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Date : 20200325


Dossier : T‑436‑19

Référence : 2020 CF 420

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2020

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

AIR CANADA

demanderesse

et

SYNDICAT CANADIEN DE LA FONCTION PUBLIQUE,

COMPOSANTE D’AIR CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le 23 juin 2011, Francisco Diaz Delgado et Meng Liang ont refusé de travailler après avoir senti une odeur désagréable dans un aéronef portant le numéro de dérive 415 [l’aéronef 415]. L’odeur en question a été comparée à une odeur de [traduction« chaussettes sales » ou de [traduction« fromage bleu ». M. Delgado a remarqué l’odeur au décollage et à l’atterrissage. Le carnet de bord de l’aéronef 415 contenait une entrée, consignée quelques jours plus tôt, qui mentionnait la même odeur.

[2]  Le commandant de bord de l’aéronef 415 a été informé de l’odeur désagréable [la situation liée à des émanations]. Il avait lui aussi remarqué l’odeur, mais il considérait que l’aéronef 415 pouvait tout de même voler en toute sécurité. Les membres de l’équipe de maintenance étaient également au courant de la situation liée à des émanations. Ils croyaient que la situation était causée par la présence d’huile dans le circuit d’air, mais ils n’en connaissaient pas l’origine. Ils estimaient cependant que l’aéronef 415 était en état de navigabilité et qu’il sécuritaire pour le vol. M. Delgado et M. Liang ont quand même maintenu leur refus de travailler.

[3]  Une agente de santé et de sécurité (ASS) a mené une enquête et a rendu une décision le 18 juillet 2011. L’ASS a conclu qu’il n’y avait pas de danger. Elle a noté que, le 22 juin 2011, l’équipe de maintenance avait découvert une fuite hydraulique d’huile pour réacteur Skydrol LD4 et que la fuite était probablement à l’origine de la situation liée à des émanations. Toutefois, cette huile figurait sur la fiche signalétique de sécurité de produit (la fiche signalétique) et n’entrait pas dans la catégorie des matières dangereuses. Il était impossible de déterminer si la fuite avait effectivement causé l’odeur, mais il n’y avait aucun effet à long terme connu sur la santé découlant de l’inhalation. M. Delgado et M. Liang n’ont pas non plus signalé quelque maladie ou symptôme que ce soit.

[4]  Le 4 janvier 2012, Hadin Blaize a refusé de travailler en raison d’une situation liée à des émanations similaires à bord d’un aéronef portant le numéro de dérive 214 [l’aéronef 214]. Le directeur de vol a informé Mme Blaize qu’une possible fuite d’huile avait été consignée dans le carnet des défectuosités cabine de l’aéronef 214. Mme Blaize a fait état de nausées et de difficultés respiratoires. Elle a refusé de participer à la prochaine étape du vol. La directrice de l’équipage de cabine et le commandant de bord ont mené une enquête et conclu qu’il n’y avait pas de fuite d’huile ni de risque. Le commandant de bord a affirmé qu’il retournerait immédiatement à la porte d’embarquement si l’odeur persistait, mais Mme Blaize a tout de même maintenu son refus de travailler.

[5]  Une ASS a mené une enquête et a rendu une décision le 26 mars 2012. L’ASS a conclu qu’il n’y avait pas de danger et a souligné que, depuis novembre 2011, Air Canada avait élaboré des procédures strictes de maintenance et de dépannage pour composer avec les [traduction« incidents liés à des odeurs ». La compagnie aérienne était donc bien placée pour cerner la cause de l’odeur, en l’occurrence probablement de l’huile Mobil Jet Oil II. Mme Blaize a reçu une copie de la fiche signalétique, selon laquelle, dans des conditions normales, l’exposition à l’huile de réacteur n’entraînait pas d’effets néfastes sur la santé. Bien que l’exposition à de l’huile de réacteur en décomposition puisse causer des maux de tête, des nausées ainsi qu’une irritation des yeux, du nez et de la gorge, Mme Blaize n’a été exposée, dans le pire des cas, que brièvement à un faible niveau de vapeurs.

[6]  M. Delgado, M. Liang et Mme Blaize [les employés] ont interjeté appel des décisions des ASS devant le Tribunal de santé et sécurité au travail. Un agent d’appel [l’agent] a entendu les appels ensemble et a confirmé qu’il n’y avait eu aucun danger pendant les situations liées à des émanations [la décision initiale].

