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Dossier : IMM‑4179‑19

Référence : 2020 CF 491

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 avril 2020

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

ELENA CRENNA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration [la SAI] autorisant le ministre à interjeter appel d’une décision de la Section de l’immigration [la SI]. La SAI a conclu que la demanderesse était « interdit[e] de territoire pour raison de sécurité » parce qu’elle était « l’auteur[e] de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada », au sens de l’alinéa 34(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II.  Faits

[2]  La demanderesse est une femme âgée de 58 ans qui est à la fois citoyenne de la Russie et des États‑Unis d’Amérique. En 2012, elle a épousé David Crenna, un citoyen canadien. En septembre 2013, la demanderesse a déménagé au Canada pour résider avec M. Crenna. M. Crenna a parrainé la demande de résidence permanente présentée par la demanderesse en décembre 2013. La demande a été rejetée par la SAI, ce qui a donné lieu à la présente demande de contrôle judiciaire.

[3]  Les faits ne sont pas contestés. Voici les faits pertinents.

A.  Historique professionnel de M. Crenna et événements qui ont précédé le projet d’habitation de Tver

[4]  En 1994, M. Crenna, dont le témoignage a été jugé crédible par la SAI, était un consultant en logement privé. En 1994, il a été nommé conducteur des travaux et co‑administrateur du projet d’habitation de Tver [le Tver Housing Project ou THP] par la Société canadienne d’hypothèque et de logement [la SCHL]. La SCHL est une société d’État qui appartient entièrement au gouvernement du Canada.

[5]  Avant sa nomination par la SCHL, M. Crenna avait des antécédents de travail importants auprès de la SCHL et il a occupé des postes principaux au sein du gouvernement du Canada.

[6]  Dans les années 1960, la SCHL a embauché M. Crenna directement après qu’il a terminé ses études supérieures pour travailler dans sa division des politiques. Au cours de son travail à la SCHL, il est devenu gestionnaire de l’élaboration des politiques, conseiller ministériel et directeur des relations internationales de la SCHL, entre autres.

[7]  En 1981, M. Crenna a été détaché de la SCHL auprès du Cabinet du premier ministre du Canada, l’honorable P. E. Trudeau. Il a été l’un des deux conseillers en politiques du premier ministre Trudeau jusqu’en 1984; le premier ministre avait également un secrétaire principal. M. Crenna (qui était la [traduction] « cerise sur le gâteau ») a assuré la liaison entre le Cabinet du premier ministre et le Bureau du Conseil privé concernant un large éventail de questions, y compris les affaires étrangères, les questions de défense et la politique sociale. Le Bureau du Conseil privé abrite les plus hauts fonctionnaires du gouvernement du Canada. Le Bureau du Conseil privé rend compte directement au premier ministre ou par l’intermédiaire de son personnel, comme M. Crenna.

[8]  Le principal projet sur lequel M. Crenna travaillait pendant qu’il était détaché de la SCHL était l’Initiative de paix du premier ministre. Il a décrit cette Initiative de paix comme visant à tirer parti des changements en Union soviétique pour mettre fin à la Guerre froide. Il a poursuivi son travail dans le cadre de l’Initiative de paix après avoir quitté le Cabinet du premier ministre et son travail a pris fin en 1994.

[9]  Pendant cette période, M. Crenna a joué un rôle essentiel dans la mise sur pied de l’Institut canadien pour la paix et la sécurité internationales, financé par le gouvernement du Canada. À l’époque et par la suite, il s’est porté volontaire auprès d’un organisme privé lié appelé le Centre canadien pour le contrôle des armements et le désarmement [le Centre].

[10]  Après la fin de son détachement auprès du premier ministre, M. Crenna est retourné à la SCHL à titre de conseiller en politiques. Selon son témoignage, il est finalement devenu responsable du budget général de la SCHL d’environ un milliard de dollars. À ce titre, il a participé à l’élaboration du plan stratégique et des documents budgétaires de la SCHL. Il est ensuite devenu un consultant privé pendant 19 ans et a occupé un poste auprès de l’Association canadienne des constructeurs d’habitations.

[11]  Dans le cadre de son travail avec le Centre, M. Crenna a participé à un projet de reconversion des industries de défense en Russie. À l’époque, la Russie avait réduit ses dépenses militaires et avait lancé un processus d’ouverture aux idées occidentales et aux affaires. Il a déclaré dans son témoignage que l’économie russe s’était essentiellement effondrée parce que 25 % de la production totale avait été consacrée aux dépenses en matière de défense.

[12]  M. Crenna a constaté une possibilité et a proposé au Centre un projet que le gouvernement canadien a accepté de financer. Le projet avait pour but d’associer des entreprises canadiennes avec des entreprises russes pour fabriquer des biens civils. Ce projet a été clos en décembre 1993.


 

B.  Possibilités commerciales russes‑canadiennes repérées à Tver, en Russie

[13]  En 1994, M. Crenna a repéré un projet en Russie qui serait financé par la SCHL et la Banque mondiale, entre autres. Le projet offrirait aux entreprises canadiennes une possibilité concernant la construction de maison à ossature bois de style canadien en Russie. Le projet pourrait profiter aux entreprises canadiennes en ce qui a trait à l’exportation de technologie, de matériel et de fournitures canadiens. Ce projet était intéressant pour la Russie parce qu’il pourrait offrir des emplois et une formation aux militaires russes démobilisés en raison de la réduction des dépenses en matière de défense. Ce projet faisait partie de la reconversion des industries de défense de Russie.

[14]  Le projet était situé à Tver, en Russie, et, comme cela a été indiqué ci‑dessus, il s’appelait le projet d’habitation de Tver ou THP. Le THP a commencé en mai 1994.

[15]  La SCHL a confié à M. Crenna la responsabilité du THP à titre de conducteur des travaux et de co‑administrateur.

C.  M. Crenna embauche la demanderesse à titre d’interprète dans le cadre du THP

[16]  En 1994, la demanderesse, dont le témoignage a été jugé crédible par la SAI, était une interprète russe‑anglais. À l’époque, la demanderesse travaillait à Tver, en Russie, comme interprète pour une université américaine.

[17]  La demanderesse et M. Crenna se sont rencontrés en mai 1994. M. Crenna avait besoin d’un interprète non seulement pour interpréter et traduire les conversations avec les conférenciers russes, mais également pour réviser la traduction d’un manuel de construction en cours d’élaboration concernant le THP. M. Crenna a embauché la demanderesse à titre d’interprète principale pour la durée du THP. Elle n’a signé aucune entente de confidentialité.

[18]  Peu après son embauche, la demanderesse a été approchée par un agent du renseignement russe [l’agent du FSB] du Service fédéral de la sécurité de la Russie [le FSB]. Je dois préciser que la demanderesse a fait référence à cet agent du renseignement en tant qu’agent du KGB. Il ne fait aucun doute que cette personne était un agent de l’un des nombreux services du renseignement de la Russie, dont les rôles et les responsabilités étaient en évolution constante. Le gouvernement russe souhaitait avoir des renseignements sur le THP. La demanderesse a déclaré que cette première réunion avec l’agent du FSB a eu lieu en juin 1994 et le défendeur en convient.

[19]  Tel que cela a été indiqué antérieurement, les faits ne sont pas contestés.

[20]  Lors de cette première réunion avec la demanderesse, qui a eu lieu en juin 1994, l’agent russe du FSB a posé des questions à la demanderesse au sujet du THP. La demanderesse lui a fourni les renseignements demandés.


 

D.  La demanderesse fait état du contact du FSB à M. Crenna, en sa qualité de conducteur des travaux et co‑administrateur du THP — et M. Crenna demande à la demanderesse de collaborer avec le FSB et de leur donner les renseignements qu’il demande

[21]  Selon la preuve non contestée, peu de temps après que le FSB l’avait contactée, la demanderesse a signalé la démarche à M. Crenna en tant que conducteur des travaux canadien responsable et en tant que la personne qui l’avait embauchée. Cela aurait eu lieu en juin 1994.

[22]  Fait important, la SAI a de façon raisonnable conclu que M. Crenna [traduction] « était le supérieur immédiat de la demanderesse et en autorité sur cette dernière pour lui donner des instructions. »

[23]  Selon la demanderesse, lorsqu’elle l’a informé du contact de l’agent du FSB, M. Crenna lui a dit de lui donner les renseignements qu’il voulait avoir et lui a demandé de collaborer. M. Crenna a dit qu’il lui a demandé de collaborer avec le FSB.

[24]  À ce stade, après avoir examiné le dossier, celui‑ci admet une seule interprétation raisonnable, notamment que M. Crenna avait ordonné ou demandé à la demanderesse de collaborer avec le FSB et de donner à l’agent du FSB tous les renseignements qu’il souhaitait obtenir. Fait important, que M. Crenna ait ordonné à la demanderesse de donner au FSB les renseignements qu’il demandait ou qu’il lui ait dit de collaborer avec le FSB, le contrôle judiciaire de cette affaire est limité par le fait que M. Crenna a consenti aux divulgations faites par la demanderesse au FSB et les a autorisées. J’examinerai le dossier à cet égard de manière plus approfondie dans la section de l’analyse des présents motifs.

[25]  Il ressort également clairement du dossier que la demanderesse n’était pas engagée dans une relation amoureuse au moment où M. Crenna lui a demandé ou lui a dit de collaborer avec l’agent du FSB. De même, il n’existe aucune autre interprétation raisonnable des faits en l’espèce. J’examinerai également le dossier à cet égard de manière plus approfondie dans mon analyse.

E.  M. Crenna n’a pas signalé le rapport de la demanderesse concernant le contact du FSB

[26]  M. Crenna n’a pas signalé à ses supérieurs le rapport de la demanderesse au sujet du contact du FSB ni de ses instructions ou de sa demande en tant que son supérieur afin que la demanderesse collabore et donne à l’agent du FSB les renseignements qu’il souhaitait obtenir.

