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Date : 20200406


Dossier : IMM‑5844‑18

Référence : 2020 CF 492

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 avril 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

KAIRUN NAZLIYA SHABDEEN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La fille de Kairun Shabdeen, S., est une jeune adulte canadienne handicapée qui a des problèmes de santé nécessitant une supervision et un soutien en tout temps. Grâce aux nombreux efforts des Shabdeen et d’autres personnes, S. a pu emménager dans un appartement dans un établissement de soins spécialisés de Toronto appelé « Reena » au début de 2017. Son père s’est vu accorder un permis de séjour temporaire (PST) au titre de l’article 24 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour venir au Canada et aider S. pendant sa transition vers l’établissement Reena. Mme Shabdeen, une citoyenne du Sri Lanka qui est interdite de territoire au Canada, n’a pas obtenu de permis.

[2]  Mme Shabdeen a tout de même accompagné M. Shabdeen et S., des États‑Unis au Canada, vers la fin de 2017 et a présenté une demande d’asile, pour laquelle elle a été déclarée interdite de territoire. Une mesure de renvoi a été prise à son égard, et Mme Shabdeen a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Elle a également présenté une nouvelle demande de PST afin de rester au Canada pendant 10 mois pour aider S. à s’adapter à son nouvel environnement de vie. Un agent d’immigration a rejeté la demande de PST et a conclu que cela n’était pas nécessaire, puisque S. s’était déjà adaptée à son nouvel environnement et que Mme Shabdeen pouvait rester au Canada jusqu’à ce que sa demande d’ERAR soit traitée.

[3]  Mme Shabdeen fait valoir que la décision de l’agent était inéquitable, car il a tiré des conclusions concernant l’état et la capacité d’adaptation de sa fille qui n’auraient pas pu être anticipées sur la base de la preuve, sans lui avoir donné la possibilité d’y répondre. Elle fait également valoir que le rejet était déraisonnable, car l’agent n’a pas pris adéquatement en considération l’intérêt supérieur de l’enfant (l’ISE), a tiré des conclusions non fondées sur l’état de S. et n’a pas tenu compte des risques et des difficultés auxquels ferait face Mme Shabdeen au Sri Lanka.

[4]  Je conclus que la décision de l’agent n’était ni inéquitable ni déraisonnable. Pour ce qui est de l’équité procédurale, la décision de l’agent concernait les questions et la preuve soulevées par Mme Shabdeen, et aucune nouvelle question nécessitant un autre avis n’a été soulevée. En ce qui a trait au caractère raisonnable quant au fond, je conclus que le concept de l’ISE ne s’applique pas. S. est une jeune adulte et, bien qu’il soit pertinent d’examiner ses troubles de développement, elle n’est pas une enfant dans le cadre d’une analyse de l’ISE. En outre, les conclusions tirées par l’agent étaient raisonnables, compte tenu du genre de la demande qui a été présentée, c’est‑à‑dire une demande de nature temporaire pour permettre à la demanderesse d’aider S. dans sa période de transition et du peu d’éléments de preuve soumis concernant la nature et le déroulement de cette transition.

[5]  La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II.  La décision de l’agent n’était pas inéquitable

[6]  Les allégations de Mme Shabdeen touchant le manquement à l’équité procédurale découlent des conclusions de l’agent selon lesquelles S. s’était [traduction« complètement adaptée » à l’environnement de Reena, que la présence de ses parents n’était plus nécessaire pour cette adaptation et qu’elle pouvait communiquer avec Mme Shabdeen par téléphone, par courriel ou par vidéoconférence. Mme Shabdeen fait valoir que ces conclusions entraient tellement en contradiction avec la preuve qu’elles étaient [traduction« imprévisibles », et qu’elle ne savait pas ce qu’elle devait démontrer. Elle fait valoir que l’équité exigeait qu’un avis lui soit donné avant que de telles conclusions soient tirées et qu’elle ait la possibilité de répondre.

