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Date : 20200331


Dossier : IMM‑1304‑19

Référence : 2020 CF 459

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 mars 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

BESIKI NUGZARISHVILI,

BELA EUASHVILI

ET NITA NUGZARISHVILI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) portant rejet des demandes d’asile des demandeurs. La question déterminante, pour la SPR comme pour la SAR, était celle de la protection de l’État.

[2]  Les demandeurs sont des citoyens géorgiens appartenant à la minorité ossète. Leurs demandes d’asile étaient fondées sur la crainte d’être persécutés par des acteurs non étatiques du fait de leur origine ethnique minoritaire, ainsi que sur la persécution cumulative.

[3]  La SPR a instruit les demandes d’asile des demandeurs le 12 avril 2018 et les a rejetées le 2 mai de la même année. Elle a conclu à la crédibilité des demandeurs, mais a prononcé le rejet de leurs demandes d’asile au motif qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[4]  Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR, qui les a déboutés le 31 janvier 2019. C’est cette décision de la SAR qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[5]  Les demandeurs font valoir les trois prétentions suivantes : a) la SAR a commis une erreur en omettant de prendre en considération non seulement les renseignements objectifs sur les conditions dans le pays aux fins d’examiner les risques auxquels ils seraient exposés en tant que membres d’une minorité ethnique en Géorgie, mais aussi la discrimination cumulative subie, équivalant à de la persécution, et l’incapacité ou le refus des autorités géorgiennes de les protéger; b) la SAR a omis de prendre en considération le fait que le demandeur principal ne souhaitait pas continuer de rechercher la protection de l’État en raison de ses expériences antérieures de discrimination et du défaut de la police de le protéger; et c) la SAR a examiné selon un critère juridique erroné la question de la persécution cumulative.

[6]  Pour les motifs qui suivent, la décision de la SAR est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est en conséquence accueillie.

II.  Faits

[7]  Monsieur Besiki Nugzarishvili (le demandeur principal), Mme Bela Euashvili (la demanderesse adulte) et Nita Nugzarishvili (la demanderesse mineure), ci‑après désignés collectivement comme les « demandeurs », sont citoyens géorgiens, mais membres de la minorité ossète. Ils sont respectivement âgés de 33, 45 et 8 ans. Le demandeur principal est d’ascendance mixte, à la fois ossète et géorgienne. Il a grandi parmi quelques familles ossètes dans un petit village de Géorgie, proche de la frontière administrative entre celle‑ci et l’Ossétie du Sud. Lui et sa famille ont subi une discrimination flagrante du fait de leur ascendance mixte, en raison de tensions ethniques opposant l’ethnie géorgienne majoritaire à la minorité ossète. 

[8]  Enfant, le demandeur principal a subi brimades, brutalités et ostracisme de la part de ses pairs et des enseignants. Sous la direction de son père, qui était un athlète réputé, il s’est consacré à la pratique des arts martiaux, mais il s’est trouvé en butte, durant sa carrière sportive, aux mêmes manifestations d’hostilité que son père avant lui, c’est‑à‑dire au harcèlement et à la discrimination fondés sur l’ethnie. Les représentants des autorités, les arbitres, ses compétiteurs et d’autres lui ont répété à maintes reprises qu’il ne méritait pas de participer aux compétitions nationales de judo en raison de son appartenance ethnique, et qu’on ne lui permettrait jamais de représenter la Géorgie. Il sentait que cette appartenance lui valait d’être moins bien noté que les autres dans ses épreuves d’arts martiaux et l’empêchait d’y remporter les premiers prix.

[9]  En raison de la discrimination manifeste qu’il avait subie à l’école, le demandeur principal a décidé de faire ses études de droit à l’Université de Tbilissi par correspondance plutôt que de se présenter en classe. Après avoir obtenu son diplôme de droit en 2007, il s’est adressé à plusieurs services de l’État et cabinets d’avocats pour trouver un emploi, mais en vain; il attribue ces refus à son origine ethnique. Pendant les quatre années qui ont suivi, il a occupé divers emplois subalternes pour subvenir aux besoins de sa famille. 