[27]  Selon le témoignage de M. Crenna, qui, je souligne de nouveau, a été jugé crédible par la SAI, il avait plusieurs raisons de ne pas signaler à ses supérieurs ces contacts ou sa demande de collaboration de la demanderesse avec le FSB. En premier lieu, il estimait que de tels contacts par les services du renseignement russes étaient prévus et qu’il ne valait donc pas la peine de les signaler. En deuxième lieu, il ne voulait pas compromettre le THP. En troisième lieu, même s’il y avait un autre employé de la SCHL supérieur à M. Crenna en Russie, M. Crenna a éprouvé des difficultés avec cette personne parce qu’il s’était mal comporté et avait créé une situation embarrassante. Enfin, M. Crenna a témoigné en disant qu’il avait conclu une entente avec le Service canadien du renseignement de sécurité [le SCRS] à un niveau beaucoup plus élevé, selon laquelle, si quelque chose survenait qui ne relevait pas de la portée du THP, il en informerait le SCRS.

[28]  Par conséquent, à la question de savoir pourquoi il n’avait pas informé son supérieur du contact du FSB, il a répondu en demandant pourquoi il devait rendre compte à un [traduction] « vendeur au détail » alors qu’il était en contact avec le [traduction] « gestionnaire général ».

[29]  Ce témoignage n’a pas été contredit.

F.  Rencontres de la demanderesse avec l’agent du FSB

[30]  La demanderesse a eu cinq à sept rencontres avec l’agent du FSB au cours de la durée du THP. Sur autorisation et à la demande de M. Crenna, la demanderesse a collaboré et a répondu aux questions de l’agent du FSB et lui a donné les renseignements qu’il a demandés.

[31]  La demanderesse agissait également à titre d’interprète russe‑anglais lors de deux visites au Canada où des discussions ont été tenues entre des hommes d’affaires canadiens et russes et des représentants du gouvernement canadien.

[32]  En premier lieu, en septembre 1995, la demanderesse a accompagné un groupe composé de deux cadres d’entreprise de construction russes, lors d’un séjour de deux semaines au Canada dans le cadre d’une visite par l’architecte en chef de la Russie. Une rencontre entre la demanderesse et l’agent du FSB a ensuite été tenue à son retour en Russie.

[33]  En deuxième lieu, en décembre 1995, la demanderesse est venue au Canada encore une fois pour environ deux semaines afin d’accompagner des cadres d’entreprise russe qui souhaitent acheter du matériel. Au Canada, elle a assisté à une réception en présence du ministre russe de la construction et de représentants de la SCHL. Une rencontre avec l’agent du FSB a ensuite été tenue à son retour en Russie.

[34]  La demanderesse a rencontré l’agent du FSB à d’autres moments pendant le THP, qui a commencé en 1994 et s’est terminé en 1996.

G.  Relation entre la demanderesse et M. Crenna et les allégations répétées d’« espionne sexuelle » formulées par le défendeur qui n’ont pas été retenues

[35]  En août 1994, environ deux mois après que M. Crenna eut autorisé la divulgation de la demanderesse au FSB, la demanderesse et M. Crenna ont commencé une relation amoureuse.

[36]  La relation amoureuse a pris fin deux ans plus tard, lorsque le THP s’est terminé en juillet 1996.

[37]  Plusieurs années plus tard, en 2008, M. Crenna a contacté la demanderesse pour lui faire part d’un roman publié en 2007 intitulé : Comrade J: The Untold Secret of Russia’s spy in America after the end of the cold war [le livre Comrade J]. Ce livre avait été rédigé par un dénommé Pete Early et, malgré l’utilisation de noms différents, certains ont allégué que ce roman portait sur le travail de M. Crenna en Russie et sa relation avec la demanderesse. On a dit qu’il décrivait la demanderesse comme une espionne sexuelle.

[38]  Devant les deux tribunaux mentionnés ci‑dessous, le ministre défendeur a invoqué le livre Comrade J, et a allégué que la demanderesse était une « espionne sexuelle » qui exploitait un [traduction] « piège à miel ». La SI et la SAI ont toutes les deux conclu que le roman n’était pas fiable. La SI et la SAI ont rejeté l’allégation d’espionne sexuelle formulée par le ministre. La SAI a conclu comme suit :

[59] Je n’accorde aucune valeur probante au livre Comrade J fondé sur les déclarations d’un ancien espion russe qui a fait défection aux États‑Unis. Le rapport et le témoignage de l’expert, le professeur M. Wark, à ce sujet sont probants et je suis d’avis que le contenu de ce livre n’est pas fiable. Il est probable que ce soit ce livre qui ait permis aux autorités de l’immigration d’identifier l’intimée et de soulever la question d’interdiction de territoire pour raison de sécurité, néanmoins les déclarations qu’il contient ne sont pas établies comme étant des faits prouvés. J’adhère donc aux conclusions de ma collègue de la SI à cet égard et je ne retiens pas les prétentions de l’appelant selon lesquelles l’intimée ait été utilisée comme « sex spy » par le FSB.

[39]  Fait important, le défendeur n’a pas invoqué le livre Comrade J et n’a pas allégué que la demanderesse était une espionne sexuelle devant moi.

[40]  Lorsque M. Crenna a contacté la demanderesse en 2008 pour l’informer du livre Comrade J, celle‑ci vivait aux États‑Unis.

[41]  La demanderesse avait obtenu la citoyenneté dans le cadre de la naturalisation en 2004. À cet égard, elle a fait l’objet d’une enquête et d’une entrevue par le Federal Bureau of Investigation [le FBI] des États‑Unis. Elle n’a eu aucun problème avec le FBI, l’immigration américaine ou la citoyenneté américaine. Elle n’a pas fait l’objet d’allégations d’espionnage. La demanderesse n’a éprouvé aucune difficulté à devenir une citoyenne américaine.

[42]  En fin de compte, M. Crenna et la demanderesse ont repris leur relation. Ils se sont mariés en 2012.

H.  La demanderesse a été parrainée pour sa demande de résidence permanente en 2013 et a obtenu une attestation de sécurité du SCRS, un des agents principaux de l’immigration du défendeur, et la SI

[43]  En 2013, M. Crenna a parrainé la demande de résidence permanente présentée par la demanderesse au Canada, laquelle sous‑tend le présent contrôle judiciaire.

[44]  À cet égard, en 2015, la demanderesse a assisté à une entrevue de contrôle de sécurité avec le Service canadien du renseignement de sécurité [le SCRS]. Le SCRS est le service de sécurité et du renseignement du Canada. Son rôle consiste à enquêter sur les activités dont on soupçonne qu’elles constituent une menace à la sécurité du Canada et à les signaler au gouvernement du Canada. C’est lui qui décide si on est en présence d’un cas d’espionnage. Le SCRS n’a formulé aucune conclusion défavorable à l’égard de la demanderesse. Le SCRS a laissé la décision de l’admissibilité aux fonctionnaires du ministre défendeur à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC]. Je signale que l’examen du SCRS a eu lieu environ sept ans après la publication du livre Comrade J. En fait, le SCRS était d’avis que l’on pourrait donner suite au parrainage.

[45]  En février 2016, un agent principal de l’immigration [l’agent d’IRCC] du ministère du ministre défendeur a déterminé que la demanderesse n’avait pas commis d’acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada. Au contraire, l’agent d’IRCC a conclu que la demanderesse [traduction] « était une voie d’échange connue de renseignements sans conséquence » sur le THP. À mon avis, cette conclusion est conforme aux contraintes factuelles découlant du dossier dans cette affaire.

[46]  L’agent d’IRCC a conclu que la demanderesse n’était pas interdite de territoire. En fait, l’agent d’IRCC du ministre a également convenu que l’on pourrait donner suite au parrainage.

[47]  Plus tard en 2016, la demanderesse a été interrogée par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC]. Son mari a également été interrogé. En novembre 2017, l’ASFC a rédigé un rapport d’interdiction de territoire au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR dans lequel elle alléguait avoir des motifs raisonnables de croire que la demanderesse avait été l’auteure, entre 1994 et 1998, d’un acte d’espionnage contraire aux intérêts du Canada. L’ASFC a jugé que la demanderesse était interdite de territoire en application de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

[48]  Ce rapport a été transmis au délégué du ministre. Par la suite, la SI a tenu une audience.

[49]  En mai 2018, à la suite d’une audience de trois jours, la SI a conclu que la demanderesse n’était pas interdite de territoire pour des motifs d’espionnage et que l’on devrait donner suite à son parrainage. En premier lieu, la SI a conclu que le ministre n’avait pas démontré de motifs raisonnables de croire que la demanderesse avait été l’auteure d’un acte d’espionnage. En deuxième lieu, la SI a conclu que, même s’il existait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse était l’auteure d’un acte d’espionnage, « le ministre n’a fait valoir aucun argument convaincant afin d’établir qu’il y avait un danger ou une incidence défavorable envers le Canada ou les intérêts du Canada ». En troisième lieu, la SI a conclu que « [l]e ministre n’a pas été en mesure de présenter des éléments de preuve fiables ou convaincants pour réfuter ou contester le témoignage de [la demanderesse] ou celui de n’importe lequel des témoins qu’elle a présentés ».

[50]  En fait, la SI était d’accord avec le SCRS et l’agent d’IRCC du ministre pour dire que l’on devrait donner suite au parrainage.

[51]  Le ministre défendeur a interjeté appel de la décision de la SI devant la SAI. La SAI a fait droit à l’appel du ministre.

III.  Décision de la SAI visée par le contrôle judiciaire

[52]  Dans une décision datée du 20 juin 2019, la SAI a fait droit à l’appel du ministre. Elle a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse était interdite de territoire au titre de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR parce qu’elle avait été l’auteure d’actes d’espionnage contraires aux intérêts du Canada [la Décision].

[53]  En examinant et en exposant les faits importants, je dois souligner que la SI et la SAI ont toutes les deux conclu que la demanderesse et M. Crenna « ont témoigné de façon crédible ».

[54]  Toutefois, la SAI s’est écartée des autres conclusions de la SI concernant (1) la question de savoir si la demanderesse avait été l’auteure d’actes d’espionnage et (2) la question de savoir si elle avait agi contrairement aux intérêts du Canada. La SAI a conclu que la demanderesse avait satisfait aux deux critères exigeant une conclusion d’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)a).

