records to be admitted in evidence

30 (1) Lorsqu’une preuve orale concernant une chose serait admissible dans une procédure judiciaire, une pièce établie dans le cours ordinaire des affaires et qui contient des renseignements sur cette chose est, en vertu du présent article, admissible en preuve dans la procédure judiciaire sur production de la pièce.

30 (1) Where oral evidence in respect of a matter would be admissible in a legal proceeding, a record made in the usual and ordinary course of business that contains information in respect of that matter is admissible in evidence under this section in the legal proceeding on production of the record.

[238]  Pour satisfaire à ces exigences, Amgen invoque le paragraphe 30(6), qui est ainsi libellé :

Le tribunal peut examiner la pièce et entendre des témoins

Court may examine record and hear evidence

30 (6) Aux fins de déterminer si l’une des dispositions du présent article s’applique, ou aux fins de déterminer la valeur probante, le cas échéant, qui doit être accordée aux renseignements contenus dans une pièce admise en preuve en vertu du présent article, le tribunal peut, sur production d’une pièce, examiner celle-ci, admettre toute preuve à son sujet fournie de vive voix ou par affidavit, y compris la preuve des circonstances dans lesquelles les renseignements contenus dans la pièce ont été écrits, consignés, conservés ou reproduits et tirer toute conclusion raisonnable de la forme ou du contenu de la pièce.

30 (6) For the purpose of determining whether any provision of this section applies, or for the purpose of determining the probative value, if any, to be given to information contained in any record admitted in evidence under this section, the court may, on production of any record, examine the record, admit any evidence in respect thereof given orally or by affidavit including evidence as to the circumstances in which the information contained in the record was written, recorded, stored or reproduced, and draw any reasonable inference from the form or content of the record.

[239]  Amgen soutient que la Cour peut tirer des inférences raisonnables de la preuve de M. Boone pour conclure que la pièce R est une pièce établie dans le cours ordinaire des affaires. Elle se fonde en particulier sur les paragraphes suivants de l’affidavit de M. Boone :

[traduction]

3.  L’avocat d’Amgen m’a demandé de décrire en détail mon travail sur le projet G-CSF, afin d’aider à répondre aux diverses allégations avancées par Pfizer Canada ULC selon lesquelles les revendications 43 à 47 du brevet 537 ne sont pas valides. Le travail qui a mené à l’invention du G-CSF obtenu par génie génétique est déjà décrit de façon assez détaillée dans le brevet 537, mais mon affidavit vise à fournir des détails supplémentaires sur la façon dont l’équipe de M. Souza a mis au point l’invention, y compris les motivations qui ont inspiré les diverses décisions que nous avons prises, les solutions de rechange que nous avons envisagées et les défis que présente chaque étape du processus. Bien que mon travail sur le projet G-CSF ait eu lieu il y a de nombreuses années, il s’agissait d’un événement majeur dans ma carrière, et je me souviens très bien de plusieurs aspects du processus. Ma mémoire est également rafraîchie par l’examen des dossiers qu’Amgen a produits au cours du projet, y compris les notes de laboratoire, dont plusieurs extraits pertinents sont indiqués ci-dessous et annexés en pièces jointes à mon affidavit.

[…]

117. La pièce Q ci-jointe est un dossier de séquençage d’ADN daté du [EXPURGÉ], qui est semblable au document de la pièce P (contenant la séquence avec une erreur), mais dans lequel la séquence comporte des corrections manuscrites et correspond à la séquence que nous avons finalement obtenue pour l’ADNc PPO2, qui figure aux pages 22 à 24 du brevet 537. Je ne sais pas exactement à quel moment les corrections manuscrites ont été faites. Toutefois, je sais que nous avions la séquence corrigée au plus tard le 15 août 1985, date du dossier de séquençage de l’ADN joint à la pièce R (dans laquelle la séquence est entièrement correcte).

[Souligné dans l’original.]

[240]  Amgen note que, au paragraphe 3 de l’affidavit de M. Boone, celui-ci explique que le projet G‑CSF a été un événement majeur dans sa carrière, qu’il se souvient très bien de plusieurs aspects du projet et qu’il s’est rafraîchi la mémoire en examinant des dossiers qu’Amgen a produits au cours du projet, y compris les notes de laboratoire, dont plusieurs extraits pertinents sont annexés en pièces jointes à son affidavit. Amgen se fonde ensuite sur la déclaration de M. Boone au paragraphe 117 selon laquelle il sait qu’ils avaient la séquence correcte au plus tard le 15 août 1985, date du dossier de séquençage de l’ADN joint en tant que pièce R.

[241]  À mon avis, ces paragraphes n’établissent pas que la pièce R constitue une pièce établie dans le cours ordinaire des affaires. Le paragraphe 117, la seule référence à la pièce R dans l’affidavit de M. Boone, indique simplement qu’il s’appuie sur la pièce R pour confirmer la date à laquelle la séquence correcte avait été identifiée. Rien n’indique que la pièce R a été produite dans le cours ordinaire des affaires. De même, le paragraphe 3 indique simplement que M. Boone s’est appuyé sur les dossiers d’Amgen, dont certains extraits sont annexés à son affidavit, pour se rafraîchir la mémoire. Rien dans le paragraphe 3 n’indique que la pièce R a été produite dans le cours ordinaire des affaires. Il n’est pas non plus possible de tirer des inférences en ce sens à partir d’un paragraphe ou de la combinaison de plusieurs paragraphes.

[242]  Je comprends que l’affidavit de M. Boone établit de façon plus générale que M. Boone a joué un rôle important dans le projet G‑CSF, et je suis souscris à l’argument d’Amgen selon lequel l’importance des paragraphes cités tient au fait que la pièce R a été créée pendant qu’il participait à ce projet, de sorte qu’il s’agit d’un élément de preuve admissible. Cependant, cette preuve ne satisfait pas aux exigences de l’article 30 et ne rend pas non plus le document admissible pour établir la véracité de son contenu.

[243]  Je rejette donc la requête présentée par Amgen en vertu de la LPC. Cependant, comme il est expliqué ci-dessous, je ne suis pas convaincu que les efforts déployés par Amgen visant à prouver une date d’invention au 23 août 1985 échouent en raison du rejet de cette requête.

(b)  Force probante restante de la pièce R annexée à l’affidavit de M. Boone

[244]  La position de Pfizer est que, si Amgen ne peut pas s’appuyer sur la pièce R pour établir la véracité de son contenu, elle n’a aucune preuve démontrant qu’elle avait en main soit l’acide aminé soit la séquence d’ADN au 23 août 1985. Cependant, Amgen soutient que l’admission du document original comportant la surbrillance n’est pas nécessaire pour établir la date de son invention. Comme il est indiqué ci-dessus, je souscris à son argument selon lequel la version de la pièce R annexée à l’affidavit de M. Boone est toujours admise en preuve. Amgen se fonde sur le témoignage de M. Boone présenté en contre-interrogatoire selon lequel, même avec les trois paires d’acides aminés barrées, la séquence d’ADN est toujours présente dans la pièce R et correspond au brevet.

[245]  Je note que, immédiatement après avoir témoigné en contre-interrogatoire, M. Boone a convenu avec l’avocat de Pfizer que la séquence d’ADN de la pièce R (datée du 15 août 1985) n’est pas la séquence complète d’ADN de la protéine recombinante exprimée chez E. coli. Cette déclaration n’a pas été expliquée davantage par M. Boone ni approfondie par Pfizer en contre-interrogatoire ni dans ses observations. Toutefois, je pense qu’elle souligne que la pièce R établit la séquence d’ADN pour le G-CSF d’origine naturelle, plutôt que le G-CSF recombinant. Les parties ne contestent pas que la protéine recombinante possède nécessairement un acide aminé supplémentaire, la méthionine [Met], à sa position N-terminale, par suite de son expression chez E. coli. La pièce R ne comprend pas cet acide aminé ni le codon correspondant. Pfizer soulève cet argument supplémentaire pour étayer sa position selon laquelle la pièce R ne décrit pas l’invention du brevet 537. Je reviendrai bientôt sur l’importance de l’acide aminé Met.

[246]  Laissons ce point de côté pour le moment; la question est de savoir si la pièce R peut aider Amgen, alors qu’elle n’a pas été admise pour établir la véracité de son contenu. J’estime que c’est possible. Le critère consiste à établir si l’invention a été présentée sous une forme définie et pratique, par exemple sous forme écrite. À mon avis, la pièce R prouve que l’invention avait été présentée sous une forme écrite avant le 23 août 1985 et que le fait de se fonder sur le document à cette fin ne constitue pas un recours au ouï-dire.

[247]  Bien sûr, Amgen doit encore composer avec le fait que six des acides aminés sont, pour utiliser les mots de M. Boone, barrés dans ce document. Même si j’admets son témoignage selon lequel ce qui se présente comme des ratures est en fait une surbrillance, ces acides aminés sont occultés dans la version de la pièce R déposée en preuve. Par conséquent, la séquence d’acides aminés dans la pièce R n’aide pas particulièrement Amgen. Cependant, comme le soutient Amgen, le témoignage de M. Boone est que la séquence correcte d’ADN se trouve dans ce document. Comme la séquence d’acides aminés découle assez mécaniquement de la séquence d’ADN, j’estime que la pièce R sert de preuve que l’invention a été formulée à la date de ce document.

[248]  Pour en arriver à cette conclusion, j’ai examiné l’argument de Pfizer selon lequel la preuve ne fournit aucune explication sur la pièce R, sur la personne qui l’a produite ou sur son objet. J’admets que la preuve afférente à la pièce R a peu de poids. Cependant, l’affidavit de M. Boone la désigne effectivement comme étant le document d’Amgen, produit au cours du projet G‑CSF auquel il a participé de manière significative et qui faisait état de la séquence d’ADN de l’invention au 15 août 1985. Je considère que la preuve présentée par M. Boone est suffisante pour établir ces faits, et ces faits sont suffisants pour répondre à la position de Pfizer selon laquelle Amgen ne peut pas établir qu’elle avait la séquence en main en date du 23 août 1985.

[249]   Enfin, je reviens à l’argument de Pfizer selon lequel la pièce R n’établit pas la séquence de la revendication 43 en entier, car elle ne comprend pas la méthionine N-terminale ni le codon d’ADN lui correspondant. Pfizer note que M. Maloy a insisté en contre-interrogatoire sur le fait que la méthionine est essentielle à l’invention. Pfizer observe également qu’Amgen pourrait soutenir qu’il allait de soi d’ajouter la méthionine à la séquence de la pièce R. Bien que Pfizer accepte ce point, elle soutient que l’omission de mentionner la méthionine dans la pièce R est fatale quant à l’invention revendiquée par Amgen, car l’ajout de cet acide aminé est l’essence même de l’invention.

[250]  La réponse d’Amgen à cet argument repose sur la demande 959, non pas comme demande de brevet, mais à titre de document supplémentaire permettant d’établir si l’invention avait été formulée au 23 août 1985. L’exemple 6 de la demande 959 indique qu’elle [traduction« […] se rapporte à l’expression d’un polypeptide hpG-CSF chez E. coli au moyen d’une séquence d’ADN codant le [Met-1] hpCSF » et explique, en renvoyant au tableau IX, l’exigence d’inclure un fragment synthétique dans le vecteur d’expression pour ajouter la méthionine et remplacer certains acides aminés détachés par les enzymes dans une expérience antérieure. Le tableau IX montre la séquence d’acides aminés et d’ADN du fragment synthétique, avec la Met (et son codon) en position -1, suivie des trois premiers acides aminés du polypeptide cible (et leurs codons).

[251]  Amgen renvoie également la Cour à la preuve fournie par MM. Boone et Maloy, qui précise le rôle de la méthionine et de la séquence initiale de codons dans l’expression chez E. coli. M. Boone explique qu’en préparant cette expression, Amgen a dû couper la séquence d’ADN à l’intérieur de la région codante, ce qui a entraîné la perte de certains nucléotides initiaux. Il fallait donc remplacer ces nucléotides dans le plasmide final. Il était également nécessaire d’insérer un codon pour la méthionine comme premier codon de la région codante, car Amgen comprenait que ces nucléotides étaient le « codon de départ » nécessaire à l’expression d’une protéine chez E. coli. Comme je l’ai déjà mentionné, je ne crois pas qu’il y ait de différend sur ce point. M. Boone renvoie à la séquence d’ADN codant la méthionine et les acides aminés initiaux comme un « lieur », dont la séquence figure au tableau XVII du brevet 537. Je note que le tableau XVII est identique au tableau IX de la demande 959.

[252]  Dans le même ordre d’idées, en contre-interrogatoire, M. Maloy a déclaré que le tableau IX de la demande 959 indiquait la nécessité d’ajouter une méthionine à la position -1 de la séquence d’acides aminés pour générer la séquence complète de 175 acides aminés.

[253]  J’accepte que la demande 959 démontre qu’au 23 août 1985, Amgen avait déterminé et documenté la nécessité d’ajouter le codon codant la Met, comme le premier des 175 codons codant le G-CSF recombinant, pour exprimer la protéine cible par recombinaison chez E. coli. Il reste à déterminer s’il est problématique pour Amgen que cet élément de l’invention figure dans la demande 959, séparément de la séquence de 174 codons de la pièce R.

[254]  Pfizer fait valoir que, pour établir une date d’invention antérieure à la date de dépôt au Canada, l’invention doit être consignée dans un seul document, ou éventuellement dans des documents incorporés par renvoi dans un seul document. Amgen fait observer que Pfizer n’a invoqué aucun précédent à l’appui de cette proposition. En l’absence d’un tel précédent, je ne vois aucune raison d’adopter une telle restriction. Comme il est souligné dans l’arrêt Lubrizol Corp. c Imperial Oil Ltd., [1992] A.C.F. no 1110 (CAF) au para 32, le fait essentiel à établir est qu’à la date alléguée, l’invention n’était plus simplement une idée qui trottait dans la tête de l’inventeur mais avait pris une forme définie et concrète. Bien qu’il soit approprié d’examiner attentivement la preuve pour vérifier si elle établit ce fait, je ne vois aucun obstacle juridique à se fonder sur plus d’un document si, eu égard à la preuve dans une procédure particulière, ces documents étayent une conclusion selon laquelle l’invention avait été entièrement formulée.

[255]  En conclusion, si Amgen n’était pas en mesure de s’appuyer sur la demande 959 pour établir la date de priorité comme étant le 23 août 1985, je conclus que la preuve établit une date d’invention au plus tard à cette date. J’emploierai donc le 23 août 1985 comme date d’invention dans l’analyse relative à l’évidence qui suit.

XII.  ÉVIDENCE — ANALYSE

A.  Principes juridiques

[256]  Les parties conviennent que le cadre d’analyse à utiliser pour évaluer l’évidence est celui expliqué par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt relatif au Plavix, au paragraphe 67 :

(1)  a) Identifier la « personne versée dans l’art ».

b)  Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

(2)  Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

(3)  Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

(4)  Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

[…]

La question de l’« essai allant de soi » se pose à la quatrième étape […] pour statuer sur l’évidence.

B.  La personne versée dans l’art et ses connaissances générales courantes

[257]  L’identification de la personne versée dans l’art a déjà été effectuée précédemment dans les présents motifs. Par souci de commodité, je réitère que j’ai conclu que la personne qualifiée est une équipe constituée des personnes suivantes :

  1. Un biologiste moléculaire titulaire d’un doctorat et possédant plusieurs années d’expérience professionnelle dans le milieu universitaire ou l’industrie;

  2. Un hématologue possédant un doctorat en médecine et un certificat de spécialiste (ou encore un doctorat en hématologie et plusieurs années d’expérience professionnelle dans le milieu universitaire ou l’industrie);

  3. Un biochimiste des protéines titulaire d’un doctorat et de plusieurs années d’expérience professionnelle dans le milieu universitaire ou l’industrie.

[258]  Les CGC de la personne versée dans l’art s’entendent des connaissances que possède généralement au moment considéré la personne versée dans l’art auxquelles elle fait appel pour exécuter les différentes tâches qui lui incombent en vertu du droit des brevet. Dans l’arrêt Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219 aux para 64-65, les CGC sont décrites de la façon suivante :

[64]  Les connaissances générales courantes n’englobent pas la totalité de l’information relevant du domaine public. Bien que les connaissances générales courantes d’une personne versée dans l’art comprennent à coup sûr des connaissances en matière de brevets, elles ne comprennent pas la connaissance de la totalité des brevets : General Tire, aux p. 481 à 484. Pas plus d’ailleurs qu’elles ne comprennent la connaissance de la totalité des articles de journaux ou des autres renseignements de nature technique : British Acoustic Films Ltd. c. Nettleford Productions (1935), 53 R.P.C. 221, à la p. 250, citée avec approbation dans General Tire, aux p. 482-483.

[65]  Au contraire, il est maintenant reconnu que les connaissances générales courantes se limitent aux connaissances que possède généralement au moment considéré la personne versée dans l’art dans le domaine de la technique ou de la science dont relève l’invention : Sanofi, au par. 37; Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024 (Free World Trust), au par. 31. Par conséquent, les connaissances générales courantes ne concernent qu’un sous-ensemble de brevets, d’articles de journaux et de renseignements techniques qui sont généralement reconnus par les personnes versées dans l’art comme faisant partie des connaissances générales courantes dans le domaine dont relève l’invention […]

[259]  Le paragraphe 24 de l’arrêt Mylan Pharmaceuticals ULC c Eli Lilly Canada Inc., 2016 CAF 119 va dans le même sens :

[24]  Les connaissances générales courantes, quant à elles, s’entendent des « connaissances que possède généralement une personne versée dans l’art en cause au moment considéré » : voir Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265, au paragraphe 37. Contrairement aux antériorités, qui sont une catégorie générale regroupant tous les renseignements précédemment divulgués dans le domaine, un élément d’information ne fait partie des connaissances générales courantes que si une personne versée dans l’art en serait informée et reconnaîtrait cette information comme constituant [traduction] « un bon fondement pour les actions à venir » : voir General Tire & Rubber Co. v. Firestone Tyre & Rubber Co., [1971] F.S.R. 417, (1972) R.P.C. 457, à la page 483 (C.A.).

[260]  Je ne crois pas que les parties soient en désaccord sur ces principes. En effet, il semble également y avoir très peu de désaccord quant aux CGC pertinentes, dont il faudra tenir compte, selon l’application de ces principes, dans la conduite de l’analyse relative à l’évidence. Dans ses observations finales écrites, Amgen reconnaît que les parties s’entendent généralement sur les connaissances scientifiques de base que la personne versée dans l’art aurait possédées au 23 août 1985.

[261]  Selon l’expert de Pfizer, le Dr Van Etten, comprendre les techniques courantes de la biochimie des protéines (y compris la purification et le repliement des protéines et le séquençage des acides aminés), de la biologie moléculaire (y compris la technologie de l’ADN recombinant) et de l’hématologie (y compris les essais cellulaires) et savoir comment les mettre en œuvre sont des compétences qui font partie des CGC. Dans son rapport, il explique longuement les notions scientifiques qu’il considère comme faisant partie des CGC dans ces domaines. Cela comprend des annexes qui fournissent beaucoup de détails dans chacun des domaines suivants :

  1. Cloner un gène à l’aide de « l’approche par sonde », en commençant par une petite partie de la séquence d’acides aminés d’une protéine et en employant une sonde pour établir la séquence complète des acides aminés de la protéine en utilisant le gène comme intermédiaire;

  2. Exprimer directement une protéine recombinante chez E. coli;

  3. Purifier et replier la protéine pour qu’elle ait une activité biologique et confirmer cette activité par des essais.

[262]  M. Boxer décrit de la même façon les CGC de la personne versée dans l’art comme incluant une compréhension des principes fondamentaux de la biologie moléculaire et de la biochimie des protéines, ce qui engloberait les techniques et les outils existants de la technologie de l’ADN recombinant et de la biochimie des protéines au 23 août 1985.

[263]  M. Hermodson, expert de Pfizer dans le séquençage des acides aminés, fournit une explication détaillée sur la structure des protéines, le processus de séquençage des acides aminés, le processus itératif utilisé par les chercheurs pour séquencer les protéines et son opinion sur les résultats utiles du séquençage des acides aminés. Selon lui, cette information aurait été incluse dans les CGC du biochimiste spécialisé dans l’étude des protéines. Je crois comprendre que M. Hermodson utilise le terme « biochimiste spécialisé dans l’étude des protéines » pour faire référence à la personne versée dans l’art, mais en particulier au(x) membre(s) de « l’équipe » de la personne versée dans l’art à laquelle est destiné l’exemple 1 du brevet 537. Comme il a été indiqué précédemment, l’exemple 1 décrit le processus qu’Amgen a utilisé pour séquencer partiellement la protéine cible, ce qui relève de l’expertise de M. Hermodson et est au cœur de la preuve qu’il a présentée.

[264]  En ce qui concerne les experts d’Amgen, M. Maloy fait référence au rapport du Dr Van Etten, en particulier ses annexes, comme comprenant beaucoup de détails sur divers outils et techniques de laboratoire qui avaient déjà été divulgués dans l’art antérieur, avant août 1985. De façon générale, M. Maloy convient que les techniques et outils individuels décrits par le Dr Van Etten auraient été à la disposition de la personne versée dans l’art. Cependant, M. Maloy déclare qu’ils pourraient ne pas avoir fait partie des CGC.

[265]  D’une façon quelque peu similaire, le Dr Griffin ne souscrit pas à l’affirmation selon laquelle toutes les publications citées par le Dr Van Etten feraient partie des CGC dans le domaine dont relève le brevet. Il explique que, en 1985‑1986, la recherche scientifique n’a pas eu lieu à l’aide d’outils en ligne. Les renseignements provenaient plutôt de la participation à des conférences, de la lecture de revues auxquelles des personnes étaient abonnées ou qui étaient accessibles dans des bibliothèques, ou d’articles diffusés ou discutés entre collègues dans le domaine. Par conséquent, il ne pouvait être garanti que l’information contenue dans les publications faisait partie des CGC dans le domaine bien après la date de publication, et ce, seulement si elle avait une incidence significative dans le domaine. Le Dr Griffin estime que les manuels disponibles à l’époque auraient fait partie des CGC.

[266]   M. Speicher, expert d’Amgen dans le séquençage des acides aminés, décrit les CGC de la personne versée dans l’art comme étant composées des approches générales de purification des protéines et de séquençage partiel des acides aminés en 1985, du fonctionnement des séquenceurs automatiques d’acides aminés employant la dégradation d’Edman et d’une certaine capacité à identifier les séquences partielles d’acides aminés lorsqu’on dispose d’une quantité suffisante d’une protéine expérimentale suffisamment pure qui produit des signaux forts et simples.

[267]  Ces opinions des experts d’Amgen ne représentent évidemment pas une approbation sans réserve des opinions des experts de Pfizer quant aux CGC pertinentes. Cependant, comme il a été souligné précédemment, Amgen décrit les parties comme s’entendant généralement sur les connaissances scientifiques de base que la personne qualifiée aurait possédées au 23 août 2985. En formulant cette remarque, Amgen fait référence aux témoignages de MM. Maloy et Griffin exposés ci-dessus. Amgen identifie une technique particulière, à savoir l’utilisation de sondes à base d’inosine, une pratique qui était devenue courante au 23 août 1985. Je reviendrai sur ce point particulier plus loin dans les présents motifs. Sinon, ni Amgen ni ses experts n’ont mentionné de publications, de techniques ou d’outils particuliers comme n’étant pas entrés dans les CGC à cette date. J’accepte la description des CGC donnée par les experts de Pfizer.

[268]  Cela dit, à ce stade de l’analyse, je ne parviens bien entendu à aucune conclusion sur la question de savoir si les CGC sont suffisantes pour combler l’écart entre l’état de la technique et le concept inventif qui sous-tend les revendications invoquées. Je suis conscient qu’Amgen et ses experts contestent avec force les opinions des experts de Pfizer sur cette question, ce qui sera traité plus loin dans mon analyse.

