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Date : 20200402


Dossier : T‑966‑19

Référence : 2020 CF 474

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 avril 2020

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

WILLIAM J. DAUPHINEE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le comité d’appel de l’admissibilité (le comité d’appel) du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le TACRA) a confirmé la décision du comité de révision de l’admissibilité (le comité de révision) refusant au demandeur le droit à l’indemnité d’invalidité sollicitée sous le régime de l’article 45 de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, LC 2005, c 21 (la Loi d’indemnisation).

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

Le contexte

[3]  Le demandeur, William John Dauphinee, a servi dans la Force de réserve des Forces armées canadiennes du 6 juillet 1970 au 15 juin 1974. L’article 45 de la Loi d’indemnisation prévoit qu’une indemnité d’invalidité peut être versée au militaire ou au vétéran qui démontre qu’il souffre d’une invalidité causée par une blessure ou une maladie qui est liée au service, ou par une blessure ou une maladie qui n’est pas liée au service, mais dont l’aggravation est due au service.

[4]  Le 11 juillet 2013, Anciens Combattants Canada (ACC) a refusé d’accorder au demandeur une indemnité d’invalidité pour une discopathie lombaire, l’arbitre d’ACC ayant jugé qu’il ne disposait pas de renseignements médicaux suffisants pour lui permettre d’établir le diagnostic de la maladie du demandeur ou d’en confirmer la cause. ACC a donc conclu que la maladie du demandeur n’était pas consécutive ou rattachée directement à son service dans la Force de réserve.

[5]  Le demandeur a fait appel de la décision d’ACC devant le comité de révision du TACRA. À l’audience, qui a eu lieu le 20 février 2015, le comité de révision a pris note du fait que le demandeur attribuait sa blessure au dos à un accident de jeep survenu en 1973, alors qu’il suivait une formation à Aldershot, en Nouvelle‑Écosse, mais il a constaté l’absence de diagnostic de discopathie lombaire, la maladie alléguée dans la demande. Il a en outre conclu que l’accident de jeep du demandeur n’avait pas contribué à la maladie alléguée, en plus de constater que le premier épisode recensé de lombalgie remontait seulement à 2011. Le comité de révision a donc confirmé la décision d’ACC.

[6]  Le demandeur a alors interjeté appel de la décision du comité de révision devant le comité d’appel du TACRA. Celui‑ci a confirmé les conclusions du comité de révision dans une décision datée du 8 mars 2019. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision du comité d’appel.

La décision faisant l’objet du contrôle

[7]  Devant le comité d’appel, le demandeur avait fait le choix d’une instruction sur dossier.

[8]  D’entrée de jeu, le comité d’appel a reconnu les obligations qui lui incombaient aux termes de l’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18 (la Loi sur le TACRA). L’article 39 prévoit ce qui suit :

39  Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui‑ci;

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui‑ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien‑fondé de la demande.

[9]  Le comité d’appel a relevé que, selon cet article, il doit apprécier la preuve en l’étudiant sous le meilleur angle possible et trancher toute incertitude en faveur du demandeur. Pour autant, ce dernier n’est pas libéré du fardeau de prouver les faits nécessaires pour établir un lien entre la maladie alléguée et son service. Le comité d’appel n’est pas non plus tenu d’accepter tous les éléments de preuve présentés s’ils ne sont pas crédibles, et ce, même s’ils ne sont pas contredits.

[10]  Le comité d’appel a reconnu qu’au moment de s’enrôler dans la Force de réserve, le demandeur ne se plaignait d’aucun mal et n’avait reçu aucun diagnostic, comme en témoigne le Rapport d’examen médical (en vue de l’enrôlement) du 6 juillet 1970. Il a aussi reconnu que le demandeur attribue ses maux de dos aux rigueurs supportées pendant ses quatre années passées dans la Réserve, et en particulier, au fait d’avoir été éjecté d’une jeep en 1973, ce qui lui a occasionné une triple fracture de la jambe, une grave commotion cérébrale et des contusions au côté gauche. Toutefois, à l’instar du comité de révision, le comité d’appel n’a pu trouver dans la documentation remontant à l’époque en question aucune référence à ces blessures qui puisse avoir un lien avec la maladie faisant l’objet de la demande.

