Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200331


Dossier : T‑15‑19

Référence : 2020 CF 462

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 mars 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

KIK CUSTOM PRODUCTS INC.

demanderesse

et

LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA (ASFC)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

Prenons par exemple ce morceau de cire; il vient tout fraîchement d’être tiré de la ruche, il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenoit, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, il est maniable, et si vous frappez dessus il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connoître un corps se rencontrent en celui‑ci. Mais voici que pendant que je parle on l’approche du feu; ce qui y restoit de saveur s’exhale, l’odeur s’évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut‑on manier, et quoique l’on frappe dessus il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure‑t‑elle encore après ce changement?

René Descartes, Méditations métaphysiques (1641)

I.  APERÇU

[1]  Un contenant, une fois qu’on le remplit de quelque chose, conserve‑t‑il l’état qu’il avait avant d’être rempli? Il ne s’agit pas seulement d’une question philosophique intéressante. La réponse peut entraîner des conséquences importantes dans le domaine des accords de commerce international.

[2]  KIK Custom Products Inc., la demanderesse, est une entreprise ontarienne qui fabrique une variété de biens de consommation empaquetés, notamment des produits ménagers et de soins personnels. L’une de ses activités consiste à importer des contenants de plastique vides (bouteilles, tubes, capuchons et couvercles), qui ont déjà été étiquetés à l’extérieur de l’Amérique du Nord. Ensuite, la demanderesse, à son usine, remplit ces contenants d’écran solaire et d’autres produits de soins corporels, comme des hydratants et des traitements contre l’acné, produits que la demanderesse fabrique au Canada. Les contenants remplis, sur lesquels figurent divers noms de marque et inscriptions, sont ensuite scellés et empaquetés en vue de les expédier aux détaillants des États‑Unis. La demanderesse exporte également un faible pourcentage de ces produits en Australie.

[3]  La demanderesse paie des droits de douane pour les contenants quand ils sont importés au Canada. Toutefois, comme il est expliqué ci‑après, la demanderesse peut avoir droit à un « drawback » ou à un remboursement de ces paiements si les contenants sont exportés dans l’état où ils se trouvaient au moment de leur importation au Canada.

[4]  Entre le 1er janvier 2016 et le 12 avril 2017, la demanderesse a payé quelque 447 818,57 $ en droits de douane sur des contenants de plastique importés au Canada. En mai 2018, la demanderesse a présenté une demande dans le cadre du Programme de drawback des droits de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) pour la somme de 411 247,74 $ relativement à des contenants ayant été remplis, puis exportés. En réponse, l’ASFC a donné la directive à la demanderesse de demander qu’une décision concernant des « procédés ne modifiant pas l’état » soit rendue relativement aux produits en question. La demanderesse a présenté cette demande aux alentours du 30 août 2018.

[5]  Alors que la décision était en suspens, l’ASFC a approuvé provisoirement la demande de drawback de la demanderesse et autorisé un paiement provisoire de 287 873 $. Cependant, dans une lettre datée du 8 novembre 2018, un agent principal de programme de l’ASFC a informé la demanderesse que [traduction] « les procédés appliqués aux produits ne sont pas admissibles » et que, par conséquent, la demanderesse n’avait pas droit au drawback demandé. En raison d’un retard dans l’envoi de cette lettre à la demanderesse, la décision a été rendue de nouveau le 30 novembre 2018. Hormis ce détail, les deux lettres sont identiques.

[6]  La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision, au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7. La demanderesse soutient que la conclusion de l’agent selon laquelle les produits exportés ne sont pas dans le même état qu’ils étaient au moment de leur importation est déraisonnable.

[7]  Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu que la décision est déraisonnable. À elle seule, la lettre du 30 novembre 2018 pose problème, et je m’expliquerai davantage plus loin sur cette question. Toutefois, la lettre n’existe pas isolément. Je suis convaincu, à la lecture de la lettre et des communications entre l’agent et les représentants de la demanderesse après la publication de la décision, qu’avec les décisions concernant le « même état » en toile de fond juridique, la décision de l’agent satisfait aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II.  NORME DE CONTRÔLE

[8]  Les parties conviennent que la Cour doit examiner la décision de l’agent selon la norme de la décision raisonnable, et je suis d’accord. Il s’agit de la norme qu’a précédemment énoncée la Cour quant aux décisions concernant le « même état » (voir la décision Dorel Industries Inc c Canada (Agence des services frontaliers), 2014 CF 175, au par. 14 [Dorel]).

[9]  Peu après l’audition de la présente demande, la Cour suprême du Canada a énoncé une approche révisée pour établir la norme de contrôle à l’égard du bien‑fondé d’une décision administrative, dans son arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. La norme de la décision raisonnable est maintenant la norme présumée, sous réserve d’exceptions précises « que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (Vavilov, au par. 10). À mon avis, rien ne justifie de déroger à la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique en l’espèce.

[10]  Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont également tenté de clarifier l’application appropriée de la norme de la décision raisonnable (au par. 143). Les principes soulignés par les juges majoritaires proviennent dans une large mesure de la jurisprudence antérieure, en particulier de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Bien que, comme je l’ai déjà mentionné, la présente demande a été plaidée avant l’arrêt Vavilov, les arguments sur lesquels les parties ont fondé leurs points de vue respectifs quant au caractère raisonnable de la décision de l’agent est conforme au cadre de l’arrêt Vavilov. C’est aussi ce cadre que j’ai appliqué pour arriver à la conclusion que la décision de l’agent est raisonnable. Cependant, l’issue aurait été la même en suivant le cadre de l’arrêt Dunsmuir.

[11]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « vise à donner effet à l’intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit » (Vavilov, au par. 82). Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au par. 83).

[12]  L’exercice de tout pouvoir public « doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au par. 95). Pour cette raison, un décideur administratif est tenu de « justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov, au par. 96).

[13]  Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). Dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, lorsque le décideur a fourni des motifs, la cour de révision doit d’abord « examiner les motifs donnés avec une attention respectueuse, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov, au par. 84, guillemets internes omis). Les motifs doivent être lus à la lumière de l’ensemble du dossier en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils ont été rendus (Vavilov, aux par. 91 à 94). La cour de révision « doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable » (Vavilov, au par. 99). L’évaluation du caractère raisonnable d’une décision doit être sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse (Vavilov, aux par. 12 et 13).

[14]  Comme il a été mentionné, la décision de l’agent a été initialement énoncée dans une lettre du 8 novembre 2018, laquelle a ensuite été renvoyée le 30 novembre 2018. Après avoir reçu la décision, les représentants de la demanderesse ont échangé plusieurs courriels avec l’agent pour lui demander des précisions et de réexaminer sa décision selon laquelle les procédés en question n’étaient pas admissibles. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse a d’abord soutenu que la lettre du 30 novembre 2018 doit tenir ou tomber d’elle‑même, et que les courriels subséquents ne devraient pas être pris en compte au moment d’évaluer le caractère raisonnable de la décision de l’agent. Cependant, la demanderesse a quelque peu atténué ce point de vue durant l’audience. Je traiterai de cette question plus loin.

[15]  Il incombe à la demanderesse de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. La demanderesse doit établir que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

III.  CONTEXTE JURIDIQUE

[16]  Le droit tarifaire canadien prévoit un certain nombre de circonstances dans lesquelles un importateur canadien de produits peut être dispensé du paiement des droits autrement exigibles sur l’importation de ces produits. La capacité du Canada d’accorder une dispense à l’égard des produits importés qui sont par la suite exportés aux États‑Unis ou au Mexique est cependant limitée par les conditions de l’Accord de libre‑échange nord‑américain [l’ALÉNA], plus précisément, à son article 303, qui porte sur les restrictions aux programmes de drawback et de report des droits. Le paragraphe 1 de l’article 303 prévoit que les remboursements, remises et réductions de droits de douane sont généralement limités au moins élevé des montants suivants : (i) le montant total des droits de douane payés à l’importation du produit et (ii) le montant total des droits de douane payés à un autre membre de l’ALÉNA si le produit est par la suite exporté sur le territoire de ce membre en particulier. C’est ce qu’on appelle communément la règle du « montant le moins élevé ».

