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Date : 20200401


Dossier : T-1193-19

Référence : 2020 CF 471

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er avril 2020

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

WALTER CHEECHAM

demandeur

et

CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION NO 468 DE FORT MCMURRAY

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision en date du 20 juin 2019 par laquelle la Première Nation no 468 de Fort McMurray (PNFM) a interdit au demandeur Walter Cheecham [M. Cheecham] l’accès au bureau du conseil de bande de la PNFM, et ce, pendant une période de six mois (soit jusqu’au 20 décembre 2019).

[2]  Le demandeur conteste cette décision pour des raisons d’équité procédurale et de compétence. Le défendeur PNFM soutient que la demande de M. Cheecham est sans objet, car l’interdiction a été levée et qu’elle aurait de toute façon expiré le 20 décembre 2019.

I.  Question préliminaire

[3]  Le défendeur a contesté certains des renseignements contextuels traitant du conflit survenu à la PNFM, qui figurent aux paragraphes 6 à 26 de l’argumentation de M. Cheecham. Le défendeur affirme que ces allégations sont non pertinentes et sans importance. J’ai examiné ces observations, car elles expliquent la situation qui prévaut à la PNFM. Toutefois, le contexte factuel qu’elles décrivent est de façon générale sans importance, car la demande ne porte que sur la décision d’interdire à M. Cheecham l’accès aux locaux de la PNFM. Elle ne porte pas sur les raisons précises pour lesquelles il s’est vu interdire cet accès. C’est pourquoi les détails concernant les conflits actuels et passés au sein de la bande ne seront pas mentionnés, car ils ne feraient que jeter de l’huile sur le feu.

II.  Faits

[4]  M. Cheecham est membre de la PNFM. L’immeuble administratif de la PNFM est situé dans la réserve no 176A de Gregoire Lake.

[5]  M. Cheecham critique depuis longtemps les dirigeants de la PNFM, y compris le chef actuel, Ronald Kreutzer père (élu en 2011 et réélu plus récemment en 2018) ainsi que le directeur général de la PNFM, Bradley Callihoo. M. Cheecham a un différend de longue date avec le chef Kreutzer au sujet de la rémunération de ce dernier et, plus récemment, au sujet d’une pétition dans laquelle il demande sa démission.

[6]  Le 11 juin 2019, M. Cheecham s’est querellé avec le directeur général. M. Cheecham avait déjà demandé à consulter les résolutions du conseil de bande qui se trouvaient au bureau de la bande. Des dispositions avaient été prises et il allait les consulter en présence du chef et du conseil. À la date et à l’heure convenues, M. Cheecham s’est rendu au bureau de la bande en compagnie d’un autre membre de la bande, Velma Whittington, pour passer en revue les résolutions du conseil de bande.

[7]  À son arrivée au bureau du conseil de bande, le 11 juin 2019, un incident est survenu entre M. Cheecham et le directeur général, incident qualifié d’[traduction] « affrontement » par le demandeur et d’« altercation » par le défendeur. Ce jour‑là, le directeur général a fini par empêcher M. Cheecham de consulter les dossiers parce que le chef et le conseil n’étaient pas présents, contrairement à ce qui était prévu. Plus tard dans la journée, le conseiller juridique de M. Cheecham a demandé par courriel au chef et au conseil qu’on lui envoie une résolution particulière autorisant le paiement d’honoraires dans une action en diffamation. Le lendemain (12 juin), il a obtenu de la conseillère de la PNFM, Samantha Whalen, une copie électronique de cette résolution.

[8]  Le 20 juin 2019, M. Cheecham a reçu une lettre signée par le chef et le conseil, laquelle se lisait comme suit :

[traduction]

La Première Nation no 468 de Fort McMurray a une politique de tolérance zéro à l’égard de tout type de mauvais traitements envers les employés, les membres et les clients.

Le 11 juin 2019, vous avez été impliqué dans une altercation avec un de nos employés, et vous avez fait preuve d’un comportement agressif. Ce comportement et les gestes que vous avez posés sont inadmissibles. En raison de votre comportement agressif et dans le but d’assurer la sécurité des employés et des membres, il vous est interdit d’entrer dans l’immeuble où se trouve le bureau de la Première Nation no 468 de Fort McMurray pendant une période de six mois.

Si vous ne respectez pas cette interdiction, d’autres mesures seront prises [erreurs dans l’original].

