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Date : 20200331


Dossier : IMM-3552-19

Référence : 2020 CF 455

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 mars 2020

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

CHRISTOPHER BACANI CRUZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent de migration (l’agent de migration) de l’Unité des résidents permanents d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada à l’ambassade du Canada à Manille a rejeté, conformément à l’alinéa 36(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), la demande de résidence permanente du demandeur parce que son épouse était interdite de territoire au Canada en raison de ses antécédents criminels. Par conséquent, l’agent de migration a conclu que le demandeur était également interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 42(1)a) de la LIPR.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

Contexte

[3]  Le demandeur, Christopher Bacani Cruz, est un ressortissant philippin. Il est venu au Canada en 2008 à titre de travailleur temporaire. En 2013, il a présenté une demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie des candidats des provinces. Dans sa demande, il a inscrit son épouse et ses deux enfants à titre de personnes à charge qui ne l’accompagnaient pas.

[4]  En juillet 2013, l’épouse du demandeur a présenté une demande pour retirer volontairement son nom de la demande de résidence permanente du demandeur parce qu’elle n’était pas en mesure de fournir les documents requis, notamment son passeport ou son certificat de police, en raison d’accusations portées contre elle aux Philippines. On a demandé au demandeur de fournir des renseignements sur les accusations portées contre son épouse, et on l’a informé que cette dernière ne pouvait pas être retirée de sa demande.

[5]  Les documents subséquemment produits par le demandeur indiquent que son épouse a été accusée de plusieurs chefs d’accusation relatifs à une [traduction« escroquerie par falsification de documents commerciaux » par suite d’une allégation selon laquelle, en 2004 et en 2005, alors qu’elle était employée à titre de commis aux nouveaux comptes et d’adjointe en marketing à la Producers Rural Banking Corporation, elle a utilisé les dépôts de clients à ses propres fins au lieu de les remettre à la banque. Elle a été accusée d’avoir distrait environ 28 000 $CAN. Les observations comprenaient également un document signé par l’épouse du demandeur dans lequel elle reconnaissait être responsable de l’acceptation de dépôts de clients particuliers, qu’elle n’a pas déposés, mais qu’elle a plutôt utilisés à ses propres fins. À ce jour, il n’a pas encore été statué sur les accusations portées contre elle.

La décision faisant l’objet du contrôle

[6]  Au moyen d’une lettre datée du 25 avril 2019, l’agent de migration a informé le demandeur qu’il ne répondait pas aux exigences permettant l’obtention d’un visa de résident permanent parce que son épouse est une personne visée par l’alinéa 36(1)c) de la LIPR et était donc interdite de territoire au Canada en raison de ses antécédents criminels.

[7]  L’agent de migration a conclu que la commission d’une [traduction« escroquerie » par falsification de documents commerciaux (six chefs d’accusation) par l’épouse du demandeur constituerait une infraction au Canada en vertu du paragraphe 332(1) du Code criminel, LRC 1985, c C-46, à savoir la distraction de fonds détenus en vertu d’instructions. De plus, l’infraction serait passible d’une peine maximale de dix ans au Canada, si la valeur de ce qui a été volé dépasse cinq mille dollars. L’agent de migration a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que l’infraction avait été commise en raison de l’aveu écrit de l’épouse du demandeur.

[8]  Conformément à l’alinéa 42(1)a) de la LIPR, l’agent de migration a conclu que le demandeur était également interdit de territoire parce que son épouse était interdite de territoire. Il n’était donc pas convaincu que le demandeur répondait aux exigences de la LIPR et a rejeté sa demande sur le fondement de l’article 11 et de l’alinéa 42(1)a) de la LIPR.

