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Date : 20050308

Dossier : T-1976-04

Référence : 2005 CF 335

ENTRE :

                                                   ROBERT GORDON, journaliste, et

                                                   LA SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

                                                                                                                                          demandeurs

                                                                             et

                                        LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

                                                                                                                                             défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON

[1]                Robert Gordon, journaliste, et son employeur, la Société Radio-Canada, se sont vu refuser l'accès aux audiences de la commission d'enquête constituée pour faire enquête et rapport sur les incendies survenus à bord du NCSM Chicoutimi le 5 octobre 2004, ainsi que sur la mort du lieutenant de vaisseau (ltv) Saunders et les blessures subies par les autres membres de l'équipage. Il s'agit du contrôle judiciaire de cette décision.

[2]                L'affaire porte sur la question de savoir si la commission s'est vu attribuer des fonctions judiciaires ou quasi judiciaires. Les demandeurs, que j'appellerai la SRC, affirment que c'est le cas. Le défendeur, le ministre, affirme que ce n'est pas le cas.

[3]                La SRC signale que la commission a notamment pour mandat de tirer des conclusions concernant les causes du décès du lieutenant de vaisseau Saunders et des blessures subies par d'autres membres d'équipage. Elle soutient que ce fait indique à tout le moins que la commission exerce une fonction quasi judiciaire. Elle invoque la liberté de la presse, qui est protégée par la Charte et par le principe traditionnel selon lequel les tribunaux siègent en audience publique. Ce principe a été étendu aux tribunaux administratifs qui exercent des fonctions quasi judiciaires.

[4]                Le ministre ne conteste pas le principe selon lequel la publicité des audiences est un aspect fondamental de notre société. Il soutient néanmoins que la commission d'enquête n'exerce pas de fonction judiciaire ou quasi judiciaire. C'est une enquête interne qui a pour but de déboucher sur un rapport qui lui précise ce qui est arrivé et ce que l'on peut faire pour éviter la répétition de ces événements. Cette enquête n'établit aucune responsabilité et n'a pas les moyens de le faire.


[5]                En outre, le Règlement prévoit que l'enquête doit être menée à huis clos, sauf si l'autorité convocatrice en décide autrement. En l'espèce, l'autorité convocatrice a uniquement autorisé le président de la commission à permettre la présence de personnes ayant un intérêt direct et réel avec le décès du lieutenant de vaisseau Saunders ou avec les blessures subies par les membres d'équipage. La SRC ne fait pas partie de cette catégorie.

[6]                La décision en question, celle du commodore R.D. Murphy, président de la commission d'enquête, datée du 4 novembre 2004, doit être examinée à la lumière de la Loi sur la Défense nationale, des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes et du mandat confié à la commission le 8 octobre 2004 par le chef d'état-major des Forces maritimes, l'autorité convocatrice.

LA CRÉATION DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE

[7]         Le paragraphe 45(1) de la Loi sur la Défense nationale, L.R.C., 1985, ch. 5, envisage la mise sur pied d'une commission d'enquête dans les termes suivants :

Le ministre, de même que toute autre autorité nommée ou désignée par lui à cette fin, peut, dans les cas où il lui importe d'être renseigné sur toute question relative à la direction, la discipline, l'administration ou aux fonctions des Forces canadiennes ou concernant un officier ou militaire du rang quelconque, charger une commission d'enquête d'examiner la question et d'en faire rapport.

The Minister, and such other authorities as the Minister may prescribe or appoint for that purpose, may, where it is expedient that the Minister or any such other authority should be informed on any matter connected with the government, discipline, administration or functions of the Canadian Forces or affecting any officer or non-commissioned member, convene a board of inquiry for the purpose of investigating and reporting on that matter.

[8]                Le paragraphe 45(2) prévoit que la commission peut délivrer des sub poena, faire prêter serment, recevoir des preuves, même si elles ne seraient pas recevables devant un tribunal judiciaire et procéder à l'examen des dossiers et aux enquêtes qu'elle juge nécessaires.