[9]  Cela a eu pour effet d’interdire à M. Cheecham l’accès au bureau du conseil de bande pendant six mois (jusqu’au 20 décembre 2019).

[10]  Le conseiller juridique de M. Cheecham a demandé des explications à la bande, mais le directeur général a déclaré dans un courriel daté du 20 juin [traduction] « veuillez en discuter avec votre client, il sait bien ce qu’il a fait ». Le directeur général a ajouté que c'est le quorum, composé du chef et du conseil, qui avait pris la décision d’interdire l’accès au bureau à M. Cheecham et qu’il s’agissait d’une décision [traduction] « définitive ». M. Cheecham a donné suite à ce courriel au moyen d’une lettre écrite par son conseiller juridique, le 24 juin 2019, mais n’a reçu aucune réponse.

[11]  Le 22 juillet 2019, M. Cheecham a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du 20 juin 2019 par laquelle il lui était interdit d’entrer dans le bureau du conseil de bande.

[12]  Même si l’accès au bureau de la PNFM lui était toujours interdit, M. Cheecham a présenté une deuxième demande afin de pouvoir consulter d’autres résolutions du conseil de bande. Le conseil a acquiescé à sa demande et a apporté les résolutions à l’édifice voisin, qui appartenait à une société détenue par la bande, où M. Cheecham a pu examiner les résolutions aux côtés du conseil de bande, mais sans le directeur général, le 19 août 2019.

[13]  L’interdiction visant M. Cheecham a fait l’objet d’une discussion lors d’une réunion de la bande qui s’est tenue le 28 août 2019. Le chef et le conseil ont alors décidé de lever l’interdiction. Puis, le 6 septembre 2019, le chef et le conseil ont écrit au conseiller juridique de M. Cheecham pour l’informer que l’interdiction avait été levée [traduction] « parce qu’il n’y a pas eu d’autres affrontements » et que [traduction] « plus de deux mois se sont écoulés depuis l’imposition de l’interdiction ». Ils ont dit à M. Cheecham qu’ils étaient en train de mettre à jour les règlements et les politiques de la bande et [traduction] « qu’ils régleraient tous les problèmes de comportement répréhensible et s’appliqueraient à tout affrontement futur ».

[14]  Après avoir reçu la lettre l’informant de la levée de l’interdiction, M. Cheecham a décidé de poursuivre sa demande de contrôle judiciaire. Le 16 août 2019, une conférence de gestion de l’instance s’est tenue devant la protonotaire Ring. M. Cheecham a refusé l’offre de la protonotaire de fixer une date pour l’instruction accélérée de la demande afin d’éviter que certaines questions ne deviennent théoriques.

[15]  Le demandeur demande l’annulation de l’interdiction dont il fait l’objet, le réexamen par à un autre décideur de cette interdiction, ainsi qu’un jugement déclarant qu’il y a eu manquement à son droit à l’équité procédurale.

III.  Questions en litige

[16]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. La demande de M. Cheecham est-elle théorique?

  2. Si la demande n’est pas théorique, y a-t-il eu manquement au droit à l’équité procédurale de M. Cheecham?

  3. Subsidiairement, si la demande n’est pas théorique, le chef et le conseil avaient‑ils compétence pour interdire à M. Cheecham l’accès au bureau du conseil de bande?

IV.  Analyse

A.  La demande de M. Cheecham est-elle théorique?

[17]  J’ai dit aux parties que j’entendrais leurs arguments sur le caractère théorique de la demande et que je réserverais ma décision sur le sujet, mais que j’aimerais aussi entendre leurs arguments sur le fond. Ainsi, si je décide que l’affaire n’est pas théorique, les avocats, les membres de la bande et moi-même n’aurons pas à revenir plus tard pour entendre les arguments sur le fond.

[18]  Les deux parties conviennent que c’est le critère à deux volets de l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski] qui s’applique à l’analyse du caractère théorique. La Cour d’appel fédérale a résumé ce critère dans l’arrêt Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 195, par 10 :

Il ressort clairement de l’arrêt de principe de la Cour suprême sur la doctrine du caractère théorique, Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, p. 353-363, 1989 CanLII 123, que l’analyse du caractère théorique se fait en deux temps. Il faut d’abord se demander si le litige est devenu purement théorique; en d’autres termes, subsiste-t-il un différend qui porte ou pourrait porter atteinte aux droits des parties? Si le litige est devenu théorique, une deuxième question se pose : le tribunal devrait-il néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire?