C.  Concept inventif

[269]  La deuxième étape du critère de l’évidence énoncé dans l’arrêt relatif au Plavix exige la définition du concept inventif – l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation. La Cour d’appel fédérale a récemment fourni des précisions sur cette étape du critère dans l’arrêt Ciba Specialty Chemicals Water Treatments Limited c SNF Inc., 2017 CAF 225 [arrêt Ciba] aux para 72-77 :

[72]  La prochaine question en litige porte sur la détermination de l’idée originale. L’arrêt Pozzoli offre des conseils quant à la façon d’aborder l’idée originale. Au paragraphe 17 des motifs de la Cour d’appel, le lord juge Jacob a cité ses motifs dans la décision de la Cour d’appel dans Unilever v. Chefaro, [1994] R.P.C. 567 (Unilever), à la page 580 :

[traduction]

C’est l’idée originale de la revendication en question qu’il faut prendre en considération, et non une idée générale tirée de l’ensemble du mémoire descriptif. Chaque revendication peut correspondre, et correspond en général, à une idée originale distincte. La première étape de la définition de cette idée sera selon toute vraisemblance une question d’interprétation : que signifie la revendication? On pourrait penser qu’il n’y a pas de deuxième étape, que l’idée coïncide avec le contenu de la revendication, un point c’est tout. Mais ce serait manquer de la souplesse nécessaire et ce n’est pas là ce que font les tribunaux qui appliquent la première étape du critère Windsurfing. Ce serait manquer de souplesse parce que si l’on se contente d’interpréter la revendication, on néglige d’établir la distinction nécessaire entre ses éléments importants et ceux qui, quoiqu’ils limitent la portée de la revendication, ne le sont pas. L’opération consiste à définir l’essence de la revendication.

[73]  Ce passage précède les enseignements de la Cour suprême relativement à l’interprétation des brevets dans Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067, au paragraphe 45 :

L’interprétation téléologique repose donc sur l’identification par la cour, avec l’aide du lecteur versé dans l’art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituait les éléments « essentiels » de son invention. [...]

[74]  La décision Unilever vient rappeler, de façon très pertinente, que c’est l’idée originale qui est en cause, [traduction] « et non une idée générale tirée de l’ensemble du mémoire descriptif » : Unilever, à la page 569. La recherche de l’idée originale est compliquée, en partie, par l’utilisation faite ou devant être faite de la partie du mémoire descriptif sur la divulgation. Dans Connor Medsystems Inc. v. Angiotech Pharmaceuticals Inc., [2008] UKHL 49, [2008] R.P.C. 28 (Connor), lord Hoffman a écrit au paragraphe 19 que [TRADUCTION] « le titulaire du brevet est en droit d’exiger que la question de l’évidence soit déterminée par rapport à sa revendication et non à quelque paraphrase vague fondée sur la portée de la divulgation figurant dans le mémoire descriptif ».

[75]  Cet accent sur l’importance des revendications est conforme à l’article 28.3 de la Loi, qui dispose : « L’objet que définit la revendication [...] ne doit pas [...] être évident ».

[76]  Lord Jacob était conscient que les possibles difficultés entourant la définition de l’idée originale pourraient se transformer [TRADUCTION] « en débat périphérique superflu ». Il a donc conseillé : [TRADUCTION] « si un désaccord sur l’idée originale d’une revendication devient trop complexe, la façon raisonnable de procéder consiste à l’oublier et à se concentrer simplement sur les caractéristiques de la revendication » (Pozzoli, au paragraphe 19). Lord Hoffman a écrit, encore une fois dans Connor, au paragraphe 20, que l’idée originale [TRADUCTION] « devient une perte de temps presque dès l’apparition d’un désaccord à son sujet ».

[77]  Il peut y avoir des cas où l’idée originale peut être comprise sans difficulté, mais il me semble que puisque l’expression « idée originale » n’est toujours pas définie, la recherche de l’idée originale a entraîné une confusion considérable dans la règle de l’évidence. Cette confusion peut être réduite en évitant tout simplement l’idée originale et en interprétant plutôt la revendication. Jusqu’à ce que la Cour suprême soit en mesure d’élaborer une définition pratique de l’« idée originale », cela me semble être une utilisation plus judicieuse du temps des parties et de la Cour fédérale que de perdre son temps et s’engager dans un débat périphérique superflu.

[Non souligné dans l’original.]

[270]  Conformément au raisonnement exposé dans l’arrêt Ciba, le Dr Van Etten est d’avis que le concept inventif de chacune des revendications invoquées n’est pas différent de la compréhension de ces revendications chez la personne versée dans l’art (c.-à-d. son interprétation des revendications). Il adopte donc ses opinions sur l’interprétation des revendications (examinées plus tôt dans les présents motifs) aux fins de cette étape dans l’analyse selon l’arrêt relatif au Plavix. Pfizer fait valoir que les analyses relatives à l’évidence menées par les experts d’Amgen sont déficientes en partie parce qu’ils ne donnent pas leur avis sur le concept original des revendications invoquées. Cependant, Amgen note que M. Maloy a fourni des avis sur l’interprétation des revendications et, se fondant sur l’arrêt Ciba, soutient que cela suffit pour définir le concept inventif des revendications (voir également l’arrêt Tearlab Corporation c I-MED Pharma Inc., 2019 CAF 179 au para 75-78).

[271]  En réponse à cet argument, Pfizer renvoie la Cour à la décision Eli Lilly Canada Inc. c Apotex Inc., 2018 CF 736 [décision Eli Lilly] aux para 97 et 98. Pfizer soutient que, dans la décision Eli Lilly, le juge Manson s’est écarté du raisonnement exposé dans l’arrêt Ciba et s’est recentré sur le concept inventif, comme il est expliqué dans l’arrêt relatif au Plavix. Je ne suis pas d’accord avec la caractérisation de la décision Eli Lilly par Pfizer. Au contraire, le juge Manson a expressément conclu que, si l’on en fait une lecture téléologique, comme l’enseignent l’arrêt relatif au Plavix et l’arrêt Novopharm CSC, l’arrêt Ciba ne limite pas la manière dont il faut déterminer l’évidence (au para 98).

[272]  Pfizer soutient également que l’interprétation des revendications de M. Maloy ne peut pas servir d’opinion sur le concept inventif des revendications invoquées, car il a effectué cette analyse en 2007 (la date de publication), et non en 1985 (la date de priorité, lorsque l’évidence est évaluée). Je ne vois pas en quoi cette distinction aide Pfizer en l’espèce. Le Dr Van Etten a également réalisé son analyse de l’interprétation des revendications à partir de 2007 et a pourtant adopté ces interprétations pour se prononcer sur le concept inventif. De plus, Pfizer n’a relevé, dans les interprétations qui s’appliqueraient à partir des différentes dates, aucune différence qui minerait la fiabilité des interprétations de M. Maloy.

[273]  Quoi qu’il en soit, je souscris à la position d’Amgen selon laquelle les différences entre les positions respectives des parties sur l’interprétation des revendications sont sans conséquence quant à l’analyse relative à l’évidence. J’ai déjà tenu compte de ce point lors de l’interprétation des revendications invoquées plus tôt dans les présents motifs. Étant donné que les différences dans les interprétations proposées par les parties sont sans importance, j’adopte les interprétations de revendications énoncées à l’annexe « A » des présents motifs comme idées originales des revendications invoquées.

[274]   En tirant cette conclusion, je suis conscient du fait que le juge Hughes a jugé que l’idée originale, qui est incorporée dans la revendication 43, est un polypeptide produit de manière recombinante qui comporte une séquence d’acides aminés commençant par une Met, suivie par une partie ou la totalité de la séquence d’acides aminés de la protéine de Welte et possédant une partie ou la totalité de ses propriétés biologiques (voir la décision Apotex, au para 96). Cependant, j’ai déjà conclu qu’il y avait de bonnes raisons de ne pas adopter automatiquement l’interprétation de la revendication de la décision Apotex. Cette conclusion s’applique également au concept inventif (voir également l’arrêt Allergan, au para 50).

[275]  Je note effectivement que l’interprétation faite par le juge Hughes de la revendication 43 incluait un renvoi aux propriétés biologiques du polypeptide. À cet égard, Pfizer souligne dans ses observations finales ce qu’elle décrit comme une incohérence dans la position d’Amgen. Comme il a été indiqué précédemment dans les présents motifs, l’avocat d’Amgen a confirmé au cours du procès qu’il n’affirme pas que la revendication 43 inclut comme élément essentiel un polypeptide ayant une activité biologique. Cependant, dans ses observations écrites finales, Amgen soutient que : a) la démonstration d’une activité commune au G-CSF d’origine naturelle était essentielle pour que l’inventeur estime que l’invention des revendications 43 à 47 avait été réalisée (c.-à-d. qu’une version recombinante de la protéine avait été produite avec succès); et b) la détermination ou la prédiction valable du fait que le G-CSF recombinant ait l’activité du G-CSF d’origine naturelle était également essentielle à la revendication 47.

[276]  Les arguments d’Amgen ne présentent aucune incohérence en ce qui concerne la revendication 47, dont les parties conviennent qu’elle inclut une exigence d’activité biologique, c’est-à-dire une activité de stimulation des colonies de granulocytes. Cependant, en ce qui concerne les autres revendications, la preuve d’expert ne permet pas de conclure qu’elles incluent une telle exigence. Dans la mesure où Amgen formule simplement un argument lié aux expérimentations nécessaires pour réaliser son invention, pertinent pour évaluer si les différences entre l’état de la technique et le concept inventif étaient évidentes, cette question est bien sûr abordée plus loin dans les présents motifs.

D.  État de la technique

[277]  L’étape suivante du cadre d’analyse concernant l’évidence dont il est question dans l’arrêt relatif au Plavix consiste à recenser les différences, le cas échéant, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation. Cette analyse nécessite d’abord que l’on détermine en quoi consistait l’art antérieur pertinent pour le brevet 537 au 23 août 1985.

[278]  Dans son rapport, le Dr Van Etten annexe en tant que pièce « H-1 » une liste d’antériorités, qui lui a été fournie par l’avocat de Pfizer, qu’il estime être représentative de l’état de la technique à l’égard de l’objet du brevet 537 au 23 août 1985. Il estime que ces documents auraient pu être trouvés au moyen d’une recherche raisonnablement diligente à cette date, car ils ne sont pas obscurs : presque tous sont des articles parus dans des revues scientifiques ou des chapitres d’ouvrages scientifiques disponibles dans les bibliothèques universitaires. Il fait remarquer que la liste est représentative de l’état de la technique, mais pas exhaustive, car de nombreux autres articles de revues et livres sur la technologie de l’ADN recombinant ont été publiés au milieu des années 1980. Cependant, le Dr Van Etten considère que cette liste de documents reflète fidèlement l’état de la technique et trouve le juste milieu en fournissant l’état de la technique concernant le brevet 537 sans énumérer les milliers de publications qui auraient été trouvées dans le cadre d’une recherche exhaustive.

[279]  Amgen n’a désigné aucun document particulier sur cette liste qui ne devrait pas être inclus dans les antériorités. Elle n’a pas non plus plaidé en faveur de l’inclusion d’autres documents. Au lieu de cela, Amgen reconnaît que les antériorités comprenaient Welte 1985, Maniatis 1982 et une abondante littérature publiée avec des exemples individuels de projets de technologie recombinante. Comme le note à juste titre Amgen, le désaccord des parties tient à la question de savoir dans quelle mesure l’état de la technique a préparé la personne versée dans l’art à réussir à fabriquer une version recombinante de G‑CSF. À mon avis, il est préférable de considérer les arguments des parties sur cette question non pas au moment de déterminer l’état de la technique, mais à l’étape finale de l’analyse selon l’arrêt relatif au Plavix, pour évaluer si les différences entre l’état de la technique et le concept inventif des revendications auraient été évidentes pour la personne versée dans l’art.

[280]  J’adopte la liste des antériorités du Dr Van Etten comme représentant l’état de la technique aux fins de l’analyse relative à l’évidence. L’analyse en l’espèce se concentrera en détail sur seulement un petit nombre d’antériorités (tels que Welte 1985 et Maniatis 1982). Je n’ai donc pas besoin d’inclure la liste complète ici. Lorsque cela est important, j’indiquerai ci-dessous toute antériorité qui n’a pas été indiquée précédemment.

E.  Différences entre l’état de la technique et le concept inventif des revendications

[281]  Comme Pfizer le fait remarquer à juste titre, le Dr Van Etten est le seul expert qui s’est expressément prononcé sur les différences entre l’état de la technique et le concept inventif des revendications invoquées. Pour l’étape finale de l’analyse selon l’arrêt relatif au Plavix en lien avec la revendication 43, le Dr Van Etten indique que Welte 1985 est l’élément clé de l’art antérieur, et il conclut que les seules différences entre la protéine recombinante (qui est le concept inventif de la revendication 43) et la protéine naturelle identifiée dans Welte 1985 sont les suivantes : (i) la détermination de la séquence des acides aminés du hpG-CSF d’origine naturelle; et (ii) l’ajout d’un résidu de méthionine N-terminal à cette séquence pour permettre l’expression recombinante chez E. coli.

[282]  J’estime que les observations d’Amgen dénotent essentiellement la même position, notamment que personne ne connaissait les séquences d’ADN et d’acides aminés du hpG-CSF d’origine naturelle, que personne n’avait exprimé le hpG-CSF recombinant et que personne n’avait publié de protocole pour exprimer le hpG-CSF recombinant avant que l’équipe de M. Souza ne le fasse chez Amgen. J’adopte la description donnée par le Dr Van Etten quant aux différences entre l’état de la technique et le concept inventif de la revendication 43.

[283]  Je note que le juge Hughes a conclu que la différence entre le concept inventif de la revendication 43 et Welte 1985 était la séquence d’acides aminés d’un polypeptide commençant par une Met qui comporte une partie ou la totalité des séquences du facteur de Welte (c.-à-d. la protéine) et une partie ou la totalité de ses propriétés biologiques (voir la décision Apotex, au para 97). Outre les propriétés biologiques (qui ne font pas partie de l’interprétation actuelle de la revendication 43), cette définition de l’écart est, pour l’essentiel, conforme à celle que j’ai adoptée ci-dessus.

[284]  Avant de terminer avec la revendication 43, je constate que le seul écart en cause à l’étape suivante du critère de l’évidence dans l’arrêt relatif au Plavix est la définition de la séquence d’acides aminés du hpG-CSF d’origine naturelle. Je ne comprends pas qu’Amgen soutienne que l’autre écart, l’ajout de la méthionine N‑terminale, n’était pas évidente. Comme le soutient Pfizer, M. Maloy reconnaît qu’une méthionine N‑terminale est requise pour l’expression d’une protéine recombinante chez E. coli.

[285]  En ce qui concerne les revendications 44 à 46, Pfizer est d’avis qu’il n’y a pas d’écart supplémentaire entre l’état de la technique et ces revendications. Le Dr Van Etten a affirmé que les revendications 44 à 46 n’ajoutent à la revendication 43 que les outils d’analyse de l’ADN connus et courants (ADN recombinant, vecteur d’expression et cellule hôte transformée) nécessaires pour produire la protéine recombinante de la revendication 43. Je souscris à cette analyse (et je ne comprends pas qu’Amgen soutienne le contraire).

[286]   Enfin, Pfizer observe en outre les différences suivantes entre l’état de la technique et le concept inventif de la revendication 47 : a) le processus général de culture d’une cellule hôte, puis d’expression et de purification de la protéine recombinante de la revendication 43; et b) le fait que la protéine purifiée possède une activité de stimulation des colonies de granulocytes. Ces différences additionnelles sont étayées par le rapport du Dr Van Etten et cadrent avec l’interprétation de la revendication 47. Pareillement, Amgen soutient que la détermination ou la prédiction valable du fait que le hpG-CSF recombinant ait l’activité du hpG-CSF d’origine naturelle était également essentielle à la revendication 47. Les observations des parties sont compatibles avec l’interprétation de la revendication 47. J’adopte la définition donnée par Pfizer des différences additionnelles entre l’état de la technique et le concept inventif de la revendication 47.

F.  Les différentes seraient-elles évidentes pour la personne versée dans l’art?

1.  Principes juridiques – Critère de l’essai allant de soi

[287]  L’étape finale du critère de l’évidence énoncé dans l’arrêt relatif au Plavix consiste à se demander si, abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, les différences indiquées ci-dessus constituent des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent quelque inventivité? C’est à cette étape que la question de l’« essai allant de soi » peut survenir. Pour ce qui est du moment où l’essai allant de soi serait indiqué, voici ce que la Cour explique dans l’arrêt relatif au Plavix (au para 68) :

[68]  Dans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation, le recours à la notion d’« essai allant de soi » pourrait être indiqué. Dans ces domaines, de nombreuses variables interdépendantes peuvent se prêter à l’expérimentation. Par exemple, certaines inventions du secteur pharmaceutique pourraient justifier son application étant donné l’existence possible de nombreuses compositions chimiques semblables pouvant donner lieu à des réponses biologiques différentes et être porteuses de progrès thérapeutiques notables.

[288]   Bien que les prétentions de Pfizer incluent un bref argument sur l’évidence sans recourir au critère de l’essai allant de soi, la plupart des prétentions des deux parties ont recours à ce critère. À mon avis, en appliquant les directives ci-dessus de l’arrêt relatif au Plavix, ce critère convient bien à l’analyse relative à l’évidence dans ce cas particulier. L’arrêt relatif au Plavix fournit le cadre suivant pour l’application du critère [ajout des termes définis] :

[69]  Lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, les éléments énumérés ci‑après doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence. Tout comme ceux pertinents pour l’antériorité, ils ne sont pas exhaustifs et s’appliquent selon la preuve offerte dans le cas considéré.

1. Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art? [le facteur de l’évidence]

2. Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants? [le facteur de l’ampleur des efforts]

3. L’art antérieur fournit‑[il] un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet? [le facteur de motivation]

[70]  Les mesures concrètes ayant mené à l’invention peuvent constituer un autre facteur important. Il est vrai que l’évidence tient en grande partie à la manière dont l’homme du métier aurait agi à la lumière de l’art antérieur. Mais on ne saurait pour autant écarter l’historique de l’invention, spécialement lorsque les connaissances des personnes qui sont à l’origine de la découverte sont au moins égales à celles de la personne versée dans l’art.

[71]  Par exemple, le fait pour l’inventeur et les membres de son équipe de parvenir à l’invention rapidement, facilement, directement et à relativement peu de frais, compte tenu de l’art antérieur et des connaissances générales courantes, pourrait étayer une conclusion d’évidence, sauf lorsque leurs efforts et leurs connaissances se sont révélés plus grands que ceux attribués à la personne versée dans l’art. Leur démarche tendrait à indiquer qu’une personne versée dans l’art, grâce à ses connaissances générales courantes et à l’art antérieur, aurait agi de même et serait arrivée au même résultat. Par contre, lorsque temps, fonds et efforts ont été consacrés à la recherche ayant finalement mené à l’invention, et ce, avant que l’inventeur ne se mette à la recherche de l’invention ou qu’on ne lui enjoigne de le faire, y compris les démarches qui se sont révélées vaines et inutiles, une conclusion de non‑évidence pourrait être fondée. On pourrait en déduire que la personne versée dans l’art n’aurait pas fait mieux en s’appuyant sur ses connaissances générales courantes et sur l’art antérieur. En fait, lorsque les intéressés, y compris l’inventeur et les membres de son équipe, avaient de grandes compétences dans le domaine technique en cause, la preuve pourrait indiquer que la personne versée dans l’art aurait obtenu des résultats bien pires et ne serait vraisemblablement pas parvenue à l’invention. Il ne lui aurait pas paru évident d’emprunter le parcours ayant mené à l’invention.

[289]  Comme le note Amgen, la démarche de l’inventeur n’est qu’indirectement pertinente pour le critère de l’essai allant de soi, dans la mesure où il permet de déduire comment la personne qualifiée aurait agi. Dans l’arrêt Société Bristol-Myers Squibb Canada c Teva Canada Limitée, 2017 CAF 76, la Cour d’appel a décrit au paragraphe 44l a démarche de l’inventeur comme étant essentiellement une précision sur le facteur de l’ampleur des efforts énoncé dans l’arrêt relatif au Plavix.

[290]  Au bout du compte, le seuil que Pfizer doit atteindre est énoncé au paragraphe 66 de l’arrêt relatif au Plavix :

[66]  Pour conclure qu’une invention résulte d’un « essai allant de soi », le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas.

2.  Facteur de la motivation

[291]  En ce qui a trait aux facteurs de l’essai allant de soi, le facteur de la motivation peut être traité relativement rapidement, car les observations des parties sur ce facteur sont brèves.

[292]  Pfizer soutient que ce facteur joue entièrement en sa faveur, car les experts des parties conviennent qu’en 1985, à la suite de Welte 1985, la production d’un G-CSF recombinant suscitait une motivation particulière. Pfizer souligne notamment l’accord général de M. Maloy avec le Dr Van Etten et M. Boxer quant au fait qu’en août 1985, il y aurait eu une forte motivation à produire un G-CSF recombinant.

[293]  Conformément à la preuve en l’espèce, le juge Hughes a tiré la conclusion suivante sur ce point au paragraphe 103 de la décision Apotex :

[103]  Welte avait déjà identifié la protéine cruciale, l’avait isolée, l’avait purifiée et l’avait caractérisée à plusieurs égards, mais pas la séquence d’acides aminés. Welte a conclu son document en laissant entendre que la lignée cellulaire 537 est une source utile pour une production à grande échelle ainsi que pour l’isolation et le clonage du gène pertinent. Il n’y a aucun doute dans mon esprit que cela a incité des laboratoires scientifiques de pointe, comme Amgen, à entreprendre ce travail.

[294]  Amgen reconnaît que la personne versée dans l’art aurait reconnu l’utilité de cloner et d’exprimer par recombinaison le gène de la protéine identifiée par Welte 1985 et que ce facteur joue en faveur d’une conclusion d’évidence. Cependant, Amgen souligne qu’il ne s’agit que d’un seul facteur d’une liste non exhaustive de facteurs et qu’il n’est pas déterminant. Elle fait valoir que, si la présence d’une vague motivation à réussir était tout ce qui était nécessaire pour rendre évident un nouveau produit médicamenteux thérapeutique, aucun d’entre eux ne serait inventif. Amgen fait observer que, dans la décision Laboratoires Servier c Apotex Inc., 2008 CF 825 [décision Laboratoires 2008] au para 258, conf par 2009 CAF 222 au para 34, l’invention s’est révélée non évidente malgré la présence avérée d’une motivation, du moins de façon générale, pour parvenir à l’invention.

[295]  Je conviens avec Amgen que le facteur de la motivation n’est qu’un seul facteur et qu’il n’est pas déterminant. Cependant, je considère également qu’il y a une distinction entre, d’une part, ce qu’Amgen décrit comme une vague motivation à réussir ou une motivation en général et, d’autre part, une motivation pour réaliser un produit en particulier. La motivation en l’espèce appartient à cette dernière catégorie. Je suis d’accord avec Pfizer : ce facteur particulier est entièrement en sa faveur.

3.  Facteur de l’évidence

[296]  En ce qui concerne ce facteur, il faut se demander s’il est plus ou moins évident que ce qui est essayé devrait fonctionner, y compris examiner s’il existe un nombre déterminé de solutions prévisibles connues de la personne versée dans l’art. Sur ce point, les positions des parties et les témoignages de leurs experts respectifs divergent considérablement.

(a)   Experts de Pfizer

[297]  Pfizer soutient qu’il aurait été plus ou moins évident pour la personne versée dans l’art que la protéine recombinante pouvait être fabriquée (revendications 43 à 46) et purifiée pour exercer une activité de stimulation des colonies de granulocytes (revendication 47). Pfizer s’appuie sur le témoignage du Dr Van Etten selon lequel la technologie de l’ADN recombinant est apparue au milieu des années 1970 comme un nouveau domaine de la biologie moléculaire qui, entre autres choses, a permis aux scientifiques de manipuler l’ADN in vitro. En 1985, la technologie avait été utilisée à de nombreuses reprises pour produire de grandes quantités de protéines qui, comme le G-CSF, n’étaient disponibles qu’en petites quantités auprès de sources naturelles. Le Dr Van Etten affirme que l’expression des protéines recombinantes était peut-être l’application pratique la plus courante de la technologie de l’ADN recombinant.

[298]  Le Dr Van Etten qualifie le manuel Maniatis 1982 de guide complet de premier plan en matière de technologie de l’ADN recombinant. Il est d’accord avec les déclarations contenues dans ce manuel voulant qu’il y soit décrit en détail presque toutes les tâches de laboratoire liées au clonage moléculaire et que les protocoles qui y figurent ont tous fait l’objet d’essais rigoureux et ont été utilisés avec succès dans les laboratoires des auteurs. Citant Kevin Struhl, « Cloning cookbook for the laboratory » (1985), 316 Nature 222 à 222, le Dr Van Etten affirme que le passage suivant reflète ses souvenirs de Maniatis 1982 :

[traduction]

Il y a dix ans, le clonage moléculaire était un art pratiqué seulement dans quelques laboratoires californiens. Maintenant que tout un chacun se met à manipuler l’ADN recombinant, le champ a explosé en une technologie vaste et complexe qui dépasse largement la capacité d’une personne à apprendre et à se remémorer parfaitement. En outre, comme ces techniques sont devenues précieuses dans presque tous les domaines des sciences biologiques, il arrive fréquemment que ceux qui veulent les utiliser ne soient pas formés comme biologistes moléculaires. Bref, il est grand temps d’avoir un livre de cuisine qui contienne une collection raisonnablement complète de recettes faciles à suivre et mises à jour.