[7]  Je ne suis pas d’avis que la question de l’équité procédurale se pose. La transition de S. vers son nouvel environnement et la nécessité que Mme Shabdeen reste au Canada pour l’aider étaient clairement en cause dans la demande. En effet, ils étaient les premiers motifs mis de l’avant pour le PST; Mme Shabdeen a soutenu qu’elle devait rester au Canada [traduction« à tout le moins temporairement, pendant que [S.] s’adapte à son nouveau mode de vie ». La décision de l’agent concernait donc les questions mêmes soulevées par Mme Shabdeen, questions qu’elle a eu tout le loisir d’aborder, au moyen d’éléments de preuve et d’arguments, dans le cadre de sa demande. Alors que Mme Shabdeen fait valoir que les conclusions sont incompatibles avec la preuve déposée, cela touche au caractère raisonnable de la décision quant au fond, et non pas à l’équité procédurale.

[8]  L’équité n’impose pas d’obligation pour l’agent de donner à un demandeur de PST un avis des conclusions qu’il entend tirer sur les questions mêmes qui sont soulevées dans la demande et de donner une autre occasion de répondre. Puisqu’elle a soulevé les deux questions de l’adaptation de S. à son nouvel établissement et de son propre besoin d’être présente en personne au Canada pendant cette période de transition, Mme Shabdeen ne peut faire valoir qu’il était [traduction] « imprévisible » que l’agent fonde sa décision sur la question de savoir si la période de transition se poursuivait, ou sur celle de savoir si Mme Shabdeen devait rester au Canada pour continuer de soutenir S. ou si elle pouvait le faire à distance.

[9]  Mme Shabdeen déclare que, si elle avait su que l’agent conclurait que la période d’adaptation était terminée ou qu’elle pouvait communiquer avec S. par voie électronique, elle aurait pu déposer et aurait déposé des éléments de preuve additionnels, comme la deuxième lettre de Reena qu’elle a présentée dans le cadre de la présente demande. Cette lettre mentionnait, entre autres choses, que [traduction« Reena ne [pouvait] pas affirmer que la transition de [S] [était] terminée » et que la présence de Mme Shabdeen était très importante pendant cette période. S’il y avait des éléments de preuve additionnels ou mis à jour, en lien avec la question même à la base de la demande de PST, à savoir si Mme Shabdeen devait rester au Canada pour aider à la transition de S, il incombait à Mme Shabdeen de présenter cette information, ce qu’elle aurait pu faire avec la demande de PST ou pendant les 11 mois où elle était en instance. L’agent n’était pas tenu de chercher des renseignements supplémentaires ou à jour : Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 621, au par. 28.

[10]  Il ne s’agit pas d’une affaire où l’agent a soulevé une toute nouvelle question, telle l’allégation de traite de personne soulevée dans l’affaire Alabi sur laquelle Mme Shabdeen s’appuie : Alabi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1163, au par. 24. L’agent ne s’est pas non plus fondé sur des informations ou des documents défavorables qui n’avaient pas été communiqués à Mme Shabdeen, ce qui était la préoccupation soulevée par le juge de Montigny au paragraphe 22 de la décision Maghraoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 883. Ces décisions ne sont donc d’aucune utilité pour Mme Shabdeen. L’équité procédurale peut exiger que soient donnés un autre avis et une possibilité de répondre à de nouvelles allégations ou questions, ou à de nouveaux éléments de preuve, mais elle n’exige pas qu’il y ait un tel avis avant que des conclusions défavorables soient tirées concernant des questions ou des éléments de preuve déjà en cause.

[11]  Par conséquent, je conclus qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale.

III.  Le refus de l’agent de délivrer un permis de séjour temporaire n’était pas déraisonnable

A.  La norme de contrôle et le cadre législatif

[12]  Les parties conviennent que la décision de l’agent sur la question de savoir s’il y a lieu d’accorder un PST est de nature discrétionnaire et commande la retenue; par conséquent, elle est susceptible de contrôle selon la norme du caractère raisonnable : Zlydnev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 604, au par. 15; Krasniqi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 743, au par. 14. Bien que la présente affaire ait été plaidée avant l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Vavilov, cet arrêt confirme que la norme du caractère raisonnable s’applique au fond de la décision de l’agent : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux par. 16, 17 et 23 à 25.

