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Date : 20200327


Dossier : IMM-5323-19

Référence : 2020 CF 426

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

BAHLIBI ASTA TSIGEHANA

demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Bahlibi Asta Tsigehana, est originaire d’Érythrée et âgée de 78 ans. Elle sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du 18 juillet 2019 [Décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté l’appel qu’elle avait logé à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de refuser sa demande d’asile. Dans la Décision, la SAR a conclu que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR], ni celle de personne à protéger aux termes de l’article 97, puisque son témoignage n’était pas crédible.

[2] La demande de contrôle judiciaire de Mme Tsigehana repose sur son allégation selon laquelle la SAR a commis une erreur en confirmant la décision de la SPR, malgré de graves problèmes concernant l’exactitude de l’interprétation et de la traduction du tigrinya à l’anglais au cours de l’audience de la SPR. D’après Mme Tsigehana, ces erreurs d’interprétation ont mené aux conclusions défavorables de la SPR quant à sa crédibilité. Elle soutient que ces erreurs constituent une violation des principes de justice naturelle et un manquement à l’obligation d’équité procédurale. De plus, elle soutient que la Décision est déraisonnable, car elle ne tient pas compte de plusieurs éléments de preuve qui contredisent la conclusion de la SAR relativement à des questions sur lesquelles les erreurs d’interprétation alléguées ont eu une incidence. Elle demande à la Cour d’infirmer la Décision et de renvoyer l’affaire à la SAR, afin qu’un tribunal différemment constitué examine à nouveau sa demande d’asile.

[3] Bien que je sois très sensible à la situation de Mme Tsigehana, pour les raisons suivantes, je vais rejeter la présente demande. Après examen des conclusions de la SAR, des éléments de preuve présentés au décideur et du droit applicable, je ne vois aucun motif d’infirmer la Décision. Je ne suis pas convaincu qu’il y ait eu manquement à l’obligation d’équité procédurale dans la présente affaire. Mme Tsigehana a eu l’occasion de faire valoir ses arguments et de présenter des observations complètes à la SAR sur les erreurs d’interprétation alléguées. De plus, elle n’a pas soulevé ces questions d’un manquement à l’obligation d’équité procédurale devant la SPR ou la SAR. Par conséquent, elle ne peut pas le faire maintenant devant la Cour. Je suis également convaincu que la preuve appuie de façon raisonnable les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité, et que cette dernière n’a fait abstraction d’aucun élément de preuve. Ses motifs présentent les qualités rendant la décision raisonnable : ils sont fondés sur une chaîne d’analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et ils sont justifiés au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles la SAR est assujettie. Par conséquent, rien ne justifie l’intervention de la Cour.

II. Les faits

A. Le contexte factuel

[4] La demanderesse, une citoyenne de l’Érythrée, est née en 1942. Elle est arrivée au Canada en août 2017 avec un visa de visiteur valide. En novembre 2017, elle a présenté une demande d’asile fondée sur des allégations de persécution de la part des autorités érythréennes en raison des opinions politiques qu’on lui attribuait. Cette perception s’est formée vers la fin de mai 2017, suite à un interrogatoire de la part des autorités érythréennes, qui soupçonnaient Mme Tsigehana d’avoir facilité la désertion et la fuite de l’Érythrée de trois jeunes femmes membres des forces de défense érythréennes. À l’époque, les trois femmes étaient les locataires de Mme Tsigehana.

[5] Les autorités érythréennes ont arrêté Mme Tsigehana et l’ont détenue pendant dix jours sans porter d’accusations. C’est grâce à l’aide de son neveu, un officier de l’armée érythréenne, qu’elle a pu être libérée. Selon Mme Tsigehana, après sa libération, son neveu craignait pour sa propre vie et celle de sa tante, et l’a cachée chez lui jusqu’à ce qu’il obtienne un visa de sortie pour elle. Grâce à lui, elle a pu s’enfuir au Kenya, où elle s’est finalement vu accorder un visa pour venir au Canada afin de rendre visite à sa petite-fille.

[6] En avril 2018, la SPR a tenu l’audience relative à sa demande d’asile. Mme Tsigehana a témoigné à l’aide d’un interprète qui a participé à l’audience par téléphone. Les questions posées par la SPR portaient principalement sur deux sujets concernant la crédibilité : (i) la relation entre Mme Tsigehana et ses locataires et (ii) la portée de l’influence et de l’implication de son neveu dans sa remise en liberté et sa fuite hors de l’Érythrée.