[10]  En août 2008, une guerre a éclaté entre la Géorgie et la Russie. Cette guerre a aggravé les tensions ethniques de longue date entre Géorgiens de souche et Ossètes de souche, ces derniers étant considérés comme pro-russes. Les organismes internationaux de défense des droits de la personne ont signalé de nombreuses violations de tels droits ayant été commises d’un côté comme de l’autre. Il s’en est suivi une exacerbation de l’hostilité à l’égard des Russes et des Ossètes en Géorgie.

[11]  En février 2012, le demandeur principal a décroché un stage au ministère de la Culture à Tbilissi, avec l’aide d’un ami de son frère. Quatre autres étudiants ont été embauchés. Le demandeur principal affirme que les autres stagiaires étaient rémunérés, mais pas lui. Tout au long de ce stage, il a subi de l’ostracisme et des mauvais traitements de la part de ses collègues. Enfin, avant la fin de son stage, il a été congédié sans explication.

[12]  En 2010, le demandeur principal est entré dans une union de fait avec la demanderesse adulte, qui est Géorgienne de souche. Après qu’il eut emménagé chez la famille de sa compagne, elle et ses proches ont fait l’objet d’ostracisme de la part de certains de leurs voisins et amis. Les voisins lançaient souvent au demandeur principal des injures à caractère ethnique et ils ont saccagé sa voiture à plus d’une reprise.

[13]  En mai 2015, le demandeur principal est retourné dans son village pour aider sa mère à installer de nouvelles conduites d’eau dans la maison familiale. Ces travaux ayant accidentellement causé une inondation dans un cimetière voisin pour Géorgiens de souche, cinq habitants du village en colère ont menacé et roué de coups le demandeur principal, après l’avoir accusé de profaner les sépultures de leurs ancêtres.

[14]  Par suite de cette agression, le demandeur principal a dû être hospitalisé et subir une ablation d’urgence de la vésicule biliaire. Il a désigné ses agresseurs aux policiers qui se sont présentés à l’hôpital, mais la police n’a pris aucune mesure et lui a plutôt conseillé de ne pas retourner au village.

[15]  Le 23 novembre 2015, les demandeurs sont entrés au Canada pour rendre visite à la femme de la demanderesse adulte. Le 29 juillet 2016, le frère du demandeur principal, qui était retourné à leur village pour rendre visite à leur mère, a lui aussi été agressé par trois des cinq hommes qui avaient auparavant battu le demandeur principal. Le frère a été gravement blessé, et leur mère, injuriée et menacée. Après cette agression, la mère du demandeur principal s’est enfuie de son village pour s’installer à Tbilissi.

[16]  Craignant pour leur sécurité s’ils retournaient en Géorgie, les demandeurs ont présenté leurs demandes d’asile au Canada le 17 avril 2017.

[17]  Le 12 avril 2018, la SPR a instruit les demandes d’asile des demandeurs, qu’elle a rejetées dans une décision datée du 2 mai de la même année. Elle a conclu à la crédibilité des demandeurs, mais les a déboutés au motif qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. Cette décision a fait l’objet d’un appel devant la SAR.

[18]  Sur le fondement du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), la SAR a rendu, le 31 janvier 2019, une décision par laquelle elle rejetait l’appel et confirmait la décision de la SPR portant que les demandeurs n’avaient ni la qualité ni de réfugiés au sens de la Convention, ni celle de personnes à protéger.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[19]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les deux questions suivantes sont en litige :

  1. La SAR a‑t‑elle omis d’examiner valablement la preuve avant de décider que la conclusion de la SPR sur la protection de l’État n’était pas erronée?

  2. La SAR a‑t‑elle omis d’appliquer convenablement le critère juridique relatif à la discrimination cumulative équivalant à de la persécution?

[20]  Avant le récent arrêt de la Cour suprême du Canada intitulé Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [Vavilov], la norme de contrôle judiciaire applicable à l’égard de la question de la protection de l’État était celle de la décision raisonnable : Mendez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 584 (CanLII), aux par. 11 à 13; et Tetik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1240 (CanLII), au par. 25. Il n’est nul besoin ici de s’écarter de la norme de contrôle suivie dans la jurisprudence antérieure, puisque l’application du cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov entraîne l’adoption de la même norme de contrôle, soit celle de la décision raisonnable.