[13]  Un PST peut être délivré à un étranger qui est interdit de territoire ou ne se conforme pas aux exigences de la LIPR, si un agent estime que [traduction« les circonstances le justifient » :

Permis de séjour temporaire

Temporary resident permit

24 (1) Devient résident temporaire l’étranger, dont l’agent estime qu’il est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la présente loi, à qui il délivre, s’il estime que les circonstances le justifient, un permis de séjour temporaire — titre révocable en tout temps.

24 (1) A foreign national who, in the opinion of an officer, is inadmissible or does not meet the requirements of this Act becomes a temporary resident if an officer is of the opinion that it is justified in the circumstances and issues a temporary resident permit, which may be cancelled at any time.

[14]  Comme Mme Shabdeen le souligne, il y a une certaine divergence dans la jurisprudence de la Cour concernant la norme applicable à une demande de PST au titre de l’article 24. Dans certaines décisions, il a été conclu que le demandeur devait démontrer des « raisons impérieuses » ou un « besoin impérieux » d’entrer au Canada : voir, par exemple, Osmani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 872, aux par. 15 et 19; Abdelrahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1085, aux par. 8 et 9; César Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 880, aux par. 93 à 97, chacune citant Farhat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1275 au par. 22. Dans d’autres, la conclusion est qu’imposer une norme de « raisons impérieuses » va, à tort, au‑delà du libellé de la LIPR : voir, par exemple, Krasniqi, au par. 19, citant Palmero c Canada (Citoyenneté et immigration), 2016 FC 1128, au par. 21. Je ne suis pas tenu d’aborder cette divergence en l’espèce, puisque ni la décision de l’agent ni les arguments de Mme Shabdeen ne dépendent de la norme applicable ou de la question des « raisons impérieuses ».

[15]  Sans égard à la norme appliquée, les parties conviennent que l’article 24 de la LIPR remplit une fonction différente du suivant, l’article 25. Aux termes du paragraphe 25(1), une partie qui demande le statut de résident permanent peut se voir octroyer ce statut ou bénéficier d’une autre exemption à la LIPR si le ministre estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Il peut y avoir des faits ou des circonstances qui sont des facteurs pertinents à considérer au titre tant de l’article 24 que de l’article 25, mais l’article 24 ne prévoit pas une « étude approfondie » des circonstances d’ordre humanitaire : Rodgers c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 FC 1093, au par. 10; Wu, au par. 32. Alors qu’un PST peut mener à l’obtention du statut de résident permanent (voir le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [RIPR], art. 64 à 65.1), les parties ont toutes deux mentionné que l’article 24 concernait des préoccupations urgentes à plus court terme.

B.  L’intérêt supérieur de l’enfant

[16]  Bien que ce ne soit pas expressément énoncé dans l’article 24, un agent doit tenir compte de l’intérêt supérieur d’un enfant lorsque celui‑ci fait partie des circonstances pertinentes à l’égard de la demande de PST : Mousa c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2016 CF 1358, aux par. 14 à 17; César Nguesso, au par. 105; Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 784, aux par. 12 et 13. Mme Shabdeen fait valoir que, bien que S. soit maintenant âgée de 23 ans, elle est [traduction« en fait une enfant », compte tenu de ses troubles de développement et de sa dépendance continue envers ses parents. Elle soutient que l’agent a omis d’effectuer une analyse appropriée de l’ISE, de sorte qu’il a rendu une décision déraisonnable.

[17]  À mon avis, le concept de l’ISE ne s’applique pas en l’espèce. Sur cette question, je partage l’avis et j’adopte le raisonnement ainsi que la conclusion de mon collègue le juge Shore dans la décision Saporsantos Leobrera : un adulte handicapé demeure un adulte handicapé et ne doit pas être considéré comme un « enfant » pour les besoins de la Convention relative aux droits de l’enfant ou de l’analyse de l’ISE sous le régime de la LIPR : Saporsantos Leobrera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 587, aux par. 1 à 4 et 32 à 72; Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, 1577 RTNU 3, RT Can 1992 no 3 (entrée en vigueur le 2 septembre 1990); Convention relative aux droits des personnes handicapées, 2515 RTNU 3, RT Can 2010 n8 (entrée en vigueur le 3 mai 2008); Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, aux par. 57 à 60.