[7] Au cours de l’audience, la petite-fille de Mme Tsigehana, la seule autre personne dans la salle qui parlait à la fois l’anglais et le tigrina, a interrompu le déroulement de l’audience à au moins deux reprises pour soulever des erreurs d’interprétation dans les questions et réponses entourant les éléments de crédibilité susmentionnés. Il a fallu répéter cinq fois une question sur la participation du neveu à la libération de Mme Tsigehana, avant que celle-ci ne puisse répondre convenablement. La SPR s’est penchée sur la question avec l’avocat de Mme Tsigehana, qui se demandait si les questions et les réponses avaient été correctement transmises par l’interprète. Étant donné que les réponses de Mme Tsigehana étaient semblables après avoir répété les questions, la SPR a conclu qu’il était improbable qu’il y ait un problème avec la qualité de l’interprétation.

[8] La question déterminante dans le rejet de la demande d’asile de Mme Tsigehana était la crédibilité. En ce qui concerne sa relation avec ses locataires, la SPR a conclu que Mme Tsigehana n’était pas cohérente sur la mesure où elle avait besoin du revenu provenant du loyer de ses locataires pour assurer sa stabilité financière. De plus, la SPR a conclu qu’il était déraisonnable que Mme Tsigehana n’ait pas appris davantage sur l’historique de ses locataires au cours des deux mois où elles ont vécu avec elle. En ce qui concerne son neveu, la SPR a conclu que sa capacité d’obtenir la remise en liberté de sa tante et de prendre des dispositions pour qu’elle obtienne un visa de sortie démontre sa grande influence auprès des autorités érythréennes; dans ce contexte, la SPR a jugé que les arguments de Mme Tsigehana étaient insuffisants, lorsqu’elle a expliqué la raison pour laquelle le neveu n’aurait pas pu se servir de son influence pour confirmer aux autorités qu’elle était apolitique. Toujours d’après la SPR, il n’était pas crédible que Mme Tsigehana n’ait eu aucun contact avec son neveu depuis sa fuite de l’Érythrée. La SPR a également conclu que l’explication de Mme Tsigehana quant à l’incapacité de son neveu de régler son problème était déraisonnable.

[9] La SPR a déterminé que Mme Tsigehana donnait généralement des réponses évasives et qu’elle avait tenté de raconter toute son histoire au début de l’audience au lieu de répondre aux questions précises posées pendant l’entrevue. Après avoir conclu que les allégations de persécution de Mme Tsigehana n’étaient pas crédibles, la SPR a également estimé que le pire qu’elle aurait à subir en cas de rapatriement en Érythrée serait une amende pour [traduction] « avoir revendiqué un statut de membre de la diaspora à son retour », ce qui ne constitue pas une possibilité sérieuse de persécution ou de risque personnel de préjudice.

B. La Décision de la SAR

[10] Dans la Décision, la SAR a confirmé tous les motifs de la SPR pour refuser la demande d’asile au Canada de Mme Tsigehana. Après son propre examen de la preuve, la SAR a conclu que la relation entre Mme Tsigehana et ses locataires n’était pas crédible, notamment parce qu’elle « n’a pas répondu à de simples questions concernant la durée du séjour de ces femmes et les dispositions qu’elle avait prises pour percevoir le loyer ». En ce qui concerne l’implication de son neveu, la SAR a conclu qu’une grande partie du témoignage de Mme Tsigehana « prêtait à confusion », notamment quant à la raison pour laquelle elle a dû rester chez son neveu après sa remise en liberté. De plus, la SAR a conclu que Mme Tsigehana ne pouvait pas expliquer la raison pour laquelle son neveu avait été en mesure de la remettre en liberté, mais n’aurait pas pu convaincre les autorités qu’elle était apolitique et qu’elle n’avait aucune implication dans la fuite des trois locataires de l’Érythrée. De plus, la SAR a convenu avec la SPR qu’il était improbable que Mme Tsigehana ne soit pas restée en contact avec son neveu. En somme, la SAR a conclu que toute la partie du témoignage de Mme Tsigehana portant sur la l’implication de son neveu n’était pas crédible.