[7]  Toutefois, le même agent a confirmé la conclusion d’une ASS selon laquelle Air Canada n’avait pas respecté son obligation au titre du Code canadien du travail, RSC, 1985, c L‑2 [le Code], de prévenir les risques découlant des situations liées à des émanations [la décision connexe].

[8]  Le Syndicat canadien de la fonction publique, composante d’Air Canada [le SCFP], a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision initiale. Le 6 juin 2017, la juge Susan Elliott a annulé la décision initiale et renvoyé l’affaire pour que le même agent rende une nouvelle décision (Syndicat canadien de la fonction publique c Air Canada, 2017 CF 554 [SCFP]). La juge Elliott a conclu que la décision initiale ainsi que la décision connexe semblaient incohérentes et qu’il n’était pas clair de quelle façon le même agent, en examinant la même preuve, pouvait conclure à l’absence de danger découlant des situations liées à des émanations, tout en jugeant qu’Air Canada n’avait pas pris de mesures pour prévenir ce même danger.

[9]  Dans une décision datée du 7 février 2019, l’agent a expliqué comment les deux décisions pouvaient être conciliées [la nouvelle décision]. Il a établi une distinction entre l’existence d’un danger, qui avait été jugé absent dans la décision initiale, et la possibilité d’un danger, qui avait été établie dans la décision connexe. Aucune des parties ne conteste cet aspect de la nouvelle décision.

[10]  Dans la nouvelle décision, l’agent a également reconsidéré la conclusion d’absence de danger qu’il avait tirée précédemment dans la décision initiale. Vu l’objectif de prévention du Code ainsi que les circonstances particulières dans lesquelles les agents de bord exerçaient leurs fonctions, l’agent a déclaré que les situations liées à des émanations avaient bel et bien donné lieu à un danger. Les refus de travailler des employés étaient donc justifiés.

[11]  Air Canada sollicite le contrôle judiciaire de la nouvelle décision. Elle fait valoir que la preuve a clairement établi que les situations liées à des émanations n’ont pas donné lieu à un danger et qu’il était donc déraisonnable pour l’agent de conclure autrement.

[12]  Une conclusion de danger ne peut pas reposer sur des conjectures ou des hypothèses. La tâche du décideur consiste à apprécier la preuve pour déterminer s’il est plus probable que le contraire que le danger allégué par un demandeur existe ou existera à l’avenir. Ayant conclu que, selon la prépondérance des probabilités, la preuve n’établissait pas l’existence d’un risque objectif, il n’était pas raisonnablement loisible à l’agent de conclure qu’il y avait un danger et que les refus de travailler des employés étaient justifiés.

[13]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  La décision initiale

[14]  L’agent a rendu la décision initiale le 27 août 2015 (Diaz Delgado et al c Air Canada, 2015 TSSTC 15), dans laquelle il confirmait les conclusions des ASS selon lesquelles il n’y avait eu aucun danger dans le cadre des deux vols. L’agent a fondé sa décision principalement sur le témoignage incontesté de David Supplee, un ancien chef mécanicien breveté d’Airbus. Durant son témoignage, M. Supplee a déclaré que les situations liées à des émanations étaient probablement causées par de l’huile ou du fluide hydraulique qui avait fui de joints non étanches du réacteur ou du groupe auxiliaire de bord et qui a été vaporisé ou pyrolysé par la chaleur, ce qui avait contaminé l’air remis en circulation dans la cabine.

[15]  L’agent a également entendu le témoignage du Dr Clifford Weisel, un expert en sciences de l’exposition. Durant son témoignage, le Dr Weisel a déclaré que les fuites d’huile étaient rares (1 % des cycles de vol), que l’huile pyrolysée peut faire en sorte que l’air de la cabine atteigne des seuils d’exposition au‑delà desquels il peut y avoir un risque d’effets néfastes sur la santé et que, du seul fait de l’odeur, les employés pouvaient vraisemblablement s’attendre à être exposés à des produits chimiques dangereux et toxiques.

[16]  De plus, l’agent a entendu le témoignage du Dr Robert Harrison, un expert en médecine du travail et en toxicologie. Durant son témoignage, le Dr Harrison a déclaré que les employés qui ont refusé de travailler en raison des situations liées à des émanations et qui ont ensuite éprouvé des effets néfastes sur la santé auraient pu raisonnablement s’attendre à avoir des problèmes de santé aigus et/ou chroniques découlant de leur exposition à des aérocontaminants toxiques.