[18]  Cela dit, je suis d’accord pour dire que l’état de santé et la situation de S. sont pertinents à l’égard de la décision relative à la demande de PST de Mme Shabdeen. L’agent a bel et bien examiné ces facteurs sous la rubrique [traduction« Intérêt supérieur de l’enfant », considérant la terminologie utilisée dans la demande de Mme Shabdeen. La question consiste à déterminer si cet examen était raisonnable.

C.  Les décisions concernant la transition et le conflit allégué avec la preuve

[19]  La demande de PST présentée par Mme Shabdeen était fondée sur son besoin temporaire d’entrer au Canada pour assister S. pendant qu’elle s’adaptait à son nouveau mode de vie à Reena. La demande comprenait des informations sur les antécédents médicaux et scolaires de S. Elle comprenait également une lettre datée de décembre 2017 du chef de l’exploitation de Reena, dans laquelle il décrivait les diagnostics médicaux de S., les défis qu’elle avait dû affronter dans le passé, son nouvel environnement de vie ainsi que la gamme étendue de services cliniques et de soutien qui sont fournis par l’établissement. La lettre de Reena indiquait notamment ce qui suit :

  • - S. a des [traduction« aptitudes verbales limitées »;

  • - Depuis qu’elle participe au programme de Reena, le comportement difficile de S. [traduction« s’est amélioré de manière significative » et, quoiqu’il soit encore difficile, il [traduction« est bien contrôlé et a une incidence minimale sur elle‑même et sur les autres »;

  • - Le modèle de soutien intensif fourni par Reena est ce qui est nécessaire à S. [traduction« tout au long de sa vie »; le fait de réduire ou changer ce soutien pourrait mener à une crise, et ce type de soutien n’est pas disponible dans d’autres pays;

  • - Les personnes ayant des troubles de développement ont [traduction« besoin des soins et du soutien de leur famille tout au long de leur vie »;

  • - Mme et M. Shabdeen continuent à participer très activement, sur une base régulière, à la vie de S., y compris en l’appelant et en lui rendant visite tous les jours, ainsi qu’en restant en étroite communication avec le personnel de Reena, tout en interprétant les besoins de S. et en fournissant de l’information, des conseils ainsi que des suggestions;

  • - La perte d’un parent pourrait traumatiser une personne ayant des troubles de développement, ce qui causerait un déclin ainsi qu’un repli sur soi, et ferait en sorte qu’elle s’inflige des blessures ou blesse autrui.

[20]  Après avoir examiné l’information fournie par Reena, l’agent a noté que S. demeurait dans cet établissement depuis au moins un an. L’agent a jugé qu’il était [traduction« raisonnable de conclure [à ce moment‑là] que [S.] s’[était] entièrement adaptée à son nouvel environnement, puisque son état [était] non seulement stable, mais s’[était] amélioré de manière significative ». L’agent a par conséquent estimé que les motifs pour lesquels Mme Shabdeen avait présenté une demande de PST n’étaient [traduction« plus valides, puisque sa présence n’était pas requise dans le processus d’adaptation de [S.] ». L’agent a fait remarquer que le lien affectif entre Mme Shabdeen et S. pourrait se maintenir par téléphone, courriel ou vidéoconférence.

[21]  Mme Shabdeen fait valoir que ces conclusions sont contraires à la preuve et qu’elles sont déraisonnables.

[22]  En ce qui concerne la conclusion selon laquelle S. s’était [traduction« entièrement adaptée à son nouvel environnement », Mme Shabdeen fait valoir qu’il n’y avait pas de preuve clinique ou autre sur laquelle l’agent aurait pu fonder cette conclusion et que celle‑ci était contraire à l’information concernant l’état de S. Cette allégation doit être appréciée dans le contexte tant de l’application de l’article 24 que de la preuve déposée à son appui.

[23]  La décision de l’agent était fondée sur son appréciation de l’information limitée dans la preuve concernant la transition qui constituait le fondement de la demande de PST. Fait important, comme le ministre le souligne, la preuve déposée par Mme contient très peu d’information concernant la nature de la transition de S., de son adaptation à ses nouvelles conditions de vie ou du rôle de ses parents dans cette transition. Elle témoigne plutôt des troubles de développement de S. en général, ainsi que de son besoin permanent de soutien professionnel intensif ainsi que des soins et du soutien de sa famille.