[11] Il est important de mentionner que, dans la Décision, la SAR a expressément fait référence à la question de l’interprétation et au fait que Mme Tsigehana n’aurait pas compris les questions posées à l’audience de la SPR. Après examen de toute la transcription de l’audience de la SPR, la SAR n’a pu cerner aucun problème d’interprétation à l’audience et a souligné que Mme Tsigehana a eu amplement l’occasion de répondre aux questions.

C. La norme de contrôle

[12] Les parties conviennent que la Décision de la SAR fait l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a récemment confirmé que la norme applicable est celle de la décision raisonnable. Dans ce jugement, la majorité de la Cour a énoncé un cadre d’analyse révisé permettant de déterminer la norme de contrôle applicable pour réviser la substance d’une décision administrative. Elle a conclu qu’en principe, celle-ci devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable, à moins d’avoir une indication claire de l’intention du législateur ou que la primauté du droit exige autrement (Vavilov aux para 10, 17). Je suis convaincu qu’aucune de ces deux exceptions ne s’applique en l’espèce et qu’il n’y a aucun fondement pour déroger à la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable constitue la norme de contrôle applicable à la Décision.

[13] En ce qui concerne la teneur de la norme de la décision raisonnable, le cadre décrit dans l’arrêt Vavilov ne représente pas un écart marqué par rapport à l’approche antérieure de la Cour suprême, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] et dans les décisions qui l’ont suivie, approche qui était fondée sur les « caractéristiques d’une décision raisonnable », soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). La cour de révision doit porter son attention à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » pour déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov aux para 83, 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada] aux para 2, 31).

[14] En ce qui concerne les questions d’équité procédurale, d’après l’arrêt Vavilov (Vavilov au para 23), l’approche à adopter n’a pas changé. Il est bien établi que la norme de contrôle applicable pour déterminer si un décideur s’est conformé à l’obligation d’équité procédurale et aux principes de justice fondamentale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43). Cela dit, la Cour d’appel fédérale a récemment affirmé que les questions d’équité procédurale ne sont pas vraiment tranchées selon une norme de contrôle particulière. Il s’agit plutôt d’une question juridique que la cour de révision doit déterminer et la Cour doit être convaincue que la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union v International Association of Machinists and Aerospace Workers, 2019 FCA 263 aux para 24-25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général) 2018 CAF 69 [CCP] au para 54).

[15] Par conséquent, lorsqu’une demande de contrôle judiciaire porte sur l’obligation d’équité procédurale et sur des allégations de manquements aux principes de justice fondamentale, la véritable question consiste à déterminer si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances de l’espèce, le processus suivi par le décideur d’un tribunal administratif était équitable et a accordé aux parties concernées le droit de se faire entendre ainsi que la possibilité complète d’être informées de la preuve à réfuter et d’y répondre (CCP au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51-54). Il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence envers le décideur administratif sur des questions d’équité procédurale.

III. Analyse

A. Les erreurs d’interprétation

[16] En ce qui concerne l’allégation d’erreur de fait de la SAR relativement aux erreurs d’interprétation relevées à l’audience de la SPR, Mme Tsigehana s’appuie principalement sur l’affidavit de M. Paulos Teckle du 26 septembre 2019, qui a relevé des cas précis où des erreurs de traduction auraient été commises tout au long de l’audience. Mme Tsigehana insiste sur le fait qu’une évaluation de la qualité de l’interprétation au cours de l’audience de la SPR a révélé plusieurs erreurs d’interprétation importantes, dans des portions cruciales de son témoignage. Mme Tsigehana soutient que ces erreurs ont mené aux inférences négatives de la SPR quant à sa crédibilité, que la SAR a ensuite confirmées. Mme Tsigehana avance que cette situation a entraîné un manquement aux principes de justice naturelle, ce qui rend la décision de la SPR inéquitable sur le plan procédural. Comme la Décision de la SAR était fondée sur la constatation erronée que l’interprétation était correcte, elle était également inéquitable sur le plan procédural.

[17] Je ne suis pas convaincu par les arguments de Mme Tsigehana.