[17]  Enfin, l’agent a entendu le témoignage de l’expert d’Air Canada, le Dr Richard Carl Pleus, toxicologue. Durant son témoignage, le Dr Pleus a déclaré que les odeurs ne reflétaient pas un risque et que la preuve était insuffisante pour établir la présence de niveaux nocifs de contaminants.

[18]  L’agent a posé la question suivante : au moment de leur refus de travailler, les employés étaient‑ils exposés à un danger au sens du paragraphe 122(1) du Code? La question déterminante consistait à savoir si les odeurs signalaient un danger suffisant pour justifier le refus de travailler. À l’époque pertinente, le paragraphe 122(1) du Code définissait ainsi la notion de « danger » :

Situation, tâche ou risque — existant ou éventuel — susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade — même si ses effets sur l’intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats —, avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée. Est notamment visée toute exposition à une substance dangereuse susceptible d’avoir des effets à long terme sur la santé ou le système reproducteur.

means any existing or potential hazard or condition or any current or future activity that could reasonably be expected to cause injury or illness to a person exposed to it before the hazard or condition can be corrected, or the activity altered, whether or not the injury or illness occurs immediately after the exposure to the hazard, condition or activity, and includes any exposure to a hazardous substance that is likely to result in a chronic illness, in disease or in damage to the reproductive system.

[19]  La définition de « danger » a depuis été précisée, mais les mots « avant que [...] la situation soit corrigée [...] ou le risque écarté » demeurent :

Situation, tâche ou risque qui pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté.

means any hazard, condition or activity that could reasonably be expected to be an imminent or serious threat to the life or health of a person exposed to it before the hazard or condition can be corrected or the activity altered.

[20]  L’agent a cité l’objet du Code énoncé à l’article 122.1, soit de « prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi régi par [l]es dispositions [de la présente partie] ». En s’appuyant sur le témoignage du Dr Pleus, il a conclu que le risque en question n’était pas l’odeur désagréable, mais l’huile de réacteur pyrolysée ou le fluide hydraulique. L’agent a jugé que l’air vicié pouvait être dangereux pour la santé et que, au moment d’apprécier le danger, l’odeur n’était pas le facteur déterminant, parce que « des produits chimiques inodores peuvent être en réalité très dangereux pour la santé ». La question centrale consistait donc à savoir si l’on pouvait vraisemblablement s’attendre à ce que les produits chimiques présents dans la cabine de l’aéronef, et non leur odeur, causent des blessures ou une maladie avant qu’il soit possible d’écarter le risque ou de corriger la situation.

[21]  L’agent a conclu que la preuve était insuffisante pour établir un tel danger. En elle‑même, l’odeur signalait seulement la présence de produits chimiques, sans pour autant établir que le niveau de concentration des produits chimiques était susceptible de causer une exposition suffisante pour satisfaire à la définition statutaire de « danger ». À la lumière de cette conclusion, et parce qu’Air Canada avait pris des mesures pour répondre aux situations liées à des émanations lorsqu’elle en était avisée, l’agent était convaincu que tout risque éventuel pouvait être écarté avant de causer des blessures aux employés ou de les rendre malades.

III.  La décision connexe

[22]  L’agent a également examiné deux appels de refus de travailler de la part d’agents de bord différents qui avaient vécu des situations liées à des émanations dans des cabines d’aéronef durant des vols en octobre et novembre 2011. Des ASS avaient enquêté et conclu qu’Air Canada avait contrevenu à l’alinéa 125.1f) du Code et à l’article 5.4 du Règlement sur la santé et la sécurité au travail (aéronefs), DORS/2011‑87, ainsi qu’au paragraphe 125.2(1) et à l’alinéa 125(1)s) du Code. Air Canada a contesté trois instructions émises par les ASS au titre du paragraphe 145(1) du Code.

[23]  L’agent a rendu la décision connexe le 27 août 2015 (Air Canada c Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), 2015 TSSTC 14), soit le même jour que la décision initiale. Il a confirmé deux des trois instructions, au motif qu’Air Canada n’avait pas averti ses employés d’un risque qui découlait des situations liées à des émanations ni mené d’enquête à ce sujet.