[17]  Selon la règle du « montant le moins élevé », si le taux des droits de douane sur les produits exportés du Canada vers les États‑Unis ou le Mexique est de zéro, l’exportateur canadien ne peut obtenir d’exonération des droits acquittés pour l’importation de ces produits au Canada (voir l’arrêt Dominion Sample Ltd c Canada (Commissaire de l’agence des douanes et du revenu), 2003 CF 1244, au par. 15 [Dominion Sample]).

[18]  Il existe une exception à cette règle : l’alinéa 6b) de l’article 303 de l’ALÉNA prévoit qu’il y a exonération des droits lorsque les produits importés qui sont par la suite exportés à une autre partie à l’accord sont dans le « même état » qu’au moment de leur importation sur le territoire de la première partie. Cette idée est incorporée dans le droit interne canadien. L’alinéa 89(1)a) du Tarif des douanes, LC 1997, c 36 prévoit que l’exonération des droits de douane peut être accordée lorsque des marchandises importées sont dédouanées, puis « ultérieurement exportées dans le même état qu’au moment de leur importation ».

[19]  Voici la partie pertinente de l’alinéa 6b) de l’article 303 :

6. Le présent article ne s’applique pas :

6. This Article does not apply to:

b) à un produit exporté vers le territoire d’une autre Partie dans le même état qu’au moment de son importation sur le territoire de la Partie d’où le produit a été réexporté (l’essai, le nettoyage, le réemballage, l’inspection ou les méthodes de préservation ne sont pas réputés modifier l’état d’un produit).

b) a good exported to the territory of another Party in the same condition as when imported into the territory of the Party from which the good was exported (processes such as testing, cleaning, repacking or inspecting the good, or preserving it in its same condition, shall not be considered to change a good’s condition).

[20]  L’expression « such as » dans la version anglaise donne à penser qu’il s’agit d’une liste non exhaustive. Autrement dit, les autres procédés similaires à ceux énumérés à l’alinéa 303.6b) « ne sont pas réputés modifier l’état d’un produit », et ce, même si ces procédés similaires ne figurent pas à l’alinéa 303.6b). Bien qu’il ait initialement soutenu le contraire dans son mémoire des faits et du droit, à l’audition de la présente demande, le défendeur a admis que la liste des procédés figurant à l’alinéa 303.6b) n’est pas exhaustive. (Bien que rien dans la version française de la disposition ne corresponde directement à l’expression anglaise « such as », la version espagnole de la disposition est pareille à la version anglaise.)

[21]  Pour favoriser une interprétation uniforme de l’accord, les parties à l’ALÉNA ont adopté les Réglementations uniformes chapitres trois et cinq de L’ALÉNA [les Règlementations uniformes]. L’exception du « même état » est ainsi abordée au paragraphe 8 de l’article X de la section F des Règlementations uniformes :

8. Aux fins de l’alinéa 303(6)b) de l’Accord, les circonstances dans lesquelles un produit est jugé être dans le même état incluent :

8. For purposes of Article 303.6(b) of the Agreement, the circumstances under which a good shall be considered to be in same condition include the following:

a) une simple dilution avec de l’eau ou une autre substance;

(a) mere dilution with water or another substance;

b) le nettoyage, y compris l’enlèvement de la rouille, de la graisse, de la peinture ou d’autres revêtements;

(b) cleaning, including removal of rust, grease, paint or other coatings;

c) l’application d’un produit de préservation, y compris un lubrifiant, une encapsulation ou un revêtement protecteur;

(c) application of preservative, including lubricants, protective encapsulation, or preservation paint;

d) le rognage, le limage, le découpage ou le coupage;

(d) trimming, filing, slitting or cutting;

e) la présentation en quantités mesurées, l’emballage ou le remballage du produit, l’empaquetage ou le rempaquetage du produit;

(e) putting up in measured doses, or packing, repacking, packing [sic packaging] or repackaging; or

f) l’essai, le marquage, l’étiquetage, le tri ou le classement, pourvu que de telles opérations n’altèrent pas, de façon substantielle, les caractéristiques du produit.

(f) testing, marking, labelling, sorting or grading, provided that such operations do not materially alter the characteristics of the good.

[22]  L’utilisation du mot « incluent » (« include the following » dans la version anglaise) donne à penser qu’il s’agit également d’une liste non exhaustive. Le défendeur l’admet également maintenant.

[23]  Il sera évident que l’alinéa 303.6b) n’exige pas qu’un produit demeure exactement le même pour éviter la règle du « montant le moins élevé ». Certains des procédés énumérés (p. ex., le nettoyage ou la conservation d’un produit) pourraient être considérés comme changeant l’état du produit, mais cela n’empêche pas l’application de l’exception du « même état ». Le paragraphe 8 des Règlementations uniformes ajoute à cette liste de procédés admissibles.

[24]  Selon le libellé du paragraphe 8 des Règlementations uniformes, l’expression « pourvu que de telles opérations n’altèrent pas, de façon substantielle, les caractéristiques du produit » (« provided that such operations do not materially alter the characteristics of the good ») semble modifier seulement les types d’opérations énumérés à l’alinéa f), par opposition à tous les autres types d’opérations ou de procédés énumérés au paragraphe 8. Malgré cela, il est généralement admis que le fait qu’une opération ou un procédé ait altéré ou non de façon importante les caractéristiques d’un produit constitue un critère approprié pour déterminer si le produit est demeuré dans le même état au sens de l’alinéa 303.6b) de l’Accord.

[25]  Contrairement à l’alinéa 303.6b), aucune des opérations et aucun des procédés énumérés au paragraphe 8 des Règlementations uniformes n’est réputé avoir pour effet de conserver un produit dans le même état. Ainsi, mis à part ceux qui sont expressément mentionnés à l’alinéa 303.6b) et d’autres semblables, si l’application d’une opération ou d’un procédé — même s’il s’agit d’un de ceux énumérés au paragraphe 8 — altère substantiellement les caractéristiques du produit, l’exception du « même état » à la règle du « montant le moins élevé » ne s’applique pas. Néanmoins, la liste des opérations et des procédés au paragraphe 8 fournit des exemples utiles du genre de choses qui peuvent laisser un produit dans le même état aux fins de l’exonération des droits de douane, dans la mesure où ces choses ne modifient pas les caractéristiques du produit de façon importante. (Je note, incidemment, que les termes « opération » et « procédé » semblent être utilisés de façon interchangeable à cet égard. En l’espèce, il importe peu de savoir si ce que la demanderesse fait des contenants importés constitue une opération ou un procédé.)

[26]  Il est également admis que cette restriction à l’exonération des droits de douane dans l’ALÉNA vise, du moins en partie, à empêcher les parties à l’accord de donner un avantage concurrentiel aux entreprises qui fabriquent des produits sur leur territoire en accordant à ces mêmes entreprises des subventions indirectes au moyen d’une exonération excessive des droits de douane. Cette question ne se pose pas si le produit en question quitte le territoire de la partie dans l’état où le produit se trouvait à son arrivée. Dans ce cas, aucune fabrication n’a eu lieu, de là l’exception du « même état » à la règle du « montant le moins élevé ». Par ailleurs, il est reconnu que les entreprises devraient être en mesure de traiter les produits importés de certaines façons sans perdre l’avantage de l’exception du « même état ». Pour faciliter l’interprétation et l’application uniformes de cette exception, les parties à l’ALÉNA ont adopté l’alinéa 303.6b) de cet accord, ainsi que le paragraphe 8 des Règlementations uniformes. Ils donnent tous deux une idée de ce que les parties à l’accord considèrent comme une opération ou un procédé admissible et de ce qu’elles considèrent comme non admissible. Au Canada, ce sont les fonctionnaires de l’ASFC qui déterminent si une opération ou un procédé donné tombe dans la catégorie de ce qui est admissible ou pas.