[11]  Le comité d’appel a constaté que la première allusion recensée à la maladie du demandeur provenait d’un rapport d’imagerie diagnostique produit le 22 mars 2011, soit 36 ans après son service.

[12]  Après avoir reproduit la majeure partie d’une lettre rédigée par la Dr Parker, chiropraticienne, le comité d’appel a relevé dans son analyse que les blessures décrites par le demandeur étaient consignées dans le [traduction] « questionnaire médical sur les maladies touchant le rachis thoracolombaire » daté du 26 avril 2017 et accompagnant la lettre. Toutefois, la Dr Parker n’a pas précisé la source de cette information, si ce n’est pour déclarer ceci : [TRADUCTION] « J’ai examiné les notes, les lettres et les formulaires joints à votre lettre du 28 septembre 2017, ayant reçu le tout de M. Dauphinee il y a de cela environ 10 jours. » Le comité d’appel n’a donc pas accordé beaucoup d’importance au rapport de la Dr Parker : en effet, il ignorait quels étaient les documents qu’elle avait examinés et au demeurant, le TACRA n’était pas parvenu à trouver de référence à l’accident de jeep allégué dans les documents datant de l’époque du service du demandeur.

[13]  Le comité d’appel a pris note du fait que devant le comité de révision, le demandeur avait déclaré avoir subi un accident d’automobile en 2007, lors duquel il prétendait s’être seulement fait mal aux côtes, ainsi qu’un autre accident, la même année, se blessant au dos après avoir fait une chute dans un escalier alors qu’il effectuait des travaux dans son jardin. Le demandeur avait aussi reconnu avoir demandé des prestations en vertu du régime des accidents du travail pour sa blessure au dos, prestations qui lui avaient été refusées.

[14]  Le comité d’appel a aussi traité du rapport médical rédigé le 5 septembre 2012 par le Dr Robert Mahar, médecin et associé du Collège royal des médecins du Canada (médecine physique et réadaptation). De ce rapport, le comité d’appel a reproduit certains extraits, notamment les passages où le Dr Mahar tire les conclusions suivantes : que le problème de scoliose dorso‑lombaire ne présente aucun intérêt pratique; que l’ampleur des changements dégénératifs constatés au niveau du rachis lombaire du demandeur est tout à fait normale et que l’importance des changements est comparable à celle observée au sein des populations générales asymptomatiques du même âge; que le demandeur présente, sur le plan du comportement, d’autres résultats positifs qui ne sont pas associés à une dysfonction lombaire, et enfin, qu’il ressort de l’expertise médicale qu’il a réalisée et des documents examinés que la blessure subie par le demandeur en 1973 correspond à une lésion des tissus mous – muscles, tendons et ligaments.

[15]  Ayant passé en revue les dépositions des témoins et du demandeur, le comité d’appel a expliqué qu’il pouvait difficilement croire à la crédibilité de ce dernier et accepter l’idée que toutes les lettres attribuées aux témoins avaient bel et bien été rédigées par eux. En effet, il lui paraissait évident qu’une même personne avait écrit quelques‑unes des dépositions des témoins et les avait signées, ce qui contredisait un témoignage antérieur du demandeur.

[16]  En somme, le comité d’appel a conclu qu’on ne lui avait présenté aucune preuve médicale de la cause et/ou de l’aggravation de la maladie alléguée par le demandeur qui soit crédible et convaincante et remonte à l’époque de son service dans la Force de réserve. Il n’y avait pas non plus d’analyse persuasive ou d’opinion crédible établissant un lien de causalité entre le service et l’apparition ou l’aggravation de sa maladie.

La législation applicable

[17]  Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, LC 2005, c 21 :

43.  Lors de la prise d’une décision au titre de la présente partie ou de l’article 84, le ministre ou quiconque est désigné au titre de l’article 67 :

a) tire des circonstances portées à sa connaissance et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible au demandeur;

b) accepte tout élément de preuve non contredit que le demandeur lui présente et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

c) tranche en faveur du demandeur toute incertitude quant au bien‑fondé de la demande.