[55]  En ce qui concerne la question essentielle de savoir si la demanderesse avait été l’auteure d’actes d’espionnage, la SAI a formulé les conclusions suivantes :

La notion de secret

[24] En ce qui concerne la deuxième partie de la définition d’espionnage, je suis également en désaccord avec la conclusion de ma collègue de la SI. Je suis d’avis que le fait que David Crenna, le supérieur immédiat de l’intimée, ait autorisé celle‑ci à répondre aux questions de l’agent de renseignement russe n’est pas suffisant pour conclure que les agissements de l’intimée n’étaient pas cachés ou secrets. Lors de son témoignage, l’intimée a, à maintes occasions, répété qu’elle n’avait pas transmis d’information sensible, secrète ou confidentielle à l’agent de renseignement russe pour la simple et bonne raison qu’elle n’avait pas accès à ce type d’information. David Crenna est venu confirmer que les informations du THP étaient de toute façon publiques et qu’en aucun temps l’intimée n’a pu avoir accès à du matériel confidentiel ou protégé. Il a confirmé avoir donné son autorisation à l’intimée pour parler avec l’agent de renseignement russe et lui avoir fortement recommandé de répondre à ses questions, étant soucieux de la réussite du projet en sol russe. Je suis d’avis que la nature des renseignements recueillis et transmis à l’agent de renseignement n’est pas pertinente en l’espèce. La notion de secret touche à la façon dont les renseignements sont colligés et dans ce cas‑ci transmis à l’agent de renseignement russe, et ceci n’a aucun lien avec la nature des informations comme telle. Que la nature des informations soit secrète, confidentielle ou publique n’est pas important et ce serait imposer un fardeau de preuve beaucoup trop élevé que de devoir démontrer que les informations faisant l’objet de l’espionnage aient eu quelque valeur que ce soit pour le destinataire, soit dans ce cas‑ci le FSB.

[25] Contrairement à la SI, je suis d’avis que l’intimée a agi de façon secrète ou cachée. D’abord, la preuve démontre clairement que ni David Crenna ni l’intimée n’ont informé les participants au THP et les Canadiens qui y étaient liés au Canada ou en Russie que l’intimée collaborait avec le FSB et lui transmettait des informations à ce sujet. C’est donc dire que de façon contemporaine aux faits, les participants n’étaient aucunement au courant qu’une employée du projet rapportait des informations au FSB à propos de Canadiens ou d’un projet auquel la SCHL contribuait, ce qui me semble clairement une façon d’agir secrètement, sans la connaissance des principaux intéressés.

[26] La commissaire de la SI arrive à la conclusion que les témoins à l’audience, dont bon nombre sont canadiens et ont travaillé en Russie au THP, se doutaient bien que le FSB serait intéressé par ce projet. Ils n’ont pas été surpris d’apprendre après coup que le FSB avait posé des questions au sujet du THP puisque ce dernier avait généré un afflux d’étrangers en sol russe au moment où la Russie avait des préoccupations importantes au sujet de sa sécurité nationale. Je ne crois pas qu’il soit pertinent de se fier aux constatations après les faits par des témoins et des participants au THP. Le fait qu’il soit généralement admis que des étrangers puissent fort probablement être l’objet de surveillance de la part des autorités russes ou du FSB ne rend pas les gestes posés par l’intimée au profit du FSB de moindre importance et moins secrets. Le fait, pour un employé ou participant au THP, de s’attendre à ce que le FSB s’intéresse au THP, est bien différent de s’attendre à ce qu’un « des leurs » collabore avec le FSB. À mon sens, cette situation est même plus grave que de faire l’objet de surveillance directe du FSB puisque l’intimée a nécessairement développé une certaine relation de confiance et de collégialité avec les Canadiens et les participants au THP, contrairement à un agent du FSB qui ferait par exemple de la surveillance directe par d’autres moyens.

[27] La preuve démontre également que l’intimée ne faisait pas rapport à David Crenna systématiquement des informations précises qu’elle avait transmises à l’agent de renseignement, ni même informait celui‑ci subséquemment à chacune de ces rencontres. Quoiqu’il ait donné son consentement en général à l’intimée pour parler du THP à l’agent de renseignement, la preuve démontre qu’il ne connaissait pas le contenu de chacune des discussions et échanges entre eux et qu’il n’exerçait aucune vérification spécifique ni contrôle particulier sur la nature des informations transmises par l’intimée à cet agent. Il n’était pas non plus présent de façon continue en Russie, de sorte que l’intimée, à titre d’interprète du THP, avait des interactions avec divers participants au projet en dehors de la présence de celui‑ci. Le fait de consentir de façon aussi générale à la divulgation d’informations sur le THP alors que lui‑même n’était pas témoin des conversations auxquelles était exposée l’intimée et qu’elle a traduites pose, à mon sens, un problème, la laissant juger seule des informations qu’elle pouvait ou non divulguer au FSB.

[28] Lors des deux séjours au Canada de l’intimée, David Crenna était de façon générale présent lorsqu’elle agissait comme interprète, notamment lors de réceptions et de rencontres avec divers Canadiens, hommes d’affaires et représentants du gouvernement. Contrairement aux participants canadiens du THP qui travaillaient en Russie, les divers Canadiens rencontrés au Canada, dont certains étrangers au THP tels les hommes d’affaires, ne pouvaient s’attendre à ce que leurs conversations traduites ou entendues par l’intimée soient rapportées par celle‑ci à un agent de renseignement russe. En ce sens, la notion de secret est toujours présente et prend encore plus d’importance pour qualifier les gestes posés par l’intimée, et David Crenna ne pouvait cautionner la transmission d’informations qui fussent en dehors du THP lui‑même.

[29] Enfin, je suis d’avis que la relation intime ayant eu cours entre l’intimée et David Crenna durant tout le THP vient fortement altérer la validité du consentement que ce dernier a donné à l’intimée pour répondre aux questions de l’agent du FSB. Quoiqu’il ait été son supérieur immédiat, donc en autorité sur cette dernière pour lui donner des instructions, le fait qu’ils aient entrepris une relation intime change la perception et la teneur des liens hiérarchiques réels compte tenu de leurs intérêts personnels mutuels. La preuve démontre qu’il s’agissait certes d’une relation consensuelle, mais encore une fois cette relation était, de façon générale, vécue de façon cachée compte tenu de la situation conjugale de David Crenna. Pour le tribunal, la relation intime entre ce dernier et l’intimée pose un conflit d’intérêts clair dans sa position d’autorité envers l’intimée et vice‑versa. Pour cette raison, et celles précédemment exposées, je ne peux retenir l’argument du consentement pour cautionner les gestes que l’intimée a posés et conclure qu’elle n’a pas agi secrètement ou de façon cachée.

[30] Je reconnais que l’intimée a toujours maintenu ne pas avoir divulgué d’information sensible, de nature secrète ou confidentielle à l’agent de renseignement russe puisqu’elle n’avait pas accès à de telles informations, et je ne remets pas en doute sa crédibilité à ce sujet. Néanmoins, encore une fois, la nature des informations en cause n’est pas essentielle pour conclure à de l’espionnage. Je suis également d’avis que l’argument selon lequel l’information ait été de nature publique, inoffensive ou bénigne n’y change rien. Le fait qu’une information soit de nature publique ne la rend pas nécessairement accessible à tout un chacun pour autant, encore moins au début des années 1990, dans les débuts de l’ère post‑soviétique. Si les informations recherchées par le FSB au sujet du THP et de ses participants canadiens qu’on qualifie de publiques avaient été facilement accessibles pour le FSB, il est raisonnable de penser qu’ils aient pu les obtenir autrement, sans l’intermédiaire de l’intimée. Or, cette dernière a fort probablement été sollicitée en raison de ses fonctions stratégiques d’interprète au sein du THP et de son accès aux Canadiens. Que le FSB ait ou non réussi à obtenir de l’information recherchée ou de valeur pour lui grâce à l’intimée n’est nullement pertinent et il serait déraisonnable d’imposer un tel fardeau de preuve pour pouvoir en arriver à une conclusion d’espionnage. Du moment que l’information transmise concerne des Canadiens ou un projet auquel participe le Canada, les intérêts du Canada s’en trouvent engagés.

[31] Dans le cas de l’intimée, la méthode utilisée pour colliger les informations, soit par l’intermédiaire de son travail d’interprète, ainsi que la façon de les transmettre, soit par la tenue de plusieurs rencontres avec l’agent de renseignement, ont conservé un caractère généralement caché, hors de la connaissance générale des personnes directement impliquées dans le projet, ce qui est hautement problématique en l’espèce. En ce sens, j’arrive à la conclusion que les gestes posés par l’intimée rencontrent la deuxième partie de la définition d’espionnage puisqu’ils ont été faits secrètement.

[32] Enfin, je ne crois pas que l’on puisse appliquer aussi strictement les principes énoncés dans Peer et conclure qu’en l’absence d’infiltration de la part de l’intimée dans le projet THP, ses gestes ne constituent pas de l’espionnage. La situation de l’intimée se distingue facilement des faits de cette décision, car cette dernière n’est pas directement une employée de l’État russe ou du FSB comme ce fut le cas dans Peer, et ses idéologies ne sont pas en cause comme c’en était le cas dans Qu. Elle n’a pas non plus agi principalement et activement pour le compte du FSB. Elle a collaboré avec le FSB à la demande d’un agent, et ses motivations pour avoir collaboré ne sont pas pertinentes. La Cour d’appel fédérale, dans Peer, a confirmé en se prononçant sur une question certifiée que la preuve d’intention hostile n’était pas requise pour qualifier des actes comme constituant de l’espionnage.

IV.  Question en litige

[56]  Même si bon nombre de questions ont été débattues, à mon avis, la question déterminante concerne le caractère raisonnable de la conclusion de la SAI selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que les actes de la demanderesse constituaient un ou des actes d’« espionnage » au sens de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. En toute déférence, cette question doit être évaluée selon la norme de la décision raisonnable.

[57]  J’ai conclu que les actes de la demanderesse ne peuvent pas être raisonnablement considérés comme des actes d’espionnage, étant donné les faits contraignants et la loi applicable en l’espèce. Tout ce que la demanderesse a divulgué au FSB, elle l’a divulgué à la suite d’instructions données par son supérieur, M. Crenna. Ses actes ont été accomplis à la connaissance et avec le consentement du Canadien responsable. Comme l’a conclu la SAI elle‑même, ce qui n’est pas contesté, M. Crenna était le conducteur des travaux du THP et le co‑administrateur du projet. La SAI a conclu elle‑même que M. Crenna était à la fois le supérieur immédiat de la demanderesse et la personne autorisée à lui donner des instructions.