[24]  L’agent a observé que, selon la fiche signalétique, l’huile de réacteur pouvait se décomposer et dégager des émanations irritantes ou nocives, causant des symptômes comme des maux de tête, des nausées ainsi qu’une irritation des yeux, du nez et de la gorge. Il a donc conclu qu’une fois que l’huile de réacteur pyrolysée était détectable par l’odeur, il y avait des « risques prévisibles pour la santé ». L’agent a jugé que l’exposition à l’huile de réacteur pyrolysée pouvait poser un risque que la santé soit compromise.

[25]  Air Canada n’a pas demandé le contrôle judiciaire de la décision connexe.

IV.  La nouvelle décision

[26]  À la suite de la décision SCFP de la juge Elliott, l’agent a réexaminé sa décision initiale et a rendu la nouvelle décision le 7 février 2019 (Delgado c Air Canada, 2019 TSSTC 3). La nouvelle décision était fondée sur les mêmes faits et la même preuve d’expert que la décision initiale.

[27]  Les parties ne contestent pas l’explication de l’agent concernant l’apparente contradiction entre la décision initiale et la décision connexe. Dans la nouvelle décision, l’agent a établi une distinction entre l’existence d’un danger, qui avait été jugé absent dans la décision initiale, et la possibilité d’un danger, dont l’existence avait été confirmée dans la décision connexe. Le seuil associé à l’obligation de l’employeur de prendre les mesures d’enquête appropriées, d’apprécier l’exposition éventuelle des employés à des substances dangereuses et de les informer des risques prévisibles pour la santé est inférieur au seuil permettant d’établir l’existence d’un danger.

[28]  Dans la décision SCFP, la juge Elliott s’était demandé si l’agent avait appliqué la bonne norme de preuve (citant l’arrêt Ediger c Johnston, 2013 CSC 18, au par. 36). Dans la nouvelle décision, l’agent a confirmé avoir apprécié le danger allégué selon la prépondérance des probabilités, et non selon le principe de la certitude scientifique. L’agent a examiné la preuve une deuxième fois et a confirmé sa conclusion précédente, soit que, à la lumière des témoignages d’experts, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que les situations liées à des émanations avaient donné lieu à un danger tel que défini à l’époque au par. 122(1) du Code.

[29]  Conformément aux instructions de la juge Elliott dans la décision SCFP, l’agent a tenu compte de l’objet énoncé à l’article 122.1 du Code, soit de prévenir les accidents et les atteintes à la santé des employés qui surviennent dans le cadre de l’emploi. Il a conclu que, dans la décision initiale, il n’avait pas accordé assez d’importance à l’objectif de prévention du Code et à la situation particulière des agents de bord. L’agent a ensuite jugé qu’il y avait bel et bien un danger et que les refus de travailler des employés étaient justifiés (au par. 110) :

J’ai conclu cidessus que l’examen des avis exprimés par les témoins experts ne m’a pas permis de conclure à un danger. Cependant, je dois reconnaître que l’effet combiné de leurs avis, avec les autres éléments de preuve qui ont été soumis, mène à la conclusion générale et incontestable que la présence d’air vicié dans la cabine d’un aéronef est susceptible de causer une maladie si certaines conditions sont remplies, d’où l’obligation de mener une enquête selon les conditions établies par le Code et conformément à celuici. Par conséquent, ayant conclu que la preuve appuie la conclusion générale selon laquelle on peut raisonnablement s’attendre à ce que l’air vicié de la cabine puisse entraîner des maladies dans un contexte où on ne peut prévoir si tel sera le cas, les employés pourraient néanmoins être tenus de continuer à travailler ou obligés de rester exposés à l’air vicié, au même titre que tous les autres occupants de l’aéronef tant que ce dernier est en service. C’est pourquoi, dans le respect de l’objet du Code, j’estime qu’une telle constatation est un motif suffisant pour conclure à un « danger » au sens du Code.

V.  La question en litige

[30]  L’unique question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

VI.  Analyse

[31]  La décision de l’agent est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, aux par. 2 et 28 à 33). La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100). Ces critères sont respectés si les motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi le décideur a rendu la décision et de déterminer si celle‑ci appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. (Vavilov, aux par. 85 et 86, citant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47).

