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Date : 20200325


Dossier : IMM-3382-19

Référence : 2020 CF 416

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2020

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

JULIANA DAMILOLA BOLUWAJI

OLAKUNLE JOSHUA BOLUWAJI

ANJOLAOLUWA DAMILOLA BOLUWAJI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, Juliana Damilola Boluwaji, son époux, Olakunle Joshua Boluwaji, et leur fille, demandent le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 12 avril 2019 par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la décision contestée). Dans cette décision, la SAR a confirmé la décision du 27 juin 2017 de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) et conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La question déterminante devant la SAR était celle de savoir si les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur (PRI) au Nigéria. La décision contestée constitue le deuxième refus par la SAR de l’appel interjeté par les demandeurs à l’encontre de la décision de la SPR.

[2] À titre préliminaire, l’intitulé de la cause est par les présentes modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I. Le contexte

[4] Le contexte dans lequel s’inscrit la demande d’asile des demandeurs est énoncé dans la décision du 15 novembre 2018 par laquelle le juge Manson a accueilli la demande de contrôle judiciaire du premier rejet de l’appel des demandeurs par la SAR (Boluwaji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1154 (Boluwaji 2018).

[5] En résumé, les demandeurs sont une famille de trois personnes qui ont fui le Nigéria en 2017 parce qu’ils craignaient des membres influents de la famille de M. Boluwaji, qui voulaient forcer Mme Boluwaji et la demanderesse mineure à subir une mutilation génitale féminine (MGF). M. Boluwaji et sa fille sont membres d’une famille royale à Lagos, au Nigéria, et les agents de persécution seraient deux des oncles de M. Boluwaji.

[6] Dans sa décision de juin 2017, la SPR a conclu que les demandeurs avaient une PRI viable à Port Harcourt, au Nigéria, et elle a rejeté leur demande d’asile. La preuve des demandeurs selon laquelle ils seraient identifiés par des membres de leur groupe ethnique vivant à Port Harcourt, qui signaleraient ensuite leur présence aux oncles de M. Boluwaji, a été rejetée au motif qu’elle était hypothétique. La SPR a conclu que rien n’indiquait que la famille de M. Boluwaji cherchait les demandeurs ou que son influence s’étendait à l’ensemble du Nigéria. Le tribunal a également examiné le cartable national de documentation (CND) pour le Nigéria et a conclu que la MGF était interdite à Port Harcourt, dans l’État de Rivers, et que, [traduction] « bien que la loi ne soit peut-être pas appliquée efficacement, en ce sens que la police n’empêchera pas les mutilations, elle réduit tout de même la possibilité que les agents de police participent à un effort concerté visant à retrouver les demandeurs ».

[7] La première décision de la SAR est datée du 8 mars 2018. La SAR a abordé deux aspects de la décision de la SPR. Premièrement, le tribunal a convenu avec la SPR qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que la famille de M. Boluwaji exerçait une influence particulière lui permettant d’ordonner à la police du Nigéria d’exiger que Mme Boluwaji et la demanderesse mineure subissent une MGF.

[8] Deuxièmement, la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur dans son analyse de Port Harcourt en tant que PRI pour les demandeurs. Bien que la MGF ait été criminalisée par l’adoption d’une loi fédérale au Nigéria, la Violence Against Persons (Prohibition) Act (la VAPP), la SAR a conclu que la VAPP n’avait pas été adoptée dans bon nombre de régions du Nigéria, y compris à Port Harcourt. Par conséquent, bien que les demandeurs n’aient pas un profil plus important que celui des Nigérians ordinaires, s’ils étaient retrouvés par la famille de M. Boluwaji à Port Harcourt, il existe tout de même une possibilité sérieuse qu’ils ne puissent pas obtenir l’aide de la police pour éviter la MGF.