[27]  L’ASFC a préparé des mémorandums pour expliquer le fonctionnement de ses programmes de drawback des droits et d’exonération des droits. Pour les besoins de l’espèce, le Mémorandum D7‑4‑3, intitulé « Exigences de l’ALÉNA pour les programmes de drawback des droits et d’exonération des droits » (daté du 27 mai 2015), est particulièrement pertinent. C’est le genre de document dont un organisme administratif comme l’ASFC se dotera pour favoriser une plus grande uniformité dans la prise de décisions et pour orienter le travail des décideurs de première ligne (voir Vavilov, au par. 130).

[28]  Le mémorandum contient les quatre points ci‑après, à la rubrique « Procédés ne modifiant pas l’état ».

[29]  Premièrement, l’ALÉNA « autorise le plein drawback ou le report des droits de douane à l’égard des produits qui sont exportés dans le même état qu’au moment de leur importation. Les produits importés peuvent faire l’objet de certaines opérations au Canada et toujours être considérés comme exportés dans le même état. »

[30]  Deuxièmement, le mémorandum précise ce qui suit :

Voici des exemples d’opérations mineures qui sont permises pourvu qu’elles ne modifient pas les propriétés des produits de façon importante :

a) la simple dilution avec de l’eau ou une autre substance;

b) le nettoyage, y compris enlever la rouille, la graisse, la peinture, ou un autre revêtement;

c) l’application d’un préservatif, y compris un lubrifiant, une encapsulation ou un revêtement protecteur;

d) le rognage, le limage, le découpage et le coupage;

e) la présentation en quantités mesurées, l’emballage ou le remballage du produit ou l’empaquetage ou le rempaquetage du produit;

f) l’essai, le marquage, l’étiquetage, le tri, ou le classement de produit.

[31]  Il sera évident que cette liste reprend la liste figurant au paragraphe 8 des Règlementations uniformes. Fait intéressant, le passage « pourvu qu’elles ne modifient pas les propriétés des produits de façon importante » s’applique à l’ensemble des opérations et des procédés qui y sont énumérés — pas seulement à ceux énumérés à l’alinéa f).

[32]  Troisièmement, le mémorandum énonce que « [l]es produits peuvent être utilisés de plusieurs façons différentes dans une opération. Toute décision visant à déterminer si une opération satisfait ou non les critères relatifs aux procédés ne modifiant pas l’état doit être prise séparément ». (Un affidavit d’un autre agent principal de programme déposé par le défendeur dans le cadre de la présente demande confirme que [traduction] « l’ASFC détermine au cas par cas si une opération correspond à un procédé qui conserve le produit dans le même état ou si elle entraîne une modification importante du produit ».)

[33]  Quatrièmement, le mémorandum comporte une annexe contenant des exemples visant à illustrer « comment un produit qui a subi une transformation mineure peut être considéré comme étant dans le "même état" ». Voici quelques‑uns de ces exemples :

  • Ajouter de l’eau à un concentré de jus pour créer un concentré intermédiaire mais non un jus, est considéré comme un procédé ne modifiant pas l’état.

  • Ajouter de l’eau à un concentré de jus pour créer un jus est considéré comme une altération physique et un procédé modifiant l’état.

  • Ajouter de l’huile de lin à la peinture liquide pour en faciliter le mélange est considéré comme un procédé ne modifiant pas l’état.

  • Ajouter de l’huile de lin à la peinture en pâte pour en créer de la peinture liquide est considéré comme une altération physique et un procédé modifiant l’état.

  • Empaqueter du sucre importé dans des sachets individuels est considéré comme un procédé ne modifiant pas l’état.

  • Emballer des sachets de sucre en lot de 100 est considéré comme un procédé ne modifiant pas l’état.

[34]  L’ASFC a également préparé un Manuel d’administration de l’exonération des droits, daté de janvier 2013, pour aider ses décideurs. Son annexe B comprend des exemples de décisions canadiennes et américaines. La demanderesse s’appuie sur une situation précise décrite dans l’annexe B, pour appuyer son point de vue selon lequel ses activités ou ses procédés n’ont pas modifié les contenants de plastique de façon importante. Une seconde situation décrite à l’annexe B peut également être pertinente en l’espèce.

[35]  Voici ces deux situations (que j’ai numérotées pour des raisons de commodité) :

Première situation

Des bouteilles et des bouchons en plastique, des étiquettes et des arômes liquides sont importés. Les bouteilles sont remplies du produit et les contenants sont scellés au moyen des bouchons. Les bouteilles sont étiquetées, prêtes pour l’exportation. Les bouteilles et capuchons en plastique et les étiquettes sont considérés comme « dans le même état » lors de leur exportation.

Seconde situation

Des boîtes de conserve de viande et leurs couvercles sont importés séparément. Les boîtes sont remplies de viande crue, les couvercles sont fixés par sertissage. Les boîtes remplies sont ensuite cuites dans des autoclaves avant d’être emballées et exportées. Les boîtes et les couvercles sont utilisés dans la fabrication d’un produit de viande en conserve, ils ne sont pas considérés « dans le même état ».

[36]  Dans un affidavit déposé à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, Derek Kroft, vice‑président, fiscalité chez KIK Custom Products, affirme que l’annexe B était incluse dans la demande de décision concernant le même état (que l’entreprise a présentée en août 2018). Le défendeur n’a déposé aucun élément de preuve pour le contredire. Cependant, le défendeur affirme dans son mémoire des faits et du droit que l’annexe B a été supprimée de la version actuelle du manuel (qui s’intitule maintenant « Manuel des encouragements commerciaux »). Encore une fois, le défendeur n’a présenté aucun élément de preuve à l’appui de cette affirmation, et il n’a présenté aucun élément de preuve concernant le moment où ce changement allégué s’est produit. Quoi qu’il en soit, comme on le verra, la première situation en particulier a fait l’objet de discussions dans les courriels échangés entre les représentants de la demanderesse et l’agent. Je reviendrai à la question de l’importance de l’annexe B plus loin.

[37]  De plus, le modèle standard de présentation à l’ASFC d’une demande de décision sur le même état est accompagné d’une annexe, laquelle comprend un manuel sur les décisions concernant le même état. Ce manuel précise qu’un [traduction] « produit est considéré comme ayant été fabriqué lorsqu’il a été modifié de façon importante ». Il fournit ensuite des exemples de situations pour, d’une part, des produits qui sont considérés comme ayant subi une modification importante (et donc fabriqués) et, d’autre part, des produits qui ne sont pas considérés comme ayant subi une modification importante (et donc non fabriqués). À titre d’exemple, le fait de peindre un motif défini sur une aile d’automobile avec une couche finale de peinture constitue une modification importante, ce qui n’est pas le cas du fait de peindre un objet métallique avec un apprêt qui nécessite l’application d’une couche finale de peinture. Plusieurs des situations présentées dans l’annexe figurent également dans le Mémorandum D7‑4‑3.

[38]  En réponse à la présente demande de contrôle judiciaire, le défendeur a déposé un certificat, signé le 28 janvier 2019 par l’agent qui a rendu la décision en cause. L’agent énumère les documents qu’il a pris en compte au moment de rendre la décision, et en transmet des copies. Ces documents comprennent notamment trois lettres de décision concernant des demandes de décision visant à confirmer que différents types de contenants demeurent dans le même état. (Les lettres sont caviardées afin de retirer les renseignements permettant d’identifier les entreprises concernées.) L’agent affirme que ces lettres [traduction] « ont été utilisées comme précédent pour rendre la décision par rapport à la demande présentée par KIK Custom Products visant à faire confirmer le même état ». Ces trois décisions ont été rédigées par l’agent qui a rendu la décision contestée dans la présente affaire. Une lettre portait sur de l’huile de noix de coco et des pots vides importés de l’Inde. Une fois au Canada, l’huile de noix de coco était placée dans les pots vides, lesquels étaient ensuite scellés, étiquetés et empaquetés en vue de les exporter. Une autre lettre portait sur des bouteilles et des capuchons [traduction] « importés de diverses entreprises spécialisées dans les applications pharmaceutiques ». Une fois au Canada, les bouteilles étaient remplies de médicaments; elles étaient ensuite étiquetées, empaquetées en lot, puis expédiées à différents endroits. La troisième lettre traitait de deux demandes différentes. L’une de ces demandes concernait des boîtiers en plastique destinés à des cosmétiques en poudre pressée. L’autre concernait des contenants en plastique pour produits revitalisants pour les cheveux. Dans tous les autres cas, l’agent a conclu que les procédés appliqués aux contenants n’étaient pas admissibles.