[32]  Air Canada affirme que, pour établir l’existence d’un « danger » aux termes du Code, il faut à la fois un élément objectif et un élément subjectif. L’existence réelle ou éventuelle d’une situation, d’une tâche ou d’un risque doit être établie objectivement, et les employés doivent avoir une attente subjective et raisonnable que leur exposition cause des blessures ou une maladie avant que la situation soit corrigée ou le risque écarté. Étant donné qu’il a été confirmé que la preuve ne permettait pas de confirmer l’existence objective d’un « danger » réel ou éventuel, Air Canada fait valoir qu’il n’était pas loisible à l’agent de conclure que les employés avaient une attente subjective et raisonnable de blessures ou de maladie en raison de leur exposition à des produits chimiques présents dans l’air de la cabine.

[33]  Air Canada maintient que la décision de l’agent est incompatible avec la jurisprudence faisant autorité (Martin c Canada (Procureur général), 2005 CAF 156 [Martin], au par. 37; Verville c Canada (Service correctionnel), 2004 CF 767, au par. 36) et contraire à l’intention du législateur. La Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Martin, au paragraphe 37 :

Je conviens qu’une conclusion de danger ne peut reposer sur des conjectures ou des hypothèses. Mais lorsqu’on cherche à déterminer si l’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’un risque éventuel ou une activité future cause des blessures avant que le risque puisse être écarté ou que la situation soit corrigée, on traite nécessairement de l’avenir. Les tribunaux administratifs sont régulièrement appelés à interpréter le passé et le présent pour tirer des conclusions sur ce à quoi on peut s’attendre à l’avenir. Leur rôle en pareil cas consiste à apprécier la preuve pour déterminer les probabilités que ce qu’affirme le demandeur se produise plus tard.

[34]  La Cour d’appel fédérale a confirmé le critère en question dans l’arrêt Société canadienne des postes c Pollard, 2008 CAF 305 [Pollard], aux paragraphes 16 et 17 :

[...] pour conclure à la présence d’un danger, il faut déterminer dans quelles circonstances le risque éventuel est raisonnablement susceptible de causer des blessures, et établir que ces circonstances se présenteront dans l’avenir, non comme simple possibilité, mais comme possibilité raisonnable; que pour conclure à la présence d’un danger, il s’agit de déterminer les probabilités que ce qu’affirme le plaignant se produise plus tard; que le risque doit être raisonnablement susceptible de causer des blessures avant qu’il ne soit écarté; et qu’il n’est pas nécessaire d’établir à quel moment précis le risque surviendra ni qu’il survient chaque fois.

[35]  En termes simples, Air Canada affirme que l’agent ne pouvait pas conclure que les refus de travailler des employés étaient justifiés sans, d’abord, conclure, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existait un risque objectif. Selon Air Canada, si l’approche de l’agent était appliquée de façon générale, tous les agents de bord pourraient refuser de travailler en raison de préoccupations subjectives liées à des situations qui ne constituent pas, en fait, un « danger » au sens du Code.

[36]  Le SCFP répond que les circonstances de la présente affaire [traduction« appuient amplement la conclusion selon laquelle il y avait une [TRADUCTION] “possibilité réaliste” ou une “possibilité raisonnable” de blessures ou de maladie » à bord des aéronefs à l’époque des refus de travailler. L’air de la cabine était vraisemblablement contaminé par de l’huile pyrolysée, détectable par une odeur distinctive; la preuve tendait à démontrer que, lorsqu’ils atteignent certaines concentrations dans l’air, les produits chimiques contenus dans l’huile pyrolysée sont nocifs pour la santé; l’agent a conclu que la simple présence d’air vicié était susceptible de causer une maladie, ce qui établissait l’élément objectif du danger.

[37]  Le SCFP fait remarquer qu’au moins un des employés a présenté des symptômes correspondant à une exposition à de l’air vicié dans la cabine et qu’il n’était pas possible de mesurer le niveau précis d’une telle contamination. Vu la nature du lieu de travail (un aéronef sur le point de décoller), les employés ne pouvaient pas corriger ou modifier la situation en quittant les lieux.

[38]  L’aspect problématique de la position du SCFP, c’est que l’agent a expressément déclaré que, selon la prépondérance des probabilités, la preuve n’établissait pas l’existence d’un « danger » objectif (au par. 102). Comme il a été mentionné précédemment, l’agent pouvait, au plus, tirer la conclusion suivante au sujet des faits (au par. 110) :

[J]e dois reconnaître que l’effet combiné [des avis exprimés par les témoins experts], avec les autres éléments de preuve qui ont été soumis, mène à la conclusion générale et incontestable que la présence d’air vicié dans la cabine d’un aéronef est susceptible de causer une maladie si certaines conditions sont remplies, d’où l’obligation de mener une enquête selon les conditions établies par le Code et conformément à celuici. [...]