Il y a trois ans, le Cold Spring Harbor Laboratory a publié une telle collection, Molecular Cloning : A Laboratory Manual par Maniatis, Fritsch et Sambrook. Ce livre est omniprésent dans les laboratoires de biologie moléculaire et il est utilisé à un tel point qu’on l’appelle souvent « la Bible ». Bien que les experts utilisent habituellement des versions abrégées des procédures, les méthodes sont clairement décrites et elles fonctionnent.

[299]  Le Dr Van Etten explique qu’en 1985, la technologie de l’ADN recombinant s’était étendue au-delà des établissements d’enseignement et des sociétés de biotechnologie de pointe et était devenue un outil de presque tous les laboratoires contemporains dans n’importe quel domaine de la biologie ou de la biochimie. Il affirme également que le succès d’Amgen à produire la protéine recombinante n’était pas surprenant, car il n’y avait qu’un nombre limité de façons d’utiliser la technologie de l’ADN recombinant pour exprimer la protéine.

[300]  L’expert de Pfizer, M. Boxer, s’est également exprimé sur l’évidence, en se concentrant sur la partie du processus qui suit l’isolement du gène codant la protéine naturelle. Selon lui, il allait de soi qu’une forme recombinante de la protéine, avec une méthionine N-terminale supplémentaire, pourrait être fabriquée chez E. coli, et que la personne versée dans l’art se serait attendue à pouvoir l’obtenir par expression directe. M. Boxer explique que l’expression directe des protéines de mammifères chez E. coli était une pratique courante au 23 août 1985. Il est également d’avis qu’en date du 23 août 1985, il existait un nombre limité de façons de produire de grandes quantités de hpG-CSF, l’expression directe étant le moyen le plus direct et le plus privilégié.

[301]  M. Hermodson parle également d’évidence, mais, à mon avis, son opinion est principalement axée sur le facteur de l’ampleur des efforts dans l’analyse relative à l’évidence, en s’appuyant de manière significative sur la démarche d’Amgen, comme il est démontré par l’exemple 1 du brevet 537. J’examinerai cet aspect de son opinion plus loin dans les présents motifs. Cependant, M. Hermodson a également été invité à examiner Welte 1985 et à commenter ce que les chercheurs travaillant sur les protéines auraient fait avec les renseignements contenus dans cette publication. Cette opinion pourrait être pertinente quant à l’évidence et sera examinée sous peu au sujet des arguments des parties concernant « l’aveuglement » des experts.

(b)  Experts d’Amgen

[302]  M. Maloy est d’avis que l’art antérieur n’aurait pas pu garantir à la personne versée dans l’art en août 1985 qu’il était plus ou moins évident que la purification des protéines suivie du séquençage de l’acide aminé N-terminal permettrait de déterminer la séquence des acides aminés du G-CSF. L’art antérieur n’a pas non plus enseigné de méthode de production et d’isolement du G-CSF recombinant biologiquement actif qu’une personne versée dans l’art aurait pu utiliser en étant assurée de son succès. M. Maloy affirme que l’art antérieur enseignait plutôt qu’il n’était pas rare que des protéines qu’on estimait purifiées à l’homogénéité présentent des contaminants qui empêchaient un séquençage adéquat des acides aminés, et que la mise au point d’un processus pour produire des protéines recombinantes correctement repliées constituait un défi important, pour lequel il n’existait pas de solution universelle.

[303]  M. Maloy conclut que la personne versée dans l’art aurait su qu’il existait une multitude d’outils et de techniques pour tenter de cloner et d’exprimer par recombinaison le gène de la protéine identifiée par Welte 1985; toutefois, sans bénéficier des connaissances obtenues a posteriori dans le brevet 537, la personne versée dans l’art n’aurait pas été en mesure de déterminer une voie qui allait forcément fonctionner.

[304]  M. Speicher est d’avis que les séquences d’acides aminés obtenues par l’équipe de M. Souza ont été déterminées grâce à l’application d’une combinaison substantielle de compétences spécialisées, de jugement et de créativité, et dépassaient les capacités de la personne versée dans l’art au 23 août 1985. Il déclare qu’il n’aurait pas été plus ou moins évident, pour la personne versée dans l’art, qu’il soit possible d’obtenir des renseignements exacts sur la séquence des acides aminés de la région N-terminale d’une protéine purifiée de séquence inconnue. Même si une séquence partielle pouvait être obtenue, il n’aurait pas été plus ou moins évident qu’elle corresponde à l’extrémité N-terminale de la protéine (et l’activité biologique) que les chercheurs tentaient d’identifier, ou que la séquence serait suffisamment longue, non ambiguë ou utile pour un projet de clonage.

[305]  Ces opinions de M. Speicher sont exprimées sous forme de conclusions auxquelles il est parvenu en s’acquittant du deuxième mandat de son rapport. Ce mandat consistait à examiner les travaux de purification et de séquençage des protéines réalisés par Amgen, et décrits dans l’exemple 1 du brevet 537, et à se prononcer sur la question de savoir si ces travaux pouvaient être menés avec succès par la personne versée dans l’art au 23 août 1985, ou plutôt s’ils auraient pu exiger de l’ingéniosité, de l’inventivité ou de la créativité que la personne versée dans l’art ne possédait pas. Comme certaines des conclusions de M. Hermodson, j’estime qu’il est plus approprié d’examiner l’opinion de M. Speicher dans le cadre du facteur de l’ampleur des efforts.

[306]  Le Dr Griffin n’exprime pas d’opinion sur l’évidence.

(c)  Aveuglement des experts

[307]  À l’appui de sa position selon laquelle la Cour devrait préférer les opinions de ses experts à celles des experts d’Amgen, Pfizer souligne que, contrairement aux experts d’Amgen, ses experts étaient « aveugles », c’est-à-dire qu’ils ont fourni des parties de leurs opinions sans avoir d’abord examiné le brevet 537. En réponse, Amgen soutient que l’aveuglement des experts de Pfizer était un exercice futile. Amgen souligne la jurisprudence de la Cour selon laquelle l’aveuglement ne garantit nullement la fiabilité de preuves déposées par des experts, et qu’il ne justifie pas de préférer le témoignage d’un expert par rapport à un autre (voir, p. ex., Hospira Healthcare Corporation c Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2018 CF 259 [décision Hospira CF] au para 203, inf pour d’autres motifs par 2020 CAF 30 [arrêt Hospira CAF]).

[308]  Amgen soutient également que l’aveuglement du Dr Van Etten n’avait guère de poids, car il connaissait déjà le produit d’Amgen, NEUPOGEN, et avait lu un article publié par M. Souza en 1986, qui décrivait l’invention du G‑CSF recombinant. De plus, Amgen soutient que l’effet de l’aveuglement était que le Dr Van Etten a donné des opinions concernant ses mandats à l’aveugle au regard du point de vue d’un scientifique à l’époque pertinente, plutôt que de celui de la personne versée dans l’art.

[309]  J’accepte la proposition selon laquelle l’aveuglement n’est pas une garantie de fiabilité. La question de savoir s’il justifie de préférer le témoignage d’un expert à un autre dépend des détails de la preuve dans un cas particulier. Comme le juge Brown l’a déclaré dans la décision Gilead Sciences, Inc. c Canada (Santé), 2016 CF 857 au para 59, l’effet de l’aveuglement est une question de pertinence, de fiabilité et de poids et n’est pas une question de principe.

[310]  Je conviens également avec Amgen que l’aveuglement peut créer un obstacle structurel pour les experts qui utilisent les outils requis pour formuler leurs opinions. Le deuxième mandat abordé dans le rapport du Dr Van Etten pourrait peut-être causer une telle préoccupation. Après que le Dr Van Etten a lu et résumé Welte 1985, l’avocat de Pfizer a demandé au témoin si les scientifiques à l’époque auraient pensé qu’il y avait des recherches qui découlaient naturellement de Welte 1985 et, dans l’affirmative, d’expliquer en quoi consisterait le projet de recherche suivant.

[311]  Le Dr Van Etten a répondu que le projet suivant serait de tester le potentiel de la protéine purifiée de Welte 1985 dans la gestion des maladies cliniques comportant un dérangement ou une défaillance hématopoïétique. Il s’agirait de produire une version recombinante de la protéine à l’aide de la technologie de l’ADN recombinant. Le Dr Van Etten explique ensuite les étapes de ce processus, résumées sous forme graphique dans la figure suivante :

Step 1: Cloning the gene for pluripotent CSF

Étape 1 : Cloner le gène pour le CSF pluripotent

Step 1.1: Determine some of the amino acid sequence

Étape 1.1 : Déterminer une séquence partielle d’acides aminés

Step 1.2: Make probe

Étape 1.2 : Faire une sonde

Step 1.3: Make cDNA library

Étape 1.3 : Créer une banque d’ADNc

Step 1.4: Probe the cDNA library

Étape 1.4 : Sonder la banque d’ADNc

Step 1.5: find the gene

Étape 1.5 : Trouver le gène

Step 2: Expression of pluripotent CSF in host cells

Étape 2 : Exprimer le CSF pluripotent dans les cellules hôtes

Step 2.1: Make expression vector

Étape 2.1 : Réaliser le vecteur d’expression

Step 2.2: Induce expression vector in host cells

Étape 2.2 : Induire le vecteur d’expression dans les cellules hôtes

Step 2.3: Purify and fold recombinant protein

Étape 2.3 : Purifier et replier la protéine recombinante

Step 2.4: Test recombinant protein for biological activity

Étape 2.4 : Établir au moyen d’essais l’activité biologique de la protéine recombinante

[312]  En contre-interrogatoire, l’avocat d’Amgen a obtenu la confirmation du Dr Van Etten qu’il s’acquittait de ce mandat du point de vue d’un scientifique, et non de celui de la personne versée dans l’art. Cette approche était bien sûr inévitable, si le Dr Van Etten devait remplir ce mandat à l’aveugle, car il n’avait pas encore lu le brevet 537 à partir duquel les caractéristiques de la personne versée dans l’art auraient pu être déduites. Cependant, le sujet de préoccupation éventuel relevé par Amgen est que le Dr Van Etten ne tenait pas compte des caractéristiques particulières de la personne versée dans l’art, notamment l’absence d’inventivité, pour en arriver à son opinion.

[313]  En réinterrogatoire, le Dr Van Etten a confirmé qu’il arriverait à la même opinion s’il s’acquittait du même mandat du point de vue de la personne versée dans l’art. À mon avis, cette réponse n’aide pas particulièrement Pfizer, si la méthodologie à laquelle elle a recouru visait à démontrer une fiabilité accrue, car le Dr Van Etten connaissait certainement bien le brevet 537 au moment où cette question lui a été posée lors du réinterrogatoire.

[314]  Cependant, je trouve plus convaincant l’argument de Pfizer selon lequel chacun de ses experts a indépendamment donné les mêmes indications quant à ce que la personne versée dans l’art aurait puisé dans Welte 1985, tout en n’ayant aucune connaissance du brevet 537.

[315]  Par exemple, on a demandé à M. Hermodson d’examiner Welte 1985 et de faire des observations sur ce que les chercheurs travaillant avec les protéines auraient fait de l’information contenue dans cette publication. Selon lui, la prochaine étape logique pour les chercheurs du domaine serait de prendre la protéine isolée dans Welte 1985 et de la produire par recombinaison (c.-à-d. en grandes quantités). M. Hermodson affirme que les étapes habituelles pour arriver à cette fin seraient les suivantes : a) obtenir une séquence partielle d’acides aminés; b) faire des sondes oligonucléotidiques; c) cloner le gène codant la protéine; d) exprimer la protéine dans une cellule hôte. Bien que ce processus soit moins détaillé et omette les étapes finales (purifier et replier la protéine recombinante et établir son activité biologique), j’estime comme Pfizer que M. Hermodson identifie la même voie que celle du Dr Van Etten. Toutefois, je note également que, tout comme le Dr Van Etten, M. Hermodson ne donnait pas son opinion aveugle du point de vue de la personne versée dans l’art.

[316]  De même, M. Boxer affirme que le prochain projet de recherche après Welte 1985 aurait consisté à produire la protéine au moyen de la technologie de l’ADN recombinant, afin d’entreprendre des essais cliniques. Il explique ensuite les étapes grâce auxquelles la personne versée dans l’art aurait cloné le gène codant la protéine et exprimé la protéine par recombinaison. M. Boxer illustre ces étapes de la façon suivante :

Step 1: Cloning the gene for pluripotent CSF

Étape 1 : Cloner le gène pour le CSF pluripotent

Step 1(a): Obtain partial amino acid sequence

Étape 1(a) : Obtenir une séquence partielle d’acides aminés

Step 1(b): Make probe that targets gene for pluripotent CSF

Étape 1(b) : Faire une sonde qui cible le gène codant le CSF pluripotent

Step 1(c): Use probe to isolate gene

Étape 1(c) : Utiliser la sonde pour isoler le gène

Step 2: Recombinant expression of pluripotent CSF in E. coli

Étape 2 : Exprimer le CSF pluripotent recombinant chez E. coli

Step 2(a): Expresspluripotent CSF in E coli

Étape 2(a) : Exprimer le CSF pluripotent chez E. coli

Step 2(b): Purify protein away from other E. coli components

Étape 2(b) : Purifier la protéine pour la séparer des autres composants d’E. coli

Step 2(c): Test purified protein for biological activity

Étape 2(c) : Établir au moyen d’essais l’activité biologique de la protéine purifiée

 

[317]  Encore une fois, je suis d’accord avec Pfizer sur le fait que l’opinion de M. Boxer sur la voie de recherche qui serait suivie à partir de la publication de Welte 1985 est conforme à l’opinion du Dr Van Etten. De plus, contrairement aux deux autres experts de Pfizer, M. Boxer a fourni son opinion aveugle du point de vue d’une personne versée dans l’art. Cela a été possible, même si M. Boxer n’avait pas reçu à ce stade une copie du brevet 537, car l’avocat de Pfizer lui a fait part des caractéristiques de la personne versée dans l’art, en ce qui concerne tant l’expertise en la matière (conformément à l’opinion du Dr Van Etten) que l’absence d’inventivité et lui a demandé d’utiliser ce point de vue.

[318]  Cette approche démontre une possible façon d’éviter la crainte que l’aveuglement ne crée un obstacle structurel pour les experts qui utilisent les outils requis pour formuler leurs opinions. Si un expert fournit un avis définissant la personne versée dans l’art après avoir examiné le brevet pertinent, cette définition peut être fournie à un autre expert, qui peut alors donner une opinion aveugle du point de vue de la personne versée dans l’art sans avoir lu le brevet ou les opinions des autres experts.

[319]  En l’espèce, Pfizer affirme de manière convaincante que la fiabilité de ses opinions d’experts est renforcée par le fait que trois experts « aveugles » sont parvenus indépendamment à des opinions cohérentes. Elle peut également répondre dans une certaine mesure à l’argument selon lequel les opinions ne tiennent pas compte des caractéristiques particulières de la personne versée dans l’art. Étant donné que l’opinion de M. Boxer a bénéficié du point de vue de la personne versée dans l’art et que cette opinion est cohérente avec celle des autres experts de Pfizer, Pfizer peut affirmer de manière crédible que le point de vue de la personne versée dans l’art n’aurait pas modifié l’opinion aveugle du Dr Van Etten et de M. Hermodson.

[320]  Bien que cela limite Pfizer, puisqu’il est logiquement impossible de conclure avec certitude que les opinions du Dr Van Etten et de M. Hermodson n’auraient pas été modifiées par le point de vue de la personne versée dans l’art, cela aide Pfizer dans une certaine mesure à répondre à la contestation d’Amgen concernant la validité de sa méthodologie à l’aveugle. Je ne considérerais pas cette méthodologie comme une raison suffisante pour préférer les opinions des experts de Pfizer à ceux d’Amgen. Toutefois, l’aveuglement est un facteur favorable à la fiabilité des opinions des experts de Pfizer sur les travaux qui découleraient de Welte 1985 et, comme ces travaux sont conformes aux mesures effectivement prises par l’équipe d’Amgen pour parvenir à la présumée invention, ces opinions appuient la position de Pfizer selon laquelle l’invention allait de soi.

[321]  À l’appui de sa position selon laquelle la Cour devrait préférer ses experts, Pfizer présente également des arguments qui comparent les méthodologies analytiques des experts respectifs des parties. Pfizer soutient que seuls ses experts ont suivi le cadre exposé dans l’arrêt relatif au Plavix pour analyser l’évidence et que les experts d’Amgen, plutôt que de suivre ce cadre, ont simplement recensé des problèmes techniques dans le processus menant à l’invention que, selon eux, la personne versée dans l’art aurait trouvé, ou se serait attendue à trouver, difficile. Je conviens que les analyses des experts de Pfizer, plus explicitement que celles des experts d’Amgen, sont structurées en fonction du cadre présenté dans l’arrêt relatif au Plavix. Cependant, je ne suis pas convaincu que cela justifie de préférer les opinions des experts de Pfizer. À mon avis, cela tient plutôt au fait que les rapports des experts d’Amgen sont rédigés en réponse aux opinions d’évidence exprimées dans les rapports de Pfizer.

(d)  Analyse

[322]  Comme il est souligné dans l’arrêt Hospira CAF, bien que le fait qu’il aille [traduction« plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention » soit une exigence pour l’essai allant de soi, la possibilité [traduction« plus ou moins évidente que l’essai sera fructueux » n’est pas une exigence, mais simplement un facteur à prendre en considération (au para 90). Lorsque j’examinerai ce facteur dans l’analyse qui suit, je me fonderai dans une grande mesure sur les éléments de preuve et les arguments d’Amgen concernant les défis que la personne versée dans l’art anticiperait, et que l’équipe d’Amgen a effectivement dû surmonter pour parvenir à l’invention. Cependant, il incombe à Pfizer de prouver que la personne versée dans l’art serait en mesure de surmonter ces défis, individuellement et collectivement, afin de réaliser l’invention.

(i)  Obtention d’information adéquate sur la séquence d’acides aminés

[323]  Amgen reconnaît que la personne versée dans l’art, ayant lu Welte 1985, aurait pu identifier diverses méthodes disponibles pour tenter le clonage et l’expression recombinante de la protéine cible. Cependant, elle soutient que cette personne n’aurait pu avoir plus qu’un espoir de réussir si elle avait utilisé ces méthodes. Pour soutenir que la tentative aurait pu mal tourner, Amgen explique pour commencer le potentiel d’échec dans l’obtention d’information adéquate sur la séquence d’acides aminés. Amgen s’appuie principalement sur la preuve présentée par M. Maloy et le témoignage de M. Hermodson en contre-interrogatoire pour étayer sa position selon laquelle le projet de clonage et d’expression recombinante était susceptible d’échouer, en raison de la difficulté à obtenir une séquence d’acides aminés partielle adéquate et précise de la protéine naturelle.

[324]  Amgen note le témoignage de M. Maloy selon lequel le processus de purification du Dr Welte devait produire une préparation protéique très pure, mais n’a pourtant pas permis de faire un séquençage adéquat dans les premières tentatives d’Amgen. M. Maloy en conclut qu’il était tout à fait possible que le processus de purification remanié conçu par M. Souza se soit révélé inadéquat et n’ait pas permis un séquençage efficace.

[325]   M. Hermodson a confirmé en contre-interrogatoire que l’un des risques auxquels s’exposait le biochimiste spécialisé dans le domaine des protéines était de faire une mauvaise ou aucune identification lors d’un séquençage de protéine, en raison de la présence d’un bruit de fond élevé dans les chromatogrammes. M. Hermodson a également reconnu que les chromatogrammes deviennent parfois difficiles à lire dans les cycles ultérieurs en raison d’un bruit de fond élevé, attribuable à des facteurs comme les contaminants dans un échantillon de protéines impur ou l’inefficacité du processus de la dégradation d’Edman. Il a indiqué que la capacité du biochimiste qualifié à identifier correctement une quantité suffisante d’acides aminés contigus en 1984-1985 dépendait d’un certain nombre de critères fondamentaux, notamment l’obtention d’une protéine en quantité suffisante et d’une pureté suffisante.

[326]  Amgen s’appuie également sur l’opinion de M. Hermodson donnée en contre‑interrogatoire selon laquelle le biochimiste spécialisé dans le domaine des protéines, lorsqu’il commence à travailler avec une protéine expérimentale n’ayant jamais été soumise à un séquençage d’acides aminés, ne sait pas à l’avance s’il obtiendra une séquence utile pour réaliser une sonde. Il espère réussir, mais le succès ne serait pas évident tant que le travail n’a pas été entrepris. Toutefois, je note également la déclaration de M. Hermodson, pendant cette même série de questions, selon laquelle l’hypothèse est que l’obtention de séquences de sonde à partir de la protéine donnera en fait les moyens de cloner le gène.

[327]  J’estime que la preuve sur laquelle Amgen s’appuie ne l’aide pas particulièrement. Selon cette preuve, il existe un risque d’échec auquel la personne versée dans l’art serait confrontée lorsqu’elle tenterait de parvenir à l’invention ou déciderait de tenter d’y parvenir. Cependant, comme le juge Locke l’a déclaré dans la décision Leo Pharma, au paragraphe 105 :

[105]  Leo affirme de plus que la personne versée dans l’art ne prend pas de risques. Cependant, elle n’a pas été en mesure de présenter un précédent à l’appui de son affirmation. Bien que je reconnaisse que la personne versée dans l’art détient certains attributs de la prudence, je n’ai pas connaissance de quelque précédent que ce soit selon lequel l’aversion au risque est l’un de ces attributs. Je ne souscris pas à la thèse selon laquelle la personne versée dans l’art évite le risque.

[328]  Autrement dit, la preuve sur laquelle s’appuie Amgen établit que la personne versée dans l’art pourrait éventuellement échouer, que la réussite n’était pas certaine. Cependant, ce n’est pas la question visée par le facteur de l’évidence actuellement à l’étude. Cette question ne demande pas si la réussite est certaine. Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Société Bristol-Myers Squibb Canada c Teva Canada Limitée, 2017 CAF 76, au paragraphe 62 :

[62]  Je suis donc d’avis qu’une approche catégorique à l’égard de l’évidence, comme celle défendue par BMS, est inappropriée. L’élaboration d’une règle rigide selon laquelle il est impossible de prouver l’évidence à moins de pouvoir prédire avec un degré de certitude élevé tous les éléments du concept inventif est l’antithèse de l’approche à l’égard de l’évidence privilégiée par la Cour suprême dans l’arrêt Plavix no 1. Le recours au critère de l’« essai allant de soi » ne s’impose pas dans toutes les affaires et tout recours à ce critère ne nécessite pas que l’on suive le sillon tracé par l’application précédente du critère.

[Non souligné dans l’original.]

[329]  Dans le même ordre d’idées, dans la décision Les Laboratoires Servier c Apotex Inc., 2019 CF 616, le juge Roy a déclaré au paragraphe 269 :

[269] […] Il n’est pas nécessaire de savoir avec certitude que l’« essai » allant de soi sera fructueux. La démarche consiste plutôt à démontrer qu’il est plus ou moins évident que l’« essai » sera fructueux au vu des connaissances générales et de l’art antérieur; une simple possibilité ne suffira pas, mais une marge d’incertitude est admise dans l’analyse de l’essai allant de soi. Il n’irait pas de soi d’essayer si la certitude était requise.

[330]  Les éléments de preuve qui ressortent du contre-interrogatoire de M. Hermodson, sur lesquels s’appuie Amgen, doivent être interprétés dans le contexte de sa déclaration selon laquelle l’hypothèse est que l’obtention de séquences de sonde à partir de la protéine donnera en fait les moyens de cloner le gène. J’interprète l’opinion de M. Hermodson de la façon suivante : même si la réussite ne peut être prévue avec certitude, la personne versée dans l’art partirait du principe que ses efforts pour obtenir une séquence d’acides aminés adéquate, concevoir une sonde et cloner le gène seraient fructueux. Cette opinion semble cohérente avec les éléments de preuve (abordés plus loin sous le facteur de l’ampleur des efforts) entourant la marchandisation des travaux de séquençage des acides aminés dans les établissements centraux, du début jusqu’au milieu des années 1980. À mon avis, les éléments de preuve pertinents pour le séquençage des acides aminés favorisent Pfizer selon le facteur de l’évidence.