[…]

45(1)  Le ministre peut, sur demande, verser une indemnité d’invalidité au militaire ou vétéran qui démontre qu’il souffre d’une invalidité causée :

a) soit par une blessure ou maladie liée au service;

b) soit par une blessure ou maladie non liée au service dont l’aggravation est due au service.

Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18 :

3  Les dispositions de la présente loi et de toute autre loi fédérale, ainsi que de leurs règlements, qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions doivent s’interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l’égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge.

[…]

39  Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui‑ci;

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui‑ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien‑fondé de la demande.

La question en litige et la norme de contrôle

[18]  Il n’y a qu’une seule question à trancher dans le contexte du présent contrôle judiciaire, soit celle de savoir si la décision du comité d’appel est raisonnable.

[19]  Lorsqu’une cour de justice procède au contrôle d’une décision administrative, il faut présumer que la norme applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov)). Cette présomption sera réfutée si le législateur prévoit expressément la norme de contrôle à appliquer ou un mécanisme d’appel d’une décision administrative devant une cour de justice, indiquant par le fait même son intention de voir s’appliquer les normes générales en matière d’appel (Vavilov, au par. 33). Or, en l’espèce, ni la Loi sur le TACRA ni la Loi d’indemnisation ne prévoient de norme de contrôle particulière ou de mécanisme d’appel devant la Cour d’une décision du comité d’appel. Par ailleurs, la présomption peut aussi être écartée si l’application de la norme de la décision correcte s’impose en vertu du principe de la primauté du droit. Ce sera le cas pour certaines catégories de questions : les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, aux par. 17 et 53 à 72). Aucune question de cet ordre ne se pose ici.

[20]  Par conséquent, puisque la présomption d’applicabilité de la norme de contrôle de la décision raisonnable n’a pas été écartée, c’est cette norme de contrôle qui s’applique.

[21]  Par ailleurs, le rôle de la cour de révision lors d’un contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable est le suivant :

99  La cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci : Dunsmuir, par. 47 et 74; Catalyst, par. 13.

(Vavilov, au par. 99)

Les questions préliminaires

  i.  La désignation du défendeur

[22]  Le défendeur soutient, et j’en conviens, que conformément à l’article 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, c’est le procureur général du Canada qu’il convient de désigner comme défendeur dans la présente affaire. J’ordonnerai la modification de l’intitulé en conséquence.

  ii.  L’admissibilité de certaines parties de l’affidavit du demandeur

[23]  À l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur a déposé un affidavit souscrit le 7 juillet 2017. Dans cet affidavit, il déclare que des documents y sont joints à titre de pièce « B », [TRADUCTION] « notamment des documents médicaux qui étaient absents de [s]on dossier ou qui avaient été perdus par le défendeur, et d’autres renseignements nouveaux ».

[24]  Le défendeur a déposé l’affidavit souscrit le 30 juillet 2019 par Roderick Macleod Black, coordonnateur de la procédure préalable à l’audience à l’Unité des exposés de cas du TACRA. M. Black y déclare être en mesure de confirmer que les documents qu’il énumère et qui sont joints à l’affidavit du demandeur en tant que pièce « B » n’ont pas été portés à la connaissance du comité d’appel lorsque celui‑ci a rendu sa décision. M. Black joint lui aussi ces documents à son affidavit en tant que pièce « A ».

[25]  Il est clairement établi dans la jurisprudence qu’en principe, la Cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire ne peut examiner que le dossier de preuve dont disposait le décideur. À quelques exceptions près, les éléments de preuve qui n’ont pas été soumis au décideur et qui ont trait au fond de l’affaire ne sont pas admissibles. Ces exceptions sont les suivantes : l’affidavit contient des informations générales susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions utiles pour le contrôle judiciaire, sans aller au‑delà en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le décideur administratif; il porte à l’attention de la cour de révision des vices de procédure qui n’apparaissent pas dans le dossier de preuve du décideur administratif, permettant ainsi à la Cour de s’acquitter de sa tâche d’examiner les questions d’équité procédurale; il fait ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur administratif lorsqu’il a tiré une conclusion donnée (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22, au par. 20; voir aussi Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, aux par. 19 à 25; Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au par. 45). Lors d’un contrôle judiciaire, le demandeur ne peut présenter de nouveaux éléments de preuve dans le but d’attaquer la décision à l’examen (Mahouri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 244, aux par. 14 et 15).