[9] La SAR a ensuite envisagé la ville d’Abuja comme PRI pour les demandeurs. Le tribunal a examiné les observations écrites des demandeurs concernant Abuja, mais il a conclu que les demandeurs répétaient que la famille de M. Boluwaji avait des liens importants avec la police et que ces liens, compte tenu de la grande notoriété des demandeurs, l’emporteraient sur toute protection que la police aurait par ailleurs pu leur accorder. La SAR n’a pas accepté les arguments des demandeurs. Se fondant sur les renseignements contenus dans le CND, le tribunal a conclu qu’ils pourraient se prévaloir de la protection de la police à Abuja, où la VAPP a été adoptée. La SAR a conclu qu’Abuja serait une PRI sûre et raisonnable pour les demandeurs et a rejeté l’appel.

[10] Le juge Manson a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la première décision de la SAR, concluant que le fait que la SAR n’avait pas reconnu ni pris en compte la distinction qu’il convient de faire entre l’adoption de la VAPP et son application à Abuja rendait la décision déraisonnable (Boluwaji 2018, au par. 24).

[11] Je précise que les demandeurs ont également soutenu devant le juge Manson que le premier tribunal de la SAR avait commis une erreur en concluant que la famille de M. Boluwaji n’exerçait aucune influence particulière sur la police au Nigéria. Le juge Manson n’était pas d’accord. Il a conclu que la SAR avait tenu compte de tous les éléments de preuve concernant l’influence de la famille royale et que les demandeurs demandaient à la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve présentés à la SAR.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[12] Dans la décision contestée, la SAR a mis l’accent sur la viabilité d’une PRI pour les demandeurs à Port Harcourt et n’a pas évalué une PRI éventuelle à Abuja. La SAR a conclu que les demandeurs ne sont exposés à aucune possibilité sérieuse de persécution à Port Harcourt puisque les agents de persécution allégués, à savoir des membres de la famille royale à Lagos, n’ont pas les moyens, la capacité ou l’influence nécessaires pour retrouver les demandeurs à Port Harcourt ou amener d’autres personnes à le faire. Pour arriver à sa conclusion, le tribunal a rejeté les observations des demandeurs qui visaient à démontrer (1) que les deux oncles de M. Boluwaji sont des personnes très influentes et puissantes, particulièrement à l’égard de la police nigériane et (2) que la SPR avait commis une erreur en omettant de reconnaître que les demandeurs occupaient un rang important à titre de membres de la famille royale et, par conséquent, qu’ils étaient exposés à des menaces provenant de leur communauté ethnique yoruba.

[13] La SAR s’est ensuite demandé s’il serait déraisonnable pour les demandeurs de déménager à Port Harcourt. Le tribunal a conclu que la SPR avait bien tenu compte des éléments de preuve de nature psychologique présentés à l’égard de Mme Boluwaji et a confirmé l’analyse par la SPR de la capacité des demandeurs adultes à déménager à Port Harcourt compte tenu de leur niveau d’instruction et de leurs antécédents professionnels.

III. La question en litige et la norme de contrôle

[14] La seule question en litige que soulève la présente demande est celle de savoir si la SAR a commis une erreur en concluant que les demandeurs avaient une PRI à Port Harcourt.

[15] Les conclusions tirées par la SAR dans la décision contestée feront l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 10 (Vavilov)). Aucune des situations permettant de s’écarter de la norme de contrôle présumée qui ont été énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov ne s’applique en l’espèce.

[16] Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont donné des indications pour aider les cours de révision à appliquer la norme de la décision raisonnable. J’ai suivi ces indications lors de mon examen en faisant preuve de retenue tout en procédant à un contrôle rigoureux de la décision contestée afin de déterminer si celle-ci est intrinsèquement cohérente et justifiée (Vavilov, aux par. 12 à 15, 85, 86 et 99; voir aussi Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, aux par. 28 et 29).