(ii)  Criblage d’une banque d’ADNc

[331]  Toujours en ce qui concerne le processus de clonage du gène, Amgen soutient que, même en disposant d’une séquence partielle d’acides aminés longue et non ambiguë, le risque d’échec du criblage d’une banque d’ADNc était considérable. Comme l’a reconnu le Dr Van Etten dans son rapport, il y avait une limite pratique dans le nombre de sondes pouvant être utilisées pour cribler une banque d’ADNc (c.-à-d. 128). Une sonde pourrait être conçue pour éviter les zones où la séquence d’acides aminés présente une dégénérescence élevée, mais la dégénérescence de la séquence d’acides aminés dépendait finalement de la nature, et non de l’expérimentateur, et on ne pouvait pas la connaître à l’avance. Amgen note que le Dr Van Etten a reconnu en contre‑interrogatoire que la personne versée dans l’art devrait déterminer une façon d’aborder ce problème.

[332]  L’équipe de M. Souza a résolu ce problème par l’utilisation de sondes à base d’inosine. À l’annexe « A » de son rapport (intitulée [traduction« La méthode de la sonde »), le Dr Van Etten décrit cette technique dans laquelle l’inosine agit comme une base « universelle ». Selon cette méthode, la sonde est construite à l’aide d’un ou de plusieurs codons qui utilisent une base inosine à la position « flottante » ou finale, où le nucléotide peut varier. La base inosine réduit donc de façon exponentielle le nombre de sondes requises. Par exemple, quatre codons peuvent coder l’acide aminé alanine : les deux premières positions sont GC et la troisième position peut être A, C, G ou T. En remplaçant la troisième position par une inosine (I), le nombre de sondes peut être réduit de quatre à une.

[333]  Le Dr Van Etten explique que cette méthode a été présentée dans deux articles publiés par M. K. Matsubara et ses collègues en mars et avril 1985. Ces articles font partie des antériorités référencées précédemment dans les présents motifs. M. Matsubara a montré que l’inclusion d’inosine dans une sonde permettait de réduire le nombre de sondes nécessaires et que cette sonde pourrait quand même se lier à la cible d’ADN. Constatant l’utilisation de cette méthode par Amgen, le Dr Van Etten déclare ce qui suit :

[traduction] Au 23 août 1985, la créativité ou l’ingéniosité n’était pas nécessaire pour mettre trois molécules d’inosine dans une sonde. Les articles de M. Matsubara avaient montré que la méthode utilisant l’inosine pouvait être efficace, même lorsque cinq molécules d’inosine étaient utilisées dans une sonde. Les articles de M. Matsubara ont été largement lus à l’époque.

[334]  Amgen soutient que cette opinion est donnée avec le recul; et, en faisant valoir que la personne versée dans l’art aurait vu, d’après l’art antérieur, que la technique utilisant l’inosine « pouvait être efficace », le Dr Van Etten a utilisé la mauvaise norme. M. Maloy reconnaît que cette technique avait été divulguée dans l’art antérieur peu avant août 1985, et, si la personne versée dans l’art en avait eu connaissance, son utilité potentielle aurait été apparente. Cependant, M. Maloy n’est pas d’accord pour dire que la technique était déjà devenue courante en août 1985 ou que la personne versée dans l’art l’aurait utilisée en espérant réussir en se fondant sur deux publications d’un même groupe ou de chercheurs.

[335]  Amgen note également l’observation du Dr Van Etten selon laquelle l’inosine (I) était connue pour sa capacité à former une paire de bases avec A, C, T et éventuellement avec G. Amgen ajoute que l’incertitude quant à la façon dont l’inosine se comportait face à un nucléotide G va à l’encontre de la conclusion selon laquelle il aurait été évident pour la personne versée dans l’art que le recours à l’inosine fonctionnerait.

[336]  En réponse à ces arguments, Pfizer note la confirmation de M. Maloy, en contre‑interrogatoire, selon laquelle la série Proceedings of the National Academy of Sciences (dans laquelle un des articles de Matsubara a été publié) est une publication de premier plan et largement lue. De plus, lorsqu’un autre article publié dans Nature lui a été présenté en contre‑interrogatoire, M. Maloy a convenu qu’il montrait un autre groupe de chercheurs utilisant des sondes à base d’inosine vers l’été 1985.

[337]  L’utilisation de sondes à base d’inosine faisait clairement partie de l’art antérieur en août 1985, et je souscris à l’argument de Pfizer selon lequel la preuve appuie l’opinion du Dr Van Etten, qui affirme qu’une telle utilisation ne peut être qualifiée d’inventive. Je considère également que la preuve analysée ci-dessus justifie que le Dr Van Etten inclue cette technique dans les CGC sur la méthode de la sonde qui prévalait à cette époque.

[338]  À elles seules, ces constatations ne permettent pas nécessairement de conclure qu’il aurait été évident pour la personne versée dans l’art que la technique à base d’inosine résoudrait le problème de la dégénérescence et les difficultés qu’elle pose quant à la limite pratique du nombre de sondes pouvant être utilisées pour cribler une banque d’ADNc. Toutefois, le Dr Van Etten est d’avis que la personne versée dans l’art se serait attendue à ce que la « méthode de la sonde » fonctionne pour le hpG-CSF. Il note qu’au 23 août 1985, au moins neuf exemples illustraient la méthode de la sonde utilisée pour cloner les gènes de protéines mammaliennes telles que les protéines extracellulaires de faible abondance intervenant dans la signalisation cellulaire, comme le hpG-CSF. J’estime que cette opinion ne porte pas uniquement sur la technique employant l’inosine, mais aussi sur l’approche plus large d’utilisation de sondes expliquée à l’annexe « A » de son rapport.

[339]  L’annexe « A » explique qu’un biologiste moléculaire qui conçoit une sonde avait deux façons d’aborder la dégénérescence : la méthode de la sonde mixte et la méthode de la sonde unique. Le Dr Van Etten explique qu’en utilisant la méthode de la sonde mixte, si la séquence connue d’acides aminés de la protéine d’intérêt ne contenait pas une suite d’acides aminés codée par 128 séquences d’ADN ou moins, les scientifiques avaient trois options au 23 août 1985 : poursuivre le séquençage des acides aminés pour trouver une meilleure suite d’acides aminés, utiliser l’inosine ou passer à la méthode de la sonde unique. Autrement dit, le recours à l’inosine n’était pas le seul moyen d’aborder la limite pratique de 128 sondes.

[340]  De plus, lorsqu’il a été interrogé en contre-interrogatoire sur cette limite pratique, le Dr Van Etten a expliqué que l’une des façons évidentes de surmonter cette limite est de préparer plusieurs lots indépendants de sondes, c’est-à-dire cribler plusieurs banques d’ADNc, chacune avec un maximum de 128 sondes. Pfizer qualifie cette solution d’« approche de la force brute » et fait observer qu’Amgen envisageait cette possibilité. Selon l’affidavit de M. Boone, M. Souza craignait que la technique de l’inosine ne soit pas efficace (en raison de l’incertitude quant au comportement de l’inosine face à un nucléotide G), ce qui signifiait qu’Amgen aurait dû faire plus de 1 500 sondes pour essayer de localiser l’ADNc cible.

[341]  À mon avis, la preuve permet de conclure qu’il aurait été évident pour la personne versée dans l’art qu’une variante disponible de l’approche par sonde serait efficace. Comme l’a expliqué le juge Manson dans la décision Eli Lilly, au paragraphe 120 :

[120]  Comme l’a déclaré le juge Hughes dans la décision Shire Biochem Inc c Canada (Santé), 2008 CF 538, au paragraphe 80, « l’existence d’un certain nombre de voies possibles pour résoudre un problème ne signifie pas que la voie adoptée n’était pas évidente ». Le juge Barnes a souscrit à cet énoncé dans la décision Janssen Inc c Teva Canada Limited, 2015 CF 184 [Janssen], au paragraphe 113. Il fait également sienne l’idée selon laquelle [traduction] « il arrive qu’une voie de recherche soit à essayer à l’évidence même si l’on ne peut dire avec certitude qu’elle mènera à la réussite, ou à une réussite suffisante pour qu’il vaille la peine de s’y engager du point de vue commercial » (Janssen, au paragraphe 113, citant Brugger c Medic-Aid Ltd, [1996] RPC 635, à la page 661).

[342]  Je comprends que la personne versée dans l’art s’attendrait à certains défis, et il n’existait pas de solution garantie à ces défis. L’avocat d’Amgen a obtenu du Dr Van Etten, en contre-interrogatoire qu’il reconnaisse que, parmi ses neuf exemples de l’approche par sonde, les protéines cibles présentaient un certain nombre de variations, notamment leur abondance respective, et explique la stratégie particulière que les scientifiques respectifs ont appliquée à l’approche par sonde. Le Dr Van Etten a également convenu qu’il existe un certain nombre de variations différentes de l’approche par sonde, car différentes protéines peuvent poser des défis différents et nécessitent de telles variations fondées, en partie, sur la séquence d’acides aminés obtenue. Cependant, l’arrêt relatif au Plavix montre que l’existence d’un nombre limité de solutions prévisibles recensées, connues de la personne versée dans l’art, tend à indiquer que la présumée invention allait de soi.

(iii)  Prise en compte de la glycosylation

[343]  Amgen souligne ensuite qu’avant d’entreprendre le projet G-CSF, la personne versée dans l’art n’aurait pas su si la modification post-traductionnelle de la protéine recombinante serait importante. La machinerie cellulaire fait en sorte qu’une protéine est modifiée après son expression initiale dans une cellule (il s’agit d’une modification post-traductionnelle). Ces modifications peuvent être importantes pour le bon fonctionnement de la protéine. De plus, différentes modifications post-traductionnelles peuvent survenir lorsqu’une protéine est exprimée chez E. coli plutôt que dans une cellule de mammifère. Un aspect important de ce processus est que les cellules de mammifères glycosylent souvent les protéines (c’est-à-dire qu’elles leur attachent une série de molécules de glucides), tandis que les E. coli ne le font pas. Les deux parties ont reconnu qu’il y avait des exemples avant août 1985 où l’absence de glycosylation empêchait une protéine exprimée par recombinaison chez E. coli d’avoir la même activité biologique que son homologue naturelle.

[344]  Amgen décrit l’« exemple édifiant » d’une protéine appelée érythropoïétine [EPO], pour laquelle ce problème s’est posé. Le Dr Van Etten reconnaît que l’EPO est un facteur de croissance hématopoïétique dont la glycosylation s’est révélée importante dans l’activité in vivo (c’est-à-dire l’activité dans un organisme vivant). Autrement dit, sans glycosylation, l’EPO recombinante n’avait pas l’activité biologique souhaitée de l’EPO naturelle.

[345]  Amgen fait remarquer que les rapports du Dr Van Etten et de M. Boxer parlent de ce risque, auquel serait confrontée la personne versée dans l’art, en citant des expériences réalisées dans Welte 1985 qui concluaient que la glycosylation n’est peut-être pas une caractéristique structurelle majeure de la protéine identifiée par le SKI. Amgen soutient que, même si ces expériences étaient informatives, elles se limitaient à un seul type de glycosylation (à savoir la N-glycosylation, ce qui signifie que la O-glycosylation était toujours possible) et la conclusion dans Welte 1985 était équivoque.

[346]  M. Maloy a expliqué que l’expérience réalisée par le Dr Welte consistait à exposer l’échantillon de protéines à la neuraminidase, qui cible la N-glycosylation (associée aux résidus d’asparagine), mais n’élimine pas de façon fiable la O-glycosylation (associée aux résidus de sérine et de thréonine). Sur cette base, M. Maloy est d’avis que la personne versée dans l’art aurait dû exprimer la protéine recombinante chez E. coli et vérifier son activité avant d’être convaincue que l’activité de la protéine ne dépendait pas d’une modification post-traductionnelle comme la glycosylation. Amgen soutient que M. Boxer a souscrit à la déclaration de M. Maloy en contre-interrogatoire.

[347]  J’estime que ces observations ne sont pas particulièrement convaincantes. Bien que je reconnaisse que Welte 1985 n’indique pas de façon définitive que la glycosylation n’est pas une caractéristique structurelle majeure de la protéine, la conclusion formulée dans Welte 1985 est encourageante, car elle aborde et modère le risque que représente la glycosylation. De plus, le Dr Van Etten a recensé de nombreux précédents fructueux dans lesquels l’absence de glycosylation d’une protéine exprimée chez E. coli n’avait aucune incidence sur l’activité biologique de la protéine recombinante. Le témoignage de M. Boxer va dans le même sens.

[348]  Je trouve également convaincant l’argument de Pfizer selon lequel la personne versée dans l’art aurait eu connaissance des méthodes permettant d’exprimer les protéines autrement que par expression directe chez E. coli. Même s’il s’avérait que la protéine recombinante exprimée chez E. coli n’avait pas d’activité biologique en raison de l’absence de glycosylation, la personne versée dans l’art essaierait l’option logique suivante : exprimer la protéine dans des cellules de mammifères. M. Boxer explique qu’au 23 août 1985, il existait un nombre limité de façons de produire de grandes quantités de protéines recombinantes, presque toutes étant produites chez E. coli ou dans une lignée cellulaire de mammifères. La méthode la plus directe et privilégiée pour le G-CSF aurait été l’expression directe chez E. coli, surtout si l’on tient compte du fait que Welte 1985 permettait d’espérer que la glycosylation ne serait pas une caractéristique majeure de la protéine.

[349]  Dans l’ensemble, j’estime que la personne versée dans l’art conclurait qu’il était évident que la tentative entreprise devait fonctionner, malgré l’incertitude que pouvaient susciter les modifications post-traductionnelles impliquant une glycosylation.

(iv)  Ajout d’une méthionine N-terminale

[350]  Les parties conviennent qu’une protéine recombinante exprimée chez E. coli diffère nécessairement de son homologue naturelle produite dans les cellules de mammifères. Comme il a été mentionné précédemment, l’expression chez E. coli nécessite l’ajout d’un résidu de méthionine à l’extrémité N-terminale. Bien qu’en août 1985, on ne connaissait aucun exemple de situation où des problèmes s’étaient posés en raison de l’ajout d’une méthionine N-terminale (comme c’était le cas pour la glycosylation), il s’agissait tout de même d’un changement dans la composition de la protéine, qui était susceptible de modifier son comportement. Selon M. Maloy, on ne pouvait pas connaître l’effet de la méthionine ajoutée tant que l’activité de la protéine recombinante n’avait pas fait l’objet d’essais biologiques.

[351]  En réponse, Pfizer renvoie au paragraphe suivant du rapport de M. Boxer :

[traduction] Quoi qu’il en soit, la personne versée dans l’art ne se serait pas attendue à ce que l’ajout de la méthionine N-terminale affecte les activités biologiques du polypeptide [revendication 43]. En général, les extrémités des protéines étaient souvent non structurées et on ne se serait pas attendu à ce que l’ajout d’un acide aminé à l’extrémité de la chaîne linéaire nuise au repliement de la protéine. Dans la liste ci-dessus d’au moins sept protéines de signalisation cellulaire humaines qui avaient été exprimées directement chez E. coli avant le 23 août 1985, toutes avaient, au moins à leur première traduction, une méthionine N-terminale et toutes avaient une forme d’activité biologique.

[352]  Pfizer soutient en outre que M. Maloy n’a pas réfuté cette opinion. Je souscris à cet argument, car le paragraphe complet sur ce point dans le rapport de M. Maloy, qu’Amgen cite à l’appui de sa position, est rédigé comme suit :

[traduction]

Effet inconnu de la méthionine N-terminale. Comme le reconnaissent encore correctement le Dr Van Etten et M. Boxer, une méthionine N-terminale est requise pour l’expression d’une protéine recombinante chez E. coli. Bien que je convienne généralement qu’il y avait beaucoup d’autres protéines recombinantes apparemment non affectées par l’ajout d’une méthionine N-terminale, la protéine recombinante n’est pas identique à la protéine naturelle et il y avait toujours une possibilité qu’elle se comporte différemment. Lorsqu’il s’agit d’une nouvelle protéine, il n’est pas possible de prédire si la méthionine pose un problème tant que l’activité de la protéine recombinante n’a pas fait l’objet d’un essai biologique.

[Non souligné dans l’original.]

[353]  De plus, comme dans le cas de l’argument d’Amgen sur la glycosylation, s’il s’avérait que la méthionine N-terminale avait un effet important, la personne versée dans l’art pouvait réaliser l’expression dans des cellules de mammifères. Encore une fois, la preuve permet de conclure qu’il aurait été plus ou moins évident pour la personne versée dans l’art que la tentative entreprise devait fonctionner.

(v)  Solubilisation et repliement des protéines de corps d’inclusion

[354]  Amgen soutient que la personne versée dans l’art aurait eu connaissance, en 1985, du risque important qu’une protéine recombinante exprimée chez E. coli soit dysfonctionnelle parce qu’elle a été exprimée en un corps d’inclusion (c.-à-d., une masse insoluble de protéines enchevêtrées). Amgen définit le témoignage de M. Maloy comme une attestation du fait que les corps d’inclusion étaient un problème courant et potentiellement insurmontable. Elle s’appuie également sur le témoignage du Dr Van Etten en contre-interrogatoire, qui reconnaît que de nombreuses protéines exprimées chez E. coli sont exprimées dans des corps d’inclusion et que le manuel Maniatis 1982 ne proposait aucune solution.

[355]  Bien qu’Amgen reconnaisse les exemples publiés dans lesquels les problèmes liés aux corps d’inclusion ont été surmontés (c’est-à-dire que la protéine a été extraite avec succès de la masse insoluble, puis repliée dans la forme qui lui confère son activité biologique), elle soutient que ces exemples n’étaient pas entièrement comparables au G-CSF en ce qui concerne le nombre de cystéines (acides aminés entre lesquels les ponts disulfures se forment), les organismes dans lesquels les gènes ont été exprimés et le mode d’expression des protéines. La personne versée dans l’art aurait également compris qu’il y avait eu des échecs non publiés, dans lesquels les problèmes liés aux corps d’inclusion n’avaient pu été surmontés. En contre-interrogatoire, M. Boxer a reconnu que la formation de ponts disulfures pouvait être un obstacle au succès du repliement. Il a également convenu qu’il n’y avait pas deux publications citées dans son rapport dans lesquelles l’approche de production des protéines recombinantes était identique.

[356]  Pfizer ne conteste pas que les corps d’inclusion étaient un problème connu et courant, mais elle note que le Dr Van Etten et M. Boxer ont identifié des solutions connues pour régler le problème. D’après M. Boxer, il aurait été chose courante, au 23 août 1985, de convertir une forme recombinante dépliée de G-CSF provenant d’E. coli en une protéine biologiquement active et correctement repliée. Il affirme que les biochimistes des protéines connaissaient bien l’utilisation de détergents et d’autres agents capables de solubiliser les protéines et l’élimination de l’agent pour obtenir un repliement spontané, et que les moyens de le faire avaient été publiés. M. Boxer reconnaît que plusieurs tentatives auraient pu être nécessaires, en utilisant différentes méthodes (comme il l’a précisé dans son contre-interrogatoire), mais il assimile ce processus au travail ordinaire de biologistes moléculaires et de biochimistes des protéines travaillant avec des protéines recombinantes.

[357]  Encore une fois, j’estime que la prépondérance de preuve d’expert joue en faveur de Pfizer. Bien que le Dr Van Etten ait reconnu en contre-interrogatoire que Maniatis 1982 n’a pas enseigné de solution pour traiter les corps d’inclusion, il a expliqué qu’il était possible de trouver de telles stratégies dans d’autres publications pertinentes du domaine. Le contre-interrogatoire de M. Boxer par Amgen a permis de mettre en évidence la nature du problème des corps d’inclusion, le fait qu’il existe un certain nombre de solutions et qu’aucune solution ne fonctionnera pour toutes les protéines. Cependant, M. Boxer a déclaré que, bien que les protéines soient différentes et que les détails de leur approche puissent être différents, la forme générale est toujours la même, et le nombre d’approches est limité. Comme il a déjà été noté, l’existence d’un certain nombre de voies possibles pour résoudre un problème ne signifie pas que la voie adoptée n’était pas évidente (voir la décision Eli Lilly, au para 120). À mon avis, l’opinion de M. Boxer n’a pas été affaiblie lors du contre-interrogatoire.

[358]  En revanche, le contre-interrogatoire de M. Maloy mené par Pfizer a réussi à miner une partie de son opinion selon laquelle les corps d’inclusion étaient un problème potentiellement insurmontable. M. Maloy renvoie à une étude effectuée en 2008 faisant état d’un taux de réussite de la purification des corps d’inclusion de seulement 26 %. Cependant, en contre-interrogatoire, il a concédé que le document décrivant l’étude indiquait qu’on abandonnait généralement les protéines insolubles, plutôt que d’essayer de trouver des conditions de repliement efficaces. Ainsi, dire que les tentatives des auteurs pour purifier les protéines des corps d’inclusion avaient un taux de réussite de 26 % constitue une interprétation erronée de cet article. J’ai déjà exprimé mon intention de traiter le témoignage de M. Maloy avec prudence et je n’ai aucune difficulté à préférer l’opinion de M. Boxer sur cette question.

(vi)  Détection des erreurs

[359]  Enfin, Amgen soutient que le succès du clonage et l’expression par recombinaison d’un G-CSF fonctionnel ne sont pas le fruit d’une seule expérience réussie. De nombreuses étapes ont été nécessaires, chacune d’entre elles devant réussir. Même si l’on peut considérer que, pris isolément, le risque d’erreur à une étape particulière est faible, ce risque est multiplié lorsque le projet est évalué dans son ensemble. Si une erreur s’était produite, elle aurait été difficilement détectée et aurait pu être fatale pour l’ensemble du projet.

[360]  Pfizer répond que les travaux ne sont pas inventifs simplement parce qu’ils sont exempts d’erreurs. Je suis d’accord. La possibilité d’erreur, et la possibilité qu’une telle erreur ne soit pas ou ne puisse pas être correctement détectée, contribue au risque que le projet ne réussisse pas. Toutefois, l’orientation de la jurisprudence sur le rôle du risque dans l’analyse relative à l’essai allant de soi (examinée précédemment) n’a pas changé. La personne versée dans l’art n’est pas réfractaire au risque et ne serait pas découragée de tenter le projet G‑CSF en raison de problèmes potentiels connus avec des solutions reconnaissables.

(e)  Précédents sur le facteur de l’évidence

[361]  Avant de laisser le premier facteur de l’analyse relative à l’essai allant de soi, je dois également examiner les précédents auxquels Amgen renvoie comme illustrant ce qui constitue expérience qui « est évidente dev[ant] fonctionner ». Tout d’abord, Amgen s’appuie sur l’arrêt relatif au Plavix même, où l’invention était une configuration moléculaire particulière d’un médicament existant (un isomère) qui était plus utile qu’un mélange égal des deux isomères possibles (le racémate). La Cour a constaté que plusieurs méthodes permettant d’isoler les deux isomères étaient connues de la personne versée dans l’art, mais il n’était pas évident de les essayer, même si la personne versée dans l’art aurait su qu’un seul isomère pouvait avoir des propriétés différentes de celles du racémate (au para 85).

[362]  Dans le même ordre d’idées, dans la décision Laboratoires 2008, l’invention était une modification chimique d’un médicament existant qui améliorait sa fonction. La Cour a statué que l’invention n’était pas évidente, même si elle résultait des divulgations combinées des réalisations antérieures et même si l’art antérieur contenait des indications selon lesquelles ce qui faisait l’objet d’un essai pourrait fonctionner (au para 256). Parmi les facteurs, la Cour a noté que de petites modifications de structure peuvent avoir des effets pharmacologiques imprévisibles (au para 255).

[363]  Dans la décision Pfizer Canada Inc. c Apotex Inc., 2017 CF 774, conf par 2019 CAF 16, le concept inventif était un sel cristallin d’un médicament connu. La Cour a conclu que l’invention n’était pas évidente, même si les préparations salines de médicaments étaient connues comme ayant des propriétés différentes et utiles comparativement à l’ingrédient actif pur et malgré des techniques connues de criblage de sels et de cristaux. Le facteur essentiel était qu’il était impossible de prévoir quelles formes salines seraient stables et présenteraient des qualités utiles. On s’attendait à une simple possibilité ou un simple espoir de réussite, et non à ce que l’essai soit fructueux (aux para 26, 28, 298 et 300).