[26]  En l’espèce, le demandeur n’est pas représenté par un avocat et il n’a pas tenté d’expliquer en quoi ses nouveaux éléments de preuve relevaient d’une des exceptions reconnues ou étaient par ailleurs admissibles pour d’autres raisons. Cela dit, dans son affidavit, il reconnaît implicitement que le décideur ne disposait pas de ces éléments de preuve puisque ceux‑ci avaient été « perdus » ou qu’ils étaient « nouveaux ».

[27]  Dans ses observations écrites, le demandeur affirme que les dossiers d’archives des anciens combattants contiennent des lettres [TRADUCTION] « expliquant que des documents ont été perdus dans [s]on dossier de service ou ont été rangés au mauvais endroit ». Toutefois, un examen des documents formant la pièce « B » jointe à l’affidavit du demandeur révèle qu’il s’agit en réalité d’une lettre de Bibliothèque et Archives Canada (BAC) portant la date du 21 décembre 2010. La lettre constitue la réponse à une demande présentée par le demandeur le 6 décembre 2010 en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Étaient joints à cette lettre, selon ce qu’on peut y lire, tous les documents figurant au dossier militaire du demandeur (les documents en question ne sont pas annexés à la lettre). Toujours selon la lettre, il n’existait pas de double du certificat de libération confirmant les états de service du demandeur dans la Force de réserve; c’est pourquoi un document intitulé « États de service », délivré par cet organisme en remplacement d’un certificat de libération lorsque celui‑ci comporte des erreurs ou est absent du dossier de service militaire d’une personne, a été fourni au demandeur.

[28]  Ce document n’étaye pas les dires du demandeur selon lesquels son affidavit fournit des documents de son dossier de service qui ont été perdus ou rangés au mauvais endroit. De plus, la réponse à la demande relative à la Loi sur la protection des renseignements personnels a été envoyée le 21 décembre 2010 : le demandeur avait donc accès aux documents fournis avec cette réponse et pouvait donc les déposer à l’appui de sa demande d’indemnité d’invalidité.

[29]  Dans une lettre envoyée le 8 mars 2011, BAC écrit qu’elle donne suite au Formulaire de demande de correction de dossier présenté par le demandeur. Elle ajoute qu’elle est simplement la dépositaire des dossiers du personnel militaire des anciens membres des forces armées canadiennes. En ce sens, elle est habilitée à apporter des corrections uniquement sur des éléments comme la date de naissance, l’âge, le nom ou d’autres renseignements de nature factuelle pouvant être étayés par une preuve documentaire. BAC proposait une autre piste pour régler cette question ainsi qu’un autre problème que le demandeur avait soulevé : celui‑ci affirme en effet que le ministère de la Défense nationale a envers lui une dette qui remonterait à l’époque de sa libération. Lorsqu’il a comparu devant moi, le demandeur a insisté sur la présence de l’énoncé suivant dans la lettre : [TRADUCTION] « Enfin, veuillez prendre note que la conservation des dossiers des personnes ayant servi dans les cadets de l’Air n’a jamais été confiée à Bibliothèque et Archives Canada et que, selon nos informations, les dossiers correspondant à la période 1967‑1970 n’existent plus. » Or, le demandeur ne prétend pas avoir servi dans les cadets de l’Air. Par ailleurs, son service dans la Force de réserve a commencé le 6 juillet 1970 pour se terminer le 15 juin 1974, et la blessure au dos qu’il a subie pendant cette période est survenue, selon ses dires, en 1973. Il est donc difficile de voir en quoi des dossiers datant de 1970 et possiblement non disponibles pourraient se rapporter à sa demande.