[18] Mme Tsigehana, faisant référence à l’arrêt Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191 [Mohammadian], soutient à juste titre que la qualité d’interprétation des procédures devant la SPR et la SAR doit satisfaire à la « norme de la continuité, de la fidélité, de la compétence, de l’impartialité et de la concomitance » (Mohammadian au para 4). Elle reconnaît qu’il n’est pas nécessaire que les traductions et les interprétations soient parfaites et que toute erreur relevée doit être grave, importante et non négligeable pour qu’il y ait manquement à l’équité procédurale (Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1028 aux para 68, 72; Bidgoli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 235 au para 12). Elle affirme également, à bon droit, qu’un demandeur n’a pas à prouver « qu’une conclusion essentielle dans la décision de la SPR était fondée sur l’erreur de traduction pour que la décision soit annulée » (Mah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 853 au para 26). En fait, en ce qui concerne l’importance des erreurs d’interprétation, il suffit que les erreurs alléguées aient une incidence sur les conclusions défavorables relatives à la crédibilité qui ont pu être tirées lors de l’audience sur le statut de réfugié (Thsunza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1150 au para 41).

[19] Cela dit, je dois rejeter les allégations de manquement à l’obligation d’équité procédurale de Mme Tsigehana et ce, pour deux motifs. Tout d’abord, Mme Tsigehana n’a pas soulevé correctement cette question devant la SPR ou la SAR. Ensuite, en examinant la Décision de la SAR dans son ensemble, je ne suis pas convaincu que les erreurs d’interprétation alléguées puissent être considérées comme décisives dans les conclusions défavorables que la SAR a tirées en matière de crédibilité.

[20] En l’espèce, Mme Tsigehana n’a soulevé aucune objection concernant un prétendu manquement à l’équité procédurale à l’audience devant la SPR, et elle n’a pas invoqué devant la SAR les erreurs d’interprétation alléguées à titre de question d’équité procédurale. En fait, devant la SAR, Mme Tsigehana a plutôt mentionné ses préoccupations au sujet de l’interprétation pour donner une explication supplémentaire afin de corroborer son allégation selon laquelle la SPR avait tiré des conclusions erronées quant à sa crédibilité. Je constate que Mme Tsigehana n’a pas présenté l’affidavit de M. Teckle devant la SAR pour attirer l’attention sur les erreurs d’interprétation spécifiques qui auraient eu lieu pendant l’audience de la SPR.

[21] Il est bien établi que les questions d’équité procédurale, y compris les questions relatives à la qualité de l’interprétation, doivent être soulevées auprès de la SPR dès qu’elles surgissent (Mohammadian aux para 13-19; Yassine c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 949 au para 7). Autrement dit, de façon générale, il n’est pas possible de soulever un manquement à l’obligation d’équité procédurale pour la première fois lors d’un contrôle judiciaire « si elles pouvaient raisonnablement être soulevées en temps opportun devant la juridiction inférieure » (Hennessey c Canada, 2016 CAF 180 [Hennessey] au para 20). Plus précisément, à moins de circonstances exceptionnelles de ne pouvoir le faire, les demandeurs d’asile ne peuvent pas présenter une objection liée à l’interprétation uniquement lorsque la décision finale n’est pas en leur faveur, et ils ne peuvent choisir de ne rien faire malgré leurs préoccupations quant à la qualité de l’interprétation (Mohammadian au para 18). De telles préoccupations en matière d’équité procédurale doivent être soulevées à la première occasion et, si les demandeurs d’asile ne le font pas, ils ne peuvent plus le faire lors du contrôle judiciaire.

[22] La raison qui sous-tend cette règle est qu’un décideur de première instance, en l’espèce la SPR ou la SAR, devrait avoir « la chance d’aborder la question avant qu’il n’en résulte un préjudice, d’essayer de réparer tout préjudice causé ou de s’expliquer » (Hennessey au para 21). Une partie, consciente d’un problème de procédure en première instance, ne peut demeurer tapie dans l’herbe, pour bondir une fois que l’affaire fait l’objet d’un contrôle judiciaire et qu’elle n’est pas satisfaite de la décision de première instance (Hennessey au para 21). En l’espèce, Mme Tsigehana n’a soumis aucun motif exceptionnel justifiant son défaut d’avoir soulevé ses allégations de manquement à l’équité procédurale concernant les erreurs d’interprétation commises devant la SAR ou la SPR. Le fait de ne pas avoir soulevé la question devant ces deux décideurs administratifs constitue un motif suffisant pour rejeter l’allégation de manquement à l’équité procédurale formulée par Mme Tsigehana dans la présente demande.