[9]                Le chapitre 21 des règlements adoptés aux termes de la Loi, à savoir les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces armées, traite des enquêtes sommaires et des commissions d'enquête. Des règles précises ont été fixées concernant les enquêtes portant sur différents types de réclamations, notamment les réclamations par ou contre l'État, les officiers et militaires du rang portés disparus ou absents, les cas de blessures et décès, les incendies, les explosions ou autres cas semblables. Comme en l'espèce, la commission d'enquête peut être mise sur pied pour faire enquête sur toute question découlant d'un même événement.

[10]            La commission d'enquête a été mise sur pied le 8 octobre 2004 par le vice-amiral M.B. MacLean, chef d'état-major des Forces maritimes, pour « faire enquête sur les incendies qui se sont produits à bord du NCSM Chicoutimi [...] ainsi que sur les pertes subies parmi les membres de son équipage [...] » . En plus de nommer cinq membres, le mandat désignait divers conseillers, dont deux conseillers juridiques.


[11]            L'enquête doit être conduite conformément à l'article 45 de la Loi sur la Défense nationale, mentionnée ci-dessus, et au chapitre 21 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes. Pour ce qui est des incendies, la commission est appelée à déterminer si le NCSM Chicoutimi était en état de naviguer, la cause des incendies, y compris tout défaut de fonctionnement, toute défaillance mécanique, tout vice de construction, toute défectuosité technique, toute défaillance d'utilisation, toute erreur de procédure ou erreur humaine, l'entraînement de l'équipage et son action. Pour ce qui est du décès, des blessures et des soins médicaux administrés pendant et après les incendies, la commission est invitée à décider si le lieutenant de vaisseau Saunders fut responsable de sa mort ou si quelqu'un d'autre est responsable de son décès et si les blessés sont responsables de leurs blessures ou si quelqu'un d'autre en est responsable. En fait, l'article 21.47 des ORFC exige que le procès-verbal de la commission d'enquête renferme des conclusions déterminant « qui peut être blâmé pour la mort ou les blessures » .

[12]            Le paragraphe 12 du mandat est essentiel et doit être reproduit ici intégralement :

12.    Le Président de la commission d'enquête doit veiller à ce que les délibérations et les activités de la commission se déroulent de façon à maintenir un juste équilibre entre l'intérêt qu'a le public à être informé sur l'avancement des travaux de la commission et l'intérêt qu'il a à ce que soient respectées les règles de sécurité et de confidentialité ainsi que les exigences opérationnelles et règles qui régissent les relations internationales. Cette directive vise à faire en sorte que toute l'information appropriée et raisonnable soit rendue publique. Conformément aux dispositions de l'article 21.12c) des ORFC, le Président peut autoriser la présence de personnes ayant un intérêt direct et réel en ce qui a trait aux travaux de la commission en matière de décès et de blessures.

[13]            Enfin, la commission d'enquête devait remettre le compte rendu de ses délibérations au vice-amiral MacLean au plus tard le 30 novembre 2004. Dans l'éventualité où la commission ne serait pas en mesure de respecter ce délai, elle devait présenter, avant la date limite, une explication écrite indiquant les motifs du retard ainsi que la date à laquelle elle prévoyait terminer son enquête.

[14]            La commission d'enquête a commencé ses travaux en Écosse, où elle a recueilli les dépositions d'un certain nombre de témoins. Ce n'est que plusieurs semaines plus tard, juste avant d'entendre à Halifax le témoignage des membres de l'équipage, que la SRC a demandé d'assister aux audiences.

[15]            La commission a refusé à la SRC la possibilité de présenter des arguments oraux mais a accepté de recevoir des observations écrites. Le commodore Murphy a avancé les arguments suivants dans sa décision :

a)         La commission a été mise sur pied pour procéder à une enquête administrative interne;

b)          L'enquête n'est ni une instance judiciaire ou quasi judiciaire ni une enquête publique aux termes de la Loi fédérale sur les enquêtes :

[TRADUCTION]

Il s'agit d'une enquête interne des Forces canadiennes confiée à des militaires ayant l'expertise technique appropriée qui sont chargés de recueillir les faits à l'origine des incendies, du décès d'un marin et d'autres blessures. Elle doit également formuler des recommandations sur la façon d'éviter que se produisent à l'avenir des événements de ce genre.