[21]  Les questions liées à l’application du bon critère juridique relèvent quant à elles de la norme de la décision correcte. Les demandeurs soutiennent que la question de savoir si la SAR a appliqué un critère erroné à l’égard de la question de la discrimination cumulative équivalant à de la persécution commande la norme de la décision correcte.

[22]  Je ne suis pas de leur avis. Leur argumentation semble essentiellement concerner la question de savoir si la SAR a omis d’appliquer correctement aux faits de l’espèce le critère relatif à la discrimination cumulative équivalant à de la persécution, question dont l’examen relève de la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 (CanLII); Ruszo  Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004 (CanLII) [Ruszo], aux par. 20 à 22). L’arrêt Vavilov n’a rien changé à ce principe.

[23]  Comme l’enseigne la majorité dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). En outre, avant de pouvoir infirmer la décision au motif de son caractère déraisonnable, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

IV.  Analyse

A.  La protection de l’État

[24]  Dans la décision soumise au présent contrôle, la SAR a conclu que la SPR avait correctement apprécié la preuve relative aux conditions dans le pays avant d’en déduire que la protection de l’État était raisonnablement assurée aux Ossètes. Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en confirmant la décision de la SPR car cette dernière a appliqué erronément le critère relatif à la protection de l’État. Ils avancent également que l’appréciation faite par la SAR et la SPR de la protection de l’État et des renseignements sur les conditions dans le pays était inique et faisait abstraction des éléments à la disposition de ces dernières.

1)  L’éventail démocratique

[25]  Selon les demandeurs, la SAR a commis une erreur en concluant que la SPR avait à juste titre attribué un rang élevé à la Géorgie dans l’« éventail démocratique »; qu’elle avait « tenu compte des limites ou des problèmes liés aux mécanismes de protection de l’État en Géorgie »; avait, « à la lumière de ce contexte […] évalué les renseignements tirés de la documentation objective sur le pays », et avait examiné la question de leur appartenance ethnique dans le contexte de ces mécanismes de protection. Ils soutiennent que les renseignements sur le degré de démocratie de la Géorgie sont fondamentalement erronés parce qu’ils regroupent une région d’Europe de l’Est et des pays d’Asie centrale qui sont pour la plupart de nouvelles démocraties, sauf dans le cas de la Turquie.

[26]  Le défendeur fait valoir que ni la SPR, ni la SAR n’ont appliqué une norme de preuve élevée.

[27]  À mon avis, la SAR n’a pas commis d’erreur dans sa conclusion sur le degré de démocratie en Géorgie. Selon elle, la SPR avait examiné la preuve relative à la primauté du droit et aux appareils d’État pertinents tels que la police, mais avait aussi reconnu la persistance de certains problèmes touchant les mécanismes de protection de l’État. Bien que la SPR ait constaté que la Géorgie se classait à un niveau régional élevé selon le WJP Rule of Law Index de 2016, le fardeau de la preuve des demandeurs ne s’en trouvait pas pour autant alourdi.

[28]  Rien dans la preuve documentaire ne permettait de croire que la Géorgie puisse être un État non viable ou une démocratie non fonctionnelle, malgré les limites ou les problèmes liés à ses mécanismes de protection étatiques. La protection de l’État n’a pas besoin d’être parfaite pour être considérée comme suffisante (Moya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 315 (CanLII), au par. 73; et Bledy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 210 (CanLII), au par. 47).

2)  Le critère applicable à la protection de l’État

[29]  La SAR a confirmé la conclusion de la SPR portant que le demandeur principal n’avait pas [traduction] « prouvé que la protection de l’État était globalement insuffisante en Géorgie ni qu’il avait épuisé les recours dont il disposait, par exemple en relançant la police ». Or il n’est pas nécessaire, soutiennent les demandeurs, d’avoir [traduction] « épuisé les recours disponibles » ni de [traduction] « prouver l’insuffisance globale de la protection de l’État » pour réfuter la présomption de cette protection; ainsi, selon eux, la SAR a appliqué de manière erronée le critère relatif à ladite protection.