[23] Au surplus, même si j’acceptais d’examiner les allégations d’erreurs d’interprétation de Mme Tsigehana dans le cadre de ce contrôle judiciaire, je ne suis pas convaincu que les erreurs étaient suffisamment importantes pour vicier toute la Décision et les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité. En examinant la Décision dans son ensemble, j’estime que les erreurs d’interprétation alléguées par Mme Tsigehana n’étaient pas importantes en ce qui concerne les conclusions finales de la SAR.

[24] Mme Tsigehana affirme que les conclusions de la SPR et de la SAR, selon lesquelles ses réponses à l’audience étaient évasives, sont attribuables soit à la question posée, soit à la mauvaise interprétation de sa réponse. Je ne partage pas cet avis. La SPR et la SAR ont mentionné le caractère évasif comme l’élément déterminant de leurs conclusions selon lesquelles Mme Tsigehana n’était pas inquiète quant aux antécédents de ses locataires ni quant à leur capacité à payer le loyer. Le caractère évasif était une préoccupation récurrente tout au long du témoignage de Mme Tsigehana. À plusieurs reprises, la SPR lui a posé des questions auxquelles elle a répondu vaguement, que ce soit sur son compte, sur ses locataires ou sur l’implication de son neveu. Après avoir examiné le dossier et les transcriptions, je ne suis pas convaincu que le témoignage de Mme Tsigehana ait été entaché du seul fait qu’il y a eu mauvaise communication en raison de la mauvaise qualité de la traduction.

[25] Les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité étaient fondées sur de nombreux éléments qui allaient au-delà des allégations d’erreurs d’interprétation. En ce qui concerne les locataires, la SAR a confirmé les conclusions de la SPR sur des éléments essentiels, comme les incohérences dans le témoignage de Mme Tsigehana quant à la mesure dans laquelle elle avait besoin du revenu provenant du loyer de ses locataires pour assurer sa stabilité financière, et le fait que Mme Tsigehana ne connaissait pas les antécédents de ses locataires, bien qu’elles aient vécu et interagi avec elle pendant deux mois. Pour ce qui est de son neveu, les principales préoccupations portaient sur l’absence de contacts entre Mme Tsigehana et son neveu depuis qu’elle a fui l’Érythrée, ainsi que sur l’explication de Mme Tsigehana au sujet de l’incapacité de son neveu de résoudre son problème. Je suis convaincu que les erreurs d’interprétation avancées par Mme Tsigehana ne modifient pas sensiblement les conclusions de fait de la SAR.

[26] Je conviens également avec le Ministre que plusieurs des allégations d’erreurs d’interprétation (comme celles qui ont trait à l’emprisonnement des locataires, à la durée de leur location ou à leur identité) n’étaient pas déterminantes en ce qui concerne la conclusion générale défavorable tirée par la SAR quant à la crédibilité. Par exemple, la SPR a demandé des explications à propos du [traduction] « contrat » au cours de l’audience, et Mme Tsigehana a fini par répondre convenablement. Une autre préoccupation liée à l’interprétation était de savoir si Mme Tsigehana parlait de vacanciers ou de soldats, en faisant référence à ses locataires. Après avoir demandé des explications, la SPR était convaincue que Mme Tsigehana savait que les locataires étaient des militaires.

[27] En ce qui a trait à la question du neveu, Mme Tsigehana se plaint que, lorsqu’une question doit être posée cinq fois avant d’être correctement communiquée, elle ne peut pas être qualifiée de continue, précise ou compétente. Je ne souscris pas à la lecture que Mme Tsigehana a faite de la transcription de la SPR sur ce point précis. Au contraire, je suis d’accord avec la SAR pour dire que le fait de répéter la question plusieurs fois a donné à Mme Tsigehana l’occasion de répondre et de clarifier sa réponse sur l’enjeu abordé par la question.

