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Date : 20200403


Dossier : T-465-19

Référence : 2020 CF 481

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 avril 2020

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, l’Alliance de la fonction publique du Canada [l’AFPC], sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’Emploi et Développement social Canada [EDSC], représenté en l’instance par le défendeur, le procureur général du Canada. L’AFPC conteste la décision d’EDSC de restreindre le champ d’application d’une mesure de réparation qui faisait suite à un grief sur le contenu de la description de travail et à une reclassification de postes, soit de refuser la rétroactivité salariale à certains fonctionnaires dont les postes ont été classifiés à un niveau supérieur. L’AFPC fait valoir que la décision a été prise en contravention d’un protocole d’entente [PE] qu’elle a conclu avec EDSC en 2008 au sujet du règlement des griefs et de l’application de la décision issue du règlement des griefs.

[2]  Essentiellement, les fonctionnaires qui n’ont pas présenté de grief individuel sur le contenu de la description de travail autour de 2008 et qui ne sont plus titulaires du poste reclassifié se sont vu refuser un salaire rétroactif. Cette décision viserait, par exemple, le fonctionnaire qui a occupé le poste pendant plusieurs années à l’époque où se déroulait l’exercice de révision de la description de travail et de la reclassification du poste, mais qui a quitté ce poste avant la fin du processus et qui n’a pas formulé de grief individuel parce qu’il croyait que la décision issue du règlement du grief collectif s’appliquerait à lui, conformément au PE conclu en 2008 entre l’AFPC et EDSC. Par conséquent, le fonctionnaire qui a travaillé pendant cette période, mais pas jusqu’à la date d’achèvement de la version définitive de la description de travail en 2018, au même poste qui a finalement été reclassifié au niveau supérieur, mais qui n’a pas présenté de grief individuel en 2008 serait traité différemment de ses collègues qui ont conservé ce poste jusqu’en 2018 ou qui l’ont quitté après avoir déposé un grief individuel. Bien que cela puisse paraître injuste pour les fonctionnaires qui n’ont pas présenté de grief et qui ont attendu plus de 12 années pour récolter les fruits du grief collectif déposé à l’origine, la Cour n’a pas pour rôle de se prononcer sur le caractère équitable ou inéquitable de la décision.

[3]  La question principale en l’espèce est celle de savoir si l’AFPC peut demander le contrôle judiciaire de la décision de restreindre l’application de la rétroactivité salariale ou si cette décision peut et devrait être contestée une fois de plus par voie de grief sous le régime de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, article 2 [la LRTSPF]. Si la décision peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire, la Cour devra alors déterminer si elle est raisonnable ou si elle a été prise dans le respect de l’équité procédurale.

[4]  Pour les motifs exposés ci-après, la Cour refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire de statuer sur la demande. Les questions soulevées par l’AFPC, qui portent principalement sur le PE, mais qui se posent dans le contexte de la décision d’EDSC de restreindre le droit à un salaire rétroactif, doivent d’abord être examinées au regard de la LRTSPF. Le grief de principe que l’AFPC a déposé en mars 2019, qui est actuellement en suspens, devrait être réglé rapidement.

[5]  Les fonctionnaires touchés attendent depuis fort longtemps que l’on réponde à leurs préoccupations. S’il s’avère, à l’issue de la procédure de grief, que la décision ne peut faire l’objet d’un grief parce qu’elle ne relève pas des dispositions de la LRTSPF en la matière, l’AFPC pourra alors envisager de s’adresser à la Cour.

I.  Le contexte

[6]  L’AFPC est l’agent négociateur accrédité représentant les fonctionnaires fédéraux touchés par le projet de « Modèle structurel de gestion des services » [le projet MSGS] d’EDSC. Entre 2006 et 2008, dans le cadre de ce projet, EDSC a procédé à la révision des descriptions de travail et de la classification de nombreux postes liés à la prestation de services; à l’échelle du pays, environ 30 000 de ses fonctionnaires ont été visés par cet exercice.

[7]  L’AFPC a contesté l’exactitude d’une grande partie des nouvelles descriptions de travail et classifications issues du projet MSGS. En 2008, elle a déposé des griefs contre EDSC au nom des fonctionnaires touchés.

[8]  En octobre 2008, mus par la volonté de faciliter le traitement du grand nombre de griefs, l’AFPC et EDSC ont signé un PE. Ce PE prévoyait notamment le regroupement des griefs de façon à ce qu’un seul grief sur le contenu de la description de travail et un seul grief sur la classification soient instruits pour une description de travail donnée.

[9]  L’AFPC et le défendeur ne sont pas du même avis quant à l’objet du PE. L’AFPC soutient que le PE visait à réduire au minimum le nombre de griefs en échange d’une entente selon laquelle la décision issue du règlement des griefs s’appliquerait à tous les fonctionnaires touchés. Selon l’AFPC, il était courant de proposer ce genre de procédure simplifiée afin de traiter un nombre important de griefs. Elle ajoute que si elle avait partagé l’interprétation du PE que propose maintenant l’avocat du défendeur, elle aurait conseillé à tous les syndiqués visés de déposer des griefs individuels.

[10]  Le défendeur soutient que le PE visait simplement à faciliter les pourparlers sur la gestion des griefs ainsi qu’à permettre le renvoi direct des griefs au dernier palier de la procédure de règlement. Il était entendu, selon lui, que les griefs individuels seraient maintenus et que le PE s’appliquait à ceux qui avaient présenté un grief.

[11]  L’AFPC et le défendeur interprètent aussi différemment certaines dispositions du PE, en particulier la clause 8.

[12]  La clause 8 du PE, qui constitue en l’espèce le principal point de désaccord, traite de l’application de la décision issue du règlement des griefs collectifs. Elle est ainsi libellée :

[traduction] La décision issue du règlement des griefs sera appliquée rétroactivement au 14 septembre 2006 à tous les autres titulaires d’emplois visés par les descriptions de travail nationales applicables.

[13]  Le défendeur explique que le grief collectif en question a été déposé en 2008, puis tenu en suspens pendant plusieurs années, mais a finalement été accueilli le 26 mars 2013. EDSC a alors engagé un processus de révision qui a abouti à une nouvelle description de travail pour le poste de commis à la prestation des programmes et des services [CPPS]. EDSC a procédé à des consultations auprès des fonctionnaires, des gestionnaires et de l’AFPC.

[14]   EDSC a mis la touche finale aux descriptions de travail en 2018. À l’issue du processus, deux descriptions de travail distinctes ont vu le jour : celle de commis de soutien aux programmes et celle d’agent des services de programmes. Le poste d’agent des services de programmes a été classifié au niveau supérieur PM‑1. De ce fait, la création du poste d’agent des services de programmes s’est accompagnée d’une augmentation salariale.

[15]  Les nouvelles descriptions de travail ont été mises en œuvre le 13 septembre 2018, avec effet rétroactif au 14 septembre 2006.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[16]  La décision de refuser la rétroactivité salariale à certains fonctionnaires qui, pendant la période en cause s’échelonnant de 2006 à 2018, avaient exercé les fonctions attribuées au poste nouvellement créé d’agent des services de programmes a été communiquée aux gestionnaires d’EDSC par le biais d’un document intitulé « Questions et réponses – Commis, Prestation des programmes et des services » [les Q et R], daté du 22 février 2019. Il s’agit en quelque sorte d’un guide auquel les gestionnaires peuvent se référer pour informer les fonctionnaires touchés des modalités de mise en œuvre de la description de travail et des mesures salariales.