[39]  Enfin, les parties conviennent que le concept d’une modification « importante » des caractéristiques d’un produit sert à refléter l’idée d’un changement dans les caractéristiques du produit qui est [traduction] « appréciable » ou [traduction] « dans une mesure importante », par opposition à un simple changement dans la matière avec laquelle l’objet est fabriqué. Un changement dans la matière avec laquelle un objet est fabriqué peut suffire pour constituer une modification importante (p. ex., en ajoutant de l’huile de lin à une peinture en pâte pour en créer de la peinture liquide), mais ce n’est pas une condition essentielle (p. ex., couper du linoléum et des carreaux de plancher en vinyle en morceaux de la taille d’un échantillon constitue une modification importante, même si le produit est encore fait de linoléum ou de vinyle). Ce dernier exemple était le procédé en cause dans la décision Dominion Sample. Dans cette affaire, le juge Blais (qu’il était à l’époque) a interprété l’idée d’une modification importante des caractéristiques d’un produit en ces termes : « [i]l semblerait donc qu’un produit puisse subir certaines opérations, telles que le coupage ou le rognage, tout en demeurant dans le même état, pourvu qu’il n’ait pas été modifié au point de perdre ses traits ou attributs distinctifs » (au par. 31). Aucune des parties ne conteste cette conclusion. Les parties conviennent également que les « caractéristiques » d’un produit comprennent non seulement ses propriétés physiques, mais aussi des propriétés plus abstraites comme sa fonction, ainsi que son marché ou l’utilisateur final auquel le produit est destiné.

[40]  La question fondamentale qui divise les parties consiste à savoir si la décision de l’agent, selon laquelle les procédés de la demanderesse modifient de façon importante des caractéristiques des produits, satisfait aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité. Je me pencherai à présent sur cette question.

IV.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

A.  La lettre de décision du 30 novembre 2018

[41]  Après avoir déclaré que la lettre vise à [traduction] « transmettre une décision concernant un "procédé ne modifiant pas l’état" », puis cerné les autorisations juridiques et les documents de politique applicables, l’agent expose les motifs de la décision en trois parties principales : le traitement admissible, les produits et les procédés, ainsi que la conclusion.

[42]  Sous la rubrique relative au traitement admissible, voici ce que l’agent a déclaré :

[traduction]

Un certain degré de transformation est admissible au Canada, sans que soit modifié le « même état » des produits fournis :

1.  Tous les procédés effectués sont mentionnés à l’article 303 ou dans les Règlementations uniformes.

2.  Le procédé ne peut pas modifier les caractéristiques du produit de façon importante.

Les seuls procédés admissibles sont [traduction] « le remballage ou l’inspection du produit, ou sa conservation dans le même état », ainsi que :

a)  la simple dilution avec de l’eau ou une autre substance;

b)  le nettoyage, y compris enlever la rouille, la graisse, la peinture ou un autre revêtement;

c)  l’application d’un préservatif, y compris un lubrifiant, une encapsulation ou un revêtement protecteur à des fins de protection;

d)  le rognage, le limage, le découpage et le coupage;

e)  la présentation en quantités mesurées l’emballage ou le remballage du produit ou l’empaquetage ou le rempaquetage du produit;

f)  l’essai, le marquage, l’étiquetage, le tri, ou le classement de produit.

[43]  Sous la rubrique relative aux produits et aux procédés, l’agent énonce ce qui suit :

[traduction]

Le client importe des contenants de plastique (bouteilles, tubes, capuchons et couvercles). Il les remplit de produits de soins corporels ou d’écrans solaires, les scelle, puis les emballe afin de les expédier vers le marché de consommation aux États‑Unis, quoiqu’un faible pourcentage des produits soit destiné à l’Australie.

[44]  Sous la rubrique relative à la conclusion, l’agent énonce ce qui suit :

[traduction]

L’ASFC conclut que les procédés appliqués aux produits ne sont pas admissibles.

[45]  Mis à part ce qui est énoncé ci‑dessus, aucune autre explication concernant cette conclusion n’est fournie dans la lettre de décision.

[46]  Le reste de la lettre porte sur les répercussions de la décision, plus précisément, sur le fait que l’exonération des droits se limite à la règle du « montant le moins élevé », et sur les recours éventuels pour l’entreprise au moyen d’un [traduction] « appel » devant la Cour. L’agent ajoute également : [TRADUCTION] « Si vous avez des questions ou si vous souhaitez fournir des renseignements supplémentaires, veuillez communiquer avec le soussigné ou avec notre bureau dès que possible. »

B.  Correspondance par courriel subséquente entre la demanderesse et l’agent

[47]  Comme il a été mentionné, la décision de l’agent a initialement été communiquée dans une lettre datée du 8 novembre 2018. KPMG LLP a demandé une décision confirmant le même état au nom de Gail Kesner, la vérificatrice de KIK Custom Products. Par conséquent, la lettre de décision était adressée à Mme Kesner, mais elle a été envoyée par courriel au représentant de l’entreprise chez KPMG, David Decaire.

[48]  Le 30 novembre 2018, date à laquelle KPMG a reçu la lettre, John Pajek, gestionnaire principal en pratiques commerciales et douanières chez KPMG, a écrit à l’agent pour lui demander de renvoyer la lettre de décision afin que la demanderesse ait suffisamment de temps pour envisager l’éventualité d’en [traduction] « appeler » de la décision. M. Pajek a également demandé à l’agent [traduction] « de bien vouloir expliquer ce qu’est un empaquetage simple ».

[49]  L’agent a répondu immédiatement en laissant un message à M. Pajek dans sa boîte vocale, puis en lui envoyant un courriel de suivi. L’agent a accepté de renvoyer la lettre de décision le 30 novembre 2018; il a en outre joint la lettre révisée au courriel. L’agent a également ajouté la déclaration ci‑dessous, afin de préciser le fondement de la décision :

[traduction]

Plus précisément, les articles importés de votre cliente ne sont pas considérés comme étant dans le « même état » au sens de l’article 303 de l’ALÉNA, puisqu’ils ne sont pas exportés dans le même état qu’ils étaient au moment d’être importés. Votre cliente importe des contenants vides et les remplit d’une substance, créant ainsi un nouveau produit. Elle n’avait au début qu’un récipient vide, mais elle obtient à la suite du procédé un produit terminé. Le récipient est requis pour le produit. Sans les tubes, il n’existe aucun récipient pour la crème solaire ou la lotion pour le corps; le récipient fait donc partie du produit final. Il ne s’agit pas d’un simple empaquetage. Si votre cliente recevait un lot d’une grande quantité de clous et qu’elle les séparait en paquets de dix au Canada, il s’agirait d’un empaquetage simple.

L’agent a invité M. Pajek à communiquer de nouveau avec lui pour obtenir de plus amples précisions, au besoin.

[50]  Plus tard le même jour, M. Pajek a répondu en demandant : [TRADUCTION] « L’ASFC est‑elle disposée à discuter de la question, ou bien nous forcez‑vous à en saisir les tribunaux? ».