[30]  Pour réfuter cette présomption, avancent les demandeurs, le demandeur d’asile doit plutôt [traduction] « prouver, selon la prépondérance des probabilités, que l’État en cause ne peut pas ou ne veut pas le protéger de manière réelle et suffisante, étant donné sa situation individuelle ».

[31]  Le défendeur soutient, à l’encontre de cet argument, que ni la SPR ni la SAR n’ont appliqué erronément le critère juridique relatif à la protection de l’État en employant le terme [traduction] « épuiser ».

[32]  Le critère pour réfuter la présomption de protection de l’État est bien établi en droit : « le demandeur d'asile qui veut réfuter la présomption de la protection de l'État doit produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l'État en question est insuffisante » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94 (CanLII), au par. 30). C’est essentiellement le même critère que celui mis de l’avant par les demandeurs en l’espèce.

[33]  Cependant, la jurisprudence enseigne aussi que, « plus les institutions de l'État seront démocratiques, plus le revendicateur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s'offrent à lui » (Kadenko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1996 CanLII 3981 (CAF), [1996] ACF no 1376, au par. 5 (CAF)). Dans la présente affaire, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la Géorgie était une démocratie parlementaire.

[34]  Cela étant, les demandeurs auraient dû démontrer, pour réfuter la présomption de protection de l’État, qu’ils avaient épuisé les moyens objectivement raisonnables d’obtenir cette protection ou qu’il aurait été objectivement déraisonnable pour eux de le faire (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171 (CanLII), au par. 46).

[35]  Par conséquent, le fait d’examiner si les demandeurs avaient épuisé les recours qui s’offraient à eux ou s’ils avaient prouvé l’insuffisance de la protection de l’État ne constitue pas une application erronée du critère requis pour réfuter cette présomption de protection de l’État.

3)  Appréciation de la preuve

[36]  Le défendeur soutient que le demandeur principal n’a pas établi, au moyen de sa preuve, que l’État géorgien était incapable de fournir une protection efficace. Il fait notamment valoir que le demandeur principal n’a pas relancé la police après la visite de celle‑ci à l’hôpital, et qu’il s’est fondé sur son opinion subjective qu’elle ne l’aiderait pas même s’il sollicitait son secours.

[37]  Le défendeur invoque les paragraphes 32 et 33 de la décision Ruszo au soutien de l’argument selon lequel l’opinion subjective ne suffit pas à réfuter la présomption de protection de l’État.

[38]  Le défendeur avance en outre que la SPR et la SAR ont examiné les éléments de preuve sur les conditions pertinentes et d’actualité en Géorgie pour ce qui est de la disponibilité de la protection étatique offerte aux Ossètes là-bas, et qu’elles ont raisonnablement conclu que la preuve objective militait en faveur du caractère suffisant de cette protection. Il ajoute que la SPR a aussi pris en considération l’efficacité de la protection sur le terrain à partir de la documentation sur les conditions dans le pays.

[39]  S’il est vrai que l’appréciation de la preuve par la SAR (et la SPR) ne traduit pas, en soi, une application erronée du critère requis pour réfuter la protection de l’État, l’examen de la preuve qu’elle a effectué dans le cadre de son analyse relative aux conditions dans le pays me paraît déraisonnable.

[40]  Je souscris à l’opinion des demandeurs selon laquelle il n’aurait pas été raisonnable, de la part du demandeur principal, de relancer la police à la suite de l’incident de 2014. Après avoir été agressé par les cinq habitants du village qui l’accusaient d’avoir profané les sépultures de leurs ancêtres et s’être retrouvé en conséquence à l’hôpital, le demandeur principal y a reçu la visite de policiers qui, au lieu d’ouvrir une enquête, lui ont dit de ne pas retourner au village afin d’éviter les conflits. Le moins qu’on puisse dire est que, par cet entretien, la police paraît lui avoir fait comprendre à mots couverts qu’elle n’entendait pas l’aider à poursuivre l’affaire.

[41]  Le fait que la police n’ouvrirait pas d’enquête et n’inculperait pas ses agresseurs ne relevait pas d’une [traduction] « croyance personnelle » du demandeur principal. La chose ressort clairement du dossier : les policiers ont dit au demandeur principal de quitter la région, alors qu’il avait subi des blessures assez graves pour nécessiter une opération d’urgence et une hospitalisation de cinq jours. La preuve établit l’absence d’efficacité, sur le terrain, de la protection de l’État. Il était déraisonnable de la part de la SAR, comme de la SPR, de conclure que le demandeur principal aurait dû continuer à solliciter l’aide de la police : la preuve démontre qu’une telle [traduction] « relance » de la police n’aurait eu pour résultats que déception, frustration et inaction.