[28] Par ailleurs, je fais remarquer que Mme Tsigehana a déjà porté les prétendues erreurs d’interprétation à l’attention de la SPR et de la SAR, non pas à titre d’équité procédurale, mais plutôt à titre d’erreurs qui minent les conclusions défavorables en matière de crédibilité et rendent la Décision déraisonnable. En fait, la SPR et la SAR ont toutes deux répondu à ces allégations, respectivement à l’audience et dans la Décision. La SAR a expressément fait référence aux allégations d’erreurs dans sa Décision. Après examen de l’intégralité de la transcription de l’audience devant SPR, la SAR a conclu qu’elle était convaincue qu’aucun problème d’interprétation ne viciait les conclusions de la SPR ni n’était suffisamment important pour modifier les conclusions défavorables quant à la crédibilité.

[29] En l’espèce, Mme Tsigehana n’a pas présenté de nouveaux éléments de preuve sur les prétendues erreurs d’interprétation devant la SAR. Dans ces circonstances, j’estime que la SAR ne s’est pas écartée de la norme d’interprétation énoncée dans l’arrêt R c Tran, [1994] 2 RCS 951 [Tran]. La norme exigée pour une interprétation est une norme de continuité, de fidélité, d’impartialité, de compétence et de concomitance. Les interprétations et les traductions n’ont pas besoin d’être parfaites et, dans le cas de Mme Tsigehana, je suis convaincu que l’interprétation était conforme à la norme énoncée dans l’arrêt Tran.

B. Le caractère raisonnable

[30] Mme Tsigehana soutient également que, même sans considérer les erreurs d’interprétation alléguées, la Décision de la SAR est déraisonnable. En effet, la SAR n’aurait pas tenu compte des erreurs qu’elle a mentionnées dans son appel et n’aurait pas traité de ses arguments les plus solides. Elle soutient que le fait de ne pas tenir compte ou de ne pas commenter des éléments de preuve qui contredisent la conclusion du décideur constitue une erreur susceptible de contrôle judiciaire. S’appuyant sur la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL), 157 FTR 35 [Cepeda-Gutierrez], elle avance que plus la preuve qui n’a pas été commentée est importante, plus la Cour devrait être disposée à infirmer une décision en se fondant sur ce fait. Mme Tsigehana soutient également qu’elle a fourni des explications raisonnables à plusieurs reprises en répondant aux questions qui lui ont été posées, mais qu’une mauvaise interprétation a fait en sorte que ses réponses raisonnables ont été mal comprises par la SPR.

[31] Encore une fois, les arguments de Mme Tsigehana ne me convainquent pas.

[32] La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son évaluation de la crédibilité et qu’en fait, elle a abordé l’argument de Mme Tsigehana selon lequel la SPR n’avait pas tenu compte des éléments de preuve qui lui étaient les plus favorables. Après examen détaillé de la preuve, la SAR est arrivée à la même conclusion que la SPR. Il est également bien établi qu’un décideur est présumé avoir soupesé et examiné toute la preuve dont il dispose, jusqu’à preuve du contraire (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) au para 1). Le défaut de mentionner un élément de preuve particulier ne démontre pas qu’il n’a pas été pris en compte (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16), et les décideurs ne sont pas tenus de se reporter à chaque élément de preuve à l’appui de leurs conclusions.

[33] C’est seulement lorsqu’un décideur administratif passe sous silence des éléments de preuve qui contredisent carrément ses conclusions de fait que la Cour peut intervenir et inférer que le décideur n’a pas examiné les éléments de preuve contradictoires pour en arriver à sa décision (Ozdemir c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CAF 331, aux para 9-10; Cepeda-Gutierrez au para 17). L’omission de considérer des éléments de preuve précis doit être examinée en contexte et peut suffire pour qu’une décision soit infirmée, mais seulement si les éléments de preuve non mentionnés sont essentiels et contredisent la conclusion du décideur et que, de l’avis de la cour de révision, l’omission montre que le tribunal n’a pas tenu compte de ce qui lui a été présenté. Ce n’est pas le cas dans la présente affaire. Mme Tsigehana n’a d’ailleurs pas attiré l’attention de la Cour sur des éléments de preuve qui cadraient avec cette situation exceptionnelle.

