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Date : 20200331


Dossier : IMM‑3361‑19

Référence : 2020 CF 460

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 mars 2020

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

PHANSINTHU LALEE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La demanderesse est citoyenne de Thaïlande. Le 6 mai 2019, un agent d’immigration [l’agent] a refusé sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée pour les motifs énoncés ci‑après.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[3]  La demanderesse a eu une vie difficile. En Thaïlande, elle a vécu dans la pauvreté. Elle a eu deux enfants en dehors des liens du mariage et, pour cette raison, a été victime de rejet social et de stigmatisation. Ses amis et sa famille l’ont reniée. Elle est venue au Canada à titre de travailleuse temporaire en juin 2006.

[4]  Au Canada, la demanderesse a rencontré celui qui allait devenir son époux, un citoyen canadien, à son lieu de travail, une entreprise de production alimentaire. Ils ont eu trois enfants – un premier peu avant leur mariage, en 2008, un autre en 2011 et un autre enfin en 2014. Elle et son époux ont présenté une demande en vue de permettre à la demanderesse d’obtenir la résidence permanente dans le cadre d’un parrainage, mais leur demande a été rejetée en 2017 parce qu’ils ne l’avaient pas mise en état.

[5]  La demanderesse s’est séparée de son époux en juin 2018 en raison de problèmes de couple.

[6]  L’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a interrogé la demanderesse en décembre 2018 et l’a informée que sa demande de résidence permanente antérieure avait été rejetée. La demanderesse a par la suite demandé un examen des risques avant renvoi et présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Les deux demandes ont été rejetées.

[7]  La décision de l’agent de rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Comme il est mentionné dans le dossier certifié du tribunal [le DCT], l’agent a examiné la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la demanderesse, la lettre de présentation qui y était annexée, le passeport thaïlandais de la demanderesse, le permis de travail de la demanderesse, les certificats de naissance de l’Ontario de ses enfants canadiens, les lettres de confirmation de la fréquentation d’écoles publiques par ses enfants canadiens et de la documentation portant sur la liberté de religion en Thaïlande.

[8]  La lettre de décision est datée du 6 mai 2019. Elle est accompagnée de plusieurs pages de motifs, dont les parties pertinentes sont résumées ci‑après :

  • En ce qui a trait à l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a indiqué qu’un des enfants thaïlandais de la demanderesse est aujourd’hui un adulte et que l’autre est presque un adulte et qu’il reçoit actuellement des soins de sa famille en Thaïlande. L’attention s’est portée sur les enfants canadiens. L’agent a conclu qu’il serait préjudiciable pour les enfants canadiens d’aller en Thaïlande avec leur mère. Il a toutefois aussi mentionné qu’il ne disposait que de peu de renseignements sur le rôle de la famille élargie auprès de la famille ou sur le rôle du père auprès des enfants canadiens. Il a conclu que, faute d’un portrait plus complet de la dynamique familiale, il lui était impossible de faire [traduction] « une appréciation significative » de ce qui se passerait si la mère quittait le Canada sans ses enfants canadiens.

  • En ce qui concerne le risque auquel la demanderesse serait exposée si elle retournait en Thaïlande, l’agent a indiqué qu’elle serait confrontée à un certain traumatisme émotionnel en raison du caractère patriarcal de la société thaïlandaise et d’une éventuelle absence de soutien de la part des membres de sa famille.

  • L’agent a conclu que même si certains des facteurs précédents plaident en faveur de la cause de la demanderesse, ils n’étaient pas suffisants pour justifier d’accueillir la demande.

  • En ce qui a trait à l’établissement au Canada de la demanderesse, l’agent indique que la demanderesse a un modeste degré d’établissement au Canada qui justifierait que l’on tienne compte des motifs d’ordre humanitaire.

[9]  La demanderesse affirme qu’il s’agit là d’une conclusion déraisonnable.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[10]  Les parties ne contestent pas que la seule question en litige est celle de savoir si la décision était raisonnable. Dans les circonstances, la norme de la décision raisonnable est conforme à la récente reformulation du droit par la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], dans lequel il est énoncé que la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable. En l’espèce, je ne vois aucune raison de réfuter cette présomption compte tenu des circonstances.

IV.  Positions des parties

A.  La décision était‑elle raisonnable?

(1)  Position de la demanderesse

[11]  La demanderesse est d’avis que l’agent aurait dû accueillir sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. En ne le faisant pas, il a commis plusieurs erreurs.