[17]  Même si d’ordinaire, les décisions administratives ne se présentent pas sous cette forme, les parties affirment que ces Q et R sont la décision en litige en l’espèce.

[18]  La question no 12, qui porte sur la rétroactivité salariale, donne les précisions suivantes :

La rétroactivité salariale s’appliquera aux employés de postes liés au poste […] d’agent/agente des services de programmes et qui :

1)  sont actuellement titulaires (depuis le 13 septembre 2018 ou après cette date) d’un poste de CPPS des opérations liées aux pensions et à l’intégrité qui sont concernés par la nouvelle description de travail du poste d’agent/agente des services de programme;

2)  ont présenté des griefs pour contester le contenu de la description de travail pour le poste de CPPS des opérations liées aux pensions et à l’intégrité entre 2008 et le 13 septembre 2018, même s’ils ont depuis quitté leur poste.

[19]  La question no 14 traite de la période de rétroactivité salariale et précise :

[É]tant donné qu’un protocole d’entente a été signé avec le syndicat en 2008, dans une telle circonstance, la rétroactivité peut s’appliquer jusqu’au 14 septembre 2006, date à laquelle la description de travail est entrée en vigueur.

[20]  La question no 15 porte sur les raisons pour lesquelles les anciens titulaires d’un poste de CPPS n’ont pas droit à la rétroactivité salariale s’ils ont quitté ce poste avant le 13 septembre 2018 :

La décision d’appliquer la rétroactivité salariale est laissée à la discrétion du Ministère, tel qu’indiqué dans la politique du Conseil du Trésor, et confirmé dans un bulletin de 2011 sur la reclassification. Aux fins du présent exercice, il a été décidé de l’appliquer uniquement aux titulaires actuels qui occupent un poste dans les opérations liées aux pensions ou à l’intégrité, et dont le poste correspond à la description de travail du poste d’agent/agente des services de programme[s] en date du 13 septembre 2018.

[21]  Un document d’une page intitulé [traduction] « Agent des services de programmes – les raisons des paiements rétroactifs » [la note explicative] complète les renseignements destinés aux gestionnaires et donne plus de précisions sur les conditions d’admissibilité au paiement rétroactif.

[22]  S’agissant de l’exclusion des fonctionnaires qui n’ont pas déposé de grief, la note explicative précise :

[traduction]

Par ailleurs, les paiements rétroactifs NE s’appliqueront PAS aux personnes suivantes :

Les anciens titulaires d’un poste de CPPS de niveau CR‑04 qui exécutaient des tâches liées à la prestation de programmes, mais qui n’ont pas déposé de grief et ont quitté le poste avant le 13 septembre 2013.

En prenant la décision de ne pas rémunérer ces anciens titulaires d’un poste de CPPS de niveau CR-04, l’employeur exerce ses droits de gestion conformément à la clause 6.01 de la convention collective du groupe PA.

I.  L’employeur ne peut, dans un délai raisonnable, reconstituer avec suffisamment de précision tout l’historique d’emploi des anciens titulaires de ce poste et de les mettre en correspondance avec le poste approprié.

II.  Comme ces anciens employés n’ont pas formulé de grief à l’encontre de la décision, l’employeur n’a pas d’obligation de leur verser un paiement rétroactif à compter de 2006.

[23]  La note explicative indique également ce qui suit :

[traduction] La décision d’appliquer la rétroactivité salariale est laissée à la discrétion de l’employeur. Pour les besoins de cet exercice, il a été décidé qu’elle s’appliquerait uniquement aux titulaires actuels occupant, en date du 13 septembre 2018 ou par la suite, un emploi au sein des services de pensions ou de l’intégrité dont les tâches correspondent à (titre de la description de travail).

[24]  Le 15 mars 2019, l’AFPC a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire [l’avis de demande] de la décision du 22 février 2019.

[25]  Le 29 mars 2019, l’AFPC a déposé un grief de principe en vertu de l’article 220 de la LRTSPF en précisant que cela était fait sans préjudice de la présente demande. Le grief renvoie à la décision de refuser la rétroactivité salariale aux fonctionnaires qui ont quitté leur poste avant 2018 et qui n’ont pas présenté de grief au motif qu’il s’agirait d’un manquement au PE. L’AFPC explique avoir déposé le grief uniquement pour se prémunir contre la prescription du délai imparti pour la présentation de griefs de cette nature. Selon elle, le manquement au PE n’est pas matière à grief, car il ne relève d’aucune des dispositions de la LRTSPF.

[26]  L’AFPC et EDSC expliquent également que le grief de principe du syndicat a été mis en suspens jusqu’à ce que la présente demande soit tranchée.

[27]  En mai 2019, le défendeur a présenté une requête en radiation de l’avis de demande de l’AFPC. Dans la décision Public Service Alliance of Canada v Attorney General of Canada, 2019 FC 892 [AFPC 2019], le juge Pentney a rejeté la requête du défendeur, s’estimant incapable de conclure que la demande de l’AFPC était [TRADUCTION] « vouée à l’échec ». Dans ses motifs, le juge Pentney a énoncé les facteurs sur lesquels il pouvait s’appuyer pour conclure que l’AFPC devrait d’abord donner suite à son grief; ainsi, il a rappelé notamment que l’affaire portait, à première vue, sur une question d’emploi et que la jurisprudence invite les tribunaux à ne pas intervenir dans ce genre de dossier avant que le processus prévu par le régime de relations de travail applicable ait suivi son cours (au par. 13) et, en outre, que l’article 236 de la LRTSPF comporte une clause privative stricte. En revanche, il était d’avis que la radiation d’une demande au tout début d’une instance constitue une mesure d’exception qui ne devrait pas être accordée lorsque la question soulevée peut légitimement faire l’objet d’un débat. Le juge Pentney a notamment indiqué que le fait de permettre l’instruction au fond de la demande et donc, le dépôt d’un dossier plus étoffé, pourrait amener la Cour à accueillir la demande, à la rejeter ou à conclure qu’elle est désormais théorique si, dans l’intervalle, une décision a été rendue à l’égard du grief de principe de l’AFPC (au par. 23). En dernière analyse, le juge Pentney a conclu que la demande de contrôle judiciaire pouvait et devait être tranchée sans tarder à l’issue d’un examen exhaustif de la preuve, du droit et des observations des parties.

[28]  Les commentaires exprimés par le juge Pentney quant à la possibilité que la demande soit théorique si elle n’était pas instruite avant que soit tranché le grief de principe de l’AFPC révèlent que les parties ne l’ont pas informé du fait que le grief avait été suspendu jusqu’à ce que la Cour décide d’instruire ou non la demande de contrôle judiciaire.

III.  Les questions en litige

[29]  La question préliminaire et principale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si l’AFPC peut se prévaloir de la procédure de règlement des griefs prévue par la LRTSPF et si cette voie de recours doit être épuisée et, dans la négative, si la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner la présente demande. Si la Cour devait conclure qu’elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de procéder au contrôle judiciaire de la décision, elle serait dès lors appelée à trancher la question de savoir si la décision est raisonnable et si EDSC a manqué à son obligation d’équité procédurale en prenant cette décision sans informer au préalable l’AFPC de son point de vue sur la question de la rétroactivité et sans lui donner la possibilité de présenter des observations.

IV.  La Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner la demande, ou l’AFPC devrait‑elle épuiser la procédure de règlement des griefs conformément à la LRTSPF?

A.  Les observations de la demanderesse

[30]  L’AFPC affirme qu’il faut respecter le PE et que le contrôle judiciaire est le seul moyen de remédier au manquement.