[24]  La seule information portant directement sur la transition de S. dans son nouvel environnement était une description de son état antérieur et actuel, avec des observations indiquant que [traduction« depuis qu’elle particip[ait] au programme de Reena, le comportement de [S.] s’[était] amélioré de manière significative », et était [traduction« bien géré, avec peu d’incidences sur elle‑même et sur les autres ». Il n’y a aucune preuve de nature personnelle ou professionnelle concernant les changements en cours dans l’état ou le comportement de S., le besoin d’une autre transition, le genre de période de transition prévue et ce qu’elle implique, le temps que cela prendrait ou la question de savoir si on pouvait en estimer la durée. Ce n’est pas avant la lettre suivante de Reena déposée dans le cadre de la présente demande, que l’agent n’avait pas à sa disposition et qui ne peut pas constituer le fondement de l’appréciation du caractère raisonnable de la décision, que les responsables de Reena ont indiqué qu’ils [traduction« ne [pouvaient] pas affirmer que la période de transition de [S.] [était] terminée » et qu’ils apprenaient encore à la connaître.

[25]  Compte tenu du fait que sa demande visait expressément [traduction« un séjour temporaire pour assister sa fille pendant cette transition », il incombait à Mme Shabdeen de déposer toute information pertinente concernant la nature et le déroulement de la transition. De tels éléments de preuve pourraient comprendre la reconnaissance du fait qu’il est difficile ou impossible de définir la nature d’une telle transition ou d’en prédire la durée ou la trajectoire. Cependant, en l’absence d’une preuve sur la question, il était raisonnable que l’agent examine l’information portant sur les progrès de S. au cours de l’année où elle avait été à l’établissement et qu’il conclue que la transition s’était faite. Contrairement à l’observation de Mme Shabdeen, j’estime que l’agent n’a pas tiré de conclusions définitives se transformant en constatations médicales relativement aux soins de S. L’agent semble plutôt s’être adéquatement concentré sur la question qui lui avait été soumise, telle que formulée par Mme Shabdeen : à savoir si la présence de Mme Shabdeen au Canada était nécessaire à la transition continue de S. à l’établissement Reena.

[26]  À la lecture du dossier, je ne crois pas non plus que l’agent ait conclu que S. allait bien, qu’elle [traduction« n’avait plus besoin » de sa mère ou que ses parents ne lui administraient plus aucun soin. Les conclusions de l’agent portaient plutôt sur la période de transition désignée comme fondement de la demande de PST. Il a déclaré ceci : [traduction« J’estime que les motifs pour lesquels la demanderesse a présenté une demande de PST ne sont plus valides, puisque sa présence n’est pas nécessaire pour le processus d’adaptation de [S.] » [Non souligné dans l’original.] Il était raisonnablement loisible à l’agent de tirer cette conclusion, compte tenu de la preuve déposée.

[27]  Mme Shabdeen conteste également la conclusion de l’agent selon laquelle S. et elle pourraient continuer à communiquer ensemble par téléphone, courriel ou vidéoconférence. Elle fait valoir que cela était incompatible avec la preuve provenant de Reena, selon laquelle S. a des [traduction« aptitudes verbales limitées », avec la preuve médicale antérieure concernant ses aptitudes restreintes en matière de langage ainsi qu’avec la preuve de Mme Shabdeen selon laquelle S. ne sait pas comment utiliser un téléphone ou un ordinateur, parce qu’elle ne peut pas composer un numéro ou taper un texte.