c)         Le mandat doit être exécuté dans un délai très court et la publicité des audiences entraînerait des retards, étant donné qu'il faudrait vérifier que la communication de certains renseignements ne compromette pas la protection des renseignements personnels, la sécurité, les exigences opérationnelles et les relations internationales;


d)         Aux termes du paragraphe 12 du mandat, il devait veiller à ce que l'information soit rendue publique et divulguée, ce qui avait été fait en affichant l'information sur le site Web de la Défense nationale, en accordant des entrevues aux médias et en distribuant des documents;

e)         Il a également invité un représentant de la famille de Saunders qui avait « un intérêt direct et réel [...] » en raison du décès du lieutenant de vaisseau, à assister aux audiences.

[16]            La SRC a immédiatement déposé la présente demande de contrôle judiciaire et sollicité le sursis de la tenue des audiences à Halifax. J'ai refusé d'accorder le sursis parce que je n'étais pas convaincu que le critère à trois volets applicable aux injonctions interlocutoires et aux sursis avait été rempli (2004 CF 1566; [2004] A.C.F. no 2124 (QL)).

[17]            Cette décision n'a certainement pas eu pour effet de me saisir de l'affaire. Par contre, étant donné que j'avais exprimé des opinions au sujet du droit, du règlement et de la jurisprudence, la SRC a estimé que je ne pouvais entendre la demande de contrôle judiciaire elle-même. Le refus d'accorder un sursis interlocutoire des audiences ne préjuge pas de l'issue de la présente demande de contrôle judiciaire et je ne suis pas lié par ce refus, tout comme les autres juges de la Cour ne le sont pas. J'ai rejeté la demande de récusation présentée contre moi (2005 CF 2230).

INTERPRÉTATION LÉGISLATIVE ET NORME DE CONTRÔLE

[18]       L'article 45 de la Loi sur la Défense nationale, ainsi que les règlements et le mandat qui en découlent, doivent faire l'objet d'une interprétation fondée sur les normes modernes applicables dans ce domaine. Un exemple récent de cette règle est l'arrêt Glykis c. Hydro-Québec, [2004] R.C.S. 285, dans lequel la juge Deschamps a déclaré :

5. La méthode d'interprétation des textes législatifs est bien connue (Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42). La disposition législative doit être lue dans son contexte global, en prenant en considération non seulement le sens ordinaire et grammatical des mots mais aussi l'esprit et l'objet de la loi et l'intention du législateur. Cette méthode, énoncée à l'occasion de l'analyse de textes législatifs, s'impose, avec les adaptations nécessaires, pour l'interprétation de textes réglementaires.


[19]            Lorsqu'il s'agit de contrôle judiciaire, aux termes des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, et ses modifications, le juge doit appliquer une méthode fonctionnelle et pragmatique, comme l'a résumé la Cour suprême dans des arrêts comme Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226 et Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247. Il y a trois normes de contrôle : la décision manifestement déraisonnable, la décision raisonnable simpliciter et la décision correcte. Lorsque la question en litige est une question de droit, la norme de contrôle est celle de la décision correcte. La principale question en litige ici est celle de savoir si la commission d'enquête exerce des fonctions quasi judiciaires. Si tel est le cas, il en découle une présomption réfutable selon laquelle les audiences de cette commission sont publiques. Le commodore Murphy a affirmé que l'enquête n'était pas de nature judiciaire ou quasi judiciaire. La Cour est beaucoup mieux placée que la commission pour se prononcer sur la nature juridique de la commission. Les tribunaux ont pour rôle d'interpréter la loi. La commission est composée de militaires qui possèdent une expertise technique appropriée mais pas une expertise juridique. Sur ce point, la norme est celle de la décision correcte.

[20]            La question secondaire, qui ne dépend pas de celle de savoir si la commission d'enquête exerce des pouvoirs quasi judiciaires, consiste à déterminer si le commodore Murphy a correctement exercé le pouvoir discrétionnaire que lui attribue le paragraphe 12 de son mandat lorsqu'il a autorisé un membre de la famille du lieutenant de vaisseau Saunders à assister aux audiences mais pas la SRC. Une décision discrétionnaire doit, même dans un contexte juridique, faire l'objet d'une retenue considérable de la part des tribunaux. J'adopte la norme de la décision raisonnable simpliciter, qui veut dire en l'espèce que la Cour ne doit pas modifier la décision à moins que celle-ci ne soit clairement erronée parce qu'elle est fondée sur un principe erroné ou sur une mauvaise appréciation des faits.