[30]  Les autres documents composant la pièce « B » se rapportent en grande partie à diverses demandes de prestations ou d’indemnités d’invalidité (par exemple, pour une perte d’audition ou pour des vertiges) que le demandeur a soumises et qui ne présentent pas d’intérêt pour la décision du comité d’appel visée par le présent contrôle judiciaire. En outre, s’il est vrai que certains documents ont bien trait à une douleur lombaire, ils sont néanmoins antérieurs à la décision du comité d’appel et le demandeur n’explique pas pourquoi il ne les a pas déposés à l’appui de sa demande. Cela renvoie peut‑être aux observations écrites du demandeur, qui traitent longuement des prestations qu’on lui aurait d’abord accordées pour cesser ensuite de les lui verser, de sa demande d’indemnité pour perte auditive et de ses réclamations pour préjudice subi.

[31]  Je suis d’avis que le demandeur n’a pas établi que les documents produits sous la pièce « B » de son affidavit relèvent d’une exception à la règle interdisant l’admission en preuve de documents dont le décideur administratif n’avait pas à sa disposition.

[32]  Devant moi, le demandeur a affirmé avoir la preuve que les documents réunis sous la cote « B » avaient été envoyés au TACRA, mais lorsqu’il lui a été demandé d’exhiber cette preuve, il s’est référé à une photocopie largement illisible jointe à son affidavit sous la cote « A », sur laquelle apparaît ce qui ressemble à des formulaires vierges de courrier recommandé. Cela ne permet pas d’établir si un envoi a été fait, à qui cet envoi a été fait et à quel moment il a été fait.

  iii.  La maladie faisant l’objet de la demande

[33]  Lorsqu’il a comparu devant moi, le demandeur a fait valoir qu’il n’avait pas déclaré souffrir de discopathie lombaire et que le comité d’appel avait donc commis une erreur en qualifiant ainsi ses lésions. À cet égard, je note qu’aucun élément du dossier ne permet d’expliquer comment les maux de dos dont le demandeur se plaint en sont venus à être qualifiés de discopathie lombaire (en revanche, le dossier révèle qu’il a présenté une demande distincte pour une scoliose du rachis lombaire, demande qui a été refusée par un comité de révision). Il demeure que le TACRA et le comité de révision ont tous deux statué sur la demande en considérant qu’elle portait sur une discopathie lombaire. À l’audience devant le comité de révision, le demandeur était représenté par un avocat du Bureau de services juridiques des pensions. C’est aussi une avocate rattachée à ce bureau qui a présenté des observations écrites au comité d’appel au nom du demandeur. Rien au dossier ne laisse croire que le demandeur a contesté la qualification de la maladie faisant l’objet de la demande, que ce soit devant le TACRA, le comité de révision ou le comité d’appel. Aucune allégation en ce sens n’apparaît non plus dans l’avis de demande du demandeur ou dans les observations écrites qu’il a soumises dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[34]  Comme le demandeur n’a pas établi qu’il avait évoqué la présence d’une erreur dans la qualification de sa maladie lorsque sa demande a été étudiée par le TACRA, le comité de révision ou le comité d’appel, il s’agit d’une nouvelle question de fond qu’il ne peut pas soulever en contrôle judiciaire.

La décision du comité d’appel était‑elle raisonnable?

La crédibilité

[35]  Le demandeur a soumis des lettres de soutien qui auraient été écrites à la main par des témoins de son accident de jeep, en 1973. Il s’agirait de lettres rédigées le 5 juin 2012 par le caporal David Gibson, le 2 juillet 2012 par le sergent William Solsmon et le 30 juillet 2012 par Paul Arthur Dauphinee. S’ajoute une lettre du père du demandeur, William Dauphinee, datée du 30 juillet 2012. Les lettres décrivent l’accident de jeep et les soins médicaux immédiats et ultérieurs reçus par le demandeur jusqu’au moment de sa libération.