[28]  Il m’est impossible de dire que la conclusion de l’agent sur cette question était déraisonnable ou qu’elle a une incidence sur le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble. L’élément de preuve le plus récent concernant l’état de S. confirmait qu’elle avait une habileté verbale limitée et qu’elle ne pouvait pas utiliser un ordinateur ou un téléphone sans aide. Cependant, je n’interprète pas la conclusion de l’agent comme étant que S. ferait elle‑même fonctionner les appareils électroniques, mais plutôt qu’elle le ferait avec le soutien de l’équipe de Reena. L’agent ne disposait d’aucun élément de preuve, au moment où il a rendu sa décision, montrant qu’une telle communication serait impossible, de sorte que S. ne parviendrait pas à voir ou à comprendre sa mère par haut‑parleur ou par liaison vidéo. L’absence d’analyse relative au fonctionnement ou de discussion sur les obstacles à ce genre de communication ne rend pas la décision déraisonnable dans le contexte d’une demande de PST. La communication par voie électronique ne peut évidemment pas remplacer le contact en personne, et cela est encore plus vrai pour les familles dont un membre a une déficience qui affecte sa capacité à communiquer. Cependant, l’observation de l’agent selon laquelle le lien affectif entre S. et sa mère pourrait être entretenu par cette voie de communication n’était pas déraisonnable.

D.  La preuve concernant les difficultés au Sri Lanka

[29]  La demande de PST comprenait de l’information sur les conditions au Sri Lanka. Mme Shabdeen fait valoir qu’il était déraisonnable que l’agent n’ait pas tenu compte de cette information, puisqu’elle était en lien à la fois avec S. et avec les difficultés auxquelles elle‑même ferait face si elle devait retourner au Sri Lanka.

[30]  En ce qui a trait aux risques auxquels serait exposée S., la preuve indiquait clairement que le soutien intensif et essentiel offert à l’établissement Reena à Toronto ne serait pas accessible à S. au Sri Lanka. Par ailleurs, comme Mme Shabdeen le reconnaît, la preuve était également claire quant au fait que l’intention était que S. reste à l’établissement de Reena et ne retourne pas au Sri Lanka, peu importe si Mme Shabdeen obtenait ou non un PST pour l’aider pendant la transition. Puisque S. est une citoyenne canadienne, il n’y a aucun motif pour lequel elle serait renvoyée au Sri Lanka. Il n’était pas, par conséquent, déraisonnable que l’agent n’aborde pas les difficultés ou les risques auxquels S. pourrait être exposée au Sri Lanka.

[31]  Pour ce qui est des risques auxquels Mme Shabdeen serait elle‑même exposée si elle était renvoyée au Sri Lanka, l’agent ne les a expressément pas pris en compte et a déclaré ceci : [traduction] « Je ne les ai pas appréciés, puisqu’ils le seront dans le cadre de sa demande d’ERAR. » Mme Sahbdeen fait valoir que cela était déraisonnable, compte tenu des décisions récentes de la Cour dans les affaires Abdelrahman et Osmani.

[32]  Dans la décision Abdelrahman, la juge Gagné (tel était alors son titre) a tenu compte de l’interaction entre les demandes de PST et les demandes d’asile. Comme elle l’a fait remarquer, la LIPR et le RIPR « n’interdisent pas la présentation d’une demande de PST en vue d’obtenir une protection » : Abdelrahman, au par. 10. Par ailleurs, la structure de la LIPR est telle que « [l]’instance appropriée pour une demande fondée sur les risques prévus à l’article 96 ou 97 est le processus de revendication du statut de réfugié », et que, « en l’absence de circonstances tout à fait exceptionnelles, il serait injuste de permettre [à un] demandeur de contourner le processus d’octroi de l’asile » au moyen d’une demande de PST : Abdelrahman, aux par. 12 et 15. La juge Gagné a conclu qu’un agent qui examine une demande de PST est tenu de déterminer s’il existe des raisons impérieuses, y compris les risques prévus à l’article 96 ou 97, de permettre au demandeur de contourner le processus habituel d’octroi de l’asile et de lui accorder un PST : Abdelrahman, au par. 16. Puisque M. Abdelrahman avait soulevé un certain nombre de ces raisons et qu’elles n’ont pas été analysées par l’agent de façon à permettre à la Cour de comprendre le fondement du rejet, la décision était déraisonnable : Abdelrahman, aux par. 13, 14, 17 et 18.