L'AFFAIRE TRAVERS


[21]       Le juge Joyal a examiné le paragraphe 45(1) de la Loi sur la Défense nationale et le mandat d'une commission d'enquête mise sur pied aux termes de cette disposition dans la décision Travers c. Canada (Chef d'état-major), [1993] 3 C.F. 528, confirmée en appel dans Travers c. Canada (Commission d'enquête sur les activités du groupement tactique du Régiment aéroporté canadien en Somalie), [1994] A.C.F. no 932 (QL). Le juge Joyal a rejeté une demande visant à obliger le chef d'état-major à ordonner que la commission d'enquête tienne des audiences publiques. Dans cette affaire, comme en l'espèce, les demandeurs soutenaient que cette décision violait la liberté de presse reconnue à l'alinéa 2b) de la Charte. La demande a été rejetée. Le juge Joyal a noté que le principe de la publicité des débats avait été récemment appliqué à certains tribunaux administratifs exerçant des fonctions quasi judiciaires, mais il a également déclaré que la commission d'enquête était davantage un mécanisme interne qu'une instance publique. L'arrêt Ministre du Revenu national c. Coopers and Lybrand, [1979] 1 R.C.S. 495 était à l'époque, et est toujours, l'arrêt qui fait autorité au sujet de ce qui constitue une instance judiciaire.

[22]            La SRC est disposée à reconnaître que Travers a été décidé correctement, compte tenu du mandat précis confié à la commission par l'autorité convocatrice. Pour préciser :

a)         La commission d'enquête n'avait pas le pouvoir de contraindre les témoins à comparaître au moyen de sub poena. La commission d'enquête sur le Chicoutimi a ce pouvoir.

b)         Elle ne reconnaissait pas de droits et n'imposait pas d'obligations. La commission d'enquête sur le Chicoutimi est chargée de trouver les responsables du décès du lieutenant de vaisseau Saunders et des blessures subies par les autres membres de l'équipage.

c)         Dans l'enquête relative à la Somalie, l'examen ne portait pas sur des droits et obligations individuels. Cela pourrait être le cas de la commission sur la Chicoutimi.

[23]            Le juge Joyal a conclu que l'affaire ne portait pas tant sur des droits constitutionnels que sur une décision de politique publique visant à exclure le public. La politique de huis clos adoptée dans ce cas n'était pas contraire à la Charte. Le caractère approprié de cette politique peut peut-être faire l'objet d'un débat politique et médiatique mais pas de commentaires judiciaires.

[24]            La SRC soutient que les différences qu'elle a établies viennent atténuer la portée des remarques générales qu'a faites le juge Joyal aux paragraphes 12 et 17 de ses motifs :

12. Il ressort de mon analyse du régime de la Loi sur la Défense nationale et de ses règlements d'application qu'une commission d'enquête est beaucoup plus un mécanisme interne qu'une procédure publique à laquelle les citoyens peuvent assister librement ou sur laquelle les médias peuvent faire librement des reportages. Que la commission soit constituée sous le régime des dispositions de la Loi sur la Défense nationale et que sa constitution soit rendue publique, ou qu'elle émane d'une directive ministérielle, sa fonction, telle que définie dans son mandat, est de telle nature, à mon sens, qu'elle n'emporte pas nécessairement ou automatiquement un droit concomitant d'assister à la prise de témoignages ou aux délibérations des membres de la commission dans l'accomplissement de ce mandat. Affirmer le contraire, c'est ériger le droit à l'information en droit absolu et transformer un processus d'enquête interne en une fonction juridictionnelle propre aux procédures judiciaires.

[...]