[51]  Le 4 décembre 2018, l’agent a répondu ce qui suit : [traduction] « Si votre cliente a oublié de soulever un détail que vous souhaiteriez nous soumettre, nous pouvons réexaminer la question. La procédure normale consiste à interjeter appel devant les tribunaux, mais je préfère toujours aider lorsque je le peux pour éviter d’en venir à cela. »

[52]  M. Pajek a répondu à son tour, le 12 décembre 2018, qu’il [traduction] « travaillait à recueillir l’information sur la question du même état ». Compte tenu de l’époque de l’année, il a demandé s’il était possible d’envoyer des observations supplémentaires à l’agent d’ici la deuxième semaine de janvier 2019.

[53]  L’agent a répondu le 13 décembre 2018 que [TRADUCTION] « malheureusement, nous devons traiter la demande telle qu’elle a été présentée initialement, étant donné que le dossier comporte des montants en souffrance. Ceci étant dit, si le procédé change ou si vous croyez avoir de nouveaux éléments de preuve à présenter qui changeraient l’issue de notre décision, vous êtes libre de présenter une nouvelle demande. Vous pouvez me présenter la demande directement à cette adresse de courriel. »

[54]  Le 14 décembre 2018, M. Pajek a envoyé le courriel suivant à l’agent :

[traduction]

Lorsque je lis ce qui suit, cela appuie notre position. Y a‑t‑il quelque chose qui m’échappe?

Des bouteilles et des bouchons en plastique, des étiquettes et des arômes liquides sont importés. Les bouteilles sont remplies du produit et les contenants sont scellés au moyen des bouchons. Les bouteilles sont étiquetées, prêtes pour l’exportation. Les bouteilles et capuchons en plastique et les étiquettes sont considérés comme « dans le même état » lors de leur exportation.

Bien que M. Pajek ne le mentionne pas dans le courriel, cet exemple (mis à part l’ajout du soulignement et des caractères gras) est tiré de l’annexe B du manuel de l’ASFC de 2013. C’est ce que j’ai appelé la première situation.

[55]  L’agent a répondu à M. Pajek : [traduction] « il s’agit d’exemples utilisés seulement à titre indicatif. Chaque situation est analysée en fonction de son bien‑fondé, et la décision est prise en conséquence. » L’agent a également précisé qu’il discuterait de la question avec des collègues et qu’il en reparlerait à M. Pajek.

[56]  Le 17 décembre 2018, l’agent a écrit à M. Pajek pour lui demander de confirmer que la lotion pour le corps et l’écran solaire sont des produits fabriqués au Canada. M. Pajek a répondu : [traduction] « KIK fabrique les produits au Canada, elle les empaquette, puis les exporte ou les vend au Canada ». L’agent a quant à lui répondu ce qui suit :

[traduction]

J’en reparlerai avec mes collègues, mais il s’agit de la distinction immédiate entre l’exemple que vous avez souligné dans notre manuel interne et les opérations de votre cliente. L’exemple donné dans le manuel concerne tous les articles importés de pays qui ne sont pas signataires de l’ALÉNA, de sorte qu’il peut être soutenu qu’il s’agit de rempaquetage. Votre cliente n’importe pas la substance qui est déposée dans les tubes; cela peut donc être considéré comme un procédé supplémentaire.

[57]  Plus tard le même jour, Lisa Zajko, une collègue de M. Pajek chez KPMG, a écrit ce qui suit dans un courriel à l’agent :

[traduction]

À des fins de précision, même si l’exemple parle de contenants et de produits importés, ce ne sont que les contenants (avec les capuchons et étiquettes) qui sont désignés comme étant dans le « même état ». À titre d’illustration et pour faire ressortir la distinction, le produit (lorsqu’il est également importé) n’est pas désigné comme étant dans le même état, car il y a mélange d’ingrédients. Que le produit soit importé ou non, les exemples montrent clairement que les contenants/capuchons/étiquettes sont dans le même état distinctement du procédé de traitement du produit (par rapport auquel nous ne faisons pas de demande dans notre dossier). La réglementation n’a certainement pas pour but de faire en sorte que le produit soit fabriqué à l’étranger plutôt qu’à l’échelle nationale du Canada et qu’alors, l’entreprise soit ainsi dans une meilleure position par rapport au moment où elle fabriquait le produit ici en important les contenants? Je remarque également que ces exemples proviennent de la section « assemblage » du manuel, et non de la section sur l’emballage et l’empaquetage, de sorte que même dans un contexte de fabrication ou d’assemblage, les contenants devraient être admissibles.

[58]  Voici ce que l’agent a répondu :

[traduction]

Après en avoir discuté avec des collègues plus expérimentés, nous ne sommes pas d’accord avec votre interprétation de la loi, car vous continuez de citer un exemple tiré d’un document interne de l’ASFC. À notre avis, les opérations mentionnées dans votre demande initiale ne sont pas admissibles au drawback fondé sur le « même état ».

[59]  Dans d’autres courriels, M. Pajek a fait remarquer que l’ASFC considère les procédés de la demanderesse comme un [traduction] « simple empaquetage » depuis de nombreuses années. Cependant, comme l’agent a tenté de lui préciser, c’était la première fois que la demanderesse recevait une décision concernant un « procédé ne modifiant pas l’état » pour ces produits en particulier. La demanderesse n’a pas laissé entendre qu’il en était autrement dans la présente demande.

[60]  L’affaire n’est pas allée plus loin avec l’agent. Le 31 décembre 2018, la demanderesse a déposé la présente demande de contrôle judiciaire.

V.  ANALYSE

A.  Quels facteurs devrait‑on prendre en considération pour apprécier le caractère raisonnable de la décision?

[61]  Une cour de révision doit évidemment tenir compte des motifs sur lesquels le décideur administratif s’est appuyé pour rendre sa décision. Néanmoins, la cour de révision « doit également interpréter les motifs du décideur en fonction de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle ils ont été rendus » (Vavilov, au par. 94). Dépendamment de la nature de l’affaire et des questions soulevées en contrôle judiciaire, la cour peut prendre en considération « la preuve dont disposait le décideur, les observations des parties, les politiques ou lignes directrices accessibles au public dont a tenu compte le décideur et les décisions antérieures de l’organisme administratif en question » (ibid.). Ces éléments « peu[ven]t expliquer un aspect du raisonnement du décideur qui ne ressort pas à l’évidence des motifs eux‑mêmes; [ils] peu[ven]t aussi révéler que ce qui semble être une lacune des motifs ne constitue pas en définitive un manque de justification, d’intelligibilité ou de transparence » (ibid.). Par conséquent, la cour de révision doit interpréter les motifs fournis par l’organisme administratif pour justifier sa décision « en tenant dûment compte du contexte institutionnel et du dossier » (Vavilov, au par. 96).

[62]  Les différends dans la présente affaire sont survenus au sujet de deux parties du dossier : d’abord, les courriels échangés entre l’agent et les représentants de la demanderesse après la publication de la décision, et ensuite, l’annexe B du Manuel d’administration de l’exonération des droits que l’ASFC a préparé en janvier 2013.

[63]  Comme il a été mentionné précédemment, la demanderesse avait comme point de vue initial que la lettre de décision doit tenir ou tomber d’elle-même, et qu’il n’était pas loisible à une cour de révision de tenir compte des échanges de courriels qui ont suivi pour apprécier le caractère raisonnable de la décision. La demanderesse a atténué ce point de vue à l’audition de la présente demande, mais compte tenu de l’importance des courriels par rapport au résultat auquel je suis parvenu, je prendrai un moment pour expliquer pourquoi, à mon avis, il convient de tenir compte de ces courriels dans l’appréciation du caractère raisonnable de la décision.

[64]  Un décideur administratif ne peut utiliser un affidavit déposé dans le cadre d’un contrôle judiciaire pour améliorer des motifs de décision qu’il a déjà fournis (voir l’arrêt Sellathurai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 255, aux par. 46 et 47 [Sellathurai]). Autrement, cela reviendrait à demander à la partie qui conteste la décision en contrôle judiciaire de chercher à atteindre une cible mouvante (Sellathurai, au par. 47). La présente affaire présente cependant une situation différente.