[33]  Une approche similaire a été adoptée par le juge Brown dans la décision Osmani, au paragraphe 26 :

J’aborde maintenant la question de la référence à l’ERAR par l’agent. À mon avis, l’agent ne pouvait s’appuyer uniquement sur l’ERAR en cours et sur le permis de travail ouvert, à l’exclusion de toute autre circonstance. Je préciserais que, dans ce cas‑ci, l’ASFC a offert l’ERAR comme moyen pour retarder le renvoi qui allait avoir lieu. De plus, l’ERAR se trouve à être la dernière étape du processus de renvoi d’un immigrant du Canada et porte sur les risques dans son pays d’origine n’ayant pas encore fait l’objet d’un examen. Par ailleurs, le PST répond à un objectif très différent, soit celui « d’intervenir dans des circonstances exceptionnelles tout en remplissant les engagements sociaux, humanitaires et économiques du Canada », comme l’a souligné le juge Shore dans l’arrêt Farhat, par. 22. La possibilité de demander un ERAR n’exclut pas — et ne peut pas être invoqué pour exclure — la possibilité de demander un PST, parce que l’ERAR et le PST répondent à des objectifs très différents. Selon moi, bien qu’une demande d’ERAR puisse s’avérer pertinente dans certains cas, il ne peut s’agir du facteur déterminant sur lequel peut s’appuyer l’agent pour refuser une demande de PST lorsque d’autres circonstances importantes sont invoquées.

[Non souligné dans l’original.]

[34]  Mme Shabdeen soutient que le refus de l’agent de tenir compte des difficultés au Sri Lanka, du fait qu’une demande d’ERAR était en instance, est contraire à ces principes.

[35]  Selon moi, l’argument de Mme Shabdeen n’est pas convaincant, compte tenu de la façon dont les questions relatives aux difficultés ont été présentées à l’agent dans le cadre de la demande de PST. Les difficultés au Sri Lanka, tant pour S. que pour Mme Shabdeen, ont été présentées comme se rapportant à la nécessité pour S. de rester au Canada. Elles n’ont pas été présentées comme fondement de la demande de PST de Mme Shabdeen, indépendamment du besoin, pour elle, de prendre soin de S. Au contraire, Mme Shabdeen a reconnu que ces questions seraient abordées dans l’ERAR.

[36]  Dans la présentation des préoccupations concernant les conditions au Sri Lanka, sous la rubrique [traduction] « Le déménagement au Sri Lanka avec ses parents ne serait dans l’intérêt supérieur de [S.] », ce qui suit a servi d’introduction à la demande :

[TRADUCTION]

Mise à part la crainte de ses parents de retourner au Sri Lanka, énoncée dans la demande d’examen des risques avant renvoi de Kairun, le déménagement de [S.] au Sri Lanka poserait un certain nombre de défis supplémentaires.

[Non souligné dans l’original.]

[37]  Ce qui suit est une description de la capacité de S. d’obtenir la résidence au Sri Lanka en tant que non‑citoyenne, ainsi que des services de soutien et du système d’enseignement spécialisé qui seraient offerts au Sri Lanka pour S. Bien que la demande décrive également les conditions de vie générales au Sri Lanka, y compris la violence envers les minorités religieuses telles que les musulmans, comme Mme Shabdeen, elles sont encore présentées comme étant pertinentes quant à la nécessité pour S. de rester au Canada, plutôt que d’être prise en charge au Sri Lanka :

[traduction]

Ces facteurs sont très pertinents quant au besoin impérieux de fermement établir à nouveau [S.] au Canada. Au Sri Lanka, Kairun serait exposée à un risque de persécution religieuse et à des difficultés significatives en raison de son âge, de son sexe, de son absence de perspectives d’emploi et de logement, de telle sorte que prendre soin de [S.] au Sri Lanka n’est pas une option réaliste. Ainsi, à tout le moins, Kairun sollicite un permis de séjour temporaire pour assister sa fille pendant dans cette transition, et elle a déjà présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) (voir ci‑joint).

[…] Ainsi, mis à part les risques liés à son retour qui sont abordés dans sa demande d’ERAR, la présence de Kairun pendant cette période cruciale de transition et l’aide qu’elle apporte à son époux pour prendre soin de [S.] constituent clairement des circonstances impérieuses.