[36]  Le comité d’appel a déclaré qu’il pouvait difficilement accepter l’idée que toutes ces lettres provenaient bien de témoins. En effet, il suffisait d’examiner quelques‑unes des dépositions des témoins pour comprendre que le corps du document et la signature étaient de la même écriture. Le comité d’appel a reconnu que le demandeur avait contesté cette conclusion devant le comité de révision et qu’il avait déclaré en témoignage que certaines des dépositions avaient été écrites par lui ou par son épouse, mais signées par le témoin, ou bien qu’elles avaient été écrites par sa belle‑sœur et signées par son frère. La décision rendue par le comité de révision dans cette affaire figure au dossier. Datée du 5 décembre 2012, elle concerne une demande d’indemnité que le demandeur a présentée pour une scoliose du rachis lombaire et dans le cadre de laquelle il a produit en preuve les mêmes dépositions de témoins. La décision précise que, selon le témoignage du demandeur, la déposition Gibson a été écrite et signée par M. Gibson, et que la déposition Solsman a été écrite par le demandeur, mais signée par M. Solsman, et la déposition de Paul Arthur Dauphinee (le frère du demandeur), écrite par la belle‑sœur du demandeur, mais signée par Paul Arthur Dauphinee. Or, pour le comité de révision, il paraissait tout à fait évident que le corps de la déposition de Paul Arthur Dauphinee était de la même écriture que la signature – même si le demandeur affirmait le contraire. Il lui semblait aussi évident que le style d’écriture de la signature apposée sur la déposition Solsman était le même que pour le corps de la lettre, là encore malgré l’affirmation contraire du demandeur.

[37]  J’ai examiné les dépositions des témoins et, à mon avis, compte tenu de ce que le demandeur a déclaré antérieurement en témoignage devant un autre comité de révision au sujet de la préparation et de la signature de ces dépositions, il était raisonnable que le comité d’appel juge « difficile » de considérer ces éléments de preuve et les dires du demandeur comme étant dignes de foi.

[38]  Certes, il eût été préférable que le comité d’appel formule ses conclusions sur la crédibilité en termes plus précis (Dumas c Canada (Procureur général), 2006 CF 1533, au par. 24 (Dumas)); néanmoins, la conclusion du comité d’appel est claire, tout comme sa justification. Le choix d’une formulation donnée ne saurait être considéré comme une erreur susceptible de contrôle.

[39]  Enfin, même si le demandeur a produit des copies notariées des lettres des témoins à la pièce A de son affidavit, la procédure de notarisation permet uniquement d’attester qu’une copie est conforme à l’original. Elle ne résout pas le problème de l’origine suspecte de deux des dépositions et ne permet donc pas de dissiper les doutes du comité d’appel en matière de crédibilité.

La preuve médicale

[40]  Le rapport produit par le Dr Mahar était complet. Il comporte l’historique que le demandeur avait dressé de sa blessure professionnelle, soit l’accident de jeep de 1973, jusqu’à la date du rapport, y compris ses symptômes actuels, et un rapport d’épreuve fonctionnelle; les antécédents médicaux, familiaux et sociaux du demandeur et les conclusions d’un examen des systèmes organiques; le compte rendu de l’examen physique; un examen du dossier médical, notamment les dossiers du médecin de famille du demandeur et des autres médecins et les rapports d’imagerie par rayons X et de tomodensitométrie. Le Dr Mahar traite ensuite du diagnostic et d’autres questions connexes. Il signale que le demandeur s’était blessé au dos au travail 62,5 mois avant l’examen, mais qu’il n’y avait aucun signe de fracture ou de dislocation et que les examens d’imagerie médicale n’avaient révélé aucune anomalie importante. Le tableau clinique dénotait l’absence de pathologies inquiétantes, ou « drapeaux rouges » (p. ex. infection ou tumeur osseuse). La lombalgie dont souffrait le demandeur au côté gauche pouvait correspondre à une douleur induite par les facettes articulaires lombaires (articulations postérieures disposées par paires). De plus, le Dr Mahar note que ce tableau clinique était contredit par un certain nombre d’observations positives de comportements non associés à une dysfonction lombaire, notamment une sensibilité généralisée au toucher, même minime, ce qui venait compliquer la détermination de la cause précise des douleurs lombaires du demandeur.