[65]  Il peut y avoir une mince ligne entre, d’une part, les communications postérieures à la décision d’un décideur qui aident à expliquer les motifs de la décision et, d’autre part, les justifications postérieures à la décision qui n’ont pas été fournies dans les motifs initiaux, et que le décideur n’avait peut‑être même pas en tête au moment de rendre la décision. Comme l’a fait remarquer mon collègue le juge Fothergill, « [i]l y a une différence entre la publication de motifs supplémentaires, d’une part en tant qu’exercice justifié du pouvoir discrétionnaire d’un agent de décider de réexaminer une décision initiale, et d’autre part, en tant que tentative illégitime de justifier une décision mal rédigée » (Vakurov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 859, au par. 2). Une ouverture excessive aux motifs postérieurs à la décision, surtout à ceux fournis après le début d’une demande de contrôle judiciaire, peut créer les mauvais incitatifs pour les décideurs et décourager la prise de décisions administratives efficaces. En l’espèce, cependant, je suis convaincu qu’il y a lieu, pour apprécier le caractère raisonnable de la décision de l’agent, d’examiner les courriels qu’il a échangés avec les représentants de la demanderesse.

[66]  En plus des principes généraux énoncés au paragraphe 61 ci‑dessus, je me fonde sur les éléments particuliers ci‑après de la présente affaire pour en arriver à cette conclusion.

[67]  Premièrement, comme il a été souligné dans l’arrêt Vavilov, l’appréciation du caractère raisonnable d’une décision doit tenir compte du contexte administratif dans lequel elle a été rendue (au par. 91). Le respect strict du principe selon lequel les motifs finaux d’une décision sont les seuls motifs qui peuvent être pris en compte dans le cadre d’un contrôle judiciaire pourrait être approprié au moment de l’examen de la décision d’un décideur administratif de type juridictionnel (tout comme, par exemple, il est interdit aux juges de première instance dans les affaires criminelles d’ajouter des motifs supplémentaires : voir l’arrêt R c S(RD), [1997] 3 RCS 484, à la p. 523). Par contre, une plus grande souplesse peut être justifiée dans un cas comme la présente affaire, où un décideur administratif de type non juridictionnel suit des procédures moins formelles et à qui le principe du functus officio s’applique beaucoup moins strictement, voire pas du tout (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kurukkal, 2010 CAF 230, au par. 3).

[68]  Deuxièmement, ce sont des représentants de la demanderesse, en son nom, qui ont lancé l’échange de courriels. Par l’entremise de ses représentants, la demanderesse a demandé à l’agent des précisions sur les raisons pour lesquelles la demande de déclaration de « même état » avait été rejetée. La demanderesse a aussi effectivement demandé à l’agent de réexaminer la décision en présentant d’autres observations en vue de le convaincre d’en arriver à un résultat différent. L’agent a examiné ces observations, mais il a maintenu la décision initiale. Ayant lancé les communications en question, la demanderesse ne peut insister maintenant pour que le tribunal n’en tienne pas compte dans son appréciation du caractère raisonnable de la décision de l’agent. Non seulement cet échange fait partie des antécédents de l’affaire à l’égard de laquelle la décision a été rendue, mais il fait partie des antécédents que la demanderesse a elle‑même créés par son suivi auprès du décideur.

[69]  Troisièmement, il ne faut pas perdre de vue la question fondamentale en l’espèce : l’agent a‑t‑il justifié la décision pour la demanderesse? (voir l’arrêt Vavilov, au par. 95.) Les réponses de l’agent aux questions et les observations supplémentaires des représentants de la demanderesse font partie intégrante de la justification de la décision qui a été rendue au sujet de la demanderesse. Fait important, l’agent répondait aux demandes de renseignements et aux observations supplémentaires des représentants de la demanderesse relativement à la demande initiale de décision. L’agent ne répondait pas au sujet d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, puisque la demanderesse n’avait pas encore déposé cette demande au moment des échanges.

[70]  Le second point de discorde est l’importance de l’annexe B du Manuel d’administration de l’exonération des droits que l’ASFC a produit en janvier 2013. Comme il a été mentionné précédemment, il semble y avoir un certain désaccord au sujet du statut actuel de ce document dans le processus décisionnel de l’ASFC. De plus, le défendeur soutient également que le manuel [traduction] « est un document administratif interne de l’ASFC qui n’a aucune incidence sur le caractère raisonnable de la décision en l’espèce ».

[71]  Il n’est pas nécessaire que je règle le différend au sujet du statut actuel de l’annexe B. Même si les décideurs ne doivent plus en tenir compte, il donne encore des exemples fondés sur des décisions antérieures du Canada et des États‑Unis qui offrent un aperçu des types d’opérations ou de procédés qui modifieront des produits de façon importante et d’autres types qui ne le feront pas. De plus, les représentants de la demanderesse ont présenté la première situation à l’agent. Ils ont cité la conclusion de la première situation pour appuyer leur point de vue. En réponse, l’agent a tenté d’expliquer pourquoi il avait tiré une conclusion différente.

[72]  Il est admis que les demandes de décisions confirmant le même état doivent être tranchées au cas par cas. Personne n’a laissé entendre que l’un ou l’autre des exemples de l’annexe B (y compris la première situation) liait l’agent d’une façon quelconque (voir Dorel, au par. 23). De plus, et ce pourrait être encore plus important aux fins des présentes, je ne peux souscrire à l’observation du défendeur selon laquelle l’annexe B [traduction] « n’a aucune incidence » sur le caractère raisonnable de la décision de l’agent. Une partie de ce qui peut être nécessaire pour qu’une décision soit justifiée, intelligible et transparente, c’est qu’elle explique pourquoi le résultat obtenu n’est pas le même que celui obtenu dans une affaire apparemment similaire. Cette explication est particulièrement importante lorsque la partie touchée est effectivement au courant de l’existence de cette autre affaire et qu’elle se fonde sur elle pour appuyer son point de vue. Il s’agit simplement de l’inverse du principe selon lequel un décideur administratif ne peut « s’attend[re] […] à ce que sa décision soit confirmée sur la base de dossiers internes qui n’étaient pas à la disposition de [la] partie [touchée] » (Vavilov, au par. 95). Je le répète : « les cours de révision doivent garder à l’esprit le principe suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (ibid.). L’agent était tenu « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov, au par. 96). Il devait entre autres expliquer pourquoi le résultat était différent dans le cas de la demanderesse par rapport à la première situation.

B.  La décision est‑elle déraisonnable?

[73]  Aucune question n’est soulevée en ce qui a trait à la compréhension par l’agent des faits entourant les procédés de la demanderesse. La seule question en litige est le caractère raisonnable de la décision de l’agent selon laquelle ces procédés ne laissent pas les contenants dans le « même état » aux fins de l’exonération des droits de douane.

[74]  Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont établi une distinction entre deux types de lacunes fondamentales qui peuvent rendre une décision déraisonnable (voir le par. 101). L’une d’elles est « le manque de logique interne du raisonnement » du décideur. L’autre se présente « dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision ». Les juges majoritaires ont également souligné qu’il n’est pas nécessaire de décrire ainsi le manque de caractère raisonnable, mais que ces catégories peuvent être utiles pour déterminer si une décision est déraisonnable ou non. C’est le cas en l’espèce.

[75]  Comme il est indiqué dans la lettre de décision du 30 novembre 2018, l’agent a conclu que les procédés que la demanderesse avait appliqués aux contenants n’étaient pas admissibles. Pour rendre cette décision, l’agent a traité les listes de procédés admissibles figurant dans les documents pertinents de l’ALÉNA comme étant exhaustives plutôt que comme des exemples. Le défendeur admet qu’il s’agissait là d’une erreur. À la lumière de l’arrêt Vavilov, il s’agit du type d’erreur logique ou de manque de logique qui pourrait très bien mener à la conclusion que la décision est déraisonnable (voir Vavilov, aux par. 101 à 104). Le défendeur soutient cependant que la question déterminante consiste à savoir si le procédé de la demanderesse modifie de façon importante les caractéristiques des contenants. Selon le défendeur, l’agent a raisonnablement conclu qu’il en est ainsi malgré cette erreur.