[38]  À la différence de la situation dans la décision Abdelrahman, Mme Shabdeen n’a pas fait d’observations quant à la raison pour laquelle les risques auxquels elle serait exposée à son retour au Sri Lanka sans S. devraient être pris en compte dans la demande de PST, plutôt que dans le cours normal du processus relatif à la demande d’ERAR. Au contraire, Mme Shabdeen a demandé à l’agent de tenir compte des risques associés à son retour au Sri Lanka avec S., en laissant de côté les craintes des Shabdeen de retourner au Sri Lanka qui, comme elle l’a expressément reconnu, seraient prises en compte dans le cadre de la demande d’ERAR.

[39]  Comme la juge Strickland l’a mentionné dans la décision Mousa, une décision sur une demande de PST nécessite « une analyse complète des motifs avancés par le demandeur » [non souligné dans l’original] : Mousa, au par. 9; Osmani, aux par. 20 et 21. Compte tenu des motifs avancés par Mme Shabdeen concernant le PST, et comme il est reconnu qu’il n’est pas attendu que S. déménagera au Sri Lanka, même si Mme Shabdeen y retourne, il n’était pas déraisonnable pour l’agent de ne pas examiner les conditions au Sri Lanka, puisqu’elles se rapportent à Mme Shabdeen et au processus d’ERAR.

[40]  Il en est de même pour l’argument de Mme Shabdeen selon lequel certaines des questions qui ont été soulevées ne pouvaient pas être abordées dans le cadre d’un ERAR, à savoir les difficultés auxquelles Mme Shabdeen serait exposée en raison de son âge, de son sexe et de son absence de perspectives d’emploi et de logement qui n’équivalent pas à de la persécution. Ces difficultés, qui ne sont pas de nature temporaire, ont seulement été présentées comme raisons pour lesquelles [traduction« prendre soin de [S.] au Sri Lanka n’est pas une option réaliste ». Aucun argument n’a été avancé pour faire valoir que ces motifs devraient être pris en compte à cause de leurs incidences sur Mme Shabdeen personnellement, ni qu’il s’agissait de questions qui devraient être abordées dans le cadre de la demande de PST, du fait qu’elles ne pouvaient pas l’être dans le contexte de la demande d’ERAR. Il ne peut être reproché à l’agent de ne pas avoir abordé ces risques d’une façon qui n’avait pas été soulevée par Mme Shabdeen.

[41]  Par conséquent, je conclus que la décision de l’agent de ne pas tenir compte des difficultés au Sri Lanka, en raison de la demande d’ERAR en instance, était raisonnable, étant donné les raisons avancées pour faire la demande de PST. Je n’ai pas besoin d’aborder les arguments des parties concernant l’applicabilité et le caractère raisonnable des lignes directrices du ministre portant sur l’application de l’article 24 dans des situations où le demandeur a identifié des risques liés à la protection des réfugiés, comme il en a été question dans la décision Abdelrahman, au par. 11.

[42]  Enfin, je fais remarquer par souci d’exhaustivité que, peu avant l’audition de la présente affaire, la LIPR a été modifiée pour y ajouter le paragraphe 24(3.1), lequel prévoit qu’un étranger qui a une demande d’ERAR en instance ne peut pas présenter une demande de permis de séjour temporaire :

Réserve : demande de protection pendante

Restriction — pending application for protection

(3.1) L’étranger dont la demande d’asile a fait l’objet d’un constat d’irrecevabilité ne peut demander un permis de séjour temporaire si sa demande de protection au ministre est toujours pendante.

(3.1) A foreign national whose claim for refugee protection has been determined to be ineligible to be referred to the Refugee Protection Division may not request a temporary resident permit if they have made an application for protection to the Minister that is pending.

Cette disposition n’était pas en vigueur lorsque l’agent a rejeté la demande de PST, et aucune partie n’a fait valoir qu’elle pouvait s’appliquer à la demande de PST de Mme Shabdeen ou qu’elle avait une incidence sur la présente demande de contrôle judiciaire.

IV.  Conclusion

[43]  La demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée. Aucune partie n’a soulevé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑5844‑18

LA COUR STATUE que

  1. la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de mai 2020

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5844‑18

 

INTITULÉ :

KAIRUN NAZLIYA SHABDEEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 AOÛT 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le JUGE MCHAFFIE

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 6 AVril 2020

 

COMPARUTIONS :

Mario D. Bellissimo Alexandra Goncharova

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Nimanthika Kaneira

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group PC

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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