[19]  Tel que mentionné dans la décision Fondation David Suzuki c Canada (Procureur général), 2019 CF 411, par 90 [Suzuki], « l’écoulement du temps, les circonstances ou d’autres changements » peuvent rendre la décision théorique. Par exemple, « s’il peut être établi que, en raison de décisions subséquentes, le litige proprement dit a bel et bien disparu, alors la demande de contrôle judiciaire n’a plus aucune utilité pratique si on y fait droit » (Suzuki, par 95).

[20]  M. Cheecham soutient que la levée de l’interdiction ne devrait pas rendre la demande théorique. Il prétend que l’interdiction a seulement été levée parce que [traduction] « le défendeur tentait d’échapper au contrôle judiciaire de la décision ». Il soutient que, même si la demande est théorique, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’instruire la présente affaire en raison de son intérêt pratique.

[21]  Il insiste sur ce qui serait selon lui un rapport d’opposition constant entre la bande et ses membres, soutenant que deux aînés ont, eux aussi, été visés par une interdiction. Il affirme qu’il est désavantagé sur le plan économique par rapport à la bande et que la durée de l’interdiction – six mois – signifie qu’elle [traduction] « est susceptible d’échapper à tout examen judiciaire », étant donné qu’il faut toujours plus de six mois pour qu’une affaire soit entendue.

[22]  Le défendeur est d’avis que l’affaire est théorique. Il soutient que, comme l’interdiction a été levée en septembre, il n’y a plus aucun litige actuel, et que, de toute façon, l’interdiction aurait expiré le 20 décembre 2019. Pour ces deux raisons, le défendeur affirme que l’affaire est manifestement théorique.

[23]  En ce qui concerne le deuxième volet du critère de l’arrêt Borowski, le défendeur fait remarquer qu’une décision sur le fond de la présente affaire ne constituerait pas une utilisation efficace des ressources judiciaires, d’autant plus que M. Cheecham s’est vu offrir la possibilité d’opter pour une audience accélérée et qu’il a décidé de ne pas emprunter cette voie. Par ailleurs, le défendeur rejette l’argument de M. Cheecham, qui prétend qu’une décision judiciaire sur l’interdiction dont il fait l’objet aurait un effet pratique important sur les droits des autres membres de la PNFM, car ce n’est pas parce qu’une décision judiciaire peut présenter un intérêt dans le cadre d’un éventuel recours contre la bande, intenté par d’autres demandeurs, qu’il subsiste un litige. De plus, le défendeur est d’avis que, si la Cour se prononce sur des questions qui ne sont plus en litige, cela ne fera qu’ouvrir la porte à d’autres litiges au sujet des paramètres et de l’application de ces décisions.

(1)  Premier volet du critère de l’arrêt Borowski : litige qui a des conséquences sur les droits des parties

[24]  Il est évident que la réparation demandée par M. Cheecham – l’annulation de la décision qui lui interdisait d’entrer dans le bureau de la bande de la PNFM – ne repose plus sur un litige actuel et n’a plus de raison d’être depuis les sept derniers mois (6 septembre 2019). Je conviens avec le défendeur qu’il n’y a pas de litige actuel entre les parties, vu que l’interdiction n’est plus en vigueur depuis septembre et qu’elle aurait expiré en décembre si elle n’avait pas été levée avant.

[25]  M. Cheecham soutient que la lettre l’informant de la levée de l’interdiction a été rédigée sur un ton accusateur. Je ne suis pas d’accord pour dire que cette lettre a un ton accusateur. Et même s’il l’était, la Cour suprême a dit ceci dans l’arrêt Borowski, « si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique ». C’est précisément ce qui s’est produit avec la levée de l’interdiction.