[31]  Selon l’AFPC, il serait contraire à l’esprit du PE de considérer que le seul moyen d’obtenir l’exécution de ses clauses est de déposer un grief individuel pour chaque fonctionnaire qui allègue un manquement. Elle fait valoir qu’un tel résultat déconsidère le PE et les ententes semblables qui pourraient être conclues à l’avenir et porte atteinte à l’ensemble du régime des relations de travail.

[32]  Se basant sur son examen rapide de la LRTSPF, l’AFPC soutient qu’elle ne peut se prévaloir d’aucune des procédures de grief qui y sont prévues. Elle ajoute que même si la procédure de grief lui était ouverte, elle ne permettrait pas un règlement équitable du grief, qui concerne un manquement au PE.

[33]  L’AFPC explique avoir présenté un grief de principe en vertu de l’article 220 de la LRTSPF uniquement pour se prémunir contre une éventuelle prescription du délai imparti pour ce faire, mais fait valoir que l’article 220 ne s’applique pas. Autrement dit, elle ne s’attend pas à ce que le grief puisse suivre son cours. D’après elle, l’article 220 permet aux agents négociateurs de présenter uniquement des griefs de principe « portant sur l’interprétation ou l’application d’une disposition de la convention ou de la décision [arbitrale] ». L’AFPC soutient que le manquement au PE de 2008 par EDSC ne relève pas de l’article 220 de la LRTSPF, du fait que le PE ne fait pas partie d’une convention collective ou d’une décision arbitrale.

[34]  L’AFPC soutient que les autres dispositions de la LRTSPF ne sont pareillement d’aucune utilité. Elle ne peut pas non plus déposer de grief collectif au nom des fonctionnaires touchés en vertu de l’article 215 de la LRTSPF, qui permet les griefs collectifs ayant trait à une « même interprétation ou application [aux fonctionnaires d’une unité de négociation] de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale », là encore parce que le PE n’est ni une disposition de la convention collective ni une décision arbitrale.

[35]  De même, l’AFPC affirme que l’article 208 de la LRTSPF n’offre pas aux fonctionnaires le moyen de présenter des griefs individuels pour contester le manquement au PE. L’article 208 porte sur les atteintes aux conditions d’emploi applicables aux fonctionnaires en général. Selon l’AFPC, le PE est une entente entre EDSC et l’AFPC, et non avec les fonctionnaires considérés individuellement. Or, conformément à des principes bien établis en droit des contrats, les fonctionnaires ne sont pas parties au PE et ne peuvent en exiger l’exécution. (Wray et al c Conseil du Trésor (Ministère des Transports), 2012 CRTFP 64, au par. 23; Cossette c Conseil du Trésor (Ministère des Transports), 2013 CRTFP 32, au par. 28.)

[36]  En outre, l’AFPC soutient que même si l’article 208 permettait aux fonctionnaires touchés de présenter des griefs individuels, la procédure ne serait pas équitable puisque EDSC serait appelé à statuer sur un manquement au PE dont il est responsable.

[37]  L’AFPC signale que dans l’arrêt Amos c Procureur général du Canada, 2011 CAF 38, [2012] 4 RCF 67 [Amos], aux paragraphes 66 à 68, la Cour d’appel fédérale a qualifié d’inapproprié le fait d’obliger un fonctionnaire à déposer un nouveau grief en vertu de la LRTSPF pour la violation d’un protocole d’entente qui ne pouvait être renvoyé à l’arbitrage par un tiers suivant l’article 209 de la LRTSPF. Le fonctionnaire s’estimant lésé risquerait alors de se heurter à une procédure inéquitable du fait que son employeur (c’est‑à‑dire la partie qui aurait violé le PE) pourrait exercer une mainmise totale sur le règlement du grief.

[38]  L’AFPC affirme être exposée à une situation analogue : il serait injuste d’obliger les fonctionnaires touchés à déposer de nouveaux griefs conformément à l’article 208, car EDSC aurait la mainmise sur la procédure de grief et il lui appartiendrait de décider s’il a violé le PE. De l’avis de l’AFPC, la Cour est saisie en l’espèce d’un des rares cas qui l’autorisent à exercer sa compétence sur une question liée à l’emploi, à supposer qu’il soit permis de se fonder sur l’article 208 (ce que l’AFPC dément).

[39]  Par ailleurs, l’AFPC fait valoir que dans l’arrêt Bron c Canada (Attorney General), 2010 ONCA 71, au paragraphe 20, 99 OR (3d) 749 [Bron], la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le tribunal pouvait exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel de trancher une question malgré la présence d’une clause d’exclusion à l’article 236 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique [LRTFP-2003] (tel était le titre de la LRTSPF à l’époque), si la procédure de règlement des griefs n’offrait pas de mesure de réparation appropriée. L’AFPC soutient que c’est le cas en l’espèce et qu’en conséquence, la Cour doit se déclarer compétente.

[40]  Selon l’AFPC, chaque fois que la Cour a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire en raison de la clause d’exclusion figurant à l’article 236, les fonctionnaires ou l’agent négociateur pouvaient néanmoins se prévaloir de la procédure de règlements des griefs. L’AFPC soutient ne pas avoir accès à cette procédure. À cet égard, elle cite la décision Salie c Canada (Procureur général), 2013 CF 122, 225 ACWS (3d) 1001 [Salie], où la juge Mactavish a conclu, aux paragraphes 67 et 68, que comme l’ancien employé ne pouvait se prévaloir de la procédure de règlement des griefs, la Cour avait compétence pour juger l’affaire.

B.  Les observations du défendeur

[41]  Le défendeur affirme que la Cour devrait refuser d’exercer sa compétence en matière de contrôle des décisions administratives et rejeter la présente demande, car l’AFPC n’a pas épuisé la procédure de règlement des griefs prévue par la LRTSPF.

[42]  Le défendeur souligne que le PE n’est pas la décision en cause dans la présente demande, pas plus qu’il n’est l’objet d’un grief. La décision contestée est celle de restreindre le droit au salaire rétroactif, laquelle est exposée dans les Q et R et, en particulier, à la question no 12. Le litige concerne les conséquences de la décision pour ceux qui ont quitté leur poste et n’ont pas présenté de grief. Selon le défendeur, lorsqu’on cerne correctement l’objet de la décision, il devient évident qu’elle est susceptible de grief et que le régime exhaustif de relations de travail prévu par la LRTSPF s’applique. Le fait qu’un fonctionnaire ne soit pas partie au PE n’est pas pertinent, puisque le PE n’est ni la décision visée par le contrôle, ni l’objet du grief.

[43]  De l’avis du défendeur, l’AFPC a reconnu que la question en litige est liée à l’emploi et relève de la LRTSPF, étant donné qu’elle s’est fondée sur l’article 220 pour déposer un grief de principe au sujet de la décision du 22 février 2019.

[44]  Le défendeur soutient en outre que la décision concerne le salaire, la rémunération et la rétroactivité du salaire, des questions qui se rapportent toutes à la convention collective et qui peuvent donc faire l’objet d’un grief sous le régime de la LRTSPF. Il rappelle que l’AFPC ne fait pas valoir que les questions de salaire et de rémunération ne peuvent faire l’objet d’un grief.

[45]  Le défendeur invoque la clause d’exclusion figurant au paragraphe 236(1) de la LRTSPF, qui prévoit que le grief est le recours permettant le règlement des différends liés à l’emploi en première instance. (Weber c Ontario Hydro, [1995] 2 RCS 929, au par. 54, 56 ACWS (3d) 94 [Weber]; Amos, aux par. 59‑62; Bron, au par. 20).