[58]  Et, c’est ce qu’il a fait : M. Crenna a donné des instructions à la demanderesse. Selon la seule interprétation raisonnable de ce dossier, M. Crenna a ordonné (ou demandé, ce qui est la même chose) à la demanderesse de collaborer avec le FSB et de lui donner les renseignements qu’il demandait concernant le THP. La demanderesse a suivi les instructions de son employeur.

[59]  À mon avis, dans ces circonstances, et compte tenu des définitions juridiques limitées et, en fait, courantes du dictionnaire du terme « espionnage », les actes de la demanderesse ne suscitent pas des motifs raisonnables de croire que ce que la demanderesse a fait constituait de l’espionnage. Je parviens à cette conclusion parce que la Cour a conclu que ce que la demanderesse a fait n’était ni secret, ni clandestin, ni subreptice, ni caché. Par conséquent, ses actes ne pouvaient pas raisonnablement constituer de l’espionnage et la demanderesse ne peut raisonnablement être jugée interdite de territoire au titre de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. L’analyse ci‑dessous traitera de cette question et de cette conclusion.

V.  Norme de contrôle

[60]  La demanderesse fait valoir que la norme de contrôle applicable à cette décision est la norme de la décision correcte. Elle invoque la décision Peer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 752, rendue par le juge Zinn [Peer, CF], dans laquelle la Cour a interprété le terme « espionnage » tel qu’il figure au paragraphe 34(1) de la LIPR :

[30]  La question de savoir si la « cueillette de renseignements » intérieure licite équivaut à de l’« espionnage » est une pure question de droit à laquelle s’applique la norme de la décision correcte. La question de savoir si l’agente des visas pouvait conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était livré à l’espionnage, sans également conclure qu’il y avait un certain degré d’intention hostile dans l’exercice des activités en cause, est également une pure question de droit, qui appelle la même norme.

[61]  Je précise que les observations de la Cour n’indiquent pas que la norme de contrôle d’une décision dans son ensemble au titre de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR est celle de la décision correcte. De plus, selon mon interprétation de la décision, la Cour n’examinait pas la norme de contrôle de la décision dans son ensemble, mais plutôt, l’interprétation d’une disposition particulière de la LIPR. Quoi qu’il en soit, la Cour suprême du Canada a récemment répété que la norme de contrôle applicable à une telle décision dans son ensemble est celle de la décision raisonnable. Dans les motifs de la majorité rédigés par le juge en chef Wagner dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [l’arrêt Vavilov], notre plus haute cour ordonne expressément que, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, l’interprétation des dispositions de la LIPR par la SAI est présumée être tranchée selon la norme de la décision raisonnable :

[10]  Ce cheminement nous amène à conclure qu’il est nécessaire de revoir l’approche de la Cour afin d’apporter une cohérence et une prévisibilité accrues à ce domaine du droit. Nous adoptons donc un cadre d’analyse révisé permettant de déterminer la norme de contrôle applicable lorsqu’une cour de justice se penche sur le fond d’une décision administrative. Ce cadre d’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas. Les cours de révision ne devraient déroger à cette présomption que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige.

[62]  Le contrôle judiciaire en l’espèce porte sur l’interprétation des dispositions législatives, tout comme dans l’arrêt Vavilov, même si dans cette affaire il s’agissait d’une loi différente, à savoir la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑ 29. Je ne suis pas convaincu que l’espèce se distingue de l’arrêt Vavilov à cet égard parce que la Cour suprême enseigne dans l’arrêt Vavilov que les questions d’interprétation de la loi « ne reçoivent pas un traitement exceptionnel. Comme toute autre question de droit, on peut les évaluer en appliquant la norme de la décision raisonnable » :

[115]  Les questions d’interprétation de la loi ne reçoivent pas un traitement exceptionnel. Comme toute autre question de droit, on peut les évaluer en appliquant la norme de la décision raisonnable. Bien que la méthode générale de contrôle selon la norme de la décision raisonnable exposée précédemment s’applique dans ces cas, nous sommes conscients de la nécessité de fournir des indications supplémentaires aux cours de révision sur ce point. En effet, les cours de révision ont l’habitude de trancher les questions d’interprétation législative en première instance ou en appel, où elles doivent effectuer leurs propres analyses indépendantes et tirer leurs propres conclusions.

[63]  Je conviens que l’arrêt Vavilov établit un cadre d’analyse révisé permettant de déterminer la norme de contrôle applicable aux décisions administratives. Le point de départ est la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique. Cette présomption peut être réfutée dans certaines situations. La demanderesse soutient que la question est celle de savoir si la SAI a rendu une décision mal fondée en droit et l’a fait dans le contexte de la définition de l’expression « être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada » qui figure à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. Elle fait valoir qu’il s’agit d’une question qui revêt une [traduction] « importance capitale pour le système juridique » et qui sort du [traduction] « champ d’expertise spécialisée » du décideur administratif.

[64]  J’ai conclu que la question déterminante est plus étroite et différente, notamment celle de savoir si les actes de la demanderesse constituaient un ou des actes d’« espionnage » au sens de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. Par conséquent et en toute déférence, aucune des exceptions à la présomption de la décision raisonnable résumée dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 69, ne s’applique en l’espèce :

[69]  Dans les présents motifs, nous avons relevé cinq situations où se justifie une dérogation à la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, soit sur le fondement de l’intention du législateur (en l’occurrence, les normes de contrôle établies par voie législative et les mécanismes d’appel prévus par la loi), soit parce que la primauté du droit exige un contrôle selon la norme de la décision correcte (en l’occurrence, les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, ainsi que les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs). Ce cadre d’analyse découle d’un examen minutieux, entrepris après avoir reçu des observations approfondies et procédé à une étude fouillée de la jurisprudence applicable. Pour le moment, nous estimons que les présents motifs couvrent l’ensemble des situations dans lesquelles il convient que la cour de révision déroge à la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Comme nous l’avons déjà indiqué, les cours de justice ne devraient plus recourir à l’analyse contextuelle pour déterminer la norme de contrôle applicable ou pour réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable. En finir avec cette approche contextuelle fera en sorte, nous l’espérons, que « les parties cessent de débattre des critères applicables et fassent plutôt valoir leurs prétentions sur le fond » : Alberta Teachers, par. 36, citant Dunsmuir, par. 145, motifs concordants du juge Binnie.

[65]  Ainsi, tant la Décision dans son ensemble que le sens du mot espionnage en particulier sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[66]  La norme de la décision raisonnable est à la fois rigoureuse et adaptée au contexte : arrêt Vavilov, au paragraphe 67. En appliquant le cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov dans l’arrêt Postes Canada, le juge Rowe explique ce qui est exigé pour conclure qu’une décision est raisonnable et ce qui est exigé de la part d’une cour de révision à l’égard de la norme de la décision raisonnable. La norme de la décision raisonnable s’applique d’abord selon les motifs. Elle comporte à la fois un examen des motifs eux‑mêmes et de l’issue. Les motifs doivent être fondés sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle. En outre, les motifs doivent également être justifiés au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti, conformément à ce qui est énoncé dans l’arrêt Postes Canada :

[31]  La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32]  La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[67]  Selon l’arrêt Vavilov, la norme de la décision raisonnable concerne également la question de savoir s’il existe une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et si une décision raisonnable exige l’absence de failles décisives :

[102]  Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique. Il s’ensuit qu’un manquement à cet égard peut amener la cour de révision à conclure qu’il y a lieu d’infirmer la décision. Certes, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » : Pâtes & Papier Irving, par. 54, citant Newfoundland Nurses, par. 14. Cependant, la cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’« [un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » : Ryan, par. 55; Southam, par. 56. Les motifs qui « ne font que reprendre le libellé de la loi, résumer les arguments avancés et formuler ensuite une conclusion péremptoire » permettent rarement à la cour de révision de comprendre le raisonnement qui justifie une décision, et [traduction] « ne sauraient tenir lieu d’exposé de faits, d’analyse, d’inférences ou de jugement » : R. A. Macdonald et D. Lametti, « Reasons for Decision in Administrative Law » (1990), 3 R.C.D.A.P. 123, p. 139; voir également Gonzalez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 750, par. 57‑59.

[103]  Bien que, comme nous l’avons déjà mentionné aux par. 89 à 96, il faille interpréter des motifs écrits eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés, une décision sera déraisonnable lorsque, lus dans leur ensemble, les motifs ne font pas état d’une analyse rationnelle ou montrent que la décision est fondée sur une analyse irrationnelle : voir Wright c. Nova Scotia (Human Rights Commission), 2017 NSSC 11, 23 Admin. L.R. (6th) 110; Southam, par. 56. Une décision sera également déraisonnable si la conclusion tirée ne peut prendre sa source dans l’analyse effectuée (voir Sangmo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 17, par. 21 (CanLII)), ou qu’il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central (voir Blas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 629, par. 54‑66; Reid c. Criminal Injuries Compensation Board, 2015 ONSC 6578; Lloyd c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 115; Taman c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 1, [2017] 3 R.C.F. 520, par. 47).

[Non souligné dans l’original.]

VI.  Analyse

[68]  Le point de départ est l’alinéa 34(1)a) de la LIPR qui prévoit ce qui suit :

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

a) être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada;

(a) engaging in an act of espionage that is against Canada or that is contrary to Canada’s interests;

[…]

[…]

[69]  Le libellé de l’alinéa 34(1)a) comporte deux exigences d’interdiction de territoire, soit (1) l’étranger est l’auteur d’un acte d’espionnage; (2) les actes d’espionnage étaient dirigés contre le Canada ou contraires aux intérêts du Canada.

[70]  En l’espèce, à mon humble avis, la question déterminante concerne la première exigence qui implique la définition de l’« espionnage ». Après avoir tranché cette question, il n’est pas nécessaire d’examiner la question concernant les intérêts du Canada.