[26]  Pour déterminer s’il existe un litige actuel, il est utile de se demander en quoi le fait de lui accorder réparation aiderait M. Cheecham s’il avait gain de cause sur le fond. M. Cheecham soutient qu’une [traduction] « décision judiciaire aurait un effet pratique important sur les droits du demandeur ainsi que sur les droits des autres membres dissidents de la PNFM ». Toutefois, je ne peux retenir cet argument, d’autant plus que la Cour se trouverait à annuler une interdiction inexistante ou à renvoyer pour réexamen une question théorique. Tout comme l’a affirmé récemment la juge Walker dans la décision 1397280 Ontario Ltd. c Canada (Emploi et Développement social), 2020 CF 20, par 16, après qu’une décision subséquente ait été rendue : « Il n’existe plus de différend concret et tangible ni de “litige concret” entre les parties. Tout examen de la décision initiale serait théorique. »

[27]  M. Cheecham affirme que d’autres membres de la PNFM sont aux prises avec des problèmes « récurrents ». Toutefois, ces membres ne sont pas parties à la présente instance et ils pourraient demander le contrôle judiciaire de toute décision à venir, notamment d’une décision leur interdisant de se présenter au bureau de la bande. Chaque affaire dont la Cour est saisie repose sur des faits différents; par exemple, la conseillère de la PNFM, Samantha Whalen, a obtenu gain de cause dans la demande de contrôle judiciaire qu’elle a présentée : Whalen c Première nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732. Cette demande s’inscrivait dans un contexte très différent en ce que Mme Whalen était une représentante élue et que le chef et le conseil n’étaient pas autorisés à la suspendre comme ils l’avaient fait. De plus, comme il a été mentionné dans l’arrêt cité par le défendeur, Tamil Co-operative Homes Inc. c Arulappah, [2000] OJ no 3372 (CA Ont), la perspective d’un différend futur ne suffit pas à soulever un litige actuel.

[28]  Je rejette également l’argument de M. Cheecham qui a affirmé que le chef et le conseil étaient dessaisis de l’affaire et ne pouvaient annuler la décision, car elle était définitive. Cette décision a été valablement annulée par un quorum composé du chef et du conseil – malgré le courriel dans lequel le directeur général affirmait qu’elle était [traduction] « définitive » – parce que, tel qu’il appert de la décision de lever l’interdiction, les circonstances avaient changé et que les tensions s’étaient calmées. Il est indéniable que M. Cheecham est maintenant libre d’entrer dans le bureau du conseil de bande, et ce, depuis septembre.

[29]  Par ailleurs, même si j’ai tort au sujet de l’application de la règle du functus officio à la décision de lever l’interdiction, cette dernière aurait expiré en décembre 2019. Comme nous sommes en avril 2020 et que l’interdiction n’était que temporaire, elle n’a plus de conséquences sur les droits de M. Cheecham.

[30]  Comme il n’y a pas de litige actuel concernant l’interdiction, la demande est théorique.

(2)  Deuxième volet du critère de l’arrêt Borowski : pouvoir discrétionnaire de la Cour d’instruire néanmoins l'affaire

[31]  Vu ma conclusion concernant le premier volet du critère de l’arrêt Borowski, la question qui reste à trancher est de savoir si je devrais néanmoins exercer mon pouvoir discrétionnaire de statuer sur le fond de l’affaire. Comme je l’ai déjà dit, je dois tenir compte i) de l’existence d’un débat contradictoire, ii) de l’économie des ressources judiciaires, et iii) du rôle que doit jouer la Cour.

(i)  Existence d’un débat contradictoire

[32]  Je reconnais un certain mérite à la position de M. Cheecham concernant le premier facteur du deuxième volet du critère de l’arrêt Borowski, qui m’impose de déterminer s’il demeure un débat contradictoire. Comme le juge Sopinka l’a conclu à ce stade du critère de l’arrêt Borowski : « ... je ne crains pas vraiment l'absence de débat contradictoire. Le pourvoi a été plaidé avec autant de zèle et de ferveur de la part des deux parties que si la question n'avait pas été théorique ».

[33]  En l’espèce, la relation contradictoire concerne le pouvoir du conseil de bande d’interdire aux membres de se présenter à son bureau. La conseillère Whalen a également présenté la relation contradictoire comme un litige antérieur, mettant en jeu des tensions plus vastes entre le gouvernement de la Première nation et certains citoyens. Le demandeur affirme que la mise en garde concernant tout acte éventuel de violence qu’il a reçue lorsque l’interdiction a été levée, le 6 septembre 2019, a donné lieu à un autre différend entre les parties au sujet de la gravité des actes de M. Cheecham et de la question de savoir si l’interdiction était justifiée au départ, ce qui témoigne également d’une animosité constante.