V.  Les dispositions applicables de la LRTSPF (extraits)

208 (1) Sous réserve des paragraphes (2) à (7), le fonctionnaire a le droit de présenter un grief individuel lorsqu’il s’estime lésé :

208 (1) Subject to subsections (2) to (7), an employee is entitled to present an individual grievance if he or she feels aggrieved

a) par l’interprétation ou l’application à son égard :

(a) by the interpretation or application, in respect of the employee, of

(i) soit de toute disposition d’une loi ou d’un règlement, ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi,

(i) a provision of a statute or regulation, or of a direction or other instrument made or issued by the employer, that deals with terms and conditions of employment, or

(ii) soit de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

(ii) a provision of a collective agreement or an arbitral award; or

b) par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi.

(b) as a result of any occurrence or matter affecting his or her terms and conditions of employment.

[…]

[…]

209 (1) Après l’avoir porté jusqu’au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, le fonctionnaire qui n’est pas un membre, au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, peut renvoyer à l’arbitrage tout grief individuel portant sur :

209 (1) An employee who is not a member as defined in subsection 2(1) of the Royal Canadian Mounted Police Act may refer to adjudication an individual grievance that has been presented up to and including the final level in the grievance process and that has not been dealt with to the employee’s satisfaction if the grievance is related to

a) soit l’interprétation ou l’application, à son égard, de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

(a) the interpretation or application in respect of the employee of a provision of a collective agreement or an arbitral award;

b) soit une mesure disciplinaire entraînant le licenciement, la rétrogradation, la suspension ou une sanction pécuniaire;

(b) a disciplinary action resulting in termination, demotion, suspension or financial penalty;

c) soit, s’il est un fonctionnaire de l’administration publique centrale :

(c) in the case of an employee in the core public administration,

(i) la rétrogradation ou le licenciement imposé sous le régime soit de l’alinéa 12(1)d) de la Loi sur la gestion des finances publiques pour rendement insuffisant, soit de l’alinéa 12(1)e) de cette loi pour toute raison autre que l’insuffisance du rendement, un manquement à la discipline ou une inconduite,

(i) demotion or termination under paragraph 12(1)(d) of the Financial Administration Act for unsatisfactory performance or under paragraph 12(1)(e) of that Act for any other reason that does not relate to a breach of discipline or misconduct, or

(ii) la mutation sous le régime de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique sans son consentement alors que celui-ci était nécessaire;

(ii) deployment under the Public Service Employment Act without the employee’s consent where consent is required; or

d) soit la rétrogradation ou le licenciement imposé pour toute raison autre qu’un manquement à la discipline ou une inconduite, s’il est un fonctionnaire d’un organisme distinct désigné au titre du paragraphe (3).

(d) in the case of an employee of a separate agency designated under subsection (3), demotion or termination for any reason that does not relate to a breach of discipline or misconduct.

[…]

[…]

215 (1) L’agent négociateur d’une unité de négociation peut présenter un grief collectif à l’employeur au nom des fonctionnaires de cette unité qui s’estiment lésés par la même interprétation ou application à leur égard de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale.

215 (1) The bargaining agent for a bargaining unit may present to the employer a group grievance on behalf of employees in the bargaining unit who feel aggrieved by the interpretation or application, common in respect of those employees, of a provision of a collective agreement or an arbitral award.

(2) La présentation du grief collectif est subordonnée à l’obtention au préalable par l’agent négociateur du consentement — en la forme prévue par les règlements — de chacun des intéressés. Le consentement ne vaut qu’à l’égard du grief en question. Le consentement ne vaut qu’à l’égard du grief en question.

(2) In order to present the grievance, the bargaining agent must first obtain the consent of each of the employees concerned in the form provided for by the regulations. The consent of an employee is valid only in respect of the particular group grievance for which it is obtained.

(3) Le grief collectif ne peut concerner que les fonctionnaires d’un même secteur de l’administration publique fédérale.

(3) The group grievance must relate to employees in a single portion of the federal public administration.

[…]

[…]

216 Après l’avoir porté jusqu’au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, l’agent négociateur peut renvoyer le grief collectif à l’arbitrage.

216 The bargaining agent may refer to adjudication any group grievance that has been presented up to and including the final level in the grievance process and that has not been dealt with to its satisfaction.

[…]

[…]

220 (1) Si l’employeur et l’agent négociateur sont liés par une convention collective ou une décision arbitrale, l’un peut présenter à l’autre un grief de principe portant sur l’interprétation ou l’application d’une disposition de la convention ou de la décision relativement à l’un ou l’autre ou à l’unité de négociation de façon générale.

220 (1) If the employer and a bargaining agent are bound by an arbitral award or have entered into a collective agreement, either of them may present a policy grievance to the other in respect of the interpretation or application of the collective agreement or arbitral award as it relates to either of them or to the bargaining unit generally.

[…]

[…]

221 La partie qui présente un grief de principe peut le renvoyer à l’arbitrage.

221 A party that presents a policy grievance may refer it to adjudication.

[…]

[…]

236 (1) Le droit de recours du fonctionnaire par voie de grief relativement à tout différend lié à ses conditions d’emploi remplace ses droits d’action en justice relativement aux faits — actions ou omissions — à l’origine du différend.

236 (1) The right of an employee to seek redress by way of grievance for any dispute relating to his or her terms or conditions of employment is in lieu of any right of action that the employee may have in relation to any act or omission giving rise to the dispute.

(2) Le paragraphe (1) s’applique que le fonctionnaire se prévale ou non de son droit de présenter un grief et qu’il soit possible ou non de soumettre le grief à l’arbitrage.

(2) Subsection (1) applies whether or not the employee avails himself or herself of the right to present a grievance in any particular case and whether or not the grievance could be referred to adjudication.

(3) Le paragraphe (1) ne s’applique pas au fonctionnaire d’un organisme distinct qui n’a pas été désigné au titre du paragraphe 209(3) si le différend porte sur le licenciement du fonctionnaire pour toute raison autre qu’un manquement à la discipline ou une inconduite.

(3) Subsection (1) does not apply in respect of an employee of a separate agency that has not been designated under subsection 209(3) if the dispute relates to his or her termination of employment for any reason that does not relate to a breach of discipline or misconduct.

VI.  La procédure de grief doit être épuisée; la Cour n’exercera pas son pouvoir discrétionnaire d’examiner la demande

[46]  Dans son avis de demande, l’AFPC définit la décision visée par le contrôle comme la décision de restreindre le champ d’application de la mesure de réparation découlant du grief sur le contenu de la description de travail et de la reclassification, c’est‑à‑dire la décision d’EDSC énoncée dans les Q et R et détaillée dans la note explicative. L’AFPC convient que le PE n’est pas la décision en cause. Néanmoins, ses arguments portent principalement sur la question de savoir si le PE peut faire l’objet d’un grief en vertu de la LRTSPF.

[47]  Il s’agit de déterminer en l’espèce si l’AFPC peut contester par voie de grief la décision d’EDSC, et non le PE en soi; dans la négative, la Cour devra alors décider s’il convient de procéder au contrôle de la décision. Si elle y procède, elle prendra en considération le PE et les autres renseignements versés au dossier dont disposait le décideur (et on ne sait pas vraiment ce que contenait ce dossier) afin de déterminer si la décision est raisonnable. De même, si la décision est contestée par voie de grief, un recours que le défendeur estime possible, le PE fera vraisemblablement partie des éléments à considérer pour trancher le différend.