[364]  Enfin, dans la décision Apotex Inc. c Shire LLC, 2018 CF 637, l’invention avait trait à la modification chimique d’un médicament connu en un promédicament, qui était métabolisé et libéré en tant que médicament actif, à une vitesse de libération stable. Selon Apotex, la modification chimique en cause faisait partie d’un nombre limité d’options que la personne versée dans l’art aurait reconnues comme pouvant fonctionner et pouvant être réalisées dans le cadre d’essais de criblage courants. La Cour a conclu que, même si les essais eux-mêmes pouvaient être courants, ils n’allaient pas de soi, car il n’y avait aucun moyen de savoir quelles seraient les propriétés du produit chimique modifié avant les essais. La Cour a également reconnu que l’argument d’Apotex avait mal dissimulé l’incertitude présente à chaque étape du projet (aux para 6-7, 134-145).

[365]  Chacune de ces décisions portait sur les questions et éléments de preuve particuliers dont la Cour était saisie. Cependant, de manière plus générale, je souscris aux observations de Pfizer selon lesquelles ces affaires concernent toutes des composés ou des combinaisons qui n’avaient pas été précédemment fabriqués ou isolés et dont les propriétés n’étaient donc pas connues. En revanche, la raison pour entreprendre le projet G‑CSF était la fabrication d’une version recombinante de la protéine naturelle publiée dans Welte 1985 avec ses propriétés connues. Aucun de ces précédents ne me convainc de modifier de quelque façon que ce soit l’analyse précédente du facteur de l’évidence du critère de l’essai allant de soi.

(f)  Conclusion quant au facteur de l’évidence

[366]  Je conclus que la personne versée dans l’art trouverait évident que les étapes menant au polypeptide de la revendication 43 seraient fructueuses, ce qui m’incite à conclure que la revendication 43 allait de soi.

4.  Facteur de l’ampleur des efforts

[367]  Le facteur de l’ampleur des efforts exige qu’on détermine quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention, notamment si seuls des essais courants sont effectués ou s’il s’agit plutôt d’une expérimentation longue et ardue. Comme il a été indiqué précédemment, la démarche concrète de l’inventeur peut également être pertinente pour l’examen de ce facteur. Comme pour le facteur de l’évidence, les positions des parties et les témoignages de leurs experts respectifs sur ce facteur divergent considérablement.

(a)  Experts de Pfizer

[368]  Selon le Dr Van Etten, l’expérimentation requise pour combler l’écart entre Welte 1985 et le concept inventif de la revendication 43 ferait partie des essais courants, c’est-à-dire le genre de travail détaillé dans les annexes de son rapport. Il reconnaît qu’il faudrait un certain temps au laboratoire pour cloner le gène et exprimer la protéine chez E. coli, mais il ne trouve rien sur la protéine en question qui aurait indiqué à la personne versée dans l’art que le projet serait difficile.

[369]  Se concentrant en particulier sur les travaux de séquençage des acides aminés décrits dans l’exemple 1 du brevet 537, M. Hermodson affirme que l’exemple 1 ne décrit aucun travail de séquençage d’acides aminés qui dépasse les capacités habituelles d’un biochimiste des protéines versé dans l’art en 1985. À travers une succession d’essais, Amgen a utilisé le même processus itératif de séquençage d’acides aminés que celui utilisé à l’époque par les biochimistes des protéines versés dans l’art. M. Hermodson résume ainsi cette opinion :

[traduction]

Premièrement, la protéine hpG-CSF a été produite en quantités suffisamment importantes par les cellules de la lignée 5637 pour que le biochimiste des protéines versé dans l’art s’attende à pouvoir la séquencer en utilisant des méthodes courantes;

Deuxièmement, les quelques essais de purification et de séquençage d’Amgen représentaient un processus itératif, qui s’améliorait constamment et qui était typique à l’époque. Amgen a suivi les démarches courantes qu’un biochimiste des protéines utiliserait dans le cadre du processus itératif de séquençage;

Troisièmement, Amgen n’a pris aucune mesure technique qui sortait de l’ordinaire. Amgen a simplement séquencé l’extrémité N-terminale de la protéine purifiée. Aucun des ajustements apportés par Amgen (c.-à-d. l’augmentation de la taille de l’échantillon, l’augmentation de la pureté de l’échantillon, l’utilisation du Polybrene et l’utilisation d’un agent réducteur) ne nécessitait de la créativité ou de l’ingéniosité.

Quatrièmement, rien n’indique que les travaux de séquençage d’acides aminés d’Amgen ont pris plus de temps que la normale;

Enfin, les travaux de séquençage des acides aminés décrits dans le brevet 537 n’étaient pas différents de ce que de nombreux autres laboratoires faisaient à l’époque pour produire des protéines recombinantes. En 1985, toutes les grandes universités de recherche et de nombreux laboratoires commerciaux possédaient les installations et l’expertise nécessaires pour mener à bien ce projet par eux-mêmes.

[370]  Le troisième expert de Pfizer, M. Boxer, estime qu’au 23 août 1985, les étapes nécessaires à l’expression directe du hpG-CSF chez E. coli, à savoir la création du vecteur d’expression, sa transformation dans E. coli et l’induction de l’expression de la protéine recombinante, faisaient partie du travail de laboratoire courant pour la personne versée dans l’art. Ce travail n’aurait pas été long ou ardu.

[371]  M. Boxer explique que, pour créer le vecteur d’expression, il aurait été chose courante d’insérer le gène codant le hpG-CSF dans un vecteur d’expression pour l’exprimer directement. Les techniques utilisées à cette fin étaient décrites dans des manuels de laboratoire comme le manuel Maniatis 1982. Les outils nécessaires à l’application des techniques décrites dans Maniatis 1982 (y compris les enzymes de restriction et l’ADN synthétique de liaison) pouvaient généralement être achetés auprès de fournisseurs en date du 23 août 1985. Maniatis 1982 fournit également des détails sur les vecteurs d’expression disponibles sur le marché. De même, Maniatis 1982 décrivait les techniques permettant la transformation des cellules E. coli à l’aide d’un vecteur d’expression et l’induction de l’expression directe de la protéine recombinante.

(b)  Les experts d’Amgen

[372]  M. Maloy ne croit pas que le travail effectué par l’équipe de M. Souza pour mener à bien le projet G-CSF était de nature courante. Comme nous l’avons déjà mentionné au sujet du facteur précédent, selon M. Maloy, les corps d’inclusion représentaient un obstacle important et potentiellement insurmontable. Il affirme qu’il n’existait aucune procédure courante pour purifier le G-CSF recombinant biologiquement actif. Bien que Welte 1985 et d’autres publications auraient servi de points de référence pour cette tâche, ils n’enseignent pas une approche universelle, de nature courante. Chaque protéine recombinante constitue plutôt un défi distinct, et certaines ne peuvent tout simplement pas avoir d’activité biologique.

[373]  Le rapport de M. Maloy accorde beaucoup d’importance à la démarche concrète de l’équipe de M. Souza, relativement aux mêmes catégories de défis que celles examinées dans l’analyse ci-dessus relative au facteur de l’évidence. Je reviendrai sur ces défis et sur le témoignage de M. Maloy ci-dessous en analysant les arguments entourant la démarche de l’inventeur.

[374]  M. Speicher exprime également une opinion d’évidence fondée sur son examen des travaux d’Amgen décrits dans l’exemple 1 du brevet 537. Il conclut que les séquences d’acides aminés obtenues par l’équipe de M. Souza dépassaient les capacités de la personne versée dans l’art au 23 août 1985. Il ne souscrit pas non plus aux opinions de M. Hermodson et du Dr Van Etten selon lesquelles les travaux de séquençage d’acides aminés décrits dans le brevet étaient simples ou courants. M. Speicher conclut que ces opinions ne tiennent pas compte des nombreux défis que doit relever la personne versée dans l’art et reposent sur des documents citant le travail de biochimistes des protéines extraordinairement qualifiés, dont les compétences dépassaient largement les capacités de la personne versée dans l’art. Il signale un certain nombre de facteurs pertinents pour comprendre les capacités réalistes de la personne versée dans l’art en août 1985 d’obtenir une séquence d’acides aminés utile à partir d’un échantillon expérimental de protéines, facteurs qui contribuent à son opinion.

(c)  Analyse

[375]  Les observations de chaque partie, préconisant que les opinions de ses experts soient préférées, sont grandement axées sur la démarche concrète d’Amgen et les défis qui, selon Amgen, militent contre la conclusion selon laquelle les travaux pertinents étaient de nature courante. Comme dans mon analyse relative au facteur de l’évidence, j’examinerai chacun de ces défis individuellement, bien que je ne traiterai que des éléments de preuve et des arguments qui n’ont pas été abordés dans le cadre du facteur de l’évidence.

(i)  Purification de la protéine naturelle pour le séquençage

[376]  Amgen note que l’équipe de M. Souza a reçu des échantillons d’une préparation protéique qui avait été purifiée jusqu’à l’obtention d’une « homogénéité apparente » par le Dr Welte et ses collègues au SKI. Le biochimiste des protéines d’Amgen, le M. Por Lai, avait acquis une longue expérience postdoctorale dans le séquençage des acides aminés; toutefois, après trois tentatives infructueuses de séquençage à l’aide des échantillons du SKI, il n’avait obtenu aucune information concrète sur la séquence qui permettrait la création de sondes d’oligonucléotides.

[377]  Dans les rapports sur les acides aminés préparés par M. Lai et dans le brevet 537, le principal obstacle cité était que les échantillons du SKI étaient contaminés, probablement par des résidus chimiques provenant du processus de purification, et qu’ils devaient être purifiés davantage. Bien que Welte 1985 ait indiqué que la protéine du SKI avait été purifiée jusqu’à l’obtention d’une « homogénéité apparente », M. Hermodson a convenu qu’il y avait des limites dans l’évaluation de la pureté d’une préparation protéique au moyen de la technique de coloration à l’argent utilisée par le SKI, car celle-ci ne détecte pas tous les contaminants non protéiques. En effet, après avoir examiné les chromatogrammes de la deuxième tentative sur les échantillons du SKI, M. Hermodson a constaté qu’ils affichaient un bruit de fond très élevé, ce qui était compatible avec une contamination.

[378]  Après une troisième tentative infructueuse, Amgen s’est attaquée au problème de la pureté des échantillons protéiques du SKI en obtenant des échantillons de la lignée cellulaire 5637 du Dr Welte et d’un sous-clone (1A6) de cette lignée, puis en remaniant les méthodes de culture et de purification des cellules utilisées par le Dr Welte. Amgen s’appuie sur le cahier de laboratoire de Joan Fare, qui décrit les expériences qu’elle a menées pour optimiser les étapes de la culture des cellules. Selon M. Speicher, les modifications apportées par Amgen au procédé de purification étaient loin d’être routinières; elles dépassaient les capacités de la personne versée dans l’art et attestaient d’une compétence et d’un jugement exceptionnels.

[379]  M. Lu a parlé de sa participation directe à la quatrième et à la cinquième tentative de séquençage des acides aminés effectuées sur l’échantillon protéique préparé à l’interne chez Amgen. Il a assuré l’étape de la CLHP pour la cinquième tentative de séquençage, y compris le fonctionnement du détecteur. M. Lu a soutenu qu’il était heureux qu’Amgen ait effectué le cinquième essai de séquençage des acides aminés, parce qu’un des acides aminés du fragment choisi par MM. Souza et Boone (résidus 23-30) pour concevoir les sondes d’oligonucléotides avait été mal identifié lors de la quatrième tentative. Par conséquent, Amgen soutient que les étapes restantes du projet auraient pu être vouées à l’échec si le même fragment d’acides aminés avait été sélectionné après la quatrième tentative pour concevoir les sondes.

[380]  Pfizer conteste l’affirmation d’Amgen selon laquelle les échantillons du SKI n’étaient pas purs. Elle s’appuie sur des déclarations dans Welte 1985 et dans des publications subséquentes, rédigées par M. Souza, Mme Zsebo, M. Boone et d’autres auteurs dans les revues Science et Immunobiology en 1986, qui décrivent la protéine du Dr Welte comme ayant été purifiée jusqu’à l’obtention d’une homogénéité ou d’une quasi-homogénéité. Pfizer note également qu’Amgen n’a fourni aucune preuve de contamination. Bien que l’exemple 1 du brevet 537 indique que les échantillons du SKI étaient contaminés, Amgen n’a appelé aucun témoin ayant effectivement manipulé ces échantillons. Pfizer s’appuie également sur les déclarations du Dr Griffin dans la procédure de l’USPTO, affirmant que la protéine du Dr Welte ne présentait aucune contamination. Enfin, il note un manque d’information sur les échantillons du SKI : même si les échantillons du SKI étaient contaminés lorsqu’ils ont été reçus par l’équipe de M. Souza, rien n’indique quand ou comment cette contamination s’est produite.

[381]  Je ne trouve pas que les arguments de Pfizer soient convaincants. Je comprends que l’opinion du Dr Griffin qui figure dans les Déclarations, selon laquelle la protéine du Dr Welte était pure, se base sur les résultats de la technique de coloration à l’argent décrite dans Welte 1985. Comme l’indique Amgen, l’expert de Pfizer, M. Hermodson, a identifié les limites de cette technique et constaté que les chromatogrammes de la deuxième tentative sur les échantillons du SKI présentaient un bruit de fond élevé, ce qui est conforme à une contamination. Cette opinion diminue le poids qui peut être accordé aux Déclarations ou aux énoncés sur la pureté faits dans Welte 1985 et dans les publications ultérieures du DWelte.

[382]  Toutefois, Pfizer soutient également qu’il n’y a aucune preuve que le processus de purification d’Amgen était inventif ou sensiblement différent de celui du Dr Welte ou qu’il s’est révélé déterminant dans la réussite du projet G-CSF. Je trouve ces arguments (ci-après) plus convaincants.

[383]  M. Boone affirme qu’Amgen avait considérablement remanié le processus de purification du Dr Welte. Toutefois, comme je l’ai mentionné précédemment dans les présents motifs, je considère avec prudence la manière subjective dont M. Boone caractérise les travaux d’Amgen. Quoi qu’il en soit, je crois que l’importance de ces changements dans le protocole de purification est un sujet qui relève davantage de la preuve d’expert.

[384]  En mettant l’accent sur les différences entre les procédés de purification du Dr Welte et de M. Souza, Amgen note d’abord un changement dans le milieu conditionné choisi pour la culture cellulaire. L’équipe de M. Souza a choisi d’utiliser le milieu IMDM d’Iscove plutôt que le milieu RPMI 1640, un choix qui, selon M. Maloy, était particulièrement non évident. Toutefois, M. Maloy appuie cette conclusion en soulignant que ni lui ni le Dr Van Etten n’ont pu déterminer ce qui a rendu le milieu choisi par M. Souza préférable aux autres. Le rapport du Dr Van Etten indique que l’IMDM d’Iscove et le RPMI 1640 étaient des milieux bien connus, qui pouvaient être achetés prêts à l’emploi auprès de fournisseurs pour la culture de cellules. Je suis d’accord avec l’observation de Pfizer selon laquelle il n’y a aucune preuve que le choix du milieu a été déterminant dans la réussite des démarches de purification ou du projet G-CSF.

[385]  Outre le changement du milieu de culture conditionné, l’autre changement que M. Maloy a jugé particulièrement non évident était l’utilisation de la filtration sur membrane (également appelée ultrafiltration dans la preuve), au lieu d’une précipitation au sulfate d’ammonium, dans le protocole de purification. M. Maloy affirme que même si la filtration sur membrane était une approche connue, la précipitation au sulfate d’ammonium (utilisée dans Welte 1985) était [traduction] « la première étape standard pour purifier une protéine d’un surnageant » [en italique dans l’original].

[386]  Toutefois, en contre-interrogatoire, M. Maloy a été renvoyé à un livre de Robert Scopes, publié en 1982 et intitulé Protein Purification [Scopes 1982], qu’il connaissait bien. Dans un chapitre sur la purification des protéines, il est question de l’utilisation du sulfate d’ammonium, processus que M. Maloy a confirmé être celui du Dr Welte, et d’une limite de concentration protéique minimale pour l’utilisation de ce processus. Après examen de Welte 1985, M. Maloy a confirmé que la concentration de la protéine du Dr Welte correspondait au 1/10e de cette limite minimale.

[387]  M. Maloy a ensuite été invité à consulter un passage de Scopes 1982 qui expliquait que les plus importantes méthodes pour concentrer les solutions protéiques diluées consistaient simplement à éliminer l’eau. Cette élimination pouvait être réalisée par diverses procédures fondées sur le caractère semi-perméable de la membrane ou de la filtration sur gel, selon lesquelles les protéines ne peuvent traverser une membrane ou une surface que l’eau et les petites molécules peuvent traverser. Selon Scopes 1982, le système le plus couramment utilisé est l’ultrafiltration; lors de cette procédure, l’eau est entraînée à travers une membrane, laissant derrière elle les solutions protéiques les plus concentrées.

[388]  Je note que M. Maloy n’a pas adopté l’opinion exprimée dans Scopes 1982. En fait, il ne lui a pas été demandé de le faire. Il n’a pas non plus renoncé à sa propre opinion. Tout au plus, le contre-interrogatoire de Pfizer indique des renseignements dans un manuel de l’époque pertinente, connus de M. Maloy, qui semblent incompatibles avec son opinion. Cependant, je fais observer également que M. Maloy n’a fourni aucune explication, ni dans son rapport ni en contre-interrogatoire, relativement à son opinion selon laquelle l’utilisation d’une précipitation au sulfate d’ammonium était la première étape habituelle.

[389]  Selon le Dr Van Etten, la filtration sur membrane et la précipitation au sulfate d’ammonium étaient des procédés courants pour concentrer les protéines. Compte tenu de la taille de la protéine identifiée dans Welte 1985, le Dr Van Etten a affirmé que la décision d’Amgen d’utiliser une membrane qui concentrait les protéines de cette taille était logique. Comme M. Maloy, le Dr Van Etten n’étaye pas son opinion selon laquelle les deux approches étaient courantes. Toutefois, vu les réserves que j’ai déjà exprimées au sujet du témoignage de M. Maloy, je préfère l’opinion du Dr Van Etten.

[390]  Un autre changement apporté par l’équipe de M. Souza par rapport au protocole de Welte 1985 était d’utiliser une colonne ou matrice C4 plutôt que C18 pour sa CLHP. Toutefois, le Dr Van Etten le décrit comme un ajustement mineur, qui illustre en fait l’utilisation d’une approche plus standard, car les matrices comportant des chaînes de carbone plus courtes étaient généralement considérées comme supérieures pour purifier des protéines.

[391]  L’opinion de M. Speicher relativement au processus de purification d’Amgen diffère considérablement de celle du Dr Van Etten. Selon M. Speicher, l’équipe de M. Souza a fait preuve d’une compétence et d’un jugement exceptionnels, au-delà des capacités de la personne versée dans l’art, pour choisir les modifications précises à apporter au protocole de Welte. Toutefois, il apporte peu d’arguments en faveur de cette opinion. En effet, il ne signale aucune différence particulière entre les protocoles menant à une amélioration des protéines. Il fonde plutôt son opinion sur les résultats du séquençage de l’échantillon purifié à l’interne à Amgen (tentatives 4 et 5), qui étaient meilleurs que ceux des tentatives 1 et 2 avec l’échantillon du SKI. J’accorde peu de poids à cette opinion.

[392]  M. Speicher affirme également que les efforts d’optimisation et d’amplification d’Amgen, pour produire une quantité beaucoup plus importante de protéines naturelles, étaient loin d’être courants. Pour produire 30 litres de milieu de culture conditionné et purifier par la suite une protéine faiblement abondante, dit-il, il faut faire preuve de compétence et de jugement. Encore une fois, cette affirmation n’est guère étayée et je lui accorde peu de poids.

[393]  Enfin, je trouve convaincant l’argument avancé par Pfizer relativement à l’article publié dans Science en 1986 par M. Souza, Mme Zsebo, M. Boone, le DWelte et d’autres auteurs. Cet article décrit dans une note en bas de page le processus interne d’Amgen pour faire la culture de cellules dans le milieu conditionné et purifier le G-CSF d’origine naturelle. On y indique que la protéine a été purifiée comme il est décrit dans Welte 1985, sauf en ce qui concerne l’étape finale mentionnée dans le texte (apparemment en référence au texte de Welte 1985). Pfizer déclare que la modification de l’étape finale renvoie au changement de la colonne C18 à la colonne C4 (un sujet que j’ai abordé précédemment). Bien que Pfizer ne cite pas de preuve à l’appui de cette déclaration particulière, je trouve éloquent le fait que les auteurs de l’article paru dans Science, y compris M. Souza et d’autres membres clés de son équipe, indiquent que leur processus de purification correspond au protocole de Welte 1985, à l’exception d’un seul changement non précisé. Cet article appuie la position de Pfizer selon laquelle Amgen ne considérait pas que son travail de purification était inventif.

[394]  Je suis convaincu que la personne versée dans l’art n’exigerait pas, et Amgen ne l’a pas fait non plus, des solutions inventives pour l’éventuel problème de purification.

(ii)  Séquençage partiel de la protéine G-CSF naturelle

[395]  Dans ses observations finales, Amgen se fonde peu sur les opinions de M. Speicher pour soutenir que le travail qu’Amgen a réalisé aurait été long et ardu pour la personne versée dans l’art. Toutefois, j’examinerai son témoignage en l’espèce, car M. Speicher exprime des opinions très tranchées sur l’ampleur des efforts, dans le contexte du séquençage de la protéine naturelle.

[396]  Pour démontrer que les travaux de séquençage d’Amgen n’étaient pas courants, il indique que certaines décisions (comme l’utilisation du Polybrene et de l’agent réducteur ß-mercaptoéthanol, le séchage à vide de l’échantillon et la nouvelle dissolution de l’échantillon dans l’acide formique avant le séquençage) exigeaient qu’on fasse preuve de jugement, de compétence et d’ingéniosité. En revanche, M. Hermodson décrit l’utilisation du Polybrene et d’un agent réducteur comme faisant partie des techniques que la personne versée dans l’art appliquerait dans le cadre du processus itératif de séquençage des acides aminés. Je ne pense pas que le témoignage ou l’argument présenté par Amgen indique que ces techniques étaient elles‑mêmes inventives. Elles sont plutôt citées en exemples pour appuyer l’opinion de M. Speicher et la position d’Amgen voulant qu’en 1985, la personne versée dans l’art n’avait ni la compétence ni le jugement nécessaire pour choisir ces techniques.

[397]  Comme nous l’avons déjà mentionné, M. Speicher cite un certain nombre de points à l’appui de son opinion selon laquelle les travaux de séquençage décrits dans l’exemple 1 n’étaient ni simples ni courants et dépassaient les capacités de la personne versée dans l’art. Il note que le milieu des années 1980 a été une période de progrès rapides dans le séquençage N‑terminal, et une pratique qui est peut-être devenue courante en 1988 ou 1990 ne l’était pas forcément en 1985. Il fait référence aux biochimistes des protéines les plus qualifiés, représentant environ 20 % des biochimistes des protéines à cette époque, qui possédaient des compétences extraordinaires bien supérieures aux capacités de la personne versée dans l’art travaillant dans un laboratoire commercial ou universitaire. M. Speicher nomme des chefs de file dans le domaine, tels que M. Michael Hunkapiller et le Dr Leroy Hood, qui étaient, selon lui, au moins plusieurs années en avance au sein de ce groupe extrêmement qualifié et classés parmi le premier pour cent des biochimistes des protéines en 1985.

[398]  M. Speicher déclare également que, en raison des progrès rapides dans le domaine et de sa nature souvent très compétitive, les biochimistes des protéines qui ont publié les résultats de leurs recherches avaient une forte tendance à surestimer les capacités d’analyse en se concentrant sur des résultats exceptionnels plutôt que courants. Habituellement, seuls les résultats exceptionnels les plus remarquables de ces laboratoires extraordinaires étaient publiés dans la littérature, ce qui ne reflète en rien les résultats courants.