IV. Analyse

[17] Les demandeurs soutiennent que la décision contestée est déraisonnable, parce que la SAR a commis une erreur en concluant qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse qu’ils soient retrouvés par la famille de M. Boluwaji à Port Harcourt. Par conséquent, l’omission par la SAR de traiter du fait que la VAPP n’est pas appliquée dans la région est également une erreur susceptible de contrôle.

[18] Les demandeurs maintiennent qu’ils ne seront pas en sécurité au Nigéria en raison de l’influence et du pouvoir qu’exercent leurs agents de persécution dans l’ensemble du pays. Ils soutiennent qu’en tant que membres d’une famille royale à Lagos, ils seront reconnus par les autres Yoruba à Port Harcourt qui, par loyauté, informeront la famille de M. Boluwaji de leurs allées et venues. Les demandeurs soutiennent également que la SAR a fait abstraction de la preuve contenue dans le CND concernant l’influence continue des dirigeants traditionnels au Nigéria.

[19] Les demandeurs affirment que la preuve qu’ils ont produite concernant l’influence de la famille royale à Lagos n’est pas contredite, mais je ne suis pas d’accord. La SPR a conclu que les demandeurs étaient généralement crédibles, sauf en ce qui concerne la preuve qu’ils ont présentée sur la question de la PRI. La SAR, la SPR et la Cour ont examiné et rejeté leurs arguments concernant le pouvoir et l’influence de la famille de M. Boluwaji, le rôle du roi ou de l’oba, l’un des oncles et son départ à la retraite de la police en 2002, la sphère d’influence de la famille royale en particulier et des dirigeants tribaux en général, et le profil des demandeurs comme des Nigérians ordinaires. De plus, la SPR a rejeté les observations des demandeurs concernant la probabilité que des membres de la communauté yoruba à Port Harcourt signalent leur présence aux agents de persécution, et le deuxième tribunal de la SAR a souscrit à l’analyse de la SPR. Je ne vois aucune erreur dans l’analyse de cette question par la SAR dans la décision contestée.

[20] La deuxième observation des demandeurs correspond aux préoccupations du premier tribunal de la SAR concernant le fait que la VAPP n’est pas appliquée à Port Harcourt. Les demandeurs soutiennent que le deuxième tribunal de la SAR a omis d’aborder l’absence de protection policière à Port Harcourt s’ils étaient retrouvés par les agents de persécution. Ils soutiennent que leur découverte à Port Harcourt demeure une possibilité sérieuse, mais je ne trouve pas leur argument convaincant.

[21] Le premier tribunal de la SAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que la famille de M. Boluwaji exerçait une influence particulière sur la police pour forcer Mme Boluwaji et la demanderesse mineure à subir une MGF. Le tribunal a également conclu que les demandeurs n’avaient pas un profil plus important et n’étaient pas exposés à un risque plus important que les Nigérians ordinaires. Néanmoins, la SAR a conclu que Port Harcourt n’était pas une PRI viable pour les demandeurs compte tenu de la possibilité que les demandeurs y soient retrouvés par la famille de M. Boluwaji. En pareil cas, ils ne pourraient pas compter sur la police pour les aider à éviter la MGF.

[22] En revanche, dans la décision contestée, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que les oncles de M. Boluwaji avaient les moyens, la capacité ou l’influence nécessaires pour retrouver les demandeurs à Port Harcourt ou amener d’autres personnes à le faire. De plus, la SPR et la SAR ne disposaient d’aucun élément de preuve démontrant que les oncles poursuivaient en effet leurs recherches. Le deuxième tribunal de la SAR a conclu que les demandeurs n’étaient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution à Port Harcourt, de sorte que la question de l’application de la VAPP par la police à Port Harcourt n’était pas déterminante :

[32] Les appelants soutiennent que la SPR a commis une erreur dans son analyse des lois de l’État de Rivers en ce qui a trait à la MGF. Je ne suis pas d’avis que cette analyse est déterminante dans le cadre du présent appel. Le deuxième volet du critère applicable à la PRI consiste à tenir compte des besoins particuliers des appelants par rapport à la PRI. Étant donné que j’ai conclu à l’absence de risque quant au premier volet du critère, c’est‑à‑dire, essentiellement, qu’aucun élément de preuve ne donne à penser que les appelants sont recherchés ni n’établit la sphère d’influence des agents de persécution, je ne juge pas déterminante la question de savoir si les lois qui régissent les MGF sont appliquées.