[48]  Je conviens avec l’AFPC que le PE est de peu d’utilité si on peut en faire abstraction. Faire fi du PE qu’elle a conclu avec EDSC discrédite son rôle de représentant auprès de ses membres. L’AFPC entendait défendre les intérêts de ses membres en signant le PE en 2008. Elle a aussi introduit la présente demande pour défendre les intérêts de ses membres qui sont touchés par la décision de restreindre leur droit à un salaire rétroactif. Cela dit, il semble que la défense des intérêts des fonctionnaires touchés peut et devrait d’abord passer par la procédure de grief.

[49]  Le défendeur affirme que la décision peut faire l’objet d’un grief au titre de la convention collective parce qu’il s’agit d’une question liée à l’emploi et, plus précisément, au salaire et à la rémunération, des sujets liés à la convention collective. Les documents certifiés que le défendeur a fournis à l’AFPC et à la Cour en application de l’article 318 des Règles des Cours fédérales [les Règles] ne comprennent que certains extraits de la convention collective. Par exemple, il signale la clause 6.01, qui énonce :

Sauf dans les limites indiquées, la présente convention ne restreint aucunement l’autorité des personnes chargées d’exercer des fonctions de direction dans la fonction publique.

[50]  Le défendeur a aussi retenu la clause 18.02 concernant les griefs individuels et la clause 18.03 concernant les griefs collectifs, qui reprennent les dispositions des articles 208 et 215 de la LRTSPF.

[51]  La convention collective du groupe PA, qui est accessible au public, ne précise pas de quelle façon sont prises les décisions en matière de rétroactivité salariale. L’article 65 porte sur l’administration de la paye. La clause 65.01 prévoit :

Sauf selon qu’il est stipulé dans le présent article, les conditions régissant l’application de la rémunération aux employé-e-s ne sont pas modifiées par la présente convention.

En ce qui concerne la question des nouvelles classifications, la clause 65.06 indique ce qui suit :

Si, au cours de la durée de la présente convention, il est établi à l’égard d’un groupe une nouvelle norme de classification qui est mise en œuvre par l’Employeur, celui-ci doit, avant d’appliquer les taux de rémunération aux nouveaux niveaux résultant de l’application de la norme, négocier avec l’Alliance les taux de rémunération et les règles concernant la rémunération des employé-e-s au moment de la transposition aux nouveaux niveaux.

[52]  Comme aucune des parties n’a mentionné la clause 65.06, je refuse de prédire si le fait que l’employeur doive « négocier avec l’Alliance [l’AFPC] [...] les règles concernant la rémunération des employé-e-s au moment de la transposition aux nouveaux niveaux » suppose que des négociations auraient dû avoir lieu. En revanche, cette clause permet de penser que les questions de rémunération découlant de la reclassification sont liées, dans une certaine mesure, à la convention collective.

[53]  Compte tenu de la thèse que le défendeur a adoptée en l’espèce, à savoir que l’AFPC peut recourir à la procédure de règlement des griefs et qu’elle doit d’abord suivre cette voie prévue dans la LRTSPF, je suppose qu’il adoptera cette même thèse dans le cadre de la procédure de grief. Il serait en effet illogique de sa part d’affirmer ultérieurement que cette décision ne relève pas de la LRTSPF et n’est pas sujette à grief. D’ailleurs, vu la position du défendeur, il est curieux que le grief ait été mis en suspens. Aucune des parties n’a expliqué pourquoi il en était ainsi. Comme je l’ai déjà dit, le juge Pentney a rejeté la requête du défendeur en radiation de l’avis de demande parce qu’il a présumé que la procédure de règlement du grief suivait son cours.

[54]  Les décisions que chaque partie invoque pour étayer ses arguments ne permettent aucune analogie directe avec les circonstances de l’espèce. Je n’ai pas non plus trouvé dans la jurisprudence d’exemples d’analyse visant à déterminer si les dispositions de la LRTSPF s’appliquent à ce type de décision, qui n’est pas une disposition d’une convention collective ni une décision arbitrale. J’ai donc pris appui sur les principes plus généraux établis dans la jurisprudence pour faire quelques extrapolations. Je me suis également fondée sur l’argument du défendeur selon lequel la décision pouvait faire l’objet d’un grief, notamment par l’AFPC.

[55]  Dans la décision AFPC c Canada (Conseil du Trésor), [2001] ACF no 858, 205 FTR 270, la juge Tremblay‑Lamer (la juge des requêtes) a été appelée à examiner des arguments de l’ordre de ceux avancés par l’AFPC en l’espèce, à savoir que la Cour doit se déclarer compétente parce que la loi régissant les relations de travail ne prévoit aucun mécanisme de réparation valable et indépendant. La juge Tremblay‑Lamer a examiné l’arrêt Weber de la Cour suprême du Canada, qui a établi le « modèle de la compétence exclusive » selon lequel il appartient à l’arbitre de régler tout conflit relevant, dans son essence, de l’interprétation, de l’application, de l’administration ou de l’inexécution de la convention collective. La juge Tremblay‑Lamer a conclu que l’ancienne Loi sur les relations de travail dans la fonction publique [LRTFP] (la loi en vigueur à l’époque) établissait un mécanisme exhaustif pour le règlement des conflits liés au travail, mécanisme auquel il fallait recourir.

[56]  La Cour d’appel fédérale a abondé dans le même sens dans l’arrêt AFPC c Canada (Conseil du Trésor), 2002 CAF 239, 229 FTR 160 [AFPC CAF], et a affirmé ce qui suit au paragraphe 2 :

Comme l’a fait remarquer le juge des requêtes, l’exhaustivité des mécanismes prévus dans la LRTFP pour le règlement des différends liés à l’emploi entre les employés de la fonction publique fédérale et leur employeur a été confirmée par notre Cour dans l’arrêt Johnson-Paquette c. Canada, [2000] 253 N.R. 305, [2000] A.C.F. no 441 (C.A.).

[57]  Selon l’AFPC, il y a lieu d’établir une distinction avec l’arrêt AFPC CAF parce que celui‑ci concernait des employés mis en situation d’inactivité qui pouvaient présenter un grief, mais avaient choisi de ne pas le faire. L’AFPC affirme ne pas avoir ce choix, puisqu’elle ne peut contester par voie de grief le manquement au PE parce qu’il ne s’agit ni d’une disposition de la convention collective ni d’une décision arbitrale; elle ne peut donc faire autrement que de s’adresser à la Cour. Or, dans son argumentation, l’AFPC passe sous silence le fait que l’objet du litige n’est pas le manquement au PE à proprement parler, mais bien la décision d’EDSC. Suivant le principe énoncé dans l’arrêt AFPC CAF et repris dans la jurisprudence ultérieure, il convient de donner une interprétation libérale aux lois sur les relations de travail (la LRTSPF et les lois qui l’ont précédée) et d’examiner, dans un premier temps, les différends en matière d’emploi conformément à ces régimes.

[58]  Dans l’arrêt Vaughan c Canada, 2005 CSC 11, 137 ACWS (3d) 942 [Vaughan], la Cour suprême du Canada a examiné si un fonctionnaire qui s’était vu refuser des prestations de retraite anticipée (PRA) après sa mise à pied survenue après plusieurs années pendant lesquelles il avait été en congé non payé et avait travaillé dans le secteur privé, pouvait intenter une action en négligence contre la Couronne ou s’il devait contester le refus par voie de grief conformément à la loi alors en vigueur, l’ancienne LRTFP.

[59]  La Cour suprême du Canada a confirmé que, à quelques exceptions près où la Cour dispose d’un pouvoir discrétionnaire résiduel, les questions liées à l’emploi devraient généralement être réglées conformément au régime de relations de travail prescrit par le législateur.