A.  Définition de l’espionnage : collecte d’information secrète, clandestine, subreptice ou cachée

[71]  Toute la jurisprudence invoquée définit l’espionnage de manière variée comme la collecte d’information secrète, clandestine, subreptice ou cachée. Comme l’a déclaré le juge O’Reilley dans la décision Sumaida c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 256 :

[21] L’espionnage est défini dans la jurisprudence comme une collecte d’information clandestine ou secrète (Qu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 518, au paragraphe 48). L’agent n’avait aucune obligation de fournir une définition plus précise (Afanasyev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1270, au paragraphe 20). Bien que l’alinéa 34(1)a) ait été légèrement modifié en 2013, le changement de libellé ne laisse pas supposer une dérogation à la jurisprudence antérieure.

[Non souligné dans l’original.]

[72]  Comme l’a déclaré le juge Barnes dans la décision Afanasyev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1270, [Afanasyev] :

[19] L’avocat de M. Afanasyev a décrit son travail comme une forme de collecte de renseignements militaires, et non pas de l’espionnage; mais, il s’agit d’une distinction sémantique rejetée par le juge Russel Zinn dans la décision Peer c Canada, 2010 CF 752, [2010] ACF no 916, confirmée par l’arrêt Peer c Canada, 2011 CAF 91, [2011] ACF n338. Dans cette décision, le juge Zinn a décidé que l’espionnage était simplement une façon cachée ou détournée de recueillir des renseignements. L’espionnage ne requiert aucun élément d’intention hostile, et il peut subvenir même lorsqu’il est effectué de façon licite pour le compte d’un gouvernement ou d’une agence étrangère. J’ajouterais à cela que l’espionnage ne requiert pas une connaissance précise de la façon dont les renseignements pourront être utilisés plus tard par des personnes plus haut placées.

[Non souligné dans l’original.]

[73]  La demanderesse précise, et je suis de son avis, que le terme « subrepticement » a été défini comme « en cachette, à l’insu de quelqu’un », « clandestinement », « d’une manière dissimulée ». Comme l’ont déclaré les juges Cournoyer, Boivin et Doyon dans l’arrêt R c Larouche, 2014 CACM 6 :

[166] L’interprétation du mot « subrepticement », qui peut être défini comme « en cachette, à l’insu de quelqu’un », « clandestinement », « d’une manière dissimulée », n’était pas susceptible de soulever un grand problème d’interprétation dans le cadre de l’enquête. En effet, selon les conclusions du juge militaire qui nous lient, le policier savait que les photos avaient été prises par l’appelant avec le consentement des plaignantes. Seule la conservation des photos n’était pas autorisée par celles‑ci.

[Non souligné dans l’original.]

[74]  Le témoin expert de la demanderesse, le professeur Wesley Wark, un spécialiste du renseignement, a témoigné devant la SAI. Le professeur Wark a donné trois caractéristiques clés de l’espionnage : les moyens de contrôle, les moyens de direction et les moyens clandestins :

When I address issues of HUMINT, I generally describe this particular discipline of intelligence gathering as ‘a form of espionage in which a state actor uses an agent under its control and direction to acquire information deemed useful to it using clandestine means.’ The key characteristics here are three‑fold: control and direction of an agent and clandestine means.

[Non souligné dans l’original.]

[75]  En outre, le dictionnaire anglais Oxford English Dictionary (en ligne) définit l’espionnage comme [traduction] « [l]a pratique de jouer l’espion ou d’employer des espions. » La définition de l’espionnage prévue dans le Black’s Law Dictionary (11e éd. 2019) est la suivante : [traduction] « [l]’activité de recourir aux espions pour recueillir des renseignements sur ce que fait un autre gouvernement ou une autre entreprise ou ce qu’ils prévoient faire. »

[76]  À cet égard, la définition du terme « espion » prévue dans l’Oxford English Dictionary (en ligne) est la suivante : [traduction] « [q]uiconque espionne ou surveille secrètement une personne ou des personnes » ou [traduction] « un agent secret dont l’activité consiste à observer étroitement et continuellement une personne, un endroit, entre autres. » [Non souligné dans l’original.] De même, le Black’s Law Dictionary (11e éd. 2019) prévoit la définition suivante d’un espion : [traduction] « [q]uiconque observe et recueille secrètement de l’information ou du renseignement secret sur ce que fait un autre gouvernement ou une autre entreprise ou ce qu’ils prévoient faire; quiconque est l’auteur d’un espionnage. » [Non souligné dans l’original.]

[77]  Dans la décision Qu c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 518 (CF), infirmée, mais pas à l’égard de ce point, dans l’arrêt Qu c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] ACF no 1945 (CAF), le juge Lemieux de la Cour a défini l’espionnage comme étant « simplement une méthode permettant de recueillir des renseignements — en espionnant, en agissant d’une façon cachée » [Non souligné dans l’original.]

[78]  Selon l’élément commun de toutes ces décisions, l’espionnage comporte la collecte d’information secrète, clandestine, subreptice ou cachée.

B.  Les actes de la demanderesse ne donnent pas raisonnablement lieu à un motif de croire que la définition de l’espionnage est satisfaite parce qu’ils n’étaient pas secrets, clandestins, subreptices ou cachés

[79]  Tel que cela a été indiqué ci‑dessus, M. Crenna a embauché la demanderesse. Comme la SAI l’a raisonnablement conclu, il était son « supérieur immédiat et donc en autorité sur cette dernière pour lui donner des instructions. » Le dossier est important et établit sans contradiction que a) la demanderesse a dûment informé M. Crenna de la démarche de l’agent du FSB, et que b) M. Crenna lui a ordonné de collaborer et de donner à l’agent du FSB tous les renseignements qu’il souhaitait obtenir. Parce que c’est essentiel à ma décision, j’exposerai le témoignage de la demanderesse et de M. Crenna à cet égard.

[80]  Selon les éléments de preuve non contestés, peu de temps après que l’agent du FSB l’a contactée en juin 1994 (elle l’a appelé un agent du KGB), la demanderesse a signalé la démarche à M. Crenna en tant que conducteur des travaux canadien responsable et la personne qui l’avait embauchée. En réponse, la demanderesse — jugée crédible par la SAI — a témoigné en disant que M. Crenna lui avait dit de donner à l’agent du FSB tous les renseignements qu’il demandait et que le THP n’avait rien à cacher :

[traduction]

Q. Vous souvenez‑vous de ce que vous avez dit à David lorsque vous l’avez informé que l’agent était venu vous voir?

R. Oui. Je lui ai dit, « Devine quoi? J’ai eu une visite de » – Je suis désolée, je l’ai appelé KGB.

Q. Alors vous avez dit, « J’ai eu une visite du KGB »?

A. Oui, « du gars du KGB, et il voulait avoir des renseignements sur les Canadiens et vous. »

Q. Et qu’a dit David?

R. David a dit, « D’accord. S’il revient, donne-lui tous les renseignements qu’il demande. Nous n’avons rien à cacher. »

[Non souligné dans l’original.]

[81]  Dans son témoignage, M. Crenna a corroboré le fait que la demanderesse l’avait informé de la démarche du FSB. Selon le témoignage de M. Crenna — également jugé crédible par la SAI — dès qu’il a appris la démarche de l’agent du FSB auprès de la demanderesse, il lui a dit de poursuivre et de collaborer avec lui :

[traduction]

Q. Excellent. Je commençais tout justement à soulever le sujet du contact du FSB avec Elena. Alors, lorsque vous avez appris que le FSB l’avait contactée, quelle a été votre réaction?

R. Je me suis senti étrangement rassuré, je suppose, essentiellement, parce que je voulais que les autorités de sécurité soient à l’aise avec notre travail. Honnêtement, je n’y ai pas réfléchi plus d’une minute pour lui dire : « Bien, vous devriez collaborer avec eux. » Je veux dire, peut‑être que c’était trop rapide, mais c’était essentiellement — cela me semblait être quelque chose qui serait utile pour la sécurité de notre projet et pour l’exécution de notre travail.

Q. D’accord. Alors, vous lui avez dit de collaborer.

R. Oui. Bien, je ne lui ai pas ordonné, mais j’ai dit : « Oui, veuillez collaborer avec eux. »

[Non souligné dans l’original.]

[82]  À ce stade, après avoir examiné le dossier non contredit, je conclus que la demanderesse a informé pleinement M. Crenna des demandes de renseignements du FSB au sujet du THP et qu’il a non seulement autorisé la demanderesse à collaborer avec le FSB, mais il lui a aussi ordonné de le faire. La demanderesse a communiqué avec lui en tant que son superviseur immédiat, en tant que conducteur des travaux canadien responsable, en tant que la personne qui l’avait embauchée, en tant que la personne autorisée à lui donner des instructions et, en cette qualité, il lui a dit de collaborer avec eux. Il n’existe aucune autre conclusion raisonnable dans ce dossier, autre que le fait que M. Crenna a ordonné à la demanderesse de collaborer avec l’agent du FSB.

[83]  Même si le défendeur laisse entendre que M. Crenna n’occupait pas un poste lui permettant d’approuver ou d’autoriser l’échange de renseignements liés au THP avec les services du renseignement russes, il n’est pas pertinent de savoir si M. Crenna avait l’autorité réelle ou apparente d’ordonner à la demanderesse de collaborer avec le FSB. La demanderesse était une employée. En fait, M. Crenna était son employeur. En conséquence, la demanderesse était, pendant toute la période visée, assujettie à la direction et au contrôle de son employeur.

[84]  Le Canada, par l’intermédiaire de la SCHL, avait confié à M. Crenna la responsabilité du THP à titre de co‑administrateur et de conducteur des travaux du projet. Ce faisant, elle lui a également confié la responsabilité de la demanderesse en tant que son employeur et superviseur immédiat et lui a conféré l’autorisation de lui donner des instructions. La demanderesse, dans le cadre de cette relation employeur‑employée, était tenue de suivre les instructions de M. Crenna. Elle a fait ce qu’on lui avait demandé et obligé de faire. Ses actes étaient autorisés et consentis et, encore une fois, ils n’étaient ni secrets, ni clandestins, ni subreptices, ni cachés. Il n’existe aucune autre conclusion raisonnable qui peut être tirée des éléments de preuve en l’espèce.