17. Je doute néanmoins sérieusement que le droit d'accès à l'information s'applique aux audiences de comités, commissions d'enquête, groupes de travail ou autres groupes semblables qui pourraient être chargés d'entendre des témoignages ou de recevoir des mémoires et de faire des recommandations à ce sujet à l'autorité qui les a nommés. Si j'émets un doute à ce propos, c'est pour fuir la tentation de généraliser. Ce n'est pas le nom donné à l'enquête qui détermine son caractère judiciaire ou quasi judiciaire; c'est plutôt la nature de sa fonction qui satisfait ou non au critère énoncé par le juge Dickson dans l'arrêt Coopers and Lybrand (précité).

[25]            En appel, le juge Hugessen, parlant au nom de la Cour, a déclaré :


Nous sommes généralement d'accord avec les motifs prononcés par le juge Joyal pour rejeter la demande des appelants. En particulier, nous sommes d'avis que le juge a adopté la position qui convient pour examiner la fonction de la commission d'enquête constituée aux termes de l'article 45 de la Loi sur la Défense nationale [voir note 1 ci-dessous] pour déterminer si les règles relatives à la publicité des débats devrait s'appliquer à celle-ci. Puisque manifestement, la commission ne joue aucun rôle décisionnel, la conclusion du juge selon laquelle la décision de tenir l'audience à huis clos était purement une question d'intérêt public est également bien fondée.

[26]            D'après la SRC, l'article 21.47 du Règlement, qui exige que le procès-verbal de la commission d'enquête renferme des conclusions déterminant si quelqu'un peut être « blâmé pour la mort ou les blessures » change la nature de la commission d'enquête. La nature de la commission d'enquête convoquée aux termes de l'article 45 de la Loi dépend-elle du fait qu'il y a eu mort ou blessures?

QU'EST-CE QU'UNE FONCTION JUDICIAIRE?

[27]       Dans Canada (Ministre Revenu national - MRN) c. Coopers and Lybrand Ltd., [1979] 1 R.C.S. 495, la Cour examinait la décision du ministère du Revenu national qui autorisait la perquisition des bureaux des comptables en cause et la saisie de certains documents concernant les affaires fiscales d'un client. Les arguments portaient sur la question de savoir si la décision devait être prise sur une base judiciaire ou quasi judiciaire et donc soumise au pouvoir de contrôle de la Cour d'appel fédérale aux termes de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale, comme il se lisait à l'époque. Le juge Dickson, tel était alors son titre, a précisé de la façon suivante la différence qui existe entre une décision purement administrative et une décision judiciaire ou quasi judiciaire :

J'estime qu'il est possible de formuler plusieurs critères pour déterminer si une décision ou ordonnance est légalement soumise à un processus judiciaire ou quasi judiciaire. Il ne s'agit pas d'une liste exhaustive.


(1) Les termes utilisés pour conférer la fonction ou le contexte général dans lequel cette fonction est exercée donnent-ils à entendre que l'on envisage la tenue d'une audience avant qu'une décision soit prise?

(2) La décision ou l'ordonnance porte-t-elle directement ou indirectement atteinte aux droits et obligations de quelqu'un?

(3) S'agit-il d'une procédure contradictoire?

(4) S'agit-il d'une obligation d'appliquer les règles de fond à plusieurs cas individuels plutôt que, par exemple, de l'obligation d'appliquer une politique sociale et économique au sens large?

Tous ces facteurs doivent être soupesés et évalués et aucun d'entre eux n'est nécessairement déterminant...

[28]            La Cour a jugé que le ministre exerçait une fonction purement administrative et que celle-ci n'était donc pas assujettie au contrôle de la Cour d'appel fédérale. Le juge Dickson a cité un certain nombre d'affaires, notamment l'arrêt Guay c. Lafleur, [1965] R.C.S. 12, dans lequel il a été jugé que l'enquête relative à l'impôt sur le revenu en question était purement administrative. Elle ne donnait pas lieu à une décision juridictionnelle. C'était une enquête privée à laquelle l'intimé n'avait pas le droit d'assister, ni d'être représenté par avocat. Le juge Abbott a déclaré :

Le pouvoir, conféré au ministre par le par. 126(4) de permettre une enquête en son nom n'est qu'un des nombreux pouvoirs d'enquête accordés au ministre par la Loi. Ces pouvoirs lui sont accordés pour lui permettre de recueillir des données susceptibles de l'aider à remplir le devoir qui lui est imposé d'établir et de percevoir les impôts payables en vertu de la Loi. Le droit du contribuable n'est en cause que lorsqu'une cotisation est établie. Alors, il peut se prévaloir de tous les recours mentionnés dans la Loi.