[60]  Quant à savoir si la Cour devait exercer sa compétence résiduelle pour examiner la demande, le juge Binnie a jugé que l’absence de recours devant un décideur indépendant n’était pas en soi un motif suffisant pour justifier qu’elle le fasse. Pour arriver à cette conclusion, il s’est intéressé au libellé des articles 91 et 92 de la LRTFP.

[61]  Le juge Binnie a résumé ses conclusions ainsi, au paragraphe 2 :

Bien que les tribunaux conservent une compétence résiduelle [faisant référence au fait que la LRTFP n’écarte pas explicitement leur compétence] pour trancher les questions liées au secteur du travail qui découlent de l’art. 91 de la LRTFP et qui ne peuvent faire l’objet de l’arbitrage prévu à l’art. 92, je suis néanmoins d’avis qu’ils devraient généralement exercer leur pouvoir discrétionnaire pour refuser d’intervenir, sauf dans le cadre limité du contrôle judiciaire [à savoir, le contrôle judiciaire de la décision d’un arbitre].

[62]  Selon le juge Binnie, les termes de la LRTFP n’étaient pas catégoriques au point d’écarter la compétence des tribunaux relativement aux différends pouvant faire l’objet d’un grief, mais non d’un arbitrage. Néanmoins, il a conclu que la Cour devait s’en remettre à la procédure de règlement des griefs prévue par la LRTFP sur la base de plusieurs facteurs, dont celui qu’il a abordé au paragraphe 39 :

Sixièmement, lorsque le législateur a clairement établi un régime complet pour le règlement des différends en matière de relations de travail, comme c’est le cas en l’espèce, les tribunaux ne devraient pas mettre en péril le mécanisme exhaustif de règlement des différends que contient la loi en permettant l’accès systématique aux tribunaux. Même si l’absence d’un arbitre indépendant peut, dans certaines circonstances, se répercuter sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal (comme dans les cas de dénonciateurs), la règle générale de la retenue dans les instances découlant des relations de travail devrait prévaloir.

[63]  Depuis l’arrêt Vaughan, le législateur a édicté une clause d’exclusion claire et solide à l’article 236 de la LRTSPF.

[64]  Dans l’arrêt Bron, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la décision de la Cour supérieure de l’Ontario de radier la déclaration du demandeur. Ce dernier réclamait un jugement déclaratoire et des dommages-intérêts pour différents délits, notamment pour diffamation et manquement à l’obligation fiduciale découlant de représailles qu’il affirmait avoir subies du fait de ses actes de dénonciation. La Cour d’appel de l’Ontario a convenu que le demandeur devait d’abord recourir à la procédure de règlement des griefs de la LRTFP‑2003 (devenue la LRTSPF). Concernant l’arrêt Vaughan, la Cour d’appel a fait observer que la LRTFP‑2003 (contrairement à la loi précédente, la LRTFP, examinée dans l’arrêt Vaughan) prévoyait une clause d’exclusion claire. Aux paragraphes 28 et 29 de ses motifs, la Cour d’appel a affirmé ce qui suit :

[traduction]

[28] Le principe établi dans l’arrêt Vaughan selon lequel la Cour supérieure conservait le pouvoir discrétionnaire résiduel d’instruire une demande fondée sur une plainte susceptible de grief découlait du libellé de la LRTFP, la loi en vigueur à l’époque en question. En invoquant l’arrêt Vaughan, l’appelant suppose que la modification du paysage législatif et, plus précisément, l’entrée en vigueur de l’article 236 de la LRTFP‑2003 n’a pas d’incidence sur le principe central de l’arrêt Vaughan. Or, je crois qu’il y a une incidence.

[29] Le législateur peut, sous réserve de restrictions imposées par la constitution qui n’interviennent pas en l’espèce, conférer la compétence exclusive pour trancher certains litiges à des instances autres que les cours de justice. Le langage utilisé pour octroyer cette compétence doit être clair : Pleau, à la page 38 (D.L.R.). L’article 236 est clair et sans équivoque. Sous réserve de l’exception prévue au paragraphe 236(3), qui ne s’applique pas en l’espèce, le paragraphe 236(1) dispose que le droit du fonctionnaire de présenter un grief à l’égard d’un différend lié aux conditions d’emploi « remplace ses droits d’action en justice » relativement aux faits à l’origine du différend. Le paragraphe 236(2) prévoit expressément que le processus exclusif de grief décrit au paragraphe 236(1) s’applique, que le fonctionnaire présente ou non un grief et « qu’il soit possible ou non de soumettre le grief à l’arbitrage ». Le libellé des paragraphes 236(1) et (2) signifie qu’une cour est désormais privée du pouvoir discrétionnaire résiduel d’instruire une demande pouvant faire l’objet d’un grief en vertu de la loi au motif que le fonctionnaire n’a pas accès à l’arbitrage d’un tiers (voir Van Duyvenbode v Canada (Attorney General), [2007] O.J. No. 2716 (3d) 763 (C. sup. Ont.), au par. 17, conf. sans référence à ce point par [2009] O.J. No. 28, 2009 ONCA 11; Hagal c Canada (Procureur général), 2009 CF 329 (CanLII), [2009] A.C.F. no 417, 2009 C.F. 329 (1re inst.), au par. 26, conf. sans référence à ce point par [2009] A.C.F. no 1618, 2009 CAF 364. Bien qu’il soit possible qu’un pouvoir discrétionnaire résiduel existe si la procédure de grief ne peut offrir de réparation appropriée, rien n’indique que cela s’applique en l’espèce (voir Vaughan, au par. 30). En supposant que tel est le cas, les litiges pouvant faire l’objet d’un grief en vertu de la loi doivent être tranchés au moyen du processus de grief. [page 759]

[Non souligné dans l’original.]

[65]  Bien que l’AFPC s’appuie sur l’arrêt Bron pour faire valoir que la Cour, ayant affaire à l’un des rares cas où la procédure de règlement des griefs n’offre pas de réparation, devrait dès lors exercer son pouvoir discrétionnaire de statuer sur la demande, cet arrêt n’adhère pas entièrement à cette analyse. L’arrêt Bron précise qu’aucun pouvoir résiduel n’autorise la Cour à examiner une question au motif qu’il n’est pas possible de recourir à un décideur indépendant. L’arrêt Bron donne à penser que le pouvoir discrétionnaire résiduel est encore plus restreint. Ainsi, ce pouvoir ne pourrait être exercé que s’il est évident que la question ne peut faire l’objet d’un grief et encore, à condition de suivre les indications données dans la jurisprudence. Les arrêts Bron et Vaughan portent donc le même message : la procédure de règlement des griefs constitue le premier recours.

[66]  L’AFPC invoque également la décision Salie pour affirmer que lorsque la procédure de règlement des griefs n’est pas ouverte au demandeur, celui‑ci peut s’adresser à la Cour.

[67]  Dans la décision Salie, la juge Mactavish devait déterminer si un ancien fonctionnaire pouvait se prévaloir de la procédure de règlement des griefs ou s’adresser à la Cour. Au paragraphe 51 de ses motifs, la juge Mactavish a indiqué que l’affaire Vaughan a été tranchée sous le régime de l’ancienne LRTFP et que le législateur avait subséquemment édicté la LRTFP‑2003, « qui exclut expressément la compétence de notre Cour en ce qui concerne les questions qui relèvent par ailleurs de la procédure de règlement des griefs ».