[85]  Quoi qu’il en soit, à mon humble avis, M. Crenna avait le pouvoir apparent ou évident d’ordonner à la demanderesse de collaborer en raison de son statut de supérieur immédiat de la demanderesse et de son rôle très important de gestionnaire effectif du THP. Les règles de common law sur le pouvoir apparent et évident et le fait de se présenter comme administrateur ont été décrites par la Cour suprême du Canada dans Dominion Gresham Guarantee & Casualty Co c The Bank of Montreal, [1929] SCR 572 :

[traduction]

La banque, bien sûr, cherche à faire valoir son point de vue dans le principe de l’article 1730 du Code civil,

le mandant est responsable envers les tiers, qui ont de bonne foi conclu un contrat avec une personne qui n’est pas son mandataire, croyant qu’elle l’était, lorsque le mandant a donné des motifs raisonnables d’une telle croyance.

Ce principe ne diffère pas en substance des règles de common law sous les chefs de pouvoir « apparent », de pouvoir « évident », et de « présentation comme administrateur » et il serait utile de consulter les décisions rendues en vertu de ces règles, comme illustrant l’application du principe. Dans Russo‑Chinese Bank v Li Yau Sam, lord Atkinson a indiqué ce qui suit dans le jugement du Conseil privé :

les nombreuses décisions invoquées par M. Scrutton, de Grant v Norway, jusqu’à Ruben Great Fingall Consolidated, établissent, à l’avis de leurs Seigneuries, qu’afin que le principe de « présentation comme administrateur » s’applique dans une affaire donnée concernant le mandat, l’acte effectué par le mandataire et sur lequel on se fie pour lier le mandant, doit être un acte de cette catégorie particulière d’actes à l’égard desquels le mandataire est considéré comme ayant un pouvoir général d’agir pour le compte de son mandant; et, évidemment, la partie lésée doit avoir cru que ce pouvoir général existait et a donc été induite en erreur.

[Non souligné dans l’original.]

[86]  Ces règles sont instructives dans le présent contexte. Selon ce dossier, il était raisonnable pour la demanderesse de croire que M. Crenna avait le pouvoir de l’ordonner de collaborer avec le FSB ou, à tout le moins, de croire que M. Crenna communiquerait avec les personnes qui détenaient ce pouvoir. Il ne ressort aucunement de la preuve que la demanderesse ne croyait pas que M. Crenna ne détenait pas le pouvoir général à son égard; une telle suggestion est purement conjecturale et n’est pas fondée sur le dossier. Il n’y a donc aucun doute que la demanderesse s’est fiée à ces instructions et qu’elle les a suivis.

[87]  En outre, à mon humble avis, il importe peu, de manière raisonnable, de savoir si M. Crenna a ordonné à la demanderesse de donner au FSB tous les renseignements qu’il a demandés (témoignage de la demanderesse) ou s’il lui a demandé de collaborer avec eux (témoignage de M. Crenna).

[88]  Étant donné qu’il était son supérieur immédiat et en autorité sur celle‑ci pour lui donner des instructions, le point est qu’elle n’a pas agi de manière secrète, clandestine, subreptice ou cachée. Au contraire, ce qu’elle a fait était connu, consenti et autorisé par la SCHL. Comme l’agent principal de l’immigration du ministre (l’agent d’IRCC) l’a conclu en 2016, la demanderesse était une [traduction] « intermédiaire connue » au sujet du THP. J’insiste sur la conclusion selon laquelle la demanderesse était une [traduction] « intermédiaire connue ».

[89]  Je ne peux trouver aucun motif raisonnable de croire que la demanderesse a participé à tout acte secret, clandestin, subreptice ou caché lorsqu’elle a collaboré avec le FSB, conformément à ses instructions, et lorsqu’elle lui a donné les renseignements demandés. Au contraire, je conclus que ce que la demanderesse a fait dans le contexte d’une contrainte juridique fondamentale en l’espèce, notamment la définition de l’espionnage, ne peut être raisonnablement considéré comme de l’espionnage. Le fait de conclure autrement autoriserait la SAI à exercer ses activités à l’extérieur de ses contraintes juridiques, ce qui n’est pas autorisé par l’arrêt Vavilov, au paragraphe 101. En toute déférence, je ne constate aucune interprétation raisonnable des faits et du droit dans les circonstances de l’espèce.

[90]  De plus, je ne souscris pas à une critique importante de la SAI à l’égard de la demanderesse et de M. Crenna en ce qui concerne son instruction de collaborer avec le FSB. La SAI a laissé entendre que les instructions ou la demande de M. Crenna qu’elle collabore étaient fortement altérées en raison du fait qu’ils avaient entretenu une relation intime [traduction] « tout au long du THP ». Le caractère déraisonnable de la décision est susceptible de contrôle parce qu’elle est contraire aux contraintes factuelles, il s’agit des éléments de preuve en l’espèce. La SAI a déclaré ce qui suit :

[29] Enfin, je suis d’avis que la relation intime ayant eu cours entre l’intimée et David Crenna durant tout le THP vient fortement altérer la validité du consentement que ce dernier a donné à l’intimée pour répondre aux questions de l’agent du FSB. Quoiqu’il ait été son supérieur immédiat, donc en autorité sur cette dernière pour lui donner des instructions, le fait qu’ils aient entrepris une relation intime change la perception et la teneur des liens hiérarchiques réels compte tenu de leurs intérêts personnels mutuels. La preuve démontre qu’il s’agissait certes d’une relation consensuelle, mais encore une fois cette relation était, de façon générale, vécue de façon cachée compte tenu de la situation conjugale de David Crenna. Pour le tribunal, la relation intime entre ce dernier et l’intimée pose un conflit d’intérêts clair dans sa position d’autorité envers l’intimée et vice‑versa. Pour cette raison, et celles précédemment exposées, je ne peux retenir l’argument du consentement pour cautionner les gestes que l’intimée a posés et conclure qu’elle n’a pas agi secrètement ou de façon cachée.

[91]  À mon humble avis, le dossier n’étaye pas la conclusion de la SAI selon laquelle M. Crenna et la demanderesse avaient tous les deux une relation intime au moment où M. Crenna lui a ordonné de collaborer avec le FSB, soit en juin 1994. En toute déférence, le moment critique où leur relation doit être examinée est lorsqu’elle a signalé la démarche de l’agent du FSB et que M. Crenna lui a ordonné de collaborer avec lui, soit en juin 1994.

[92]  En raison de cette conclusion très préjudiciable ([traduction] « altérant fortement ») contre la demanderesse à cet égard, j’examinerai de nouveau le dossier. J’examinerai quatre aspects du dossier : les faits convenus admis devant la SAI, l’affidavit de la demanderesse déposé lors du contrôle judiciaire que le défendeur a accepté, et les témoignages de la demanderesse et de M. Crenna, que la SAI a jugés tous deux crédibles.

[93]  La SAI a énoncé un exposé conjoint des faits admis devant elle selon la chronologie suivante :

Faits non contestés

[8] Les parties [se sont entendues] sur les faits suivants qui sont essentiellement reproduits dans les motifs de la décision de la SI

[…]

  L’intimée et David Crenna se sont rencontrés en mai 1994, et l’intimée fut embauchée comme interprète principale par ce dernier pour toute la durée du THP;

  L’intimée n’a signé aucune entente de confidentialité relativement à son mandat avec le THP.

  Peu de temps après son embauche, l’intimée a été approchée par A.D., un agent de renseignement de la Russie appartenant au FSB.

  L’intimée a eu de cinq à sept rencontres avec ce même agent pendant toute la durée du THP et elle a répondu à ses questions.

  En août 1994, l’intimée et David Crenna ont amorcé une relation amoureuse.

[…]

[94]  Les faits consentis et convenus figurant dans l’affidavit déposé de la demanderesse et accepté sans réserve à l’audience énoncent ce qui suit :

[traduction]

20. En juin 1994, j’ai reçu un appel d’un homme qui a dit qu’il souhaitait en savoir plus sur l’école d’administration des affaires à Portland. Il répondait à une annonce concernant la Portland State University School. Je lui ai demandé de venir me voir chez moi. J’ai supposé qu’il était un étudiant, mais j’ai appris qu’il était en fait un agent appelé Aleksander Dyomin du service de sécurité fédérale russe (pièce  I : transcription de la SAI, le 6 décembre 2018, p. 21]. M. Dyomin travaillait pour le Federal’naya sluzhba kontrrazvedki (FSK) à l’époque, mais en avril 1995, le FSK a été renommé le Federal’naya sluzhba kontrrazvedki (FSB). J’étais surprise par la rencontre et j’étais curieuse de savoir pourquoi il souhaitait discuter avec moi.

[…]

26. En août 1994, David et moi sommes tombés amoureux l’un de l’autre et avons commencé une relation intime qui a duré jusqu’en juillet 1996. Nous avions tant en commun, la passion pour la vie, la curiosité et un sens de l’humour. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble et nous avons discuté de la vie et de tout. C’est la façon dont je suis tombée amoureuse de lui [pièce I : transcription de la SAI, le 6 décembre 2018, p. 35].

[95]  Dès le début de l’audience devant la SAI, la demanderesse a également indiqué clairement que la relation amoureuse n’a commencé qu’en août 1994. Je parviens à cette conclusion parce qu’un membre de la SAI a posé la question suivante à la demanderesse dans le cadre des faits non contestés : [traduction] « Votre relation intime avec M. Crenna a donc commencé vers août 1994. » La demanderesse ne s’est pas opposée à ce fait.

[96]  Enfin, voici le témoignage de M. Crenna devant la SAI :

[traduction]

Q. Quelle était la durée de la relation entre vous et Elena, en termes de –

R. Elle a commencé en août 1994 et a pris fin en juillet 1996. Nous nous sommes vu une autre fois en septembre 1996, je crois, mais, je veux dire, nous avons rompu et ne discutions plus de cette manière.

[…]

Q. D’accord. Comment la relation est‑elle passée d’une relation professionnelle à une relation personnelle?

R. Essentiellement, nous nous sommes sortis en août en ville pendant la fin de semaine. Et elle m’a invité à sa maison — sa dacha — sa maison de campagne, quelque chose de ce genre. J’y suis ensuite allé — j’y suis allé la fin de semaine suivante. Je ne me souviens pas des détails exacts, mais j’y suis probablement allé la fin de semaine suivante. On s’y rend en train.