[34]  Bien que le défendeur ait raison de dire que M. Cheecham peut maintenant accéder au bureau du conseil de bande, il est manifeste que la situation demeure tendue étant donné les allégations de mauvaise gestion financière et l’animosité qui existe entre M. Cheecham et le directeur général. De plus, M. Cheecham a déposé des éléments tendant à démontrer que d’autres membres de la bande ont fait l’objet d’interdictions temporaires, cherchant ainsi à étayer sa prétention selon laquelle je devrais rendre une décision sur le fond.

[35]  D’un autre côté, je ne suis pas d’accord pour dire que ce n’est pas parce que d’autres membres ont déjà fait l’objet d’interdictions dans le passé que je devrais rendre une décision sur le fond de la présente demande. Le rôle du contrôle judiciaire n’est pas d’établir un précédent pour les affaires qui pourraient survenir dans l'avenir, et ce facteur d’existence d’un débat contradictoire devra tout de même être pris en compte en l’espèce, de même que les deux facteurs suivants.

[36]  Comme je l’ai conclu au paragraphe 97 de la décision Suzuki (citant Kozarov c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 185), « le fait que la question puisse ressurgir “ne justifie pas en soi l’instruction d’une cause théorique” ». Il est préférable d’attendre et de trancher la question lorsqu’une « véritable question litigieuse » surviendra, comme nous le verrons plus loin (voir Suzuki, par 122).

(ii)  Nécessité de favoriser l’économie des ressources judiciaires

[37]  L’importance de l’économie des ressources judiciaires a été expliquée par le juge Manson dans la décision Azhaev c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 219, au paragraphe 23 :

[...] dans l’arrêt Borowski, le juge estime qu’il est justifié d’affecter des ressources judiciaires pour résoudre tout flou dans la loi afin de favoriser la prompte résolution de différends semblables éventuels (arrêt Borowski, au paragraphe 35). L’argument qu’a présenté le demandeur à la Cour pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire est essentiellement fondé sur ce principe. Il soutient qu’il sera utile aux futurs plaideurs, lui-même y compris, de clarifier la jurisprudence relative aux « circonstances personnelles impérieuses » qui justifient le sursis d’une mesure de renvoi. Cependant, la Cour suprême dans l’arrêt Borowski a précisément fait une mise en garde contre l’application de ce facteur de la manière préconisée par le demandeur, au paragraphe 36 :

Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l'audition de l'appel s'il est devenu théorique. Il est préférable d'attendre et de trancher la question dans un véritable débat contradictoire, à moins qu'il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu sa résolution.

[38]  L’importance de l’économie des ressources judiciaires milite fortement contre une décision sur le fond de l’affaire de M. Cheecham. Selon l’arrêt Borowski, « [l]a saine économie des ressources judiciaires n'empêche pas l'utilisation de ces ressources, si limitées soient‑elles, à la solution d'un litige théorique, lorsque les circonstances particulières de l'affaire le justifient ». J’estime que ce n’est pas le cas ici.

[39]  L’arrêt Borowski fait référence à des affaires qui pourraient autrement échapper au contrôle judiciaire et au fait que, si elles sont « de nature répétitive et de courte durée », il pourrait valoir la peine de les trancher sur le fond. Même si les interdictions laissent entrevoir une tendance problématique pour les membres de la PNFM, il n’y a eu que quatre interdictions temporaires en 2018 et en 2019, et il est possible d’accélérer le contrôle judiciaire afin de rendre une décision sur le fond avant que les questions ne deviennent théoriques, comme c’est le cas ici. Il ne s’agit pas d’une affaire qui a échappé à un examen judiciaire en raison de sa nature. En fait, M. Cheecham aurait eu l’occasion d’accélérer l’audience en se prévalant de l’offre faite par la protonotaire Ring d’éviter les questions d’ordre théorique, une offre dont il ne s'est pas prévalu. Il insiste maintenant sur la tenue d’une audience sur le fond de l’affaire, même si l’interdiction a été annulée il y a plus de six mois et qu’il n’a pas exprimé clairement en quoi une mesure corrective serait nécessaire.