[41]  Puis, le Dr Mahar répond à une série de questions, dont celle du diagnostic qui, selon lui, pouvait être posé relativement à la blessure au dos subie par le demandeur en 1973, compte tenu des résultats de son examen du patient et du dossier. Ainsi, il explique qu’à son avis, le demandeur avait subi une lésion des tissus mous – muscles, tendons et ligaments – de la colonne lombaire et de la partie inférieure de la colonne dorsale après avoir été heurté directement, et que ce diagnostic n’avait guère changé entre 1973 et la date du rapport. À la question de savoir si la blessure au dos [traduction] « du travailleur » et la déficience afférente observée jusqu’à ce jour étaient entièrement ou partiellement liées à la blessure au dos survenue en 1973, le Dr Mahar répond que, selon ce qu’il comprend, la blessure et la déficience actuelles étaient directement liées à la blessure au dos de 1973. Selon lui, rien n’indiquait qu’il était nécessaire de poursuivre l’exploration clinique : [TRADUCTION] « Ce serait considéré comme une douleur musculosquelettique axiale, bénigne et non associée à une perte d’intégrité des tissus. »

[42]  À cela, le Dr Mahar ajoute :

[traduction]

Le problème de scoliose dorso‑lombaire ne présente aucun intérêt pratique, il n’est pas associé au déclenchement de symptômes et son effet est si négligeable qu’il n’y a pas de raison de croire qu’il est associé à quelque élément de son tableau clinique.

L’ampleur des changements dégénératifs constatés au niveau du rachis lombaire [du patient] est tout à fait normale et cadre avec les conditions normales de l’existence humaine, c’est‑à‑dire qu’il n’y a pas d’association avec le déclenchement de symptômes. L’importance des changements est comparable à celle observée au sein des populations générales asymptomatiques du même âge.

[Italiques ajoutés.]

[43]  Le comité d’appel a résumé et repris divers passages du rapport du Dr Mahar qui ne sont pas favorables au demandeur. S’il n’a tiré aucune conclusion directe quant au rapport, le comité d’appel a tout de même conclu, en dernière analyse, qu’on ne lui avait présenté aucune preuve médicale crédible et convaincante de la cause et/ou de l’aggravation de la maladie du demandeur datant de l’époque où il servait dans la Force de réserve. Il a aussi conclu qu’il n’y avait ni analyse persuasive ni opinion crédible établissant un lien de causalité entre le service du demandeur et l’apparition ou l’aggravation de la maladie alléguée.

[44]  Selon moi, la conclusion tirée par le comité d’appel à la lumière du rapport du Dr Maher était raisonnable. La maladie dont le demandeur affirmait être atteint était la discopathie lombaire. Le Dr Mahar a conclu, entre autres choses, que le demandeur avait subi une lésion des tissus mous en 1973 et surtout, que la dégénérescence affectant le rachis lombaire du demandeur était normale et n’était pas associée au déclenchement de symptômes. Par conséquent, même si le demandeur souffre de maux de dos depuis 1973, le comité d’appel pouvait tout à fait conclure que la preuve médicale n’étayait pas l’existence d’un lien de causalité entre la maladie faisant l’objet de sa demande et son service dans la Force de réserve. Le demandeur avait la charge d’établir le lien de causalité entre la maladie dont il se plaignait et son service militaire, et le rapport du Dr Mahar n’établissait aucun lien de cet ordre (Dumas, au par. 26; Wood c Canada (Procureur général), 199 FTR 133, [2001] ACF no 52, au par. 24 (QL/Lexis) (C.F. 1re inst.).

[45]  Avant de clore l’analyse du rapport du Dr Mahar, mentionnons que le défendeur a signalé la présence de deux exemplaires de ce rapport dans le dossier. Ces exemplaires ne sont toutefois pas identiques, et il semblerait que le rapport ait été altéré. Le défendeur cite de nombreuses divergences entre les deux versions du rapport du Dr Mahar. Je ne peux que confirmer le fait que les observations du défendeur sont exactes et que les modifications, apparentes à la consultation du rapport, ne font l’objet d’aucune explication.