[12]  Premièrement, la demanderesse affirme que la décision est fondée sur des suppositions erronées, soit : a) [traduction« puisque les deux enfants de la demanderesse nés en Thaïlande reçoivent des soins des membres de la famille élargie, il s’ensuit que les trois enfants nés au Canada bénéficieront aussi de soins de la part de la famille élargie », b) l’agent s’est fondé sur les résultats d’une demande d’ERAR antérieure et c) la famille de la demanderesse en Thaïlande aura les moyens de leur prêter main-forte, à elle et à ses trois enfants.

[13]  Deuxièmement, la demanderesse affirme que l’agent a omis d’examiner les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays ou de suffisamment en tenir compte. Plus précisément, elle affirme que l’agent a omis d’examiner les répercussions qu’auraient les conditions en Thaïlande sur l’intérêt supérieur des enfants.

[14]  Troisièmement, la demanderesse s’inscrit en faux contre la déclaration de l’agent selon laquelle elle allait [traduction« retourner en qualité de femme mariée » alors que ses circonstances actuelles ne reflètent pas une relation véritable avec son époux.

[15]  Quatrièmement, la demanderesse allègue que l’agent n’a pas été suffisamment réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants parce qu’il n’a pas établi l’incidence qu’aurait le départ de la demanderesse sur ses enfants nés au Canada. Elle soutient que l’agent, à l’instar des agents mentionnés dans les décisions Mulholland c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 597 et Naredo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15973 (CF), a pris une décision qui devrait être infirmée, car cette dernière va à l’encontre de l’objectif de la LIPR qui consiste à réunir des citoyens et résidents permanents avec leurs proches parents de l’étranger, en utilisant une interprétation « large et libérale », conformément à la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au para 68 [Baker].

(2)  Position du défendeur

[16]  Le défendeur fait valoir que l’agent n’a pas commis d’erreur dans son appréciation de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la demanderesse. Il soutient que la décision appartient aux « issues possibles acceptables » évoquées dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au para 47. Il mentionne également le « caractère exceptionnel et discrétionnaire » de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire (voir l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au para 93).

[17]  Le défendeur dit éprouver de la compassion à l’égard de la demanderesse et de sa situation difficile; toutefois, il fait valoir que la demanderesse n’est tout simplement pas arrivée à satisfaire aux critères requis pour que puisse être accueillie une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il souligne qu’il manquait à la demande de la demanderesse de nombreux documents fondamentaux qui auraient pu aider sa cause. Il souligne qu’il incombe à la demanderesse de présenter des éléments de preuve à propos des difficultés que sont susceptibles de subir les membres de la famille (Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 646, aux para 36 et 37).

[18]  En réponse à l’allégation de la demanderesse selon laquelle l’agent n’a pas été [traduction« réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants, le défendeur estime que l’agent n’a pas commis d’erreur – il a plutôt effectué une analyse fondée sur les renseignements dont il disposait. Si la demanderesse avait présenté des éléments de preuve plus complets, une analyse plus approfondie aurait peut-être été possible. Or, ce n’était pas le cas. Selon le défendeur, [traduction« la décision de l’agent est raisonnable au vu du dossier dont il disposait. »

[19]  Enfin, le défendeur soutient que le rôle de la Cour dans une demande de contrôle judiciaire ne consiste pas à effectuer une nouvelle appréciation de la preuve.

V.  Analyse

A.  La décision était-elle raisonnable?

[20]  Mon examen de la décision de l’agent et du DCT ne m’a pas permis de conclure à l’existence d’une erreur susceptible de contrôle. J’aborderai les questions dans l’ordre dans lequel la demanderesse les a présentées.

[21]  Le libellé de l’article 25 de la LIPR est reproduit ci‑après. En vertu de celui‑ci, il est loisible au ministre de soustraire des demandeurs de l’application des exigences quand les circonstances le justifient.

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[22]  Il faut faire preuve de retenue à l’endroit des agents qui tranchent des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. La Cour ne peut pas soupeser à nouveau les éléments de preuve dont disposait un agent (Milad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1409, au para 20), bien que la situation puisse être floue quand le demandeur met en doute la pertinence du critère juridique appliqué par l’agent (voir Cezair c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1510, aux para 11 à 15).