[76]  Je suis d’accord pour affirmer qu’il s’agit de la question déterminante. Si je m’étais limité à la lettre du 30 novembre 2018 dans mon examen de l’analyse de l’agent, j’aurais conclu que la décision était déraisonnable. L’explication donnée dans la lettre contient une erreur fondamentale : en effet, l’agent perçoit les listes pertinentes comme étant exhaustives et non comme des exemples, et lorsque cette erreur de compréhension de l’agent est retirée de l’analyse figurant dans la lettre de décision, sa conclusion selon laquelle [traduction] « les procédés appliqués aux produits ne sont pas admissibles » ne satisfait pas aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité. Cependant, comme je l’ai déjà expliqué, la lettre du 30 novembre 2018 ne devrait pas être lue isolément. En lisant cette lettre conjointement avec les autres communications entre l’agent et les représentants de la demanderesse, dans le contexte juridique pertinent, on peut constater que la décision de l’agent repose sur un fondement plus solide que celui qui est exprimé dans la lettre de décision. La décision répond donc aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité.

[77]  Comme il a été énoncé précédemment, le principal argument que la demanderesse a présenté à l’agent consistait à dire que le procédé est un [traduction] « simple empaquetage » et que cela ne modifie pas de façon importante les caractéristiques des produits en question. Le problème avec cet argument — et l’agent a tenté de l’expliquer, mais pas précisément en ces termes —, c’est qu’il repose sur une équivoque au sujet de ce qui est empaqueté.

[78]  Il est possible d’affirmer que le fait de mettre des produits d’écran solaire et de soins de la peau dans des contenants de plastique ne change pas l’état de ces mêmes produits; cependant, cette question n’est pas pertinente, puisque la demanderesse n’a pas demandé de décision confirmant que ces produits conservent le « même état ». Les produits en cause dans la demande de drawback des droits, ce sont les contenants de plastique (bouteilles, tubes, capuchons et couvercles). Si la demanderesse ne traitait que ces contenants de plastique en fractionnant de grands lots en de plus petits lots, puis en empaquetant les contenants de nouveau, il s’agirait vraisemblablement d’un procédé laissant le produit dans le « même état » (comme l’agent a tenté de l’illustrer à l’aide de l’exemple des clous). Or, ce n’est pas ce que la demanderesse fait. La demanderesse remplit plutôt les contenants de plastique vides à l’aide d’un autre produit : les produits de soins corporels et les écrans solaires. Comme l’agent l’a expliqué dans son courriel du 30 novembre 2018, en remplissant les contenants vides avec ces produits, puis en les refermant avec des couvercles ou des capuchons, la demanderesse [traduction] « crée un nouveau produit ». Certes, la demanderesse procède au rempaquetage et à l’exportation des contenants de plastique dans des lots différents de ceux qu’elle a importés, mais ce qu’elle exporte ne consiste plus en des contenants vides ou de simples capuchons ou couvercles. De l’avis de l’agent, en remplissant les contenants vides importés, puis en y plaçant des couvercles ou des capuchons, la demanderesse crée de nouveaux produits dont font partie les contenants.

[79]  Une fois que les contenants en plastique sont remplis puis scellés, leurs caractéristiques physiques n’ont peut‑être pas changé (mis à part leur poids), mais ils ont tout de même changé de façon importante : ils font maintenant partie d’un produit de consommation (c.‑à‑d., des produits de soins corporels et des écrans solaires empaquetés et destinés à la vente au détail). Ils servent maintenant les fins auxquelles ils sont destinés. Le fait que la demanderesse a demandé un drawback uniquement pour les contenants en plastique importe peu : les contenants sont tout aussi essentiels que leur contenu quant aux produits que la demanderesse exporte. Les clients de la demanderesse n’ont que faire de contenants vides ou de produits de soins corporels et d’écrans solaires non empaquetés. Ce sont ces deux composantes du produit, ensemble, qui répondent aux besoins des clients de la demanderesse et, en fait, aux besoins des utilisateurs finaux des produits exportés. Comme l’agent l’a expliqué, la demanderesse [traduction] « importe des contenants vides et les remplit d’une substance, créant ainsi un nouveau produit. Elle n’avait au début qu’un récipient vide, mais elle obtient à la suite du procédé un produit terminé. Le récipient est requis pour le produit. Sans les contenants, il n’existe aucun récipient pour la crème solaire ou la lotion pour le corps; le récipient fait donc partie du produit final. Il ne s’agit pas d’un simple empaquetage. »

[80]  Cette explication fournit un certain degré de justification, d’intelligibilité et de transparence, qui manque à la lettre du 30 novembre 2018. Elle est également compatible avec les contraintes qui s’appliquent généralement aux décisions relatives au « même état ».

[81]  Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont fait observer que « [l]a question de savoir si une décision en particulier est conforme à la jurisprudence de l’organisme administratif est elle aussi une contrainte dont devrait tenir compte la cour de révision au moment de décider si cette décision est raisonnable » (au par. 131). En l’espèce, l’agent a conclu que la demanderesse créait un produit différent par des procédés qui apportaient des modifications importantes aux caractéristiques de produits initialement importés, et cette décision concorde avec des décisions semblables (réelles ou hypothétiques) figurant au dossier.

[82]  Par exemple, et quoique leurs procédés diffèrent manifestement à de nombreux égards, les éléments essentiels des procédés de la demanderesse sont similaires à ceux des producteurs de boîtes de conserve de viande de la seconde situation (voir le paragraphe 35, ci‑dessus). Comme les boîtes de conserve et les couvercles importés en question avaient été utilisés pour créer quelque chose d’autre, à savoir un produit de viande en conserve, ils n’étaient plus dans le même état.

[83]  La décision de l’agent concorde également avec celle qu’il a rendue concernant des boîtiers de cosmétique et des produits revitalisants pour les cheveux, et qui est formulée dans l’une des lettres utilisées comme précédent qu’il a examinées (il a été reconnu que ces décisions avaient été rendues par le même agent qui a rendu la présente décision). La substance placée dans les contenants n’était pas [traduction] « complète » sans les boîtiers utilisés pour créer un produit de consommation. Le fait de remplir les boîtiers avait modifié considérablement leurs caractéristiques. Il en va de même pour les procédés de la demanderesse qui font en sorte de remplir les contenants vides avec des produits d’écran solaire et de soins corporels. Ils créent aussi un nouveau produit de consommation, en changeant de façon importante une caractéristique essentielle des contenants importés : le fait qu’ils étaient vides. Dans l’une des lettres de décision ayant servi de précédent, l’agent a tiré une conclusion similaire dans le dossier des pots d’huile de noix de coco.

[84]  La décision rendue par l’agent dans la présente affaire concorde également avec l’une des rares décisions de la Cour dans ce domaine. Dans l’affaire Dominion Sample, le juge Blais a confirmé une décision selon laquelle la coupe de linoléum et de revêtements de sol en vinyle importés en tailles d’échantillon ne laissait pas les produits dans le même état. Les caractéristiques des produits avaient plutôt été « sensiblement modifiées »; ce qui constituait auparavant un revêtement de sol est devenu un livret d’échantillons (voir la décision Dominion Sample, au par. 32). De même, en raison des procédés de la demanderesse, les produits qu’étaient jadis de simples contenants (avec capuchons et couvercles) sont devenus des produits de soins corporels et d’écrans solaires destinés à la consommation. Contrairement au revêtement de sol dans l’affaire Dominion Sample, l’objet ou la fonction des contenants en question a été réalisé au lieu d’être complètement changé. Néanmoins, il est également raisonnable de conclure qu’il s’agit d’un changement important.