[46]  Quant à la façon dont le comité d’appel a traité la lettre de la chiropraticienne, la Dr Parker, à laquelle il a accordé peu de poids, j’estime que cette décision était elle aussi raisonnable. Cette brève lettre, datée du 24 novembre 2017, mentionne ce qui suit :

[traduction]

J’ai examiné les notes, les lettres et les formulaires joints à votre lettre du 28 septembre 2017, ayant reçu le tout de M. Dauphinee il y a de cela environ 10 jours.

L’historique du mécanisme de blessure et les patrons de distribution de la douleur et des atteintes subséquentes concordent avec ce que m’a communiqué [le demandeur] à la première consultation et sont mutuellement compatibles. Les deux questionnaires médicaux que notre cabinet a remplis plus tôt cette année étayent les observations faites lorsqu’il est venu nous consulter. La dernière visite de M. Dauphinee à notre cabinet remonte au 1er mai 2017.

[47]  Le comité d’appel a dit ignorer quels étaient les documents examinés par la Dr Parker; il a en outre précisé que, de son côté, le TACRA n’avait pas été en mesure de trouver de documents datant de l’époque où le demandeur avait servi et dans lesquels on faisait allusion à l’accident de jeep allégué.

[48]  Selon moi, la lettre de la Dr Parker est à la fois sommaire et imprécise. Contrairement au Dr Mahar, elle n’a pas dressé la liste des rapports – de médecins, de radiographie ou autres – qu’elle a examinés. Elle n’a pas non plus annexé à sa lettre les documents qui accompagnaient apparemment la lettre du demandeur du 28 septembre 2017 et le dossier ne permet pas non plus de les identifier. Il s’ensuit, comme l’a signalé le comité d’appel, qu’il est impossible de déterminer quels sont les documents qu’elle a examinés. Par ailleurs, le [TRADUCTION] « questionnaire médical sur les maladies touchant le rachis thoracolombaire » ne contient pas de diagnostic. En fait, dans sa lettre, la chiropraticienne se contente de dire qu’une liasse de documents anonymes – notes, lettres et formulaires – que le demandeur lui a fait parvenir confirme ce qu’il lui a déclaré lorsqu’elle l’a examiné, et que les deux questionnaires médicaux remplis par son cabinet [traduction] « étayent les constatations faites lorsqu’il est venu [la] consulter ». Seulement, la Dr Parker ne dit pas quelles ont été ses constatations. Par conséquent, le comité d’appel a eu raison d’accorder peu de poids à sa lettre.

[49]  En somme, compte tenu des conclusions défavorables tirées par le comité d’appel en matière de crédibilité, de l’absence de preuve médicale datant de l’époque de l’accident de jeep du demandeur, du caractère imprécis de la lettre de la Dr Parker et du fait que le Dr Mahar a jugé que l’état de dégénérescence du rachis lombaire du demandeur était normal et n’était pas associé au déclenchement de symptômes – autrement dit, vu qu’il n’a pas diagnostiqué de discopathie lombaire ou n’a pas attribué cette maladie au service du demandeur dans la Force de réserve –, la conclusion à laquelle le comité d’appel est arrivée, à savoir que la preuve n’établissait pas de lien de causalité entre le service militaire et l’apparition ou l’aggravation de la maladie alléguée, était justifiée et raisonnable.

[50]  Le défendeur n’a pas réclamé de dépens, et aucuns ne seront adjugés.

 


JUGEMENT dans le dossier T‑966‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. L’intitulé est modifié de façon à ce qu’Anciens Combattants Canada soit remplacé par le procureur général du Canada à titre de défendeur désigné dans le présent contrôle judiciaire;

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de mai 2020

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑966‑19

 

INTITULÉ :

WILLIAM J. DAUPHINEE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 mars 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 avril 2011

 

COMPARUTIONS :

William J. Dauphinee

Pour M. Dauphinee

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Heidi Collicutt

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

Pour le défendeur

 

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