[29]            De plus, d'après le professeur David Mullan, parlant au sujet des commissions d'enquête publiques :

[TRADUCTION]


Elles ont principalement pour rôle de formuler des conclusions et des recommandations dans l'intérêt public. Même dans les enquêtes où il s'agit d'établir des responsabilités, la commission n'exerce pas une fonction juridictionnelle même si, finalement, elle peut formuler des conclusions en matière de responsabilité et présenter des recommandations. Elle n'impose pas de peine et ne se prononce pas sur la responsabilité civile. [Non souligné dans l'original.]

(D.J. Mullan, Administrative Law, Irwin Law, Toronto, 2001, page 394.)

[30]            Conforté par Coopers and Lybrand, j'estime que la commission d'enquête relative au NCSM Chicoutimi n'exerce pas de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires. Il s'agit essentiellement d'une enquête privée. Rien n'indique que la commission tient des audiences au sens judiciaire de ce terme ou se prononce sur les droits et obligations des individus. La commission ne possède pas de tels pouvoirs. En fait, le paragraphe 14 du mandat prévoit que, lorsque la commission reçoit des preuves qui concernent à son avis une allégation de conduite criminelle ou de violation du Code de discipline militaire, elle doit ajourner ses travaux. La procédure de la commission n'est pas de nature accusatoire. La Loi sur la Défense nationale prévoit des mécanismes pour la poursuite des violations du Code de discipline militaire. Il existe également des procédures disciplinaires administratives qui peuvent faire l'objet de griefs, comme le prévoit l'article 29 de la Loi.

[31]            J'estime que l'obligation de formuler des conclusions au sujet de la responsabilité dans cette affaire n'est pas de nature juridictionnelle mais ressemble plutôt à l'établissement d'une cotisation à l'impôt sur le revenu, comme l'a noté le juge Abbott dans Guay c. Lafleur, précité. Comme le lord Reid l'a déclaré dans Wiseman c. Borneman, [1971] A.C. 297 (CL) à la page 308, tel que cité dans Coopers and Lybrand, précité :


Je crois qu'il peut être bon de rappeler qu'il est très inhabituel de décider judiciairement s'il y a, à première vue, matière à procès.

[32]            Toute « conclusion » en matière de responsabilité figurera dans le rapport d'enquête. Ce ne sera pas une déclaration émanant d'un tribunal judiciaire.

[33]            Les affaires dans lesquelles il a été jugé que certains tribunaux administratifs devraient en principe tenir des audiences publiques sont très différentes. Par exemple, des procédures disciplinaires ayant un effet exécutoire ont été examinées dans les arrêts Re: Ottawa Police Force and Lalonde, [1986] 57 O.R. (2d) 509 (Cour de dist. de l'Ont.) et Canadian Broadcasting Corp. v. Summerside (City), [1999] P.E.I.J. No. 3.

[34]            S'il est effectivement possible d'établir une distinction sur le plan des faits entre la présente espèce et l'arrêt Travers, précité, cela n'est pas possible, d'après moi, sur le plan du droit.

[35]            J'estime que l'interprétation judiciaire qu'ont fournie le juge Joyal et la Cour d'appel à l'égard de l'enquête sur la Somalie s'applique également à l'enquête relative au NCSM Chicoutimi. Aucune de ces commissions n'était chargée d'exercer des fonctions quasi judiciaires, selon les critères exposés dans l'arrêt Coopers and Lybrand, précité.

[36]            Les décisions de la Cour suprême citées par la SRC n'ont pas d'application ici parce qu'elles portent sur des questions comme l'accès aux tribunaux et les ordonnances de non-publication prononcées par les tribunaux. La commission d'enquête sur le Chicoutimi ne ressemble aucunement à un tribunal.

LE MANDAT EXIGE-T-IL LA TENUE D'AUDIENCES PUBLIQUES?