[23] La conclusion de la SAR selon laquelle l’analyse de la VAPP n’était pas déterminante dans le cadre de l’appel est justifiée et logique à la lumière de sa conclusion de fait selon laquelle les demandeurs ne seraient pas poursuivis ou retrouvés à Port Harcourt. Le deuxième tribunal de la SAR a analysé de façon indépendante la décision de la SPR et la preuve au dossier, et a tiré des conclusions de fait qui diffèrent de celles qu’a tiré le premier tribunal de la SAR.

[24] Dans la décision contestée, la SAR a examiné les conclusions de la SPR en fonction de la preuve fournie par les demandeurs et des documents contenus dans le CND. Le deuxième tribunal de la SAR a examiné et rejeté les observations suivantes des demandeurs :

  • - Les membres de la famille de M. Boluwaji sont des personnes très influentes et puissantes, l’un des oncles étant à la fois un oba et un ancien policier haut gradé du Nigéria, et l’autre oncle étant le chef de l’île de Lagos;

  • - Les oncles de M. Boluwaji pourraient obtenir l’aide de certaines personnes au Nigéria, y compris des agents de police, pour retrouver les demandeurs;

  • - En tant que Yoruba, les demandeurs seraient identifiés par les membres de leur groupe ethnique vivant à Port Harcourt et leur présence à cet endroit serait signalée à la famille de M. Boluwaji.

[25] Comme il a été mentionné précédemment, la SAR a également tenu compte du temps écoulé depuis les menaces et les incidents qui ont poussé les demandeurs à quitter le Nigéria. L’incident déclencheur date de février 2017 et rien n’indique que les agents de persécution ont par la suite déployé des efforts quelconques pour retrouver les demandeurs. Le deuxième tribunal de la SAR a convenu avec la SPR qu’aucun élément de preuve ne permettait de conclure que la famille de M. Boluwaji entretient encore l’idée de les retrouver. Le premier tribunal de la SAR n’a pas abordé la question de la poursuite des recherches en vue de retrouver les demandeurs.

[26] Je ne vois aucune erreur dans l’analyse par la SAR de la décision de la SPR et des éléments de preuve dont elle disposait. Le deuxième tribunal de la SAR a abordé directement la première observation des demandeurs concernant la capacité de la famille de M. Boluwaji à les retrouver à Port Harcourt, plus particulièrement grâce au réseau de Yoruba vivant dans cette ville. La conclusion de la SAR selon laquelle les agents de persécution des demandeurs n’ont pas les moyens, l’influence ou l’intérêt nécessaires pour les retrouver à Port Harcourt est appuyée par la preuve et a été pleinement expliquée dans la décision contestée. Les conclusions tirées par la SAR dans la décision contestée, à savoir qu’il n’existe pas de possibilité prospective de persécution à Port Harcourt et que la question de l’application de la VAPP à Port Harcourt n’était donc pas déterminante à l’égard de l’appel des demandeurs, sont justifiées et intelligibles (Vavilov, au par. 96).


V. Conclusion

[27] La demande est rejetée.

[28] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3382-19

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé de la cause est modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 30e jour d’avril 2020.

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3382-19

 

INTITULÉ :

JULIANA DAMILOLA BOLUWAJI, OLAKUNLE JOSHUA BOLUWAJI, ANJOLAOLUWA DAMILOLA BOLUWAJI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 MARS 2020

SUITE DE L’AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE le 12 mars 2020 à OTTAWA (ONTARIO) et TORONTO (ONTARIO)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

Sina Ogunleye

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Brad Gotkin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sina Ogunleye

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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