[39]  Toutefois, l’agent n’a pas conclu que, dans la présente affaire, ces « certaines conditions » étaient remplies. Au contraire, il a conclu que la preuve n’appuyait pas la conclusion selon laquelle les aérocontaminants avaient atteint un niveau de concentration suffisant pour constituer un danger pour les employés.

[40]  Dans les arrêts Martin et Pollard, la Cour d’appel fédérale a statué qu’une conclusion de danger ne pouvait pas reposer sur des conjectures ou des hypothèses. La tâche du décideur consiste à apprécier la preuve pour déterminer s’il est plus probable que le contraire que ce qu’un demandeur affirme se produira à l’avenir. En l’espèce, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure qu’il était plus probable que le contraire que les employés allaient subir des effets néfastes sur la santé en raison des aérocontaminants à l’origine de l’odeur désagréable.

[41]  L’agent a pris acte de la situation unique des employés qui travaillent à bord d’un aéronef et leur droit particulier de refuser de travailler, qui est reconnu au paragraphe 128(3) du Code :

Navires et aéronefs

(3) L’employé se trouvant à bord d’un navire ou d’un aéronef en service avise sans délai le responsable du moyen de transport du danger en cause s’il a des motifs raisonnables de croire :

a) soit que l’utilisation ou le fonctionnement d’une machine ou d’une chose à bord constitue un danger pour lui‑même ou un autre employé;

b) soit qu’il est dangereux pour lui de travailler à bord;

c) soit que l’accomplissement d’une tâche à bord constitue un danger pour lui‑même ou un autre employé.

Le responsable doit aussitôt que possible, sans toutefois compromettre le fonctionnement du navire ou de l’aéronef, décider si l’employé peut cesser d’utiliser ou de faire fonctionner la machine ou la chose en question, de travailler dans ce lieu ou d’accomplir la tâche, et informer l’employé de sa décision.

Employees on ships and aircraft

(3) If an employee on a ship or an aircraft that is in operation has reasonable cause to believe that

(a) the use or operation of a machine or thing on the ship or aircraft constitutes a danger to the employee or to another employee,

(b) a condition exists in a place on the ship or aircraft that constitutes a danger to the employee, or

(c) the performance of an activity on the ship or aircraft by the employee constitutes a danger to the employee or to another employee,

the employee shall immediately notify the person in charge of the ship or aircraft of the circumstances of the danger and the person in charge shall, as soon as is practicable after having been so notified, having regard to the safe operation of the ship or aircraft, decide whether the employee may discontinue the use or operation of the machine or thing or cease working in that place or performing that activity and shall inform the employee accordingly.

[42]  L’agent a ensuite souligné que la situation unique du travail sur un aéronef « doit faire partie de l’équation en vue d’établir si l’exercice du refus de travailler s’appuie sur un “danger” dans les présents cas ». Une telle affirmation est indubitablement vraie, mais elle ne permet pas de combler l’écart entre l’attente subjective des employés quant au risque de maladie ou de blessures et l’insuffisance de la preuve pour établir l’existence d’un risque objectif. Le droit particulier des employés à bord d’un aéronef de refuser de travailler qui est reconnu au paragraphe 128(3) du Code n’abroge pas l’exigence, confirmée par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Martin et Pollard, selon laquelle l’éventualité d’une maladie ou d’une blessure que les employés soulèvent doit être plus probable que le contraire.

VII.  Conclusion

[43]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée au Tribunal de santé et sécurité au travail pour nouvelle décision.

[44]  Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens, elles peuvent présenter des observations écrites, ne dépassant pas trois (3) pages, dans les vingt et un (21) jours suivant la date de la présente décision.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

  1. que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et que l’affaire est renvoyée au Tribunal de santé et sécurité au travail pour nouvelle décision;

  2. que, si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens, elles peuvent présenter des observations écrites, ne dépassant pas trois (3) pages, dans les vingt et un (21) jours suivant la date de la présente décision.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑436‑19

 

INTITULÉ :

AIR CANADA c SYNDICAT CANADIEN DE LA FONCTION PUBLIQUE, COMPOSANTE D’AIR CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 FÉVRIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

Rosalind H. Cooper

 

POUR La DEMANDeresse

 

James L. Robbins

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR La DEMANDeresse

 

Cavalluzzo LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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