[68]  Dans l’affaire Salie, le défendeur faisait valoir que le différend pouvait être soumis à la procédure de règlement des griefs en vertu de l’article 208 de la LRTFP‑2003 parce qu’il se rapportait aux conditions d’emploi de M. Salie. La juge Mactavish a conclu que dans la jurisprudence ayant reconnu aux anciens employés le droit de formuler un grief, on ne trouvait aucun exemple de différend étant survenu longtemps après que l’intéressé avait cessé d’être un employé. Au paragraphe 68, elle a conclu que M. Salie ne pouvait se prévaloir du régime de la LRTFP‑2003 et que « [p]ar conséquent, [la] Cour a compétence pour juger [l’]affaire ».

[69]  Contrairement à l’AFPC, qui estime que le paragraphe 68 de la décision Salie sert de guide pour la présente affaire, je vois dans ce passage que la juge Mactavish a exposé ses conclusions au regard des faits propres à l’affaire Salie. La jurisprudence confirmant qu’il peut être possible de s’adresser à la Cour repose sur la conclusion préalable qu’il est manifestement impossible de recourir à la procédure de règlement des griefs.

[70]  J’ai aussi pris connaissance de la décision du juge Pentney (AFPC 2019) rejetant la requête en radiation du défendeur. Le juge Pentney a examiné la jurisprudence et y a relevé plusieurs facteurs favorables à la thèse du défendeur, à savoir que la décision en cause pouvait faire l’objet d’un grief sous le régime de la LRTSPF. Au paragraphe 16, le juge Pentney a fait remarquer que le différend [traduction] « se rapporte indéniablement aux conditions d’emploi, une question par ailleurs régie par la convention collective ». Au paragraphe 27, il a énuméré plusieurs autres facteurs pertinents, y compris les suivants : le [traduction] « courant jurisprudentiel amorcé par l’arrêt Weber », qui signale que les tribunaux devraient s’en remettre au régime exhaustif des relations de travail, qui est désormais renforcé par la clause d’exclusion de l’article 236; les décisions selon lesquelles la plupart des questions liées à l’emploi peuvent faire l’objet d’un grief en vertu de l’article 208 (p. ex. Bron, au par. 15); les avantages d’avoir accès à une décision d’experts en relation du travail au sujet du grief avant de recourir aux tribunaux; la nature du différend, qui ne porte pas uniquement sur le PE, mais aussi sur l’interaction entre le PE et le bulletin publié en 2011 par le Conseil du Trésor; le flou entourant la question de savoir si l’AFPC pouvait faire valoir son grief de principe ou si elle pouvait présenter un grief collectif en vertu de l’article 215; et la possibilité que les fonctionnaires puissent contester la décision par voie de griefs individuels en vertu du sous‑alinéa 208(1)a)(i).

[71]  Comme je l’ai dit plus haut, le juge Pentney a conclu en définitive que, puisque la jurisprudence assujettit la radiation d’une demande à des critères très rigoureux, la demande de contrôle judiciaire devait procéder sur la foi d’un dossier complet, car la question pouvait faire l’objet d’un débat. Indépendamment du résultat, l’analyse de la jurisprudence qu’a fait le juge Pentney montre qu’il est préférable de soumettre les questions liées à l’emploi au régime des relations du travail et que, en l’espèce, l’AFPC, ou les employés à titre individuel, peuvent vraisemblablement se prévaloir de la procédure de règlement des griefs.

[72]  Bien que la décision litigieuse ne découle pas d’une disposition précise de la convention collective, outre le fait qu’EDSC se fonde sur la clause 6.01, je dirais qu’elle concerne une question de salaire et de rémunération qui se rapporte manifestement aux conditions d’emploi. Pour reprendre les propos du juge Binnie dans l’arrêt Vaughan, il s’agit d’une question « liée au secteur du travail » et « découlant des relations de travail ». Au premier paragraphe de l’arrêt Vaughan, le juge Binnie a expliqué le contexte de l’affaire :

Les conditions d’emploi de plus d’un quart de million de fonctionnaires du gouvernement fédéral sont énoncées dans des lois, des conventions collectives, des directives du Conseil du Trésor, des règlements, des directives du ministre et d’autres documents qui remplissent des rayons entiers de classeurs à feuilles mobiles. Les employés des ressources humaines sont recrutés dans le système, passent leur vie à essayer de le comprendre puis disparaissent.

[73]  La complexité du domaine des relations de travail met en relief l’importance de se tourner d’abord vers les lois et les procédures administratives applicables en matière de relations de travail pour régler les différends liés au travail et à l’emploi.

[74]  Avant de décider d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire d’instruire la présente demande, la Cour doit d’abord être convaincue que le recours à la procédure de règlement des griefs n’est pas possible et que cette procédure n’offrirait aucune réparation.

[75]  L’AFPC fait valoir que les fonctionnaires ne peuvent contester le manquement au PE en présentant des griefs individuels en vertu de l’article 208 parce qu’ils ne sont pas parties au PE. Cet argument fait abstraction du fait que le grief concerne la décision d’EDSC qui, à l’évidence, touche les employés à titre individuel. Bien qu’il soit laborieux pour les employés d’avoir à présenter un nouveau grief, je ne suis pas convaincue que cette option ne leur est pas ouverte ou qu’il leur sera impossible d’obtenir une prorogation de délai si le temps représente un obstacle.

[76]  L’article 208 permet au fonctionnaire de présenter un grief s’il s’estime lésé, notamment, du fait d’une « disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale » ou « par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi ». Si, comme l’affirme l’AFPC, la décision ne fait pas directement partie de la convention collective ou d’une décision arbitrale, elle est néanmoins visée par le libellé suivant de l’article 208, dont la portée est plus large.

[77]  L’argument de l’AFPC selon lequel le libellé de l’article 209, qui limite apparemment le renvoi à l’arbitrage aux griefs se rapportant aux dispositions de la convention collective ou à une décision arbitrale, interdit l’accès à un décideur indépendant, ne permet pas de conclure à l’inapplicabilité de l’article 208. Premièrement, dans l’arrêt Bron, la Cour d’appel de l’Ontario précise, dans ses observations sur l’article 236, que le caractère exclusif de la procédure de règlement des griefs vaut indépendamment de la possibilité de renvoyer le grief à l’arbitrage. Ce même principe devrait s’appliquer aux articles 208 et 209. Deuxièmement, la décision est liée à la convention collective, en plus de se rapporter aux conditions d’emploi.

[78]  L’AFPC soutient en outre qu’elle ne peut présenter de grief collectif en vertu de l’article 215 pour les mêmes raisons qu’elle ne peut le faire en vertu de l’article 208 : le PE n’est pas une disposition de la convention collective ni une décision arbitrale. Toutefois, il est possible que l’article 215 autorise la contestation par voie de grief de la décision d’EDSC parce que celle‑ci – et non le PE – est liée à l’« interprétation ou [l’]application [...] de toute disposition d’une convention collective ». La note explicative, qui expose dans le détail la décision énoncée dans les Q et R, renvoie à plusieurs reprises à la clause 6.01 de la convention collective pour justifier la décision d’accorder la rétroactivité salariale uniquement aux fonctionnaires qui ont formulé des griefs. Cette note indique que [traduction] « l’employeur exerce ses droits de gestion en vertu de la clause 6.01 de la convention collective du groupe PA ».