[23]  Je souligne également que si la demanderesse exprime des préoccupations quant à la décision, le défendeur, de son côté, souligne le peu d’éléments de preuve à l’appui de la demande. L’examen du DCT révèle que l’agent n’avait à sa disposition que ce qui suit : la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et la lettre de présentation, le passeport et le permis de travail de la demanderesse, les certificats de naissance de l’Ontario de ses enfants canadiens, des lettres de confirmation de la fréquentation d’écoles élémentaires par ses enfants canadiens et un rapport sur la liberté de religion en Thaïlande. Il y a un manque notoire de preuve concernant l’établissement et d’autres aspects liés aux enfants provenant, par exemple, de membres de la famille, d’amis ou d’enseignants. Bien que la demanderesse ait présenté un affidavit à la Cour, celui‑ci n’est pas pertinent pour l’appréciation de la décision de l’agent. Je ne tiendrai compte que de ce dont disposait l’agent.

[24]  Les allégations de la demanderesse relativement aux « suppositions » de l’agent ne signifient pas qu’il y a eu une erreur susceptible de contrôle. L’agent déclare que la famille de la demanderesse offrirait [traduction« probablement » du soutien à la demanderesse et à ses trois enfants s’ils retournaient en Thaïlande. C’est là aller un peu loin — le fait que la famille ait, dans le passé, offert du soutien aux enfants thaïlandais de la demanderesse ne signifie pas nécessairement qu’elle fera de même pour ses enfants canadiens. D’autre part, la demanderesse n’a pas présenté d’éléments de preuve selon lesquels la famille n’allait pas offrir du soutien à ses enfants canadiens. J’estime que ces « suppositions » sont imputables au manque d’éléments de preuve à la disposition de l’agent.

[25]  En ce qui a trait aux allégations de la demanderesse suivant lesquelles l’agent a commis une erreur en n’analysant pas les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays dans le contexte de l’intérêt supérieur des enfants canadiens, je ne suis pas d’avis que l’agent a commis une erreur. L’agent n’est pas tenu de se livrer à tous les modes possibles d’analyse (Vavilov, au para 128). L’agent était conscient du fait que les enfants se heurteraient à d’importantes difficultés s’ils allaient en Thaïlande de même qu’aux conditions dans ce pays. En effet, il semble le mentionner directement : [traduction] « Je souligne que des conditions telles que le caractère patriarcal et la discrimination fondée sur le sexe auraient des répercussions émotionnelles négatives sur les enfants ».

[26]  En ce qui a trait à la troisième question, il ne s’agit pas non plus d’une erreur susceptible de contrôle. L’agent ne disposait d’aucun élément de preuve à l’appui du fait que la demanderesse était mariée; il lui a toutefois accordé le bénéfice du doute. J’ignore comment la demanderesse peut s’attendre à ce que l’agent procède à une analyse détaillée avec aussi peu de renseignements.

[27]  En ce qui a trait à la quatrième question, la demanderesse allègue que l’agent n’a pas été attentif et sensible à l’intérêt supérieur de ses enfants. Je n’estime pas que l’argument est convaincant. Ainsi que le faisait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt Baker, au paragraphe 75, l’intérêt supérieur des enfants est un facteur primordial, mais il n’est pas déterminant en soi. L’agent a mentionné les enfants à plusieurs reprises dans sa décision et a effectué une analyse de « l’intérêt supérieur des enfants » en se fondant sur les éléments de preuve limités dont il disposait. Je ne vois rien qui porte à croire qu’il n’a pas accordé toute l’attention qu’il se doit à la question ou qu’il n’a pas donné à l’intérêt supérieur des enfants une importance suffisante dans sa décision.

[28]  Comme l’a souligné la demanderesse dans son argumentation, l’agent semble avoir eu beaucoup de mal avec cette décision. Certains facteurs favorables et défavorables ont été appréciés. L’agent a souligné l’absence d’éléments de preuve. La présentation d’éléments de preuve supplémentaires aurait peut-être changé l’issue en l’espèce.

[29]  Malheureusement, l’agent a établi que la demanderesse ne satisfaisait pas aux critères requis pour que lui soit accordée une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. Je ne trouve aucune erreur dans la décision me permettant de conclure que celle‑ci n’est pas raisonnable.

VI.  Conclusion

[30]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[31]  Aucune question n’a été soulevée aux fins de certification, et, selon moi, l’affaire n’en soulève aucune.

[32]  Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3361‑19

LA COUR DÉCLARE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3361‑19

INTITULÉ :

PHANSINTHU LALEE c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JANVIER 2020

jugement et motifs :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

le 31 MARS 2020

COMPARUTIONS :

Casimir Eziefule

POUR La demanderesse

 

Judy Michaely

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Casimir Eziefule

Avocat

Windsor (Ontario)

POUR La demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pOUR LE DÉFENDEUR

 

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