[42]  Selon la preuve produite devant la SPR et la SAR, les Ossètes s’adressent au Bureau du défenseur public pour obtenir réparation dans les cas de discrimination réelle ou perçue, ou lorsqu’ils subissent des violences. La SPR a présenté le Bureau du défenseur public comme l’une des instances auxquelles le demandeur principal aurait raisonnablement pu recourir pour obtenir la protection de l’État; elle en a conclu qu’il n’était pas raisonnable [traduction] « pour quelqu’un se trouvant dans la situation du demandeur d’asile de ne pas s’être adressé aux autorités ».

[43]  Cependant, on ne sait pas très bien quelle sorte de protection ou de réparation suffisantes le Bureau du défenseur public aurait été habilité ou apte à offrir. Il y a en outre lieu de douter qu’on pût raisonnablement en attendre de l’aide, étant donné les avis partagés sur son efficacité. Selon l’une des sources, le Bureau du défenseur public [traduction] « n’est pas toujours efficace », alors qu’un autre le présente comme étant [traduction] « le plus souvent efficace ». Qui plus est, on ne trouve aucune indication sur la manière dont cette « efficacité » de la protection de l’État peut se traduire sur le terrain.

[44]  De fait, l’un des rapports sur lesquels s’est fondée la SPR (comme la SAR), et qui est désigné par le numéro « RDI‑GEO 105102 », indique que le Bureau du défenseur public peut « recommander, de façon non contraignante, aux organismes d'application de la loi d'enquêter sur des cas particuliers de violations des droits de la personne », et ajoute qu’il « peut recommander à la Direction de l'inspection générale d'enquêter sur un cas où la police ne prend aucune mesure à la suite d'une violation des droits de la personne ou d'un abus de son pouvoir, mais que la décision du défenseur public n'est pas contraignante ». On y lit plus loin :

[L]e défenseur public est habilité à [traduction] demander aux organismes d'enquête compétents d'engager une enquête ou une poursuite au criminel si, après avoir examiné le dossier, il en vient à la conclusion qu'il y a des éléments constitutifs d'un crime dans l'affaire; cependant, il s'agit seulement d'une recommandation qui n'a aucun effet exécutoire.

[45]  Comme la police ne s’est pas montrée disposée à ouvrir une enquête sur l’agression dont le demandeur principal avait été victime en 2015, et n’a pas non plus enquêté sur les agressions subies par la suite par son frère, ni n’a même interrogé qui que ce soit à ce propos, l’espoir était mince qu’une recommandation non contraignante du Bureau du défenseur public — si tant est qu’il en émette une — s’avère un recours utile et suffisant pour les demandeurs.

[46]  Le défendeur invoque la décision de notre Cour dans l’affaire Kerdikoshvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1265 (CanLII) [Kerdikoshvili], aux par. 13 à 17, qu’il considère instructive. Dans cette affaire, le demandeur était un ressortissant géorgien de souche ossète, dont la SPR et la SAR avaient rejeté la demande d’asile. Estimant toutes deux que la question de la protection de l’État permettait de trancher l’affaire, elles avaient conclu que le demandeur avait omis d’exercer les autres recours possibles pour lui. La Cour a rappelé que l’appréciation de la preuve touchait à l’essence de l’expertise de la SAR et a convenu avec elle que le demandeur, au vu de la preuve documentaire, n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[47]  Cependant, les faits de l’affaire Kerdikoshvili se distinguent de ceux de l’espèce. Contrairement à la situation examinée dans la décision Kerdikoshvili, où la police était intervenue et avait ouvert une enquête sur les incidents signalés par le demandeur, la police, dans le cas qui nous occupe, ne s’est pas montrée disposée à aider le demandeur et n’a entrepris aucune enquête, malgré le fait que celui‑ci avait identifié ses agresseurs aux policiers venus l’interroger à l’hôpital.