[79]  Rappelons par ailleurs qu’en mars 2019, l’AFPC a déposé un grief de principe en vertu de l’article 220, qui est actuellement en suspens. Ce grief renvoie à la décision communiquée dans les Q et R le 22 février 2019, soit le refus d’accorder la rétroactivité salariale aux anciens titulaires qui ont quitté le poste avant le 13 septembre 2018 et qui n’ont pas présenté de grief. Dans ce grief de principe, il est aussi allégué que cette décision constitue un manquement au PE conclu en 2008.

[80]  Je ne suis pas convaincue par l’argument de l’AFPC voulant que l’article 220 ne s’applique pas parce qu’il vise uniquement les griefs de principe portant « sur l’interprétation ou l’application d’une disposition de la convention ou de la décision [arbitrale] ». Pour les raisons évoquées plus tôt relativement à l’article 215, la décision est liée à la convention collective. Cette convention collective traite de questions salariales, même si elle ne fait pas expressément référence à la question de la rétroactivité salariale pour les anciens titulaires du poste. En outre, la note explicative renvoie constamment à la clause 6.01 pour justifier le départage entre ceux qui recevraient un salaire rétroactif et ceux qui n’y auraient pas droit. On peut se demander pourquoi l’interprétation de la clause 6.01 sur l’exercice des droits de gestion ne pourrait pas elle aussi donner lieu à la présentation d’un grief, puisqu’elle a servi de fondement à la prise d’une décision de principe quant aux critères d’admissibilité à la rétroactivité salariale.

[81]  Pour ce qui est de l’argument de l’AFPC selon lequel EDSC ne devrait pas jouer le rôle du décideur eu égard à un manquement au PE dont il est responsable, il faut se rappeler que la décision visée par le grief n’est pas le manquement au PE. Il reste à savoir si, dans la décision telle qu’elle a été communiquée dans les Q et R et la note explicative, EDSC a pris en considération et appliqué le PE en fonction d’une interprétation donnée ou s’il a fait fi du PE.

[82]  Par ailleurs, en invoquant l’iniquité, l’AFPC fait l’impasse sur le fait qu’en cas de manquement à un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale, une demande de contrôle judiciaire pourra être présentée à la fin de la procédure de grief. S’il est vrai qu’un tel recours prolongerait d’autant le règlement définitif du différend, il offre en revanche une réponse à la préoccupation de l’AFPC.

[83]  J’estime qu’il y a lieu de s’appuyer sur la LRTSPF pour déterminer la portée de l’article 220 et des autres dispositions sur lesquelles l’AFPC ou les fonctionnaires touchés pourraient s’appuyer pour formuler un grief (étant entendu que les délais de prescription pourraient constituer un obstacle). Pour en arriver à cette conclusion, je me fonde sur plusieurs facteurs, dont les suivants : la jurisprudence établit que le règlement des questions liées à l’emploi doit d’abord se faire en recourant au régime exhaustif des relations de travail; la décision en cause concerne le salaire et la rémunération; EDSC se fonde sur la clause 6.01 de la convention collective pour prendre cette décision; et la complexité générale de la LRTSPF commande que l’examen des questions soulevées soit confié, dans un premier temps, à des experts en relation de travail.

[84]  La mise en suspens du grief de principe présenté par l’AFPC au titre de l’article 220 doit donc être interrompue pour laisser place à un examen et un règlement rapides. À l’issue de cette procédure, les parties pourront décider de demander un contrôle judiciaire si elles le souhaitent.

VII.  Il n’est pas nécessaire de déterminer si la décision d’EDSC est raisonnable et si elle a été prise dans le respect de l’équité procédurale

[85]  Puisque j’ai conclu que la Cour n’exercera pas son pouvoir discrétionnaire d’instruire la présente demande et que l’AFPC doit d’abord épuiser les recours dont elle dispose sous le régime de la LRTSPF, il ne m’est pas nécessaire d’examiner les questions ayant trait au caractère raisonnable de la décision et au respect de l’équité procédurale. Je ferai cependant quelques observations.

[86]  Les parties conviennent que si la décision devait faire l’objet d’un contrôle judiciaire, la norme de contrôle applicable serait celle de la décision raisonnable. Récemment, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] ACS no 65 (QL) [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable et, en l’espèce, rien ne justifie de s’écarter de cette norme.

[87]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a expliqué en détail ce qui constitue une décision raisonnable et la façon de procéder à un contrôle au regard de cette norme. L’une des caractéristiques de la décision raisonnable tient au fait qu’elle est justifiée, transparente et intelligible. La décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (au par. 99). Un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être confirmé s’il repose sur un fondement erroné (aux par. 86‑87). La cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec une attention respectueuse et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à une conclusion.

[88]  En l’espèce, l’AFPC soutient que la décision de refuser la rétroactivité salariale aux anciens titulaires du poste qui n’ont pas déposé de grief individuel n’est pas raisonnable, notamment parce qu’elle ne tient pas compte du PE ou qu’elle repose sur une interprétation erronée de ce dernier; à cet égard, elle précise que le PE restreint le pouvoir discrétionnaire d’EDSC en matière de détermination du droit au salaire rétroactif. L’AFPC souligne que la clause 8 fait référence aux « titulaires d’emplois », et non aux « plaignants », ce qui indique que les parties ont voulu que les réparations soient accordées à tous les fonctionnaires touchés, et pas uniquement à ceux qui avaient présenté un grief.

[89]  Le défendeur soutient que la décision est raisonnable, compte tenu du pouvoir discrétionnaire quasi illimité dont jouissent les employeurs en matière de rétroactivité salariale, de la directive publiée en 2011 par le Conseil du Trésor au sujet de la rétroactivité salariale, des raisons exposées dans les Q et R et la note explicative, ainsi que de son interprétation du PE, en particulier de la clause 8, selon laquelle le PE ne s’applique qu’aux fonctionnaires ayant présenté un grief et aux titulaires de postes correspondant à la description de travail nationale définitive.

[90]  Si la Cour avait conclu qu’il n’était pas possible de recourir à la procédure de règlement des griefs et qu’elle avait décidé d’exercer son pouvoir discrétionnaire de contrôler la décision, les principes exposés dans l’arrêt Vavilov se seraient appliqués. La Cour aurait alors été appelée, entre autres, à trancher les questions suivantes : Les motifs exposés dans les Q et R et la note explicative à l’appui de la décision permettent‑ils de déterminer si cette décision est justifiée, transparente et intelligible et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles auxquelles le décideur était assujetti? Les motifs sont‑ils basés sur une analyse rationnelle? À l’exception de la référence à la question no 13 où il est fait brièvement mention du PE en lien avec la période de rétroactivité, le décideur a‑t‑il tenu compte du PE et, le cas échéant, de quelle manière? Si la décision relève entièrement d’un pouvoir discrétionnaire, quels sont les facteurs ayant éclairé l’exercice de ce pouvoir? De quels documents le décideur disposait‑il au moment où la décision a été prise? Soulignons que les documents qui ont été certifiés et remis à l’AFPC et à la Cour en application de l’article 318 des Règles ne sont pas forcément ceux qui ont été présentés au décideur.

[91]  En ce qui concerne l’allégation de l’AFPC selon laquelle EDSC a manqué à son obligation d’équité procédurale en ne l’avisant pas de son intention de rendre une décision sur la rétroactivité salariale et en ne lui donnant pas la possibilité de présenter des observations, si la Cour devait examiner la portée de l’obligation d’équité procédurale, elle serait guidée par le contexte et les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] ACS no 39 (QL).


JUGEMENT dans le dossier T-465-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de juin 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-465-19

 

INTITULÉ :

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JANVIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 3 AVRIL 2020

COMPARUTIONS :

Andre Raven

Morgan Rowe

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Karl Chemsi

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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