[40]  Le conseil de la PNFM a récemment fait l’objet d’un contrôle judiciaire dans l’affaire Whalen, alors je ne crois pas qu’il soit dans l’intérêt de l’économie des ressources judiciaires de rendre une décision complète sur le fond de cette question très étroite de la levée et de l’expiration d’une interdiction visant un particulier. J’accepte également l’opinion du défendeur selon laquelle le fait de se prononcer sur des questions qui ne sont pas litigieuses peut soulever d’autres questions au sujet des paramètres et de l’application de ces décisions, alors qu’une éventuelle demande de contrôle judiciaire sera en fait tranchée en fonction des faits qui y sont propres.

(iii)  Les rôles de l’appareil judiciaire et du conseil de bande

[41]  Le troisième critère est aussi en défaveur de M. Cheecham. En se prononçant sur les circonstances dans lesquelles la PNFM pourrait exclure temporairement ses membres, la Cour rendrait un jugement empiétant sur la compétence législative du conseil de bande. Le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire n’est pas de créer des précédents de nature générale pour régir les interactions futures, mais plutôt d’examiner les décisions faisant l’objet du contrôle.

[42]  Le demandeur a convenu à l’audience qu’il n’existait pas beaucoup de précédents sur les décisions d’ordre administratif des conseils de bande. De façon générale, les précédents cités portaient sur le bannissement, la suspension de conseillers ou d’autres décisions de gouvernance, et on pourrait dire que ces décisions n’avaient rien à voir avec celle d’interdire temporairement à quelqu’un l’accès au bureau du conseil de bande. En intervenant dans la simple décision d’interdire temporairement à un membre de la bande d’exercer ses fonctions, surtout si l’interdiction a déjà été levée, la Cour se trouverait à empiéter inutilement dans les affaires courantes du conseil de bande. Un tel empiétement pourrait créer un précédent problématique si toutes les décisions d’ordre administratif étaient contrôlées par la Cour, même si elles étaient théoriques.

(iv)  Pondération des facteurs

[43]  Ensemble, ces trois facteurs du deuxième volet du critère de l’arrêt Borowski donnent à penser que la présente demande d’annulation de l’interdiction ne se prête pas à l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire de trancher sur le fond la demande de M. Cheecham. L’interdiction a été levée et, de toute façon, elle aurait maintenant expiré. Accorder une réparation n’aurait aucun effet concret sur la cause de M. Cheecham. Les considérations relatives à l’économie des ressources judiciaires et au rôle que doivent jouer les tribunaux au regard des conseils de bande vont également dans le sens de cette conclusion.

[44]  Comme le juge Southcott l’a conclu dans Gladue c Première Nation de Duncan, 2015 CF 1194, par 39-42, une affaire dans laquelle un conseiller de bande contestait une suspension pour inconduite, alors que cette suspension avait été annulée peu après que la demande de contrôle judiciaire ait été introduite :

La décision de la Cour sur le fond de la plupart des questions théoriques n’aura pas d’effet pratique sur les droits de parties. En outre, ces questions ne peuvent être considérées comme étant de nature répétitive et de courte durée, ou, pour cette raison ou d’autres, comme soulevant des questions importantes qui pourraient autrement échapper à l’examen judiciaire. Ces questions ne soulèvent rien non plus qui soit d’importance publique. La demanderesse cherche à obtenir des déclarations liées aux questions étroites entourant la gouvernance interne du conseil, dans le cadre de mésententes précises entre ses trois membres. Rien n’indique que ces questions feront à nouveau surface entre les parties ou que, le cas échéant, elles ne seraient pas à ce moment sujettes à examen et décision dans le contexte d’un litige concret.

[...] Conséquemment, je conclus que la présente demande est théorique et qu’il ne convient pas en l’espèce que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de statuer sur les questions substantielles soulevées par la demanderesse.

[45]  C’est pourquoi je conclus que la présente demande est théorique.

[46]  Par conséquent, je rejetterais la présente demande de contrôle judiciaire.

[47]  Les dépens, d’une somme forfaitaire de 3 000 $, débours et taxes compris, seront payables sans délai au défendeur.


JUGEMENT dans le dossier T-1193-19

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande est rejetée;

  2. Le demandeur est tenu de payer sans délai au défendeur la somme de 3 000 $ au titre des dépens.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de juin 2020

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1193-19

 

INTITULÉ :

WALTER CHEECHAM c PREMIÈRE NATION NO 468 DE FORT MCMURRAY 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 mars 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 1er avril 2020

 

COMPARUTIONS :

Orlagh O’Kelly

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brooke Barrett

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Field LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Rae and Company

Avocats

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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