[34] En fin de compte, les arguments présentés par Mme Tsigehana expriment son désaccord avec l’évaluation de la preuve faite par la SAR. Essentiellement, Mme Tsigehana demande à la Cour de réexaminer le dossier, de soupeser de nouveau la preuve qu’elle a présentée et de tirer ses propres conclusions de fait et de crédibilité. Cependant, lorsqu’elle examine des conclusions de fait selon la norme de la décision raisonnable, la Cour n’est pas appelée à remplir ce rôle ni à réévaluer l’importance relative accordée par le décideur aux facteurs pertinents ou aux éléments de preuve. Les conclusions de fait, l’évaluation de la crédibilité et les inférences raisonnables font partie intégrante de l’expertise et des connaissances particulières que la LIPR confère à la SAR et à la SPR. Ces tribunaux administratifs méritent de la déférence et la cour de révision devrait faire preuve de retenue judiciaire à leur égard. Autrement dit, Mme Tsigehana ne m’a pas convaincu que les conclusions de la SAR n’étaient pas fondées sur les éléments de preuve dont disposait de ce tribunal administratif (Vavilov au para 126) ou que la SAR a fondamentalement mal compris ou omis de tenir compte des éléments de preuve dont elle disposait.

[35] Au contraire, la SPR a énoncé des motifs minutieux, exhaustifs et bien réfléchis expliquant la raison pour laquelle Mme Tsigehana n’a pas été jugée crédible. Le critère du caractère raisonnable impose à la cour de révision de débuter par la décision et les motifs du décideur, en reconnaissant que le décideur administratif a la responsabilité première de tirer des conclusions de fait. Un contrôle judiciaire n’est pas une « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur », et une cour de révision doit plutôt considérer les motifs et l’issue de la décision d’un tribunal comme un « tout » (Vavilov au para 102; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au para 54; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 53). Après avoir lu la Décision de la SAR dans son ensemble, et non selon l’approche fragmentaire proposée par Mme Tsigehana, je suis convaincu que la SAR a procédé à une évaluation approfondie et détaillée de la preuve, et que ses conclusions défavorables en matière de crédibilité sont raisonnables.

[36] Selon l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par un décideur constituent le point de départ de l’analyse. Ceux-ci constituent le principal outil permettant aux décideurs administratifs « de montrer aux parties concernées que leurs arguments ont été pris en compte et démontrent que la décision a été rendue de manière équitable et licite » (Vavilov au para 79). En l’espèce, je suis convaincu que la Décision explique les conclusions tirées par la SAR de manière transparente et intelligible (Vavilov aux para 81, 136; Postes Canada aux para 28-29; Dunsmuir au para 48). De plus, les motifs me permettent de comprendre sur quel fondement la SAR a conclu que l’histoire de Mme Tsigehana n’était pas crédible. La norme de la décision raisonnable exige que la cour de révision accorde une « attention respectueuse [...] à l’expertise établie du décideur », ainsi qu’à ses connaissances spécialisées, comme ses motifs le démontrent (Vavilov au para 93). Bien sûr, une cour de révision devrait veiller à ce que la décision faisant l’objet du contrôle soit justifiée par rapport aux faits pertinents, mais la déférence envers les décideurs comporte notamment de s’en remettre à leurs conclusions de faits et à leur évaluation de la preuve. Un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable est une approche visant à faire en sorte que les cours de révision interviennent dans les affaires administratives « uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Il tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct et les connaissances spécialisées des décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75, 93).

[37] Les arguments de Mme Tsigehana ne font qu’exprimer son désaccord sur la façon dont la SAR a examiné les faits et soupesé la preuve, ce qui ne suffit pas pour justifier l’intervention de la Cour.

IV. Conclusion

[38] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Tsigehana est rejetée. Selon la norme de la décision raisonnable, suffit que les motifs détaillés dans la Décision de la SAR démontrent que la conclusion est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce. De plus, à tous égards, la SAR a satisfait aux exigences en matière d’équité procédurale dans le traitement de la demande d’asile de Mme Tsigehana. Plus particulièrement, je ne suis pas convaincu que les erreurs d’interprétation soulevées constituaient un manquement à l’équité procédurale nécessitant l’intervention de la Cour.

[39] Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier. Je conviens qu’il n’y en a aucune.



JUGEMENT dans le dossier IMM-5323-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Aucune question grave d’importance générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de mai 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5323-19

 

INTITULÉ :

BAHLIBI ASTA TSIGEHANA c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 MARS 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 27 MARS 2020

COMPARUTIONS :

Aidan Campbell

Pour la demanderesse

Kimberly Sutcliffe

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mahon & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

 

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