[399]  En outre, M. Speicher fait une comparaison entre les capacités des biochimistes des protéines à séquencer une protéine étalon, comme la myoglobine, et leurs capacités plus limitées à déterminer la séquence des acides aminés de la grande majorité des échantillons expérimentaux. Il explique la différence importante entre le fait d’identifier la séquence d’un étalon connu (c.-à-d. simplement confirmer la présence du signal attendu) et le fait d’interpréter les données d’un échantillon d’une protéine inconnue, particulièrement lorsque le rapport signal/bruit de fond (c.-à-d. la force des signaux des acides aminés par rapport au bruit de fond) n’était pas élevé, une situation qu’a rencontrée Amgen en 1985.

[400]  M. Speicher est également d’avis qu’au milieu des années 1980, les laboratoires possédant des compétences extraordinaires pouvaient habituellement obtenir des données séquentielles substantielles à partir d’une protéine connue (comme la myoglobine) en commençant avec des centaines de picomoles et parfois avec moins de 100 picomoles d’un échantillon de protéine. Il les décrit comme des résultats exceptionnels issus de laboratoires extraordinaires; il s’agissait des résultats les plus souvent publiés et cités au milieu des années 1980. Plus rarement, ces mêmes laboratoires obtenaient parfois de longues séquences (plus de 40 résidus d’acides aminés), en disposant au départ de moins de 500 picomoles d’une protéine expérimentale, mais ce n’était pas courant, même pour le biochimiste des protéines doté d’un talent extraordinaire.

[401]  Ces opinions s’opposent fortement à celles du DVan Etten et de M. Hermodson. Tout d’abord, je traiterai de la preuve et des arguments respectifs des parties concernant la quantité de protéines nécessaire pour obtenir des résultats concluants lors d’un séquençage subséquent. L’opinion de M. Speicher est énoncée ci-dessus. En revanche, le rapport de M. Hermodson indique qu’en 1985, sur un séquenceur correctement optimisé, l’analyse d’un échantillon protéique de 100 pmol générait habituellement 40 à 50 acides aminés d’une séquence identifiable.

[402]  Toutefois, en contre-interrogatoire, M. Hermodson n’a pas été en mesure d’étayer son opinion en se rapportant aux publications citées à l’appui de son rapport. En fait, lorsqu’on l’a renvoyé à des données sur le séquençage d’un certain nombre de protéines, contenues dans une publication rédigée par des scientifiques de premier plan – Hunkapiller et Hood – jointe à son rapport, il a reconnu que les données indiquaient qu’à quelques exceptions près, entre 250 et 850 pmol étaient nécessaires à la détermination de plus de 40 acides aminés. Une autre publication montrait qu’il fallait au moins 500 pmol pour identifier plus de 30 résidus d’une protéine expérimentale.

[403]  M. Speicher affirme qu’à sa connaissance, les seules évaluations objectives des capacités de séquençage d’acides aminés de la personne versée dans l’art provenaient d’une série d’études de séquençage d’Edman rapportées par l’Association of Biomolecular Resource Facilities [ABRF] de la fin des années 1980 au milieu des années 1990. Il explique que cette organisation a fourni des échantillons d’essai « inconnus » réalistes à tous les laboratoires de séquençage de protéines intéressés et a effectué une analyse à double insu des résultats. Ces études ont montré que même trois à cinq ans après 1985, de longues séquences d’acides aminés n’étaient généralement pas obtenues par les personnes versées dans l’art travaillant dans des laboratoires commerciaux ou universitaires, quand la quantité initiale d’une protéine inconnue « idéale » hautement purifiée était inférieure à 100 pmol.

[404]  À mon avis, son contre-interrogatoire et les données de l’ABRF démentent l’opinion de M. Hermodson quant aux résultats normalement obtenus avec un échantillon protéique de 100 pmol. Je préfère donc l’opinion de M. Speicher selon laquelle il fallait normalement plusieurs centaines de picomoles d’une protéine expérimentale pour obtenir des séquences d’au moins 40 résidus d’acides aminés. Je réalise que M. Speicher formule cette opinion sur la base des capacités de laboratoires disposant de compétences extraordinaires, et je reviendrai sur ce point plus loin dans mon analyse.

[405]  Toutefois, j’ai du mal à voir en quoi cette conclusion aide particulièrement Amgen. Le rapport de M. Hermodson présente ses calculs de la quantité de protéine employée par Amgen dans chacune des tentatives de séquençage 1, 2, 4 et 5. Ces valeurs sont respectivement 140‑200 pmol, 260-320 pmol, 400-450 pmol et 620-700 pmol. Chaque tentative réalisée avec une quantité accrue d’échantillon protéique a permis de déterminer un nombre accru d’acides aminés exacts, culminant avec les identifications de la tentative 5 qui ont motivé la poursuite du projet G-CSF.

[406]  Ces résultats concordent avec l’opinion de M. Hermodson selon laquelle il existe une corrélation positive entre la quantité de protéine séquencée et le nombre de résidus correctement identifiés, exactement comme s’y attendrait le biochimiste des protéines versé dans l’art. De plus, la quantité de protéine séquencée dans la tentative 5 se situe dans la fourchette supérieure des centaines de picomoles et correspond aux quantités requises énoncées par M. Speicher. À mon avis, le fait qu’Amgen ait réussi à infirmer le témoignage de M. Hermodson relativement au séquençage d’échantillons de 100 picomoles ne remet pas en cause l’opinion qu’il a exprimée quant au fait que la personne versée dans l’art pouvait s’attendre aux résultats obtenus par Amgen.

[407]  Je me penche maintenant sur l’opinion de M. Speicher selon laquelle seuls des laboratoires d’une compétence extraordinaire pouvaient obtenir ces résultats. Comme le soutient Pfizer, cette opinion semble incompatible avec la preuve selon laquelle les établissements centraux ont effectué, du début jusqu’au milieu des années 1980, des travaux de séquençage d’acides aminés en tant que service technique de base pour d’autres scientifiques. M. Hermodson explique qu’il a géré un tel établissement à l’Université Purdue au cours de la période visée. M. Speicher décrit également ces établissements centraux comme les sujets des études de l’ABRF dont il est question dans ce rapport.

[408]  M. Hermodson ajoute qu’il n’a jamais demandé de brevet pour les travaux de séquençage d’acides aminés. Il explique que ses travaux publiés comprenaient des stratégies de séquençage d’une protéine entière, et non la génération de séquences de sondes dans l’établissement central qu’il gérait. Dans le même esprit, M. Speicher estime qu’il est nommé coauteur de moins de 5 % des articles universitaires pour lesquels il a contribué aux travaux de séquençage. En général, il n’est inclus en tant que coauteur que pour des projets auxquels, selon ses propres termes, il a fourni un [traduction« apport créatif substantiel ». Je suis d’accord avec la prétention de Pfizer selon laquelle ces éléments de preuve concordent avec la conclusion que, dans 95 % des cas, M. Speicher a participé à des travaux de séquençage d’acides aminés qui étaient qualifiés de courants.

[409]  À mon avis, cette distinction entre un travail supposant un apport créatif et un travail qui n’en suppose pas est essentielle pour qui veut comprendre la preuve présentée par M. Speicher. Dans son rapport, il adopte une interprétation de la personne versée dans l’art qui exclut les personnes parmi les 10 à 20 % les plus compétentes. Il conclut donc que les antériorités publiées par des personnes extraordinaires n’indiquent pas ce qui était courant et à la portée de la personne versée dans l’art. En adoptant cette interprétation, M. Speicher se fonde sur la définition suivante de la personne versée dans l’art, qui figure dans une note de bas de page de son rapport :

[traduction] La personne versée dans l’art est une personne ou une équipe de personnes possédant les compétences ordinaires dans le(s) domaine(s) concerné(s) au moment applicable. Comme il m’a été expliqué, la personne versée dans l’art n’est « n’est ni la première ni la dernière de sa classe, mais se trouve quelque part dans le milieu  ». Cette personne fictive ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination mais possède les connaissances générales courantes dans le(s) domaine(s) concerné(s).

[410]  M. Speicher adopte l’approche décrite ci-dessus en se fondant sur les directives de l’avocat selon lesquelles la personne versée dans l’art n’est [traduction« ni la première ni la dernière de sa classe, mais se trouve quelque part au milieu ». Cette caractéristique souvent attribuée à la personne versée dans l’art a fait l’objet du récent arrêt de la Cour d’appel fédérale, Hospira CAF aux para 77-80 :

[traduction]

[77]  Je ne vois aucune erreur susceptible de contrôle dans l’analyse par le juge de la « personne versée dans l’art » fictive (voir Motifs, par. 58-80). Bien que les appelants contestent de nombreux aspects de l’analyse du juge sur cette question, je ne vois rien qui équivaut à une erreur de droit ou à une erreur de fait manifeste et dominante ou à une erreur mixte de fait et de droit.

[78]  Cependant, j’ai une observation à formuler sur la déclaration du juge selon laquelle la personne versée dans l’art n’est « ni la première ni la dernière de sa classe, mais se trouve quelque part au milieu » (voir Motifs, par. 69 et 74, citant Merck-Frosst -Schering Pharma GP c. Canada (Santé), 2010 CF 933, 385 A.C.F. 1, par. 69, et Amgen Canada Inc. c. Apotex Inc., 2015 CF 1261, 138 C.P.R. (4th) 383, par. 45, conf. pour d’autres motifs par 2016 CAF 196, 141 C.P.R. (4th) 245.

[79]  Je souscris au renvoi du juge à la déclaration bien connue de la Cour dans l’arrêt Beloit Canada Limitée/Ltd. et Beloit Corporation c Valmet Oy, [1986] A.C.F. no 87, 8 C.P.R. (3th) 289, p. 294 (C.A.F.) selon laquelle la pierre de touche classique de l’évidence de l’invention est le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d’intuition; un triomphe de l’hémisphère gauche sur le droit.

[80]  La déclaration selon laquelle la personne versée dans l’art n’est ni la première ni la dernière de sa classe est raisonnable pour indiquer que la personne versée dans l’art possède certaines qualités d’un technicien compétent (déduction et dextérité), mais que d’autres lui font défaut (esprit inventif et imagination). Cependant, la déclaration est problématique si elle est interprétée pour sous-entendre que les premiers de leur classe sont inventifs tandis que les derniers ne le sont pas. En fait, la qualité de l’esprit inventif n’est pas liée au rang occupé au sein de la classe. Il s’agit plutôt de la capacité d’examiner un problème d’une manière qui ne serait pas évidente pour les autres dans leur domaine. Une personne inventive peut être dernière de classe, et une personne première de classe peut ne pas être inventive. On peut en dire autant des experts. Les praticiens hautement spécialisés peuvent être des chefs de file dans leur domaine, mais ne pas être inventifs. À l’inverse, l’esprit inventif peut se manifester chez des personnes ayant une expertise limitée.

[411]  Selon Pfizer, l’approche de M. Speicher à l’égard du concept juridique de la personne versée dans l’art est contraire à l’orientation de l’arrêt Hospira CAF. Je souscris à cet argument. Selon mon interprétation de l’arrêt Hospira CAF, la Cour d’appel souligne que l’analyse relative à l’évidence se concentre sur la question de savoir si l’esprit inventif ou l’ingéniosité étaient nécessaires pour arriver à l’invention. Cette analyse utilise l’interprétation de la personne versée dans l’art, qui ne possède pas un tel esprit inventif, pour répondre à cette question. Cependant, comme le souligne la Cour d’appel, la personne versée dans l’art est un « parangon de déduction et de dextérité » [non souligné dans l’original]. Ce n’est pas que la personne versée dans l’art ait un niveau de compétence médiocre, mais plutôt qu’elle manque d’esprit inventif ou d’imagination.

[412]  Dans le monde réel, une personne au sommet de sa classe ou de son domaine peut être inventive ou non. Par conséquent, en ce qui concerne le facteur de l’ampleur des efforts et l’analyse relative à l’évidence en général, il ne faut pas exclure automatiquement les travaux ou les publications des chefs de file dans le domaine. Ce qui importe, c’est de savoir comment ces travaux ou ces publications éclairent la question de savoir si la personne versée dans l’art aurait pu combler l’écart au chapitre de l’évidence (sans faire preuve d’esprit inventif, ce que la personne versée dans l’art ne possède pas). À mon avis, l’erreur dans l’approche de M. Speicher est qu’elle est trop mécanique, car elle rejette comme non pertinent le travail des chefs de file dans le domaine, non pas à cause d’une analyse qui étaye une conclusion selon laquelle le travail a démontré une inventivité, mais à cause de la personne qui était responsable du travail.

[413]  En conclusion sur ce point, compte tenu de l’analyse ci-dessus, des opinions des experts respectifs des parties et de la preuve de la démarche concrète de l’équipe de M. Souza participant aux travaux de séquençage d’acides aminés, je conclus que l’existence de travaux qualifiés mais courants milite en faveur d’une conclusion selon laquelle l’invention allait de soi.

(iii)  Conception des sondes

[414]  Amgen soutient que le criblage d’une banque d’ADNc au moyen de sondes à base d’inosine n’était pas une pratique courante, surtout lorsqu’on tient compte du comportement incertain de l’inosine face à un nucléotide G. Sachant que cette technique n’est apparue dans l’art antérieur qu’en 1985, je comprends qu’elle était sans doute moins courante que les autres mesures adoptées par Amgen dans le projet G-CSF. Toutefois, j’ai déjà parlé des arguments concernant le rôle des sondes à base d’inosine dans le contexte de l’évidence et je n’ai pas conclu que ce rôle favorisait Amgen dans l’analyse de la notion d’essai allant de soi.

[415]  Amgen explique, dans le contexte de sa démarche concrète, que M. Souza et M. Boone ont conçu des expériences (appelées expériences N-myc) pour examiner l’incertitude entourant l’interaction de l’inosine avec les nucléotides G. Ces expériences ont révélé une difficulté potentielle, à savoir que l’inosine repousse en fait les G nucléotides au lieu de s’y lier. Malgré ces résultats, Amgen a eu recours à l’inosine, et sa stratégie s’est révélée fructueuse. Toutefois, Amgen souligne que si l’équipe de M. Souza avait choisi d’effectuer le criblage en fonction du brin inférieur des brins d’ADNc complémentaires, elle aurait rencontré plus de nucléotides G, ce qui aurait pu empêcher l’identification du gène du G-CSF.

[416]  Pfizer répond en renvoyant au témoignage de M. Boone en contre-interrogatoire. Ce dernier a confirmé que les résultats des expériences N-myc indiquaient une probabilité de 1,6 % que le « pire scénario » se produise, c’est-à-dire que trois molécules d’inosine d’une sonde s’apparient à trois nucléotides G dans le gène cible, empêchant probablement la sonde de se lier. Par contre, 42 % du temps, il n’y aurait aucun appariement avec un nucléotide G, et donc aucun problème. En outre, Pfizer insiste sur le fait qu’Amgen aurait pu simplement répéter le processus à l’aide du brin supérieur si, par malchance, les sondes ne s’étaient pas liées avec le brin inférieur.

[417]  Si cette preuve n’indique pas que la personne versée dans l’art pouvait ignorer les incertitudes associées à la technique de l’inosine, elle ne modifie pas mon analyse antérieure. L’utilisation de sondes à base d’inosine n’était pas une démarche longue et ardue, et le rôle des sondes à base d’inosine dans l’invention d’Amgen ne permet pas de conclure que l’invention ne résulte pas d’un essai allant de soi.

(iv)  Séquençage du gène du G-CSF

[418]  La prochaine étape du projet G-CSF consistait à séquencer l’ADNc identifié comme une correspondance lors du criblage de la banque d’ADNc avec les sondes dont on a parlé précédemment. Amgen soutient de nouveau que même si cette étape du projet comportait des techniques de laboratoire établies, un risque d’erreur existait, comme en témoigne ce qui s’est réellement produit. En se fondant sur l’affidavit de M. Boone, Amgen explique que, la première fois que MM. Souza et Boone ont séquencé l’ADNc, ils n’ont pas obtenu la séquence d’ADNc complète et exacte de la protéine cible. Après avoir analysé le problème, ils ont découvert qu’une petite région d’ADN n’avait pas été correctement cartographiée. Cette erreur s’est produite parce que la technologie de séquençage disponible en 1985 ne permettait pas de séquencer l’ADNc du début à la fin. Amgen a dû fragmenter l’ADNc, séquencer les segments un par un, puis les reconstituer. Une petite partie de la séquence était manquante après la première tentative, et MM. Souza et Boone devaient être attentifs pour se rendre compte de l’erreur. Comme l’erreur a été détectée, MM. Souza et Boone ont pu déterminer correctement la séquence d’ADN complète.

[419]  À mon avis, cet argument n’aide pas Amgen. Comme elle le fait remarquer, cette étape du projet comportait des techniques de laboratoire établies, appuyant une conclusion selon laquelle les travaux étaient de nature courante. L’erreur décrite par les témoins d’Amgen a été détectée avec succès et corrigée avec compétence, et non créativité.

(v)  Solubilisation et repliement des protéines de corps d’inclusion

[420]   Après avoir créé les plasmides d’expression dans lesquels la séquence d’ADN a été insérée (précédée d’un lieur qui comprenait une méthionine – le codon de départ pour l’expression des protéines chez E. coli), les plasmides ont été introduits dans les cellules d’E. coli, entraînant leur transformation. Les cellules d’E. coli ont ensuite exprimé la protéine codée par l’ADN. Toutefois, la protéine n’était pas sécrétée dans le milieu à l’extérieur des cellules d’E. coli (comme lors de sa production naturelle par les cellules de la lignée 5637); la protéine était plutôt agrégée dans des corps d’inclusion insolubles à l’intérieur des cellules. Amgen soutient que cela a créé un autre défi difficile.

[421]  Amgen explique avoir conçu plusieurs matrices différentes pour solubiliser et replier la protéine recombinante recueillie dans les cellules d’E. coli, en réalisant différentes expériences. Celles-ci comprenaient l’utilisation de combinaisons d’acide laurique comme détergent (pour démêler les corps d’inclusion), de sulfate de cuivre comme agent oxydant (pour encourager la formation de ponts disulfures) et de conditions réductrices et non réductrices. La protéine recombinante traitée à l’acide laurique et au sulfate de cuivre, dans des conditions non réductrices, a migré rapidement et nettement en une seule bande sur le gel, ce qui portait à croire que la protéine cible avait été correctement repliée.

[422]  J’ai déjà examiné les arguments relatifs au défi que posent les corps d’inclusion dans mon analyse, sous le facteur de l’évidence. Les observations d’Amgen ci-dessus concernant les méthodes particulières de l’équipe de M. Souza pour relever ce défi ne permettent pas de conclure que les travaux d’Amgen étaient autres que courants. Rien ne permet de conclure qu’un tel travail était inventif ou qu’il était particulièrement ardu. Bien que M. Boxer ait cité de nombreuses méthodes de repliement différentes parmi lesquelles la personne versée dans l’art devrait choisir, il a déclaré que ces méthodes pouvaient toutes être essayées en deux ou trois jours. En effet, comme le soutient Pfizer, bien que M. Boone ait cherché à caractériser le repliement comme un défi difficile à relever pour Amgen en août 1985, il a confirmé, en contre‑interrogatoire, que les expérimentations de repliement par Amgen ont été réalisées en une journée environ.

(vi)  Essais d’activité biologique

[423]  Enfin, Amgen soutient qu’après que des corps d’inclusion ayant reçu un traitement similaire ont été envoyés à M. Lai pour être séparés en fractions par CLHP, on a réalisé deux essais in vitro pour vérifier l’activité biologique des fractions. L’un de ces essais (l’essai WEHI) a démontré que la protéine recombinante possédait une activité de stimulation des colonies de granulocytes.

[424]  J’ai déjà noté l’observation d’Amgen selon laquelle il était essentiel de démontrer une activité commune à celle du G-CSF d’origine naturelle afin de confirmer qu’une version recombinante de la protéine naturelle avait été réalisée avec succès. Toutefois, Amgen n’a présenté aucun argument de fond illustrant le caractère inventif ou la difficulté particulière des essais permettant de démontrer une telle activité.

(d)  Conclusion quant au facteur de l’ampleur des efforts

[425]  Comme pour le facteur de l’évidence, j’estime que la prépondérance de la preuve favorise la position de Pfizer sur l’ampleur des efforts, c’est-à-dire que les efforts — leur nature et leur ampleur — nécessaires pour réaliser le polypeptide de la revendication 43 auraient été à la portée de la personne versée dans l’art en août 1985. Tout défi potentiel auquel elle ferait face pourrait être traité avec compétence et ne nécessiterait pas d’esprit inventif.

[426]  En conclusion, le facteur de l’ampleur des efforts m’amène à conclure que le concept inventif de la revendication 43 allait de soi. Je note également que cette conclusion est conforme à celle du juge Hughes exposée aux paragraphes 98 et 101 de la décision Apotex :

[98]  Amgen souligne la difficulté et le risque inhérent d’échec des procédés qu’elle a entrepris. Je reproduis ici une partie du mémoire que son avocat a présenté au procès sur ce point :

  [traduction]

  a)  Le procédé consistant à passer d’une préparation de protéine antérieure à un polypeptide recombinant fonctionnel était en soit imprévisible. La personne versée dans l’art ignorait que ce que l’on mettait à l’essai allait fonctionner avant que l’on fasse des expériences et que l’on obtienne le résultat.

  b)  La personne versée dans l’art était confrontée à diverses techniques disponibles qui pouvaient être employées pour tenter de réaliser avec succès un programme de clonage recombinant. Ces diverses techniques avaient un degré d’activité variable.

  c)  Il n’y avait aucune indication quant aux méthodes ou aux techniques qui pouvaient être appliquées avec des chances raisonnables de succès. La personne versée dans l’art aurait été tenue de choisir parmi la multitude de techniques, de méthodes, etc. disponibles pour concevoir un programme qui, espérait-elle, fonctionnerait.

(i)  La personne versée dans l’art reconnaîtrait qu’on ne pouvait pas s’attendre à ce que des techniques qui avaient été fructueuses pour des chercheurs précédents le seraient aussi pour elle.

26.  Il y avait une véritable possibilité que l’on coupe court au programme à cause d’un échec, à n’importe quelle étape, en cours de route. Le succès (ou l’échec) de nombreux aspects importants d’un projet quelconque est dicté par la nature et n’est tout simplement pas susceptible d’un degré de prédiction quelconque (et constituant encore moins une perspective raisonnable de succès) à l’avance.

[…]

[101]  Dans le travail qu’Amgen a entrepris, il y avait un degré élevé de compétences requises et de risques en cause. Les étapes étaient courantes en ce sens qu’elles ont été exécutées par des personnes qualifiées appliquant les principes scientifiques que l’on connaissait à l’époque. Cela équivaut à ce que l’on appelle le « travail spécialisé » dans la Courbe de robotisation reproduite plus tôt, et non au « travail créatif » qui est nécessaire pour mériter la protection que confère un brevet. Le lord juge Mustill (tel était alors son titre) a exposé ce point avec justesse dans l’arrêt Genentech Inc.’s Patent [1989] RPC 147 (CA), à la page 281, aux lignes 11 à 17 :

[traduction]

Il s’agissait du projet le plus ardu auquel on s’était attaqué à l’époque, mais les voies possibles, de même que la destination, étaient connues, même si personne ne pouvait prévoir quels seraient les obstacles que l’on rencontrerait en cours de route. Évidemment, cela ne prouve pas directement que l’invention était évidente, et il est nécessaire d’examiner les faits à une étape ultérieure. Mais, parallèlement, on ne peut pas présumer, selon moi, qu’il devait y avoir quelque part un certain degré d’inventivité, juste parce que l’on aurait pu miser sur un succès fort incertain.

G.  Conclusion quant à l’évidence

[427]  L’analyse ci-dessus met l’accent sur la revendication 43 du brevet 537, car cette revendication était au cœur des observations respectives des parties. En me fondant sur celle-ci, je suis convaincu que, selon la prépondérance des probabilités, la tentative visant à arriver au polypeptide de la revendication 43 allait plus ou moins de soi. Ce n’était pas une situation où il existait une simple possibilité d’obtenir quelque chose. Je conclus que la revendication 43 est invalide pour cause d’évidence.

[428]  Si je comprends bien les observations, la position d’Amgen selon laquelle les revendications 44 à 46 n’étaient pas évidentes repose sur les mêmes arguments que ceux que j’ai déjà examinés en ce qui concerne la revendication 43. Autrement dit, l’écart entre l’état de la technique et les concepts inventifs des revendications 44-46 est le même que celui pour la revendication 43. Comme le soutient Pfizer, les revendications 44 à 46 ajoutent des outils de l’ADN connus nécessaires pour y parvenir. Rien n’indique que l’une de ces revendications ajoute quelque chose d’inventif.