[85]  Le défendeur souligne une indication du caractère important du changement apporté par les procédés de la demanderesse : le client auquel les contenants vides sont destinés (des entreprises comme celle de la demanderesse) diffère grandement de celui auquel les produits fabriqués sont destinés (les consommateurs de produits de soins corporels et d’écran solaire). Cela dit, il ne s’agit là que d’un seul facteur, qui ne sera peut‑être pas déterminant. Le marché cible de bon nombre de produits importés en lots par des grossistes changera une fois que les grossistes auront rempaqueté les produits pour les détaillants. Pourtant, il s’agit d’un exemple paradigmatique de l’opération d’un procédé qui ne change pas l’état des produits (voir l’alinéa 8e) des Règlementations uniformes). L’agent l’a lui‑même reconnu au moment de donner l’exemple du rempaquetage des clous importés en lots. De même, dans la liste des exemples de procédés ne modifiant pas l’état figurant dans le Mémorandum D7‑4‑3 de l’ASFC, on y lit : « [e]mpaqueter du sucre importé dans des sachets individuels est considéré comme un procédé ne modifiant pas l’état ». On trouve aussi des exemples de ce genre en annexe du formulaire standard de demande de décision confirmant le même état (p. ex., couper un rouleau de fil en des parties plus courtes afin de les emballer dans des boîtes et les vendre au détail). Ainsi, dans un autre dossier, l’agent a conclu qu’il n’y avait eu aucun changement important dans les caractéristiques de l’huile de noix de coco importée et placée dans de plus petits pots (même s’il avait également constaté un changement important par rapport aux pots eux‑mêmes). En bref, la seule préparation d’un produit pour un nouveau marché cible (p. ex., le consommateur par rapport à l’emballeur) ne suffit pas pour entraîner un changement important des caractéristiques du produit, alors que la création d’un nouveau produit avec le produit importé est, elle, assimilée à ce changement important.

[86]  La décision de l’agent pourrait sembler incompatible avec la première situation de l’annexe B du Manuel d’administration de l’exonération des droits de 2013. En effet, il s’agit d’un élément essentiel de l’argumentation de la demanderesse, d’abord devant l’agent, et maintenant en contrôle judiciaire. Il y a au moins trois réponses à cela. Premièrement, comme l’a souligné l’agent, les demandes de décision confirmant le « même état » sont tranchées sur le fond, au cas par cas. Les décideurs ne sont pas liés par les décisions antérieures. Deuxièmement, la première situation semble être une aberration par rapport aux autres décisions concernant les contenants de produits étudiés précédemment. Troisièmement, et c’est peut‑être le plus important, rien dans le bref résumé n’indique que la décision portait réellement sur la question de savoir si le procédé appliqué aux bouteilles et aux capuchons de plastique avait créé un produit différent. Toute incohérence entre la décision de l’agent en l’espèce et la première situation (qui peut être plus apparente que réelle, vu le peu de choses que nous savons au sujet de la décision sous‑jacente) est loin de démontrer que le résultat est indéfendable en l’espèce.

[87]  Je dois souligner que je ne trouve pas convaincante la tentative de l’agent d’établir une distinction avec la première situation au motif qu’elle a été tirée d’un document [traduction] « interne ». Comme il est indiqué précédemment, que le document soit de nature [traduction] « interne » ou non, il contient des exemples pertinents fondés sur des décisions antérieures. Étant donné que la demanderesse s’appuyait sur la première situation, elle avait droit à une explication concernant la raison pour laquelle le décideur est arrivé à un résultat différent en l’espèce. Je suis convaincu que les autres explications de l’agent concernant les deux résultats différents satisfont aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. La simple existence de l’affaire décrite dans la première situation ne rend pas indéfendable la conclusion tirée en l’espèce. Dans ces circonstances, il est sans importance que la première situation ait été tirée d’un document [traduction] « interne » ou non.

[88]  Enfin, l’agent a également tenu compte du fait que les produits de soins corporels et d’écran solaire que la demanderesse met dans les contenants ne sont pas importés, et qu’il s’agit là d’une différence pertinente entre le dossier de la demanderesse et la première situation. Cela s’explique, semble‑t‑il, par le fait que tous les produits en question dans la première situation, y compris le contenu des contenants remplis, étaient importés. Cette question a été soulevée seulement vers la fin des échanges de courriels de l’agent avec les représentants de la demanderesse. Compte tenu de la lettre établissant que le fait de remplir des pots importés avec de l’huile de noix de coco importée n’était pas un procédé admissible concernant les pots, le résultat aurait pu être le même en l’espèce si la demanderesse avait également importé les produits qu’elle met dans les contenants. Quoi qu’il en soit, comme j’ai conclu qu’il existe suffisamment de motifs pour justifier le résultat en l’espèce malgré le résultat de la première situation, il n’est pas nécessaire d’examiner cet autre fondement sur lequel l’agent s’est appuyé pour établir une distinction entre la première situation et l’affaire dont il était saisi.

[89]  Pour tous ces motifs, je suis convaincu que, même si la lettre du 30 novembre 2018 est bien en deçà de ce qui est exigé, les autres communications de l’agent ont justifié le résultat pour la demanderesse de façon transparente et intelligible. La demanderesse ne m’a pas convaincu que la décision de l’agent est indéfendable à la lumière des contraintes qui s’appliquent à elle. Par conséquent, je n’ai aucune raison de modifier cette décision.

VI.  COÛTS

[90]  Habituellement, les dépens sont adjugés à la partie qui obtient gain de cause. La demanderesse a cependant demandé que les dépens ne soient pas adjugés en faveur du défendeur si la demande était rejetée. La demanderesse fonde sa demande sur quatre facteurs : (1) l’agent a manifestement commis une erreur dans la lettre du 30 novembre 2018 en traitant les listes des « procédés ne modifiant pas l’état » comme si elles étaient exhaustives plutôt que comme des exemples; (2) le défendeur a admis cette erreur seulement au dernier moment; (3) la décision concernant le même état a pour effet d’infirmer la façon dont l’ASFC a traité les procédés de la demanderesse dans le passé et (4) la présente demande est une forme de litige type qui a été présenté pour préciser le droit régissant les décisions concernant le « même état ».

[91]  Je ne suis pas convaincu que la pratique habituelle qui régit l’octroi des dépens ne devrait pas être suivie en l’espèce. La demanderesse n’avait pas acquis le droit que l’ASFC traite toujours ses procédés de la même façon. Fait important, c’était la première fois que les procédés en cause faisaient l’objet d’une décision concernant le « même état ». Même si le résultat représente un changement dans la façon dont l’ASFC perçoit les procédés de la demanderesse, il s’agit d’une décision que l’ASFC avait le pouvoir de prendre. En outre, le présent jugement pourrait très bien intéresser d’autres entités que les parties au litige. En effet, je crois savoir qu’au moins une affaire (Crystal Claire Cosmetics Inc c Président de l’Agence des services frontaliers du Canada – numéro du dossier de la Cour fédérale T‑1559‑19) a été mise en suspens dans l’attente de ma décision. Cependant, la demanderesse pouvait tirer un avantage financier important si elle avait gain de cause dans le présent recours. Elle n’est pas le genre de partie qui, agissant pour l’intérêt public, devrait être dispensée du paiement des dépens lorsqu’elle n’obtient pas gain de cause. L’erreur de droit commise par l’agent dans la lettre du 30 novembre 2018 justifie certainement la demande de contrôle judiciaire mais, comme cela peut se produire, elle n’a pas suffi à renverser le résultat. Quant au changement de point de vue tardif du défendeur, le tribunal peut le prendre en considération lorsque les parties s’entendent entre elles (ce qu’elles, je crois, seront en mesure de faire) au sujet du montant des dépens auxquels le défendeur a droit.

VII.  CONCLUSION

[92]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‑15‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de mai 2020.

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑15‑19

 

INTITULÉ :

KIK CUSTOM PRODUCTS INC c LE PRÉSIDENT DE L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA (ASFC)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 décembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 31 mars 2020

 

COMPARUTIONS :

Anca M. Sattler

Paul M. Lalonde

 

Pour la demanderesse

 

Elizabeth Richards

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dentons Canada LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.