[37]       La SRC a reconnu que la liberté de presse d'assister aux audiences des tribunaux et de faire rapport au public n'était pas absolue. Les exceptions au principe de la publicité doivent être interprétées restrictivement mais il y a lieu de concilier l'accès du public et la prise en compte de questions comme le respect de la vie privée et le droit à un procès équitable. Tout récemment, dans Vancouver Sun (Re), [2004] 2 R.C.S. 332, les juges Iacobucci et Arbour ont réitéré au paragraphe 26 :

Le principe de la publicité des débats en justice est inextricablement lié à la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte et sert à promouvoir les valeurs fondamentales qu'elle véhicule : Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, au par. 17. La liberté de presse de faire rapport sur les instances judiciaires constitue une valeur fondamentale. De même, le droit du public d'être informé est également protégé par la garantie constitutionnelle de la liberté d'expression : Ford c. Québec (Procureur général) [1988] 2 R.C.S. 712; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, aux p. 1339-1340. Étant donné que c'est elle qui véhicule au public l'information concernant le fonctionnement des institutions publiques, la presse joue un rôle vital : Edmonton Journal, p. 1339-1340. Par conséquent, le moins qu'on puisse dire, est qu'il ne faut pas modifier à la légère le principe de la publicité des débats en justice.


[38]            La Cour suprême a jugé qu'il n'y a lieu d'ordonner la non-publication que si cela est nécessaire pour éviter que la bonne administration de la justice soit compromise et si les avantages de l'ordonnance de non-publication l'emportent sur le préjudice causé aux droits et aux intérêts des parties et du public (Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 et R. c. Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442).

[39]            Les termes clairs et convaincants que l'on retrouve dans ces arrêts ne sont d'aucun secours à la SRC en l'espèce, étant donné que la commission d'enquête n'est pas un tribunal judiciaire et qu'elle n'exerce pas de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires. Néanmoins, l'autorité convocatrice invite le commodore Murphy, en sa qualité de président de la CE, au paragraphe 12 du mandat, à maintenir :

[U]n juste équilibre entre l'intérêt qu'a le public à être informé sur l'avancement des travaux de la commission et l'intérêt qu'il a à ce que soient respectées les règles de sécurité et de confidentialité ainsi que les exigences opérationnelles et règles qui régissent les relations internationales. Cette directive vise à faire en sorte que toute l'information appropriée et raisonnable soit rendue publique.

[40]            À la différence de la version de l'article 28 de la Loi sur les cours fédérales que la Cour suprême a examinée dans l'arrêt Coopers and Lybrand, précité, la Cour fédérale a, aux termes de l'article 18 de la Loi, compétence pour accorder à la SRC le droit d'assister aux audiences de la commission d'enquête, même si celle-ci n'exerce pas une fonction judiciaire.


[41]            Lorsqu'il a rejeté la demande de la SRC, le commodore Murphy a déclaré qu'il avait maintenu un juste équilibre en utilisant un certain nombre de mécanismes, notamment l'affichage d'information sur le site Web de la Défense nationale, les entrevues accordées à la presse et les communiqués de presse. Il a participé à une conférence de presse à laquelle un certain nombre de représentants des médias ont assisté et a personnellement rencontré des journalistes de divers organismes, notamment de la SRC.

[42]            Je note ici que les travaux de la commission, à la différence de ceux de la commission dont il s'agissait dans Travers, précité, sont protégés. Et pourtant, même dans l'arrêt Travers, le juge Joyal avait noté que les audiences pourraient être alourdies par la nécessité de tenir des voir-dire pour déterminer quels sont les renseignements susceptibles d'être divulgués au public.

[43]            Enfin, le commodore Murphy a autorisé un membre de la famille du lieutenant de vaisseau Saunders à assister aux audiences parce que le paragraphe 12 du mandat se terminait ainsi :

[...] le Président peut autoriser la présence de personnes ayant un intérêt direct et réel en ce qui a trait aux travaux de la commission en matière de décès et de blessures.