[429]  Le concept inventif de la revendication 47 présente toutefois d’autres différences par rapport à l’art antérieur : a) le processus général de culture d’une cellule hôte, puis d’expression et de purification de la protéine recombinante de la revendication 43; b) le fait que la protéine purifiée possède une activité de stimulation des colonies de granulocytes. Le Dr Van Etten affirme que le processus général pour cultiver la cellule hôte et purifier la protéine recombinante exprimée n’a rien ajouté d’inventif, et je ne comprends pas qu’Amgen fasse valoir le contraire. Il est également d’avis que la personne versée dans l’art se serait attendue à ce que la protéine recombinante purifiée ait les activités biologiques de la protéine naturelle, parce qu’elle aurait essentiellement la même structure et qu’il y avait de nombreux précédents fructueux.

[430]  Encore une fois, je ne crois pas qu’Amgen puisse prétendre qu’il y avait quoi que ce soit d’inventif au sujet de la revendication 47, à part les arguments relatifs à la revendication 43. J’ai déjà noté l’argument d’Amgen selon lequel il était essentiel de déterminer que le G-CSF recombinant ait l’activité du G-CSF d’origine naturelle pour la revendication 47. Toutefois, comme nous l’avons déjà mentionné, Amgen n’a avancé aucun argument de fond selon lequel les essais visant à démontrer cette activité étaient inventifs ou même particulièrement difficiles.

[431]  Je conclus donc que toutes les revendications invoquées sont invalides pour cause d’évidence.

VIII.  ARTICLE 53 — FAUSSES DÉCLARATIONS SUR DES FAITS IMPORTANTS

[432]  Bien que j’aie conclu que les revendications invoquées sont invalides, il faut examiner les allégations de Pfizer au titre de l’article 53 de l’ancienne Loi (et, dans la section suivante des présents motifs, ses allégations d’insuffisance), car de telles allégations pourraient éventuellement rendre nulle ou invalide la totalité du brevet 537.

[433]  L’article 53 de l’ancienne Loi prévoit ce qui suit :

53. (1) Le brevet est nul si la pétition du demandeur, relative à ce brevet, contient quelque allégation importante qui n’est pas conforme à la vérité, ou si le mémoire descriptif et les dessins contiennent plus ou moins qu’il n’est nécessaire pour démontrer ce qu’ils sont censés démontrer, et si l’omission ou l’addition est volontairement faite pour induire en erreur.

53. (1) A patent is void if any material allegation in the petition of the applicant in respect of the patent is untrue, or if the specification and drawings contain more or less than is necessary for obtaining the end for which they purport to be made, and the omission or addition is wilfully made for the purpose of misleading.

(2) S’il apparaît au tribunal que pareille omission ou addition est le résultat d’une erreur involontaire, et s’il est prouvé que le breveté a droit au reste de son brevet, le tribunal rend jugement selon les faits et statue sur les frais. Le brevet est réputé valide quant à la partie de l’invention décrite à laquelle le breveté est reconnu avoir droit.

(2) Where it appears to a court that the omission or addition referred to in subsection (1) was an involuntary error and it is proved that the patentee is entitled to the remainder of his patent, the court shall render a judgment in accordance with the facts, and shall determine the costs, and the patent shall be held valid for that part of the invention described to which the patentee is so found to be entitled.

(3) Le breveté transmet au Bureau des brevets deux copies authentiques de ce jugement. Une copie en est enregistrée et conservée dans les archives du Bureau, et l’autre est jointe au brevet et y est incorporée au moyen d’un renvoi.

(3) Two office copies of the judgment rendered under subsection (1) shall be furnished to the Patent Office by the patentee, one of which shall be registered and remain of record in the Office and the other attached to the patent and made a part of it by a reference thereto.

[434]  Comme Pfizer l’explique, l’application du paragraphe 53(1) comporte deux volets : a) des déclarations non conformes à la vérité dans la pétition; et b) des déclarations qui induisent en erreur dans le mémoire descriptif. Selon le deuxième volet, sur lequel Pfizer s’appuie, un brevet est nul si : a) le mémoire descriptif contient une omission ou un ajout important qui n’est pas conforme à la vérité; et b) les déclarations fausses ont été volontairement faites dans l’intention d’induire en erreur. La date pertinente pour l’interprétation du paragraphe 53(1) est celle de la délivrance, quoique des allégations non conformes à la vérité faites antérieurement à la délivrance qui ne sont pas corrigées à la date de la délivrance puissent être incluses (voir l’arrêt Corlac Inc. c Weatherford Canada Ltd., 2011 CAF 228 [arrêt Corlac CAF] au para 119).

[435]  Les déclarations fausses et trompeuses qui seraient contenues dans le brevet 537 font référence au caractère « pluripotent » de la protéine recombinante. Il n’est pas contesté que la protéine n’a pas d’effet pluripotent, c’est-à-dire qu’elle ne peut stimuler la croissance de plusieurs lignées de cellules sanguines matures à partir de cellules progénitrices. Selon ce qui est indiqué dans la section Contexte des présents motifs, la protéine en cause ne stimule que la croissance des granulocytes. Dans une publication de 1987 intitulée « Activities of Four Purified Growth Factors on Highly Enriched Human Hematopoietic Progenitor Cells », A. Strife et ses collaborateurs ont signalé que la protéine en question ne présentait aucune activité hématopoïétique pluripotente directe. En effet, Amgen a modifié sa convention d’appellation et a commencé à appeler publiquement la protéine « G-CSF » (plutôt que « hpG-CSF ») au milieu de 1986 (y compris dans un article rédigé notamment par Mme Zsebo). Pfizer soutient donc qu’Amgen savait que la protéine stimulait uniquement la croissance des granulocytes avant même de présenter une demande de brevet 537 au Canada en août 1986.

[436]  Amgen répond que, pour que cette allégation soit admise, Pfizer doit démontrer non seulement que le brevet 537 contient une déclaration inexacte, mais aussi que la déclaration inexacte est « importante » et qu’elle était « volontairement faite pour induire en erreur » (voir l’arrêt Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77 au para 94). Selon elle, l’allégation de Pfizer ne satisfait pas à chacune de ces exigences.

[437]  Premièrement, Amgen nie que le brevet 537 renferme de fausses déclarations. Elle soutient que les références au terme « pluripotent » qu’emploie Pfizer tout au long du brevet 537, dont la plupart sont simplement la lettre « p » dans l’acronyme de la protéine (hpG-CSF), représentent l’adoption de la convention d’appellation utilisée par le Dr Welte pour la protéine naturelle dans Welte 1985. C’est le Dr Welte qui a utilisé pour la première fois le terme « pluripotent » pour désigner la protéine, et l’équipe de M. Souza a continué de l’utiliser, parce que l’objet du brevet 537 était de produire une version recombinante de la même protéine.

[438]  Deuxièmement, Amgen fait valoir que, même si les références à « pluripotent » peuvent être qualifiées de déclarations inexactes, elles n’étaient pas importantes. Amgen souligne que l’importance d’une déclaration inexacte présumée constitue, au bout du compte, une conclusion liée aux faits, pour laquelle on évalue si elle est importante pour le « public »; il s’agit de savoir « si la déclaration inexacte a eu une influence sur la délivrance du brevet – les droits y afférents » (voir la décision Weatherford Canada Ltd. c Corlac Inc., 2010 CF 602 au para 333, inf pour d’autres motifs par Corlac CAF; voir également l’arrêt Corlac CAF, au para 128).

[439]  Amgen soutient que Pfizer n’a produit aucune preuve pour s’acquitter du fardeau qui lui incombait de démontrer comment les références contestées ont eu ou auraient pu avoir une incidence sur le public. Plus exactement, les experts des parties ont affirmé, en en convenant, que la personne versée dans l’art lisant le brevet à sa date de délivrance (31 juillet 2007) n’aurait pas été induite en erreur, c’est-à-dire elle aurait non pas cru que la protéine en question était pluripotente, mais plutôt su qu’elle avait une activité de stimulation des granulocytes. Amgen affirme que la divulgation du brevet 537 n’aurait pas empêché le public d’utiliser l’invention telle que décrite.

[440]  Enfin, Amgen soutient que la preuve n’établit pas qu’elle ait eu l’intention d’induire en erreur. Elle conteste en particulier l’utilisation du terme « G-CSF » dans l’article de 1986 de Mme Zsebo comme élément appuyant l’allégation de Pfizer. Amgen souligne que l’article fait également référence à la protéine en tant que « CSF pluripotent » et qu’il utilise la convention d’appellation G-CSF parce qu’il se concentre sur l’activité de stimulation des colonies de granulocytes.

[441]  Pour trancher sur cette question, je me fonde en grande partie sur la preuve d’expert. Pfizer s’appuie sur le témoignage du Dr Van Etten qui, bien qu’il soit présenté comme une analyse sur le caractère suffisant (la question traitée ensuite dans les présents motifs), éclaire néanmoins la position de Pfizer sur l’analyse fondée sur l’article 53. Le Dr Van Etten est d’avis que le concept inventif du brevet 537 dans son ensemble (décrit peut-être plus précisément, dans le langage d’une analyse du caractère suffisant, comme la nature de l’invention) est la production d’un facteur recombinant pluripotent stimulant les colonies de granulocytes, c.-à-d. une protéine recombinante qui stimule la croissance des cellules progénitrices CFU-GM, BFU-E et CFU-GEM(M). Pour exprimer cette opinion, il s’appuie sur le terme « pluripotent » utilisé dans les sections Titre, Contexte, Résumé et Exemples du brevet, ainsi que dans certaines de ses revendications.

[442]  Une fois arrivé à cette opinion quant à l’invention du brevet 537, le Dr Van Etten conclut que le brevet 537 ne contient pas suffisamment de renseignements pour enseigner à une personne versée dans l’art à produire un facteur pluripotent de stimulation des colonies de granulocytes, car le facteur indiqué dans le brevet n’est pas, en fait, pluripotent.

[443]  Le Dr Griffin nie que la pluripotence était une exigence de ce qui est décrit dans le brevet 537 dans son ensemble ou dans l’une des revendications invoquées. Il note que Welte 1985 a divulgué des résultats expérimentaux indiquant une activité à l’égard de plusieurs types de cellules progénitrices. Une telle activité n’était pas une nouvelle découverte de M. Souza. Au contraire, les expériences comparables décrites dans le brevet 537 visaient simplement à confirmer que la protéine recombinante de M. Souza possédait la même activité biologique que la protéine naturelle du Dr Welte.

[444]  Selon le Dr Griffin, la personne versée dans l’art en 2007 lirait le brevet 537 en comprenant que sa rédaction et la réalisation de l’invention remontaient à 1985. En 1985, il n’y avait pas de consensus sur la façon d’appeler les facteurs hématopoïétiques. Différents laboratoires ont désigné un même facteur hématopoïétique en utilisant des termes différents. Le terme « G-CSF » doit son nom au laboratoire Metcalf du WEHI, qui l’a utilisé pour décrire un facteur murin. Nicola, également au laboratoire Metcalf, a utilisé le nom « CSF-ß » pour un facteur humain analogue. Le Dr Welte a ensuite utilisé le nom « CSF pluripotent » pour décrire le même facteur humain. Reconnaissant l’identité entre CSF-ß et CSF pluripotent, M. Souza a inventé le nom « G-CSF pluripotent » pour désigner ce qu’il a déclaré comme étant le même facteur. Il n’y avait donc pas de convention d’appellation particulière pour cette protéine.

[445]  De plus, tant en 1985 qu’en 2007, le terme « pluripotent » était utilisé pour décrire la capacité d’une cellule souche ou progénitrice à se différencier en plus d’un type de cellule sanguine mature. Avant 1985, le terme « pluripotent » n’était généralement pas utilisé pour qualifier les facteurs de croissance hématopoïétiques (c.-à-d. les protéines qui agissent sur les cellules et les font se comporter de certaines façons), mais plutôt les cellules elles-mêmes. D’après les connaissances du Dr Griffin, le DWelte a été le premier à utiliser le terme « pluripotent » de cette façon, c’est-à-dire pour indiquer que le facteur était actif dans plusieurs essais de colonies.

[446]  Dans l’ensemble, le Dr Griffin est d’avis que la personne versée dans l’art ayant lu le brevet 537, lorsqu’il a été délivré le 31 juillet 2007, aurait compris l’histoire ci-dessus à la lumière de ses CGC. Elle aurait fort probablement compris que M. Souza emploie le terme « pluripotent » dans le brevet 537 pour indiquer que sa protéine est une version recombinante fabriquée de la protéine naturelle que le Dr Welte avait qualifiée de « pluripotente ».

[447]  J’estime que l’analyse du Dr Griffin sur cette question est plus convaincante que celle du Dr Van Etten. Comme je l’ai fait remarquer précédemment, ce sont à la fois des experts francs et crédibles. Cependant, le Dr Van Etten fonde son opinion sur cette question sur les occurrences du terme « pluripotent » dans le brevet 537, tandis que le Dr Griffin examine quelle aurait été l’importance de ces occurrences pour la personne versée dans l’art lisant le brevet en 2007. J’estime que l’opinion du Dr Griffin est mieux étayée et, partant, je suis d’accord avec Amgen : Pfizer n’a pas satisfait aux exigences de l’article 53 de l’ancienne Loi. Je rejetterai donc cette allégation d’invalidité.

[448]  Je constate que Pfizer soutient qu’il est erroné en droit de la part d’Amgen de prétendre qu’on ne peut lui opposer l’allégation fondée sur l’article 53 du fait que la personne versée dans l’art savait en 2007 que les déclarations inexactes contenues dans le brevet 537 étaient erronées. Pour plus de clarté, ma décision de rejeter ce motif d’invalidité repose non pas sur cet argument d’Amgen, mais sur mon acceptation de ses preuves d’expert quant à la manière dont la personne versée dans l’art interpréterait le brevet (c’est-à-dire qu’elle n’exige pas une protéine recombinante ayant une activité pluripotente).

[449]  Amgen a présenté des observations écrites sur les conséquences financières que Pfizer devrait subir advenant le rejet de cette allégation fondée sur l’article 53. Cependant, comme nous le verrons plus loin dans les présents motifs, les parties sont parvenues à un accord sur les dépens. Je m’abstiendrai donc d’examiner les observations d’Amgen sur ce point.

XIV.  INSUFFISANCE

[450]  Pour commencer, je note qu’Amgen soutient que Pfizer n’a pas correctement plaidé l’insuffisance puisqu’elle fait valoir l’insuffisance en ce qui concerne les revendications invoquées, et non en ce qui concerne le brevet 537 dans son ensemble. J’estime que l’argument de Pfizer relatif à l’insuffisance est au mieux inélégant. Cependant, tout bien considéré, je suis convaincu par la réponse de Pfizer selon laquelle Amgen a bénéficié du rapport du Dr Van Etten, et donc été avisée des arguments d’insuffisance avancés par Pfizer, et ce, bien avant le procès et avant la préparation de ses propres réponses aux rapports d’expert. J’estime qu’Amgen n’a subi aucun préjudice et j’examinerai l’allégation d’insuffisance sur le fond.

[451]  L’allégation de Pfizer selon laquelle le brevet 537 n’est pas valide en raison d’une divulgation insuffisante repose sur la même question technique et la même preuve que son allégation fondée sur l’article 53. En d’autres termes, Pfizer affirme que 1) la nature de l’invention est la production d’un facteur recombinant pluripotent stimulant les colonies de granulocytes et 2) la divulgation dans le brevet n’est pas suffisante pour mettre en pratique cette invention, car elle ne contient pas l’information nécessaire pour permettre à la personne versée dans l’art de produire une protéine pluripotente.

[452]  Bien que mon analyse de la preuve demeure la même que celle énoncée ci-dessus dans mon examen de l’allégation fondée sur l’article 53, il demeure nécessaire de se demander si le résultat de cette preuve diffère lorsqu’il est appliqué aux principes applicables à une allégation d’insuffisance.

[453]  Comme le soutient Pfizer, le caractère suffisant de la divulgation est un principe fondamental qui sous-tend le régime des brevets. La contrepartie de l’octroi d’un brevet est que, en échange d’un monopole sur une invention nouvelle et utile, la divulgation de l’invention doit être suffisante de façon à en faire bénéficier la société (voir l’arrêt Novopharm CSC, au para 31‑32). La divulgation suffisante de l’invention dans le mémoire descriptif est une condition préalable à la délivrance du brevet, et la divulgation insuffisante invalide l’intégralité du brevet (voir l’arrêt Novopharm CSC, au para 34).

[454]  Dans l’arrêt Novopharm CSC, la Cour suprême a établi une analyse en deux étapes pour établir si la divulgation d’un brevet est suffisante. La première étape consiste à définir la nature de l’invention dans le brevet (voir l’arrêt Novopharm CSC, au para 53). Il faut considérer le brevet dans sa totalité pour prendre cette décision, et pas seulement une revendication en particulier, car un brevet est accordé pour une seule invention (voir l’arrêt Novopharm CSC, au para 55‑60). La deuxième étape consiste à établir si la divulgation est suffisante pour permettre à la personne versée dans l’art de mettre en pratique l’invention, c’est-à-dire de la construire à partir des seules instructions contenues dans la divulgation (voir l’arrêt Novopharm CSC, au para 70‑71). Aucun de ces principes n’est contesté par les parties.

[455]  Les parties ne s’entendent toutefois pas sur le moment auquel l’analyse ci‑dessus doit être effectuée. Pfizer soutient que les deux étapes de l’analyse doivent être effectuées en tenant compte de la date de dépôt. Amgen convient que la deuxième étape doit être effectuée en tenant compte de la date de dépôt, mais fait valoir que la date pertinente pour la première étape est la date de délivrance.

[456]  À l’appui de sa position, Pfizer renvoie à l’arrêt de la Cour d’appel rendu avant l’arrêt Novopharm CSC (voir l’arrêt Novopharm Ltd. c Pfizer Canada Inc., 2010 CAF 242 [arrêt Novopharm CAF] au para 79) :

[79]  Quant aux arguments de l’appelante au sujet de certaines des observations du juge de première instance que l’appelante qualifie d’« étrangères », je n’ai aucun mal à convenir avec Pfizer que ces observations n’ont donné lieu à aucune erreur susceptible de révision. Pfizer souligne à juste titre que le juge de première instance devait décider si l’exposé de l’invention était suffisant à la date du dépôt. En conséquence, tout ce qui a pu se produire par la suite ne tire pas à conséquence. J’estime néanmoins que, bien que malavisées dans les circonstances, les observations du juge de première instance ne permettent pas de conclure que ce dernier a commis une erreur susceptible de révision. Comme l’invention revendiquée correspond au composé visé à la revendication 7, l’exposé de l’invention est suffisant.

[Non souligné dans l’original.]

[457]  Amgen s’appuie sur l’arrêt Idenix Pharmaceuticals, Inc. c Gilead Pharmasset LLC., 2017 CAF 161 [arrêt Idenix], dans lequel la Cour d’appel fédérale a cité l’arrêt Novopharm CSC, pour les exigences quant à une divulgation suffisante et s’est demandé si le juge du procès avait correctement déterminé la nature de l’invention. La Cour d’appel a approuvé le renvoi du juge du procès à l’arrêt Free World Trust, qui exige que les brevets soient interprétés comme l’aurait fait une personne versée dans l’art à la date de leur délivrance (aux para 23‑24).

[458]  À mon avis, le renvoi dans l’arrêt Novopharm CAF à la date de dépôt se rapporte à la deuxième étape de l’analyse relative au caractère suffisant énoncée par Pfizer, c’est-à-dire si la divulgation est suffisante pour permettre à la personne versée dans l’art de mettre en pratique l’invention. Je suis d’accord avec Amgen : comme il a été confirmé par l’arrêt Idenix, la première étape de la définition de la nature de l’invention doit être effectuée du point de vue de la personne versée dans l’art à la date de délivrance.

[459]  Cette conclusion permet d’affirmer que mon analyse précédente de la preuve, relativement à la question de l’article 53, s’applique également à la première étape de l’analyse concernant le caractère suffisant, c’est-à-dire qu’elle appuie l’opinion du Dr Griffin selon laquelle la personne versée dans l’art, ayant lu le brevet 537 en 2007, aurait compris que M. Souza emploie le terme « pluripotent » dans le brevet 537 pour indiquer que sa protéine est une version recombinante fabriquée de la protéine naturelle que le Dr Welte avait qualifiée de « pluripotente ». Toutefois, dans le contexte de l’analyse relative au caractère suffisant, Pfizer soulève un argument supplémentaire dont je dois tenir compte pour évaluer la fiabilité de l’opinion du Dr Griffin à ce sujet.

[460]  Selon Pfizer, le Dr Van Etten était le seul expert à donner son avis sur la façon dont la personne versée dans l’art aurait compris le brevet 537 dans son ensemble. Pfizer soutient que le Dr Griffin n’a pas évalué la nature de l’invention en examinant le brevet dans son ensemble, à savoir toutes les revendications, et pas seulement les revendications invoquées. Comme Pfizer le note à juste titre, l’arrêt Novopharm CSC explique qu’il faut examiner le mémoire descriptif du brevet en entier, revendications comprises, pour établir la nature de l’invention et si la divulgation est suffisante (au para 50).

[461]  De la façon qu’elle est exprimée, l’opinion du Dr Griffin ne se limite pas aux revendications invoquées. Dans son rapport, le Dr Griffin affirme que la pluripotence n’est pas une exigence de ce qui est décrit [traduction« dans le brevet 537 dans son ensemble » ou comme faisant partie des revendications 43 à 47. Cependant, en contre-interrogatoire, le Dr Griffin a reconnu que, bien qu’il ait interprété toutes les revendications, il n’a pas consacré beaucoup de temps aux revendications autres que celles invoquées, car il croyait que les revendications invoquées constituaient la partie pertinente de cet exercice. Cette reconnaissance est troublante, car elle soulève des préoccupations quant à la fiabilité de l’opinion du Dr Griffin relativement à la façon dont la personne versée dans l’art interpréterait le brevet 537 dans son ensemble. Cependant, comme il est expliqué ci-dessous, je ne suis finalement pas convaincu que cette préoccupation mine son opinion.

[462]  Pour en arriver à sa propre conclusion, soit que la pluripotence fait partie du concept inventif du brevet, le Dr Van Etten est d’avis que toutes les 37 premières revendications du brevet sauf deux exigent, directement ou indirectement, que la protéine ait une activité pluripotente. Il donne ensuite des exemples de ces revendications. Bien qu’ils fassent référence à une activité biologique, les seules références à « pluripotent » dans ces revendications se trouvent dans le nom de la protéine. Comme il a été souligné dans l’analyse que j’ai effectuée précédemment, le Dr Van Etten fonde son opinion sur les occurrences du terme « pluripotent » dans le brevet 537. J’ai trouvé l’opinion du Dr Griffin plus convaincante, car elle analysait comment la personne versée dans l’art aurait interprété l’utilisation de ce terme dans le brevet. Étant donné que l’utilisation du terme dans les revendications 1 à 37 est comparable à son utilisation ailleurs dans le brevet, rien ne permet de conclure que son opinion aurait été différente s’il avait examiné en détail les revendications autres que celles invoquées. Bien que Pfizer ait identifié une lacune dans la méthodologie d’analyse du Dr Griffin sur cette question, à mon avis, son opinion demeure plus convaincante que celle du Dr Van Etten.

[463]  Selon l’opinion du Dr Griffin à la première étape de l’analyse relative au caractère suffisant, il est clair que l’argument de Pfizer à la deuxième étape ne peut tenir. Comme il n’est pas exigé que le brevet 537 enseigne à la personne versée dans l’art comment fabriquer une protéine qui stimule la croissance dans plusieurs lignées cellulaires, sa divulgation est suffisante. Je rejetterai donc cette allégation d’invalidité.

XV.  UTILISATION ANTÉRIEURE

[464]  Comme j’ai jugé les revendications invoquées invalides pour cause d’évidence, les allégations d’Amgen de violation du brevet 537 seront rejetées. Il n’est donc pas nécessaire que j’examine l’argument de Pfizer selon lequel elle est protégée contre une conclusion de contrefaçon par la défense de l’utilisation antérieure. Cependant, je vais aborder brièvement cette question, afin que les parties puissent néanmoins bénéficier de mon analyse à cet égard.