[48]  En outre, bien que la Cour, dans la décision Kerdikoshvili, ait décrit le Bureau du défenseur public comme étant investi du pouvoir d’examiner les affaires de discrimination et de formuler des recommandations sur les moyens de rétablir le droit à l’égalité, je ne suis pas convaincu, comme je l’expliquais plus haut, que cet organisme serait une solution valable en vue d’obtenir une protection suffisante de l’État, au vu des faits et de la preuve documentaire produits en l’espèce.

[49]  En outre, en l’espèce, la SPR n’a pas examiné le caractère suffisant ou non de la protection de l’État en ce qui a trait au Bureau du défenseur public, mais a simplement mentionné celui‑ci comme exemple des [traduction] « moyen[s] objectivement raisonnable[s] de protection de l’État » auxquels le demandeur principal aurait pu envisager de recourir. Or, au vu de la preuve au dossier, le Bureau du défenseur public ne me paraît pas du tout convaincant pour jouer ce rôle.

[50]  Il appert également que la SPR et la SAR ont omis, dans d’autres parties de leur appréciation des éléments de preuve sur les conditions dans le pays, de tenir compte adéquatement de la preuve dont elles disposaient. La SPR faisait ainsi observer que, à en juger d’après la preuve, [traduction] « les Ossètes n’entrent pas dans la même catégorie que les autres groupes sous le rapport des mauvais traitements » parce que, selon un rapport joint à la réponse aux demandes d’information (RDI), ils [traduction] « sont généralement mieux intégrés à la société géorgienne que tout autre groupe ethnique » depuis la période soviétique. Cependant, comme l’avocat des demandeurs en a fait la juste remarque, être [traduction] « mieux intégré » ne signifie pas nécessairement être [traduction] « mieux traité ». En raison d’un exode commencé en 1991, les Ossètes, qui formaient auparavant 3 % de la population géorgienne, avaient vu leur proportion se réduire à 0,4 %, leur nombre passant de quelque 166 000 personnes à environ 14 000. Parfois, des groupes ethniques s’intègrent parce qu’ils y sont bien obligés pour survivre. En fait, l’examen de l’histoire des Ossètes de souche en Géorgie révèle que cette minorité n’y a pas été bien traitée.

[51]  En conséquence, il était à mon avis déraisonnable de la part de la SAR, comme de la SPR, de conclure que le demandeur principal n’avait pas épuisé les moyens objectivement raisonnables pour lui d’obtenir la protection de l’État. La SAR, dans sa décision, n’a pas valablement examiné la preuve relative aux conditions dans le pays.

B.  La discrimination cumulative équivalant à de la persécution

[52]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a appliqué de manière erronée le critère relatif à la persécution au regard de l’article 96 de la LIPR. Plus précisément, font‑ils valoir, la SPR a entièrement omis de prendre en compte l’effet de la discrimination cumulative sur leur crainte fondée de persécution, de même qu’elle n’a pas expliqué en quoi ces actes répétés de discrimination n’équivalaient pas à de la persécution.

[53]  Le défendeur soutient que la SAR n’a pas appliqué le mauvais critère juridique relatif à la persécution cumulative. En effet, après avoir pris en considération la preuve du demandeur principal concernant les incidents de discrimination supposée, elle a raisonnablement conclu que leur accumulation n’équivalait pas à de la persécution. Le défendeur rappelle la conclusion de la SAR selon laquelle « la preuve démontrant les motifs attribués à d’autres personnes, notamment des personnes en position d’autorité, est limitée. »

[54]  Le défendeur récapitule les incidents énumérés par la SAR — par exemple, l’incapacité à obtenir la première place dans les compétitions sportives, le fait de rester à la maison pendant les études universitaires, la difficulté de décrocher un stage et l’interruption du stage finalement obtenu —, et soutient qu’elle a raisonnablement conclu à l’insuffisance de ces éléments pour établir la persécution. Le défendeur va jusqu’à affirmer que ces incidents ne constituaient même pas, pris isolément, des faits de discrimination.

[55]  À mon sens, la SAR a appliqué de manière erronée le critère relatif à la discrimination cumulative équivalant à de la persécution.