[97]  Étant donné qu’il n’existait aucune relation intime avant août 1994, la conclusion essentielle suivante de la SAI n’est pas étayée par les éléments de preuve : « Enfin, j’estime que la relation intime ayant eu cours entre l’intimée et David Crenna durant tout le THP vient fortement altérer la validité du consentement que ce dernier a donné à l’intimée pour répondre aux questions de l’agent du FSB. » [Non souligné dans l’original.]

[98]  L’arrêt Vavilov, au paragraphe 90, dit que les conclusions d’un tribunal sont limitées par les faits dont il dispose. En toute déférence, il ne ressort aucunement de la preuve que M. crenna et la demanderesse avaient tous les deux eu une relation intime « durant tout le THP » qui a commencé en mai 1994 et s’est terminé en juillet 1996. En fait, le dossier indique le contraire : ils n’étaient pas dans une relation entre mai et août 1994. Fait important, ils n’étaient pas dans une relation lorsque la demanderesse a signalé le contact du FSB et M. Crenna lui a ordonné de collaborer avec lui.

[99]  L’arrêt Vavilov dit en outre qu’une décision peut être déraisonnable lorsqu’elle comporte une faille décisive. La cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’« [un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » [références supprimées, non souligné dans l’original.] : Vavilov, au paragraphe 102.

[100]  À mon humble avis, le point de vue non étayé du tribunal concernant les éléments de preuve relatifs à la relation constitue une faille décisive. De plus, et en toute déférence, il empêche également la Cour de conclure qu’il existait un mode d’analyse, dans les motifs, qui pourrait raisonnablement amener le tribunal à conclure comme il l’a fait sur la base de la preuve soumise. La conclusion ne découle pas raisonnablement de la preuve; elle y est contraire.

[101]  Ces déterminations, ainsi que mes conclusions antérieures, suffisent peut‑être à annuler la Décision. Toutefois, j’estime également que la conclusion supplémentaire de la SAI concernant la relation est déraisonnable.

[102]  La SAI a déclaré ce qui suit :

[29] […] La preuve démontre qu’il s’agissait certes d’une relation consensuelle, mais encore une fois cette relation était, de façon générale, vécue de façon cachée compte tenu de la situation conjugale de David Crenna. Pour le tribunal, la relation intime entre ce dernier et l’intimée pose un conflit d’intérêts clair dans sa position d’autorité envers l’intimée et vice‑versa. Pour cette raison, et celles précédemment exposées, je ne peux retenir l’argument du consentement pour cautionner les gestes que l’intimée a posés et conclure qu’elle n’a pas agi secrètement ou de façon cachée.

[103]  Je souscris au dernier argument, qui implique qu’il n’y a aucun espionnage s’il n’existe aucun acte secret ou caché. En examinant le caractère secret ou caché en vue d’établir l’espionnage, la SAI agissait dans le cadre de ses contraintes juridiques; c’est en fait selon ces contraintes que le contrôle judiciaire sera accordé. Toutefois, le reste de ce passage cité est vicié par la même erreur que celle figurant dans la conclusion selon laquelle la demanderesse et M. Crenna étaient dans une relation « durant tout le THP ». Même s’il n’y a aucun doute que la relation a été cachée, le point non évalué par la SAI en raison de sa conclusion de fait déraisonnable est le fait qu’ils n’avaient pas une relation intime lorsque la demanderesse a demandé et a obtenu des instructions de collaborer avec l’agent du FSB. Le renvoi aux motifs déclarés « antérieurement » aborde des arguments selon lesquels la demanderesse n’a communiqué aucun renseignement secret, ce qu’il n’est pas nécessaire d’examiner étant donné mes conclusions relatives à la question déterminante.

[104]  Je souscris également à l’argument de la demanderesse selon laquelle il n’existe aucune preuve indiquant que le consentement et l’autorisation de M. Crenna étaient altérés par leur relation. Je souscris également à son argument selon lequel la demanderesse n’avait aucune raison de remettre en question le jugement de M. Crenna concernant les instructions qu’il lui a données, étant donné sa grande expérience auprès de la SCHL et du gouvernement du Canada et le fait qu’il était le supérieur immédiat de la demanderesse détenant un large pouvoir pour lui donner des instructions, tel que l’a conclu la SAI elle‑même.

[105]  L’argument selon lequel la demanderesse aurait dû contourner M. Crenna et discuter avec son superviseur à Moscou ou peut-être avec d’autres personnes au Canada n’est pas fondé. Je conclus ainsi parce que cette conclusion n’est étayée par aucun élément de preuve, elle est entièrement conjecturale, c’est‑à‑dire, déraisonnable. J’indique également que M. Crenna a fourni plusieurs raisons pour lesquelles il n’a rien signalé à ses supérieurs et son témoignage preuve n’a pas été contredit ou contesté par la SAI.

[106]  Je ne constate aucune différence entre le fait que la demanderesse a signalé ce qu’elle a vu ou entendu pendant qu’elle était en Russie et ce qu’elle a vu ou entendu au Canada : on lui a ordonné de collaborer ou de ne pas collaborer. Selon le témoignage même de M. Crenna, son supérieur immédiat a ordonné à la demanderesse de collaborer avec le FSB, ce qu’elle a fait. Il ne lui a pas demandé de fournir d’autres rapports et il semble qu’aucun rapport n’a été fourni. Je ne vois pas comment le fait que M. Crenna n’a pas signalé la situation a vicié ses instructions non contredites et a en fait corroboré les instructions visant à ce que la demanderesse collabore avec le FSB.

Redressement approprié

[107]  La demanderesse sollicite une ordonnance annulant la décision de la SAI. Elle demande également que la Cour conclue qu’elle n’est pas interdite de territoire au titre de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

[108]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a indiqué qu’afin d’éviter un « va‑et‑vient interminable de contrôles judiciaires », un décideur peut refuser de renvoyer l’affaire, mais trancher la question lorsqu’il devient évident qu’un résultat donné est inévitable et que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien (par. 42). Le pouvoir discrétionnaire de la Cour à cet égard peut être influencé par des éléments comme les préoccupations concernent les délais, l’équité envers les parties, le besoin urgent de régler le différend, la nature du régime de réglementation donné, la possibilité réelle ou non pour le décideur administratif de se pencher sur la question en litige, les coûts pour les parties et l’utilisation efficace des ressources publiques :

G.  Un mot sur le pouvoir discrétionnaire en matière de réparation

[…]

[140]  Lorsque la cour de révision applique la norme de la décision raisonnable au moment d’effectuer un contrôle judiciaire, le choix de la réparation doit être guidé par la raison d’être de l’application de cette norme, y compris le fait pour la cour de révision de reconnaître que le législateur a confié le règlement de l’affaire à un décideur administratif, et non à une cour : voir Delta Air Lines, par. 31. Toutefois, l’examen de la question de la réparation doit aussi être guidé par les préoccupations liées à la bonne administration du système de justice, à la nécessité d’assurer l’accès à la justice et à « la volonté de mettre sur pied un processus décisionnel à la fois rapide et économique qui préside souvent au départ à la création d’un tribunal administratif spécialisé » : Alberta Teachers, par. 55.

[141]  Donner effet à ces principes dans le contexte de la réparation signifie que, lorsque la décision contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ne peut être confirmée, il conviendra le plus souvent de renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il revoie la décision, mais à la lumière cette fois des motifs donnés par la cour. Quand il revoit sa décision, le décideur peut alors arriver au même résultat ou à un résultat différent : voir Delta Air Lines, par. 30‑31.

[142]  Cependant, s’il convient, en règle générale, que les cours de justice respectent la volonté du législateur de confier l’affaire à un décideur administratif, il y a des situations limitées dans lesquelles le renvoi de l’affaire pour nouvel examen fait échec au souci de résolution rapide et efficace d’une manière telle qu’aucune législature n’aurait pu souhaiter : D’Errico c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 95, par. 18‑19 (CanLII). L’intention que le décideur administratif tranche l’affaire en première instance ne saurait donner lieu à un va‑et‑vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens. Le refus de renvoyer l’affaire au décideur peut s’avérer indiqué lorsqu’il devient évident aux yeux de la cour, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien : voir Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, p. 228‑230; Renaud c. Québec (Commission des affaires sociales), [1999] 3 R.C.S. 855; Groia c. Barreau du Haut‑Canada, 2018 CSC 27, [2018] 1 R.C.S. 772, par. 161; Sharif c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 205, par. 53‑54; Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada (Agence d’inspection des aliments), 2017 CAF 45, par. 51‑56 et 84; Gehl c. Canada (Procureur général), 2017 ONCA 319, par. 54 et 88 (CanLII). Les préoccupations concernant les délais, l’équité envers les parties, le besoin urgent de régler le différend, la nature du régime de réglementation donné, la possibilité réelle ou non pour le décideur administratif de se pencher sur la question en litige, les coûts pour les parties et l’utilisation efficace des ressources publiques peuvent aussi influer sur l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire de renvoyer l’affaire — tout comme ces facteurs peuvent influer sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de casser une décision lacunaire : voir MiningWatch Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6, par. 45‑51; Alberta Teachers, par. 55.

[Non souligné dans l’original.]

[109]  Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2019 CAF 206 [l’arrêt Tennant], rendu par les juges Webb et Laskin et le juge Near, dissident, la majorité de la Cour d’appel fédérale a également conclu que le droit relatif au contrôle judiciaire reconnaît à la cour de révision le pouvoir de substituer son point de vue à celui du décideur administratif, sous réserve du respect de certaines conditions.

[110]  Même si certains aspects de l’espèce militent en faveur que la Cour intervienne et fasse ce que la SAI aurait dû faire, je n’en suis pas convaincu de le faire en raison de la nature exceptionnelle d’une telle réparation.