[44]            Le ministre souscrit au refus du commodore Murphy d'autoriser la SRC à assister aux audiences de la commission, mais il affirme que le commodore a pris cette décision pour les mauvaises raisons. Aux termes du règlement 21.12 précité, la règle générale veut que la commission d'enquête siège à huis clos, « sauf décision contraire de l'autorité convocatrice » . En l'espèce, l'autorité convocatrice, le vice-amiral MacLean, a uniquement permis au commodore Murphy d' « autoriser la présence de personnes ayant un intérêt direct et réel en ce qui a trait aux travaux de la commission en matière de décès et de blessures » .

[45]            Je ne peux souscrire à cette interprétation. Aux fins de la présente demande, j'ai assimilé la SRC au public, une opération qui n'est pas toujours à propos. Je reconnais que le commodore Murphy pouvait fort bien refuser à la SRC le droit d'assister aux audiences pour le motif qu'elle n'avait pas « un intérêt direct et réel... en matière de décès et de blessures » , pour établir un équilibre entre l'intérêt qu'a le public à être informé sur l'avancement des travaux de la commission et l'intérêt qu'il a à ce que soient respectées les règles de sécurité nationale et de confidentialité, mais il aurait pu permettre à la presse d'assister aux audiences, en se réservant la possibilité de l'exclure en fonction des sujets abordés. Comme le commodore Murphy l'a noté dans sa décision :

[TRADUCTION]

La publicité des audiences entraînerait des retards parce qu'elle m'obligerait à prendre des mesures supplémentaires pour déterminer dans chaque cas s'il était possible d'entendre le témoin et des renseignements en présence du public.

[46]            Dans l'ensemble, le commodore Murphy a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon raisonnable. Il aurait peut-être été possible d'en arriver à un autre équilibre. En fait, la norme de contrôle de la décision raisonnable simpliciter indique nécessairement qu'il peut y avoir plusieurs façons de procéder et que l'organisme aurait pu prendre une autre décision.

LE DROIT DE PRÉSENTER DES OBSERVATIONS ORALES

[47]       La SRC critique également le commodore Murphy parce qu'il ne lui a pas donné la possibilité de présenter oralement ses observations.

[48]            Dans son affidavit, M. Gordon déclare avoir essayé d'assister à l'audience de la commission à Halifax le 2 novembre. Il a été informé que le public n'avait pas accès aux audiences. Cependant, plus tard cette journée-là, la commission a déclaré qu'elle était disposée à accepter des observations écrites, étant donné qu'aucun témoin ne serait entendu avant le samedi 6 novembre 2004. Des observations écrites ont été remises le 3 novembre et la décision négative prononcée le 4 novembre.

[49]            Le droit d'être entendu est loin d'être absolu, en particulier dans une affaire administrative. Le commodore Murphy devait se consacrer aux fonctions associées à la tenue d'une enquête. Les questions que soulevait la SRC étaient de nature juridique et portaient sur l'interprétation qu'il convenait de donner au mandat, en particulier au paragraphe 12. Cela ne soulevait aucune question de crédibilité.

[50]            Sans parler des contraintes de temps, il n'était pas déraisonnable pour le commodore Murphy, qui n'est pas un avocat, de refuser d'entendre des arguments présentés oralement. Même dans les demandes d'autorisation d'en appeler devant la Cour suprême du Canada, les plaideurs n'ont pas en général le droit d'être entendus.


[51]            Dans ces circonstances, il n'est pas nécessaire que je me prononce sur l'opposition du ministre à la modification par la SRC des conclusions contenues dans la demande de contrôle judiciaire qu'elle a présentée après que sa demande de sursis de la tenue des audiences de la commission d'enquête ait été rejetée.

[52]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

                                                                              « Sean Harrington »                       

                                                                                                     Juge                                  

Ottawa (Ontario)

Le 8 mars 2005

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-1976-04

INTITULÉ :                                                    ROBERT GORDON, journaliste, et

LA SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

c.

LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

LIEU DE L'AUDIENCE :                              HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 9 FÉVRIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                   LE 8 MARS 2005

COMPARUTIONS :

David Coles                                                      POUR LES DEMANDEURS

David Doyle

Martin Ward                                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Boyne Clarke                                                    POUR LES DEMANDEURS

Dartmouth (Nouvelle-Écosse)

John H. Sims, c.r.                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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