[56]  La SAR, ayant constaté dans sa décision que la question de la discrimination cumulative équivalant à de la persécution avait été débattue devant la SPR principalement sous l’angle de la possibilité de refuge intérieur pour ensuite n’y être que brièvement citée dans les conclusions finales, en a entrepris un examen plus détaillé, mais pour conclure que « les circonstances limitées dans lesquelles [la question la discrimination cumulative équivalant à de la persécution] aurait pu s’appliquer n’[avaient] pas été établies en l’espèce ».

[57]  Bien que la SAR fasse référence au concept de discrimination cumulative équivalant à de la persécution — tel que défini dans le Guide du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés — comme applicable « aux cas où la discrimination entraîne des conséquences gravement préjudiciables », il ressort à l’évidence de sa décision qu’elle a mal compris ce critère et ne l’a pas appliqué aux faits dont elle disposait.

[58]  Tout au long de son analyse, la SAR présente les expériences de discrimination subies par le demandeur principal comme étant à mettre au compte de sa « croyance personnelle » selon laquelle les autres avaient des motifs discriminatoires. On dirait que la SAR considérait les actes et expériences de discrimination en cause comme de simples produits de l’imagination du demandeur principal. Je relève à ce propos que la crédibilité des demandeurs n’était pas mise en cause, la SPR ayant déjà conclu à leur crédibilité.

[59]  S’il était raisonnable de la part de la SAR de faire observer que le caractère discriminatoire de certains des incidents en question — notamment « le fait que l’appelant principal n’a pas terminé en première place dans les compétitions sportives auxquelles il a participé, qu’il a vécu à la maison pendant ses études universitaires, qu’il n’a pas obtenu de stage et qu’il a par la suite obtenu un stage non rémunéré qui a ensuite pris fin » — tenait à des hypothèses de la part du demandeur principal, elle a commis une erreur en négligeant le fait que certains des exemples mentionnés résultaient directement de remarques ou d’actes discriminatoires antérieurs dont il avait été victime, ou y étaient liés :

  • Le demandeur principal a déclaré dans son témoignage que des représentants des autorités, des arbitres et des compétiteurs lui avaient dit à maintes reprises qu’il ne méritait pas de participer aux compétitions nationales de judo en raison de son appartenance ethnique.

  • Durant de nombreuses années, il a été victime d’ostracisme à l’école de la part de ses pairs et des enseignants, de sorte qu’il a choisi de faire ses études de droit au moyen de l’enseignement à distance.

  • Il a fait l’objet d’injures à caractère ethnique de la part de ses voisins parce qu’il avait pour compagne une Géorgienne de souche.

  • Sa voiture a été plusieurs fois saccagée.

[60]  Non seulement la SAR a-t-elle omis d’examiner valablement la preuve relative à la discrimination dont le demandeur principal avait fait l’objet, mais, ayant conclu que les exemples de tels actes discriminatoires étaient à mettre au compte de ses « croyances personnelles », elle n’a pas pris en considération l’aspect cumulatif des expériences de cette nature.

V.  Question à certifier

[61]  La Cour a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Ils ont tous deux répondu qu’il n’y en avait aucune, et j’en conviens avec eux.

VI.  Conclusion

[62]  La SAR n’a pas valablement examiné les renseignements sur les conditions dans le pays relativement à la réfutation de la présomption de protection de l’État. Il était déraisonnable de sa part de conclure que le demandeur principal n’avait pas épuisé les moyens objectivement raisonnables d’obtenir ladite protection.

[63]  En outre, la SAR a commis une erreur en n’appliquant pas correctement le critère relatif à la discrimination cumulative équivalant à de la persécution. Sur ce point, elle a encore une fois omis de tenir compte de la preuve dont elle disposait, et n’a pas examiné la question de savoir si les expériences cumulées de discrimination subies par le demandeur principal pouvaient équivaloir à de la persécution.

[64]  La décision de la SAR étant déraisonnable, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1304‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de mai 2020.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1304‑19

 

INTITULÉ :

BESIKI NUGZARISHVILI, BELA EUASHVILI ET NITA NUGZARISHVILI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 NOVEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 31 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

Michael Sherritt

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Maria Green

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sherritt Greene Immigration Law

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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