[111]  Toutefois, comme il arrive souvent, la Cour orientera la SAI dans le cadre de son nouvel examen à l’égard de deux questions. En premier lieu, la SAI doit entendre la présente affaire et rendre une nouvelle décision au plus tard dans les six mois suivant le prononcé des présents motifs. Cela est nécessaire en l’espèce parce que la demande initiale de parrainage a été déposée en 2013, il y a environ sept ans. C’est assez long, mais je précise ici que la demanderesse est à la fin de la cinquantaine et que M. Crenna est âgé de plus de soixante‑dix ans et qu’à titre de mari et femme, ils ne devraient pas être séparés indûment. Je précise également que le retard est largement attribuable aux mesures prises par le ministre défendeur ou par ceux agissant en son nom, à l’exception de l’ASFC.

[112]  Je fais également remarquer que le SCRS, dans le cadre de son expertise en matière d’espionnage, a effectivement accordé une attestation de sécurité à la demanderesse, tout comme le FBI et l’agent principal de l’immigration d’IRCC du ministre défendeur et la SI en 2018. Les trois autorisations canadiennes ont toutes été accordées bien après la publication du roman Comrade J en 2008.

[113]  En outre, le nouvel examen ordonné doit être effectué conformément aux présents motifs. À cet égard, la Cour intervient en vue d’empêcher un « va‑et‑vient interminable de contrôles judiciaires » condamné par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 142.

VII.  Conclusion

[114]  En résumé, tel que cela est indiqué ci‑dessus, et à mon humble avis, les motifs de la SAI ne sont pas limités comme ils devraient l’être en vertu de la définition juridique donné à l’espionnage selon l’interprétation de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. En outre, ils sont contraires aux contraintes factuelles et n’y sont donc pas conformes en l’espèce en ce qui concerne l’évaluation de la nature et du moment, ainsi que d’autres aspects de la relation qui auraient vicié les instructions de M. Crenna de collaborer avec le FSB. Ils ne sont pas rationnels et cohérents parce qu’ils contiennent une faille décisive de sorte que la conclusion ne découle pas de la preuve. Par conséquent, j’ai conclu que les motifs ne démontrent pas une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle qui est justifiée au regard des contraintes factuelles juridiques et factuelles auxquelles la SAI est assujettie en l’espèce. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

VIII.  Question certifiée

[115]  À l’audience, la demanderesse a soumis à la Cour, aux fins de certicication, les questions suivantes de portée générale :

[116]  Le défendeur soutient que les questions soumises ne sont pas susceptibles de certification parce qu’elles ne sont pas des questions graves ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Les trois questions portent toutes uniquement sur l’interprétation législative d’une seule disposition de la LIPR, dont le défendeur affirme qu’elle a été réglée par la jurisprudence, en ce qui concerne les questions 1 et 2, ou sont hautement propres aux faits de l’espèce, en ce qui concerne la question 3.

[117]  Pour ce qui est de la question 1, le défendeur soutient que la jurisprudence a réglé cette question et qu’elle ne répond donc pas aux critères de certification. La jurisprudence confirme de manière uniforme qu’il n’existe aucune exigence d’avoir une « intention hostile » dans l’espionnage : Peer CF, aux paragraphes 34 et 40; Afanasyev, au paragraphe 19.

[118]  Pour ce qui est de la question 2, le défendeur soutient que la jurisprudence a répondu à cette question et qu’elle est très précise. Le défendeur fait remarquer que la jurisprudence a déjà défini l’espionnage sans y voir des exigences de contrôle et de direction à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR : Qu, CF, au paragraphe 34; Peer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 91.

[119]  Pour ce qui est de la question 3, le défendeur soutient que cette question est hautement propre aux faits, qu’elle n’est pas une question grave ayant des conséquences importantes ou d’une portée générale et qu’elle ne répond pas aux critères exigés pour la certification. L’évaluation de ce que constituent les « intérêts canadiens » dans la détermination de la question de savoir si un supposé espionnage de la part d’un résident permanent ou d’un étranger a porté atteinte aux intérêts canadiens est une détermination individualisée. En outre, le défendeur dit que les faits de l’espèce sont uniques et que, par conséquent, il ne s’agit pas d’une question ayant des conséquences importantes.

[120]  À mon humble avis, aucune question ne devrait être certifiée, car, entre autres, les questions tranchées en l’espèce sont fondées sur les faits. De plus, les tribunaux ont déjà été appelés à définir l’espionnage, ce qu’ils ont fait, et ont conclu qu’il incluait, entre autres, les actes qui sont secrets, clandestins, subreptices ou cachés; en d’autres termes, cette question a été posée et on y a répondu. En outre, et pour la plus grande part, aucune des questions soumises ne découle des présents motifs.

IX.  Dépens

[121]  À titre de règle générale, des dépens ne sont pas adjugés dans le cadre d’une procédure intentée au titre de la LIPR. Toutefois, en l’espèce, la demanderesse demande des dépens parce que le ministre défendeur a allégué qu’elle était une espionne sexuelle pour le compte du FSB dans le cadre de procédures devant des tribunaux inférieurs, soit la SI et la SAI.

[122]  L’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 [les Règles] dispose ce qui suit :

[123]  La Cour d’appel fédérale donne une orientation quant au sens de l’expression « raisons spéciales » qui figure à l’article 22 des Règles dans l’arrêt Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208, rendu par les juges Sharlow, Dawson et Layden‑Stevenson :

[7]  Toutefois, les dossiers visés par l’application de l’article 22 recèlent d’exemples de circonstances dans lesquelles ont été constatées des « raisons spéciales », et des circonstances qui ne répondent pas à cette norme. Dans ce qui suit, je résume les conclusions auxquelles on est arrivé dans certains dossiers, après un relevé non exhaustif de la jurisprudence :

La nature du dossier

1)  Un appel fondé sur une question certifiée est généralement considéré comme correctement soulevé (Rahaman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 3 F.C.R. 537, 2002 CAF 89).

2  Les « raisons spéciales » justifiant les dépens sur la base avocat client peuvent être constatées lorsque le ministre a demandé le contrôle judiciaire d’une décision d’immigration qui revêt la nature d’une cause dont la solution fait jurisprudence en matière de l’interprétation d’une disposition fondamentale de la loi (par exemple, lorsque la question visait celle de savoir si « les femmes de Trinidad assujetties à la violence conjugale » constituent un groupe social défini et si la crainte de violence, vu l’indifférence des autorités, qualifiait la persécution : Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Mayers [1993] 1 J.C.F. 154 (C.A.)).

3)  Après une demande infructueuse de contrôle judiciaire par des demandeurs d’asile qui contestaient l’établissement d’une « cause type » pour les décisions sur les demandes de statut de réfugié, la Cour fédérale avait constaté des « raisons spéciales » justifiant l’attribution des dépens aux demandeurs au motif de « la nature nouvelle et potentiellement litigieuse de la cause type au moment de son audition » (Geza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 F.C.R. 3, 2004 CF 1039). Cette attribution des dépens a été confirmée en appel. L’appel du demandeur sur le fondement a été autorisé, et les dépens ont été attribués en appel pour les motifs donnés par le juge de la Cour fédérale, ainsi que pour les documents additionnels obtenus par l’avocat du demandeur pour démontrer que le processus ayant mené aux décisions dans les causes types était déficient (Kozak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 4 F.C.R. 377, 2006 CAF 124).

Agissements du demandeur

4)  Des « raisons spéciales » justifiant l’attribution des dépens contre un demandeur ont été constatées lorsque le demandeur s’est déraisonnablement opposé à la motion du ministre d’autoriser la demande de contrôle judiciaire, prolongeant ainsi la procédure (Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 83 F.TR. 158 (P.I.); D’Almeida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 1 Imm. L.R. (3d) 309 (C.F.P.I.)).

Agissements du ministre ou de l’agent d’immigration

5)  L’attribution des dépens contre le ministre pour des « raisons spéciales » ne peut être justifiée aux seuls motifs suivants :

i)  un agent d’immigration a pris une décision erronée (Sapru c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 35);

ii)  le ministre sollicite le rejet sommaire d’un appel en matière d’immigration pour son caractère théorique après que l’appelant ait déployé des ressources pour peaufiner l’appel, plutôt que de présenter la demande à la première opportunité (Jones c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 279); ou

iii)  le ministre abandonne un appel la veille de l’audience après l’adoption d’une nouvelle loi qui diminue le fondement de l’appel (Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 179).

6)  Des « raisons spéciales » justifiant les dépens à l’encontre du ministre ont été constatées lorsque :

i)  le ministre cause au demandeur une perte considérable de temps et de ressources en adoptant des perspectives incohérentes devant la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale (Geza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2001), 266 N.R. 158 (F.C.A.));

ii)  un agent d’immigration contourne une ordonnance de la Cour (Bageerathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 513);

iii)  un agent d’immigration adopte des agissements trompeurs ou abusifs (Sandhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 941); Said c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] F.C.J. No. 663 (CAF));

iv)  un agent d’immigration délivre une décision après un délai déraisonnable et injustifié (Nalbandian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immmigration), 2006 CF 1128; Doe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 535; Jaballah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1182);

v)  le ministre s’oppose déraisonnablement à une demande de contrôle judiciaire manifestement méritoire (Ayala‑Barriere c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 101 F.T.R. 310 (P.I.); Ndererehe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 880; Dhoot c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1295).

Agissements de l’avocat

7)  Des « raisons spéciales » justifiant l’attribution des dépens personnellement contre l’avocat ont été constatées lorsque l’avocat manque à comparaître à de multiples audiences prévues (Ferguson c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] C.F.J. No. 172 (F.C.A.)).

[124]  Même si le ministre défendeur a allégué que la demanderesse était une espionne sexuelle tant devant la SI que devant la SAI, il convient de préciser que le ministre n’a pas présenté cet argument devant la Cour, ni dans ses arguments écrits ni dans sa plaidoirie.

[125]  Je suppose que le ministre a constaté son erreur et accepte maintenant les conclusions de la SI et de la SAI qui ont toutes les deux rejeté les allégations d’espionne sexuelle figurant dans le livre Comrade J. Il convient de souligner que le SCRS, en 2015, et l’agent principal de l’immigration d’IRCC du ministre défendeur, en 2016, et la SI, en 2018, ont également tous rejeté, expressément ou implicitement, ces allégations.

[126]   Dans les circonstances, et en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, aucuns dépens ne seront adjugés.




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