[465]  Pour une explication de la justification qui sous-tend la défense de l’utilisation antérieure, Pfizer se fonde sur le passage suivant de la décision Libbey-Owens-Ford Glass Co. c Ford Motor Co. (1969), 57 CPR 155, aux p 185-186 (C. de l’É.) :

[traduction] […] L’octroi d’un droit exclusif sur une invention pour une période limitée dédommage la personne, qui a mis au point l’invention et qui a rendu celle-ci publique de la manière prescrite, pour l’avantage qui est alors conféré aux autres membres du public. Toutefois, un membre du public qui crée ou acquiert l’invention, ou une partie de celle-ci, avant qu’elle ne devienne accessible au public ne tire dans cette mesure aucun avantage de la publication; cependant, sans une disposition comme l’article 58, il ne pourrait mettre en pratique ce qu’il a appris et fait par lui-même avant que la personne qui doit être dédommagée pour cette information ne rende l’invention publique. […]

[466]  Bien que le passage ci-dessus fasse référence à l’article 58, l’incarnation législative du moyen de défense sur lequel Pfizer s’est fondée (du moins initialement) dans la présente action figure à l’article 56 de l’ancienne Loi :

Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4, telle que parue avant le 1 octobre 1989

Patent Act, RSC 1985, c P-4, as it read immediately before October 1, 1989

56. Toute personne qui, avant la délivrance d’un brevet, a acheté, exécuté ou acquis une invention pour laquelle un brevet est subséquemment obtenu sous l’autorité de la présente loi, a le droit d’utiliser et de vendre à d’autres l’article, la machine, l’objet manufacturé ou la composition de matières, spécifique, breveté et ainsi acheté, exécuté ou acquis avant la délivrance du brevet s’y rapportant, sans encourir de ce chef aucune responsabilité envers le breveté ou ses représentants légaux. Toutefois, à l’égard des tiers le brevet ne peut être considéré comme invalide du fait de cet achat, de cette exécution ou acquisition ou utilisation de l’invention par la personne en premier lieu mentionnée ou par des personnes auxquelles elle l’a vendue, à moins que cette invention n’ait été achetée, exécutée, acquise ou utilisée durant une période de plus de deux ans avant la demande d’un brevet portant sur cette invention, en conséquence de quoi l’invention est devenue publique et disponible pour l’usage du public.

56. Every person who, before the issuing of a patent, has purchased, constructed or acquired any invention for which a patent is afterwards obtained under this Act has the right to use and sell to others the specific article, machine, manufacture or composition of matter patented and so purchased, constructed or acquired before the issue of the patent therefor, without being liable to the patentee or his legal representatives for so doing, but the patent shall not, with respect to other persons, be held invalid by reason of that purchase, construction or acquisition or use of the invention by the person first mentioned, or by those to whom he has sold it, unless it was purchased, constructed, acquired or used for a longer period than two years before the application for a patent therefor, in consequence whereof the invention became public and available for public use.

[467]  En fait, Pfizer s’appuie principalement sur le témoignage de M. Valinger (y compris le fait que la BCM a été créée approximativement le 6 avril 2004) pour étayer son argument selon lequel NIVESTYM, son médicament à base de filgrastim, sera fabriqué à partir d’une BCM établie avant le 31 juillet 2007, date à laquelle le monopole d’Amgen relativement au brevet 537 a commencé.

[468]  Amgen soulève un certain nombre d’arguments à l’appui de sa position selon laquelle Pfizer ne peut pas bénéficier de ce moyen de défense. Je n’ai toutefois besoin que de traiter de l’argument principal d’Amgen selon lequel, compte tenu des modifications législatives apportées à l’ancienne Loi, y compris les dispositions transitoires pertinentes, Pfizer ne peut se prévaloir de la défense de l’utilisation antérieure. Amgen soutient que ces dispositions font en sorte que l’immunité au titre de l’utilisation antérieure ne s’applique qu’aux acquisitions, achats ou exécutions qui ont eu lieu avant le 1er janvier 1994 ou, au plus tard, le 1er octobre 1996. Pfizer a admis que la BCM n’avait pas été exécutée avant le 1er janvier 1994. Les observations d’Amgen à l’appui de son argument d’interprétation législative sont les suivantes.

[469]  Amgen reconnaît que la version de l’article 56 de l’ancienne Loi exigeait l’acquisition de l’objet sur lequel porte l’invention « avant la délivrance d’un brevet » (en l’espèce, le 31 juillet 2007). Cette version de l’article 56 a été modifiée le 1er octobre 1989, et il était dorénavant exigé que l’acquisition de l’objet sur lequel porte l’invention soit faite « avant la date à laquelle une demande de brevet est devenue accessible » (voir LRC 1985, c 33 (3e suppl), art 22).

[470]  Ensuite, le 1er janvier 1994, l’article 56 a de nouveau été modifié, en vertu de la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain, LC 1993, c 44, art 194, de la façon suivante :

Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain, LC 1993, c 44

North American Free Trade Agreement Implementation Act, SC 1993, c 44

194. L’article 56 de la même loi est abrogé et remplacé par ce qui suit :

194. Section 56 of the said Act is repealed and the following substituted therefor:

56. (1) Quiconque, avant la date de dépôt d’une demande de brevet ou, si elle est antérieure, la date de priorité de la demande, achète, exécute ou acquiert une invention éventuellement brevetée peut utiliser et vendre l’article, la machine, l’objet manufacturé ou la composition de matières brevetées ainsi achetés, exécutés ou acquis avant cette date sans encourir de responsabilité envers le breveté ou ses représentants légaux.

56 (1) Every person who, before the claim date of a claim in a patent has purchased, constructed or acquired the subject matter defined by the claim, has the right to use and sell to others the specific article, machine, manufacture or composition of matter patented and so purchased, constructed or acquired without being liable to the patentee or the legal representatives of the patentee for so doing.

[…]

[…]

(4) L’article 56 de la Loi sur les brevets, dans sa version antérieure au 1er octobre 1989, s’applique à l’achat, l’exécution ou l’acquisition, antérieurs à la date d’entrée en vigueur du paragraphe (1), d’une invention pour laquelle un brevet est délivré avant le 1er octobre 1989, ou après cette date mais relativement à une demande déposée avant cette date.

(4) Section 56 of the Patent Act, as it read immediately before October 1, 1989, applies in respect of a purchase, construction or acquisition made before the day on which subsection (1) came into force of an invention for which a patent is issued before October 1, 1989 or is issued after October 1, 1989 on the basis of an application filed before October 1, 1989.

[…]

[…]

[471]  Quand Amgen a intenté la présente action et que Pfizer a introduit sa demande reconventionnelle dans laquelle elle alléguait l’invalidité, respectivement en avril et mai 2018, les dispositions transitoires générales de l’article 78.2 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, prévoyaient ce qui suit :

Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4

Patent Act, RSC 1985, c P-4

Régime applicable aux brevets délivrés avant le 1er octobre 1989

Patents issued before October 1, 1989

78.2 (1) Sous réserve du paragraphe (3), la présente loi dans sa version du 30 septembre 1989, à l’exception de l’article 46, s’applique aux affaires survenant, le 1er octobre 1989 ou par la suite, relativement aux brevets délivrés avant le 1er octobre 1989. Ces affaires sont également régies par les articles 38.1 et 45.

78.2 (1) Subject to subsection (3), any matter arising on or after October 1, 1989 in respect of a patent issued before that date shall be dealt with and disposed of in accordance with sections 38.1 and 45 and with the provisions of this Act, other than section 46, as they read immediately before October 1, 1989.

Régime applicable aux brevets délivrés le 1er octobre 1989 ou par la suite sur demande antérieure à cette date

Patents issued on or after October 1, 1989 on the basis of previously filed applications

(2) Sous réserve du paragraphe (3), la présente loi dans sa version du 30 septembre 1989, à l’exception de l’article 46, s’applique aux affaires survenant, le 1er octobre 1989 ou par la suite, relativement aux brevets délivrés ce jour ou par la suite au titre de demandes déposées avant le 1er octobre 1989. Ces affaires sont également régies par les articles 38.1, 45, 46 et 48.1 à 48.5.

(2) Subject to subsection (3), any matter arising on or after October 1, 1989 in respect of a patent issued on or after that date on the basis of an application filed before that date shall be dealt with and disposed of in accordance with sections 38.1, 45, 46 and 48.1 to 48.5 and with the provisions of this Act, other than section 46, as they read immediately before October 1, 1989.

Les modifications, sauf certaines, sont prises en compte

Application

(3) Les dispositions visées aux paragraphes (1) et (2) s’appliquent compte tenu des modifications apportées à la présente loi sauf celles de ces modifications entrées en vigueur le 1er octobre 1989 et le 1er octobre 1996.

(3) The provisions of this Act that apply as provided in subsections (1) and (2) shall be read subject to any amendments to this Act, other than the amendments that came into force on October 1, 1989 or October 1, 1996.

[472]  Aux termes de la combinaison des paragraphes 78.2(2) et (3), l’ancienne Loi était réputée s’appliquer aux brevets déposés en vertu de l’ancienne Loi mais délivrés ultérieurement (ce qui comprend le brevet 537). Cependant, l’ancienne Loi a été interprétée sous réserve de modifications qui sont entrées en vigueur par la suite, à moins que ces modifications ne soient entrées en vigueur le 1er octobre 1989 ou le 1er octobre 1996. Ainsi, la disposition transitoire n’a annulé que les modifications de l’ancienne Loi qui sont entrées en vigueur le 1er octobre 1989 et le 1er octobre 1996. Lorsque les parties ont présenté leurs revendications respectives, la version du paragraphe 56(1) reproduite ci-dessus, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 1994 (et a également eu sa propre disposition transitoire au paragraphe 56(4)), est donc restée en vigueur et applicable aux brevets comme le brevet 537.

[473]  Par conséquent, cette version de l’article 56 était en vigueur du 1er janvier 1994 jusqu’au début de la présente procédure, notamment en 2004 (lorsque, selon la preuve présentée par Pfizer, la BCM a été créée). En vertu de ce paragraphe 56(1), Pfizer devait acquérir l’objet sur lequel porte l’invention avant la date de priorité, qui est en l’espèce le 23 août 1985, afin de tomber sous le coup de l’exception de l’utilisation antérieure. Cela n’aide évidemment pas Pfizer. Aux termes du paragraphe transitoire 56(4), l’exception pourrait également s’appliquer lorsque l’objet sur lequel porte l’invention a été acquis avant l’entrée en vigueur du paragraphe 56(1) (1er janvier 1994). Encore une fois, soutient Amgen, la création de la BCM en 2004 ne remplit pas les conditions requises.

[474]  Avec prise d’effet le 13 décembre 2018, la Loi sur les brevets a été à nouveau modifiée par la Loi no 2 d’exécution du budget de 2018, LC 2018, c 27 [LEB]. Dans le cadre des modifications, la disposition transitoire particulière de l’article 56(4) et la disposition transitoire générale de l’article 78.2 ont été abrogées et remplacées. Les nouvelles dispositions transitoires à l’article 78.53 de la Loi sur les brevets (créé par l’article 208 de la LEB) et l’article 203 de la LEB, sont ainsi rédigées :

Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4, telle que parue le 1 mai 2018

Budget Implementation Act, 2018, No. 2, SC 2018, c 27

Article 56 de la Loi sur les brevets

Section 56 of Patent Act

203 (1) L’article 56 de la Loi sur les brevets, édicté par l’article 194 de la présente loi, ne s’applique qu’à l’égard des actions et procédures relatives aux brevets délivrés au titre de demandes déposées à compter du 1er octobre 1989 qui sont entamées le 29 octobre 2018 ou après cette date.

203 (1) Section 56 of the Patent Act, as enacted by section 194 of this Act, applies only in respect of an action or proceeding in respect of a patent issued on the basis of an application whose filing date is on or after October 1, 1989 that is commenced on or after October 29, 2018.

Article 56 — version antérieure

Section 56 — previous version

(2) L’article 56 de la Loi sur les brevets, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur de l’article 194 de la présente loi, s’applique à l’égard des actions et procédures relatives aux brevets délivrés au titre de demandes déposées à compter du 1er décembre 1989 qui sont entamées avant le 29 octobre 2018.

(2) Section 56 of the Patent Act, as it read immediately before the coming into force of section 194 of this Act, applies in respect of any action or proceeding that is in respect of a patent issued on the basis of an application whose filing date is on or after October 1, 1989 and that is commenced before October 29, 2018.

[…]

[…]

208 L’article 140 de la même loi est modifié par remplacement de l’article 78.53 qui y est édicté par ce qui suit :

208 Section 140 of the Act is amended by replacing the section 78.53 that it enacts with the following:

Brevets — date de dépôt antérieure au 1er octobre 1989

Patents — filing date before October 1, 1989

78.53 (1) Sous réserve du paragraphe 78.55(2), toute question soulevée à compter de la date d’entrée en vigueur relativement à un brevet accordé au titre d’une demande dont la date de dépôt est antérieure au 1er octobre 1989 est régie, à la fois :

78.53 (1) Subject to subsection 78.55(2), any matter arising on or after the coming-into-force date, in respect of a patent granted on the basis of an application whose filing date is before October 1, 1989, shall be dealt with and disposed of in accordance with

a) par les dispositions de la présente loi, à l’exception des définitions de date de dépôt et demande de priorité à l’article 2, des articles 10, 27 à 28.4, 34.1 à 36, 38.2 et 55, des alinéas 55.11(1)a) et b) et de l’article 56;

(a) the provisions of this Act, other than the definitions claim date, filing date and request for priority in section 2, sections 10, 27 to 28.4, 34.1 to 36, 38.2 and 55, paragraphs 55.11(1)(a) and (b) and section 56; and

b) par les articles 10 et 55 et les paragraphes 61(1) et (3), dans leur version antérieure au 1er octobre 1989.

(b) sections 10 and 55 and subsections 61(1) and (3), as they read immediately before October 1, 1989.

Cas spéciaux

Special case

(2) L’article 56 de la Loi sur les brevets, dans sa version antérieure au 1er octobre 1989, s’applique à l’achat, l’exécution ou l’acquisition, antérieurs au 1er octobre 1996, d’une invention pour laquelle un brevet est délivré relativement à une demande déposée avant le 1er octobre 1989.

(2) Section 56 of the Patent Act, as it read immediately before October 1, 1989, applies in respect of a purchase, construction or acquisition made before October 1, 1996 of an invention for which a patent is issued on the basis of an application filed before October 1, 1989.

[475]  Pour résumer l’effet de ces nouvelles dispositions transitoires :

  • A. Aux termes du paragraphe 203(1) de la LEB, la nouvelle version de l’article 56 édictée par la LEB ne s’applique d’aucune façon aux brevets relevant de l’ancienne Loi (c.-à-d. les brevets comme le brevet 537 dont la date de dépôt est antérieure au 1er octobre 1989);

  • B. Aux termes du paragraphe 203(2) de la LEB, la version de l’article 56 qui était en vigueur du 1er janvier 1994 au 13 décembre 2018 s’applique aux brevets délivrés relativement à des demandes déposées le 1er octobre 1989 ou après cette date (ce qui exclut le brevet 537), si l’action relative au brevet a été introduite avant le 29 octobre 2018;

  • C. Aux termes du paragraphe 78.53(2) de la Loi sur les brevets (article 208 de la LEB), en ce qui concerne une invention pour laquelle un brevet est délivré relativement à une demande déposée avant le 1er octobre 1989 (comme le brevet 537), la version de l’article 56 de l’ancienne Loi s’applique à l’égard de produits contrefaits achetés, exécutés ou acquis avant le 1er octobre 1996.

[476]  Je relève le commentaire d’Amgen, formulé dans ses observations écrites liminaires, selon lequel il plane peut-être une incertitude quant à savoir si le paragraphe 78.53(2) s’applique à autre chose qu’aux questions soulevées à compter de la « date d’entrée en vigueur » mentionnée au paragraphe 78.53(1). Le paragraphe 78.53(1) ne s’applique expressément qu’à ces questions, et ce, sous réserve du paragraphe 78.53(2), mais le paragraphe 78.53(2) ne contient pas lui-même de telles restrictions. Je crois comprendre qu’Amgen veut dire qu’il n’est pas clair si le paragraphe 78.53(2) s’applique à des questions (comme celle en l’espèce) survenant avant la date d’entrée en vigueur.

[477]  Je n’ai cependant pas besoin de dissiper cette incertitude, car je suis d’accord avec Amgen pour dire que l’article 78.53 ne sert qu’à prolonger la période, autrefois prévue par le paragraphe 56(4), pendant laquelle une partie puisse se prévaloir de la défense de l’utilisation antérieure. En vertu du paragraphe 56(4), cette défense s’appliquait aux achats, exécutions et acquisitions avant le 1er janvier 1994, et le paragraphe 78.53(2) reporte cette date au 1er octobre 1996. Amgen n’offre aucune explication à ce changement, le qualifiant de déroutant, mais fait valoir que le changement n’est pas pertinent en l’espèce, étant donné la preuve selon laquelle la BCM n’a été exécutée qu’en 2004.

[478]  Pfizer ne conteste aucune déclaration d’Amgen concernant l’historique législatif de l’article 56. Cependant, elle conteste bel et bien le fait que les modifications et dispositions transitoires ont pour effet de la priver du recours à la défense de l’utilisation antérieure. Avant le procès, Pfizer a signalé son intention de s’appuyer sur l’article 56 de l’ancienne Loi pour invoquer ce moyen de défense. Toutefois, dans ses observations finales, elle a affirmé avoir le droit de se prévaloir de la défense de l’utilisation antérieure fondée sur la common law, dont l’article 56 constitue laformulation législative. Pfizer fait valoir que les dispositions transitoires les plus récentes entraînent un vide, en ce sens que les paragraphes 78.53(1) ou (2) ne s’appliquent ni l’un ni l’autre en l’espèce et que le recours à la common law est possible pour combler ce vide.

[479]  Pfizer soutient que le paragraphe 78.53(1) ne s’applique pas, car la présente affaire a commencé avant la « date d’entrée en vigueur » mentionnée dans ce paragraphe. Selon Pfizer, la présente affaire a commencé soit le 31 juillet 2007, date à laquelle Amgen avait le droit légal de faire valoir son monopole, soit lorsqu’Amgen a déposé sa Déclaration le 20 avril 2018. Pfizer cite la date d’entrée en vigueur de l’article 78.53, modifié par la LEB, comme étant le 29 octobre 2019. Quoi qu’il en soit, même si le paragraphe 78.53(1) s’appliquait, la demande serait assujettie au paragraphe 78.53(2).

[480]  Passons maintenant au paragraphe 78.53(2). Pfizer soutient qu’il ne s’applique pas, car l’utilisation antérieure en cause a eu lieu après le 1er octobre 1996 et n’est donc pas visée par cette disposition. Cet argument est exact, en ce sens que le paragraphe 78.53(2) a pour effet de faire en sorte que Pfizer ne bénéficie pas de la défense de l’utilisation antérieure prévue par la loi. Cependant, à mon avis, cette restriction du paragraphe 78.53(2) ne laisse pas de vide juridique qui pourrait potentiellement être comblé par la common law. Le législateur s’est exprimé et a prescrit les paramètres particuliers, y compris le moment pertinent, en vertu desquels la défense de l’utilisation antérieure peut être invoquée. Le fait que la situation de Pfizer ne tombe pas sous le coup de ces paramètres ne signifie pas que le législateur n’a pas envisagé ou traité cette situation. Cela signifie que le législateur a voulu que la défense de l’utilisation antérieure ne puisse pas être invoquée dans une telle situation.

[481]  En conclusion, Pfizer n’aurait pas le droit de se prévaloir de la défense de l’utilisation antérieure pour se protéger contre une action en contrefaçon compte tenu des faits de la présente affaire. Bien sûr, cette conclusion n’a aucune incidence étant donné ma conclusion antérieure selon laquelle les revendications invoquées sont invalides pour cause d’évidence.

XVI.  DÉPENS

[482]  Lors du procès relatif à la présente action, les parties ont convenu de traiter de la question des dépens au moyen d’observations écrites après le procès. J’ai reçu et examiné ces observations, contenues dans la correspondance de l’avocat d’Amgen en date du 9 mars 2020, qui indiquent que les parties ont convenu d’une somme globale précisée au titre des dépens dans la présente affaire, à payer au terme de tous les appels (ou à l’expiration du délai d’appel, si aucun appel n’est interjeté) de ma décision.

[483]  Les parties conviennent que, si au moins une des revendications invoquées du brevet 537 est valide et que Pfizer contrefait au moins une revendication invoquée valide, Pfizer versera une somme globale précisée à Amgen. Si aucune des revendications invoquées n’est valide ou si Pfizer ne contrefait aucune revendication invoquée valide, Amgen paiera à Pfizer une somme globale précisée.

[484]  Je ne vois aucune raison de ne pas adopter l’accord conclu par les parties. Étant donné ma décision selon laquelle aucune des revendications invoquées n’est valide, Amgen est condamnée à verser à Pfizer des dépens correspondant à la somme globale dont les parties ont convenu. Peut-être pour des raisons de confidentialité, la correspondance des parties n’indique pas cette somme. Mon jugement sera donc muet quant à cette somme, et indiquera uniquement que la somme a été convenue par les parties. Dans l’éventualité où les parties exigeraient par la suite une ordonnance énonçant tous les détails de l’adjudication quant aux dépens convenus, elles peuvent déposer une requête visant l’obtention d’une telle ordonnance.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-741-18

LA COUR STATUE que :

  1. L’action des demanderesses est rejetée.

  2. Conformément au paragraphe 60(1) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4 et au paragraphe 6(3) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, les revendications 43-47 du brevet canadien no 1,341,537 sont déclarées invalides.

  3. La demande reconventionnelle de la défenderesse est rejetée.

  4. Au terme de tous les appels (ou à l’expiration de la période d’appel, si aucun appel n’est interjeté) du présent jugement, Amgen paiera à Pfizer les dépens relatifs à la présente action correspondant à la somme globale convenue par les parties. Dans l’éventualité où les parties exigeraient par la suite une ordonnance énonçant tous les détails de l’adjudication quant aux dépens convenus, elles pourront déposer une requête visant l’obtention d’une telle ordonnance.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de septembre 2020

Sandra de Azevedo, LL.B.


Annexe « A »

[TRADUCTION]

REVENDICATION

INTERPRÉTATION

43

La revendication 43 concerne un polypeptide ayant une séquence précise de 175 acides aminés.

44

La revendication 44 concerne une molécule d’ADN recombinant qui amène la machinerie cellulaire à synthétiser une séquence précise de 175 acides aminés, soit le polypeptide de la revendication 43. La molécule d’ADN peut présenter des variations dans sa séquence parce que le code génétique est dégénéré, ce qui signifie que la plupart des acides aminés sont codés par plus d’un codon (c.-à-d. un triplet de désoxyribonucléotides dans l’ADN). « Recombinant » s’entend de sections d’ADN provenant de différentes sources, combinées en laboratoire.

45

La revendication 45 concerne un vecteur d’expression, c’est-à-dire une molécule d’ADN recombinant susceptible d’entraîner la synthèse d’une séquence précise de 175 acides aminés, à savoir le polypeptide de la revendication 43, lorsqu’il se trouve dans une cellule hôte appropriée. La molécule d’ADN peut présenter des variations dans sa séquence pour les mêmes raisons que dans la revendication 44.

46

La revendication 46 concerne une cellule vivante qui contient le vecteur d’expression de la revendication 45, introduit à l’aide de techniques de génie génétique de manière à ce que la cellule puisse exprimer le polypeptide de la revendication 43.

47

La revendication 47 concerne un processus visant à préparer le polypeptide de la revendication 43 qui possède une activité de stimulation des colonies de granulocytes. Le processus consiste à insérer le vecteur d’expression de la revendication 45 dans une cellule vivante, à reproduire cette cellule et à purifier le polypeptide pour l’isoler des autres protéines de la cellule hôte.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-741-18

INTITULÉ :

AMGEN INC. ET AMGEN CANADA INC. C PFIZER CANADA ULC

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

les 20-23, 27-30 janvier, 6-7 février 2020

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS :

le juge southcott

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS PUBLICS :

le 16 avril 2020

COMPARUTIONS :

Dominique T. Hussey

Arthur B. Renaud

Emily P. Kettel

William A. Bortolin

POUR LES DEMANDERESSES

défenderesses reconventionnelles

Orestes Pasparakis

Mark Davis

Dan Daniele

Paul Jorgensen

Kassandra Shortt

pour la défenderesse

demanderesse reconventionnelle

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bennett Jones LLP

Toronto (Ontario)

pour les demanderesses

défenderesses reconventionnelles

Norton Rose Fulbright Canada LLP

Toronto (Ontario)

pour la défenderesse

demanderesse reconventionnelle

 

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