[9]  Les notes consignées au Système mondial de gestion des cas (les notes consignées au SMGC) figurant dans le dossier certifié du tribunal (le DCT) contiennent une entrée datée du 24 avril 2019 dans laquelle l’agent de migration a précisé que le demandeur avait produit une lettre de l’avocat de son épouse indiquant que les six chefs d’accusation étaient toujours en instance et faisaient l’objet d’une médiation. En outre, il y est indiqué qu’il était possible de régler à l’amiable l’aspect civil des affaires, car elle avait présenté une proposition de règlement détaillant la façon dont elle rembourserait les sommes volées à la banque. L’agent de migration a également fait remarquer que le demandeur avait demandé par écrit qu’on lui donne une chance et qu’on ne rejette pas sa demande parce que c’était son seul gagne-pain pour subvenir aux besoins de sa famille et que, si sa demande était rejetée, il perdrait tout. L’entrée de l’agent de migration indique aussi que, même si l’affaire de l’épouse du demandeur est réglée par le remboursement des fonds volés à la banque, il n’en demeure pas moins qu’elle a commis les infractions dont elle est accusée. Son aveu écrit constituait une preuve concluante à cet égard. Une entrée similaire a été consignée le 27 décembre 2018.

Questions en litige et norme de contrôle

[10]  Le demandeur soulève les questions suivantes dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire :

  1. L’agent de migration a-t-il commis une erreur en concluant que l’épouse du demandeur est interdite de territoire en raison de ses antécédents criminels?

  2. L’agent de migration a-t-il commis une erreur en ne tenant pas compte des motifs d’ordre humanitaire dans la demande du demandeur?

  3. L’agent de migration a-t-il commis une erreur en ne donnant pas à l’épouse du demandeur la possibilité de présenter une demande de réadaptation?

  4. L’agent de migration a-t-il entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

[11]  Le défendeur soulève une question préliminaire, à savoir que certaines parties de l’affidavit supplémentaire du demandeur, souscrit le 30 décembre 2019, y compris la pièce A, qui est un affidavit d’explication de son épouse, souscrit le 24 octobre 2019, sont inadmissibles. Le défendeur répond aux questions soulevées par le demandeur.

[12]  Lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat du demandeur a reconnu qu’il n’y avait aucun motif sur lequel on pouvait raisonnablement se fonder pour alléguer que les paragraphes contestés et la pièce A étaient admissibles. À cet égard, je fais remarquer que la jurisprudence indique clairement qu’en règle générale, la preuve présentée à la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire se limite à la preuve dont disposait le décideur. Les éléments de preuve qui n’ont pas été présentés au décideur et qui portent sur le fond de l’affaire sont, à quelques exceptions près, inadmissibles (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, par. 20; voir aussi Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, par. 19 à 25; Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, par. 45). Après avoir examiné moi‑même les éléments de preuve contestés, je conviens qu’ils ne sont pas admissibles. Par conséquent, la question préliminaire est tranchée et les paragraphes 4 et 5 de l’affidavit supplémentaire du demandeur et la pièce A jointe à l’affidavit sont inadmissibles.

[13]  À mon avis, la seule question qui reste à trancher dans le cadre du présent contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent de migration est raisonnable. Les parties soutiennent, et je suis d’accord, que la norme de la décision raisonnable s’applique à cette question (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov)). Dans Vavilov, il a été décidé que la norme de la décision raisonnable est présumée applicable chaque fois qu’une cour contrôle une décision administrative (Vavilov, par. 16, 23 et 25).

[14]  Dans Vavilov, la Cour suprême s’est également penchée sur la manière dont une cour de révision doit procéder à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (par. 73 à 145). À cet égard, elle a expliqué qu’une cour de révision doit se familiariser avec le processus de raisonnement du décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble était raisonnable, et, pour parvenir à une conclusion à cet égard, la cour de révision « doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 15 et 99). Lorsqu’elle est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti, la décision est raisonnable et la cour de révision doit faire preuve de déférence envers cette décision (Vavilov, par. 85).

La décision de l’agent de migration était-elle raisonnable?

  i.  Le défaut de l’agent de migration de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire constitue-t-il une erreur susceptible de contrôle?

Thèse du demandeur

[15]  Le demandeur soutient que l’agent a reconnu dans les notes consignées au SMGC qu’il [traduction« a demandé par écrit qu’on leur donne une chance et qu’on ne rejette pas sa demande parce que c’était son seul gagne-pain pour subvenir aux besoins de sa famille et que, si sa demande était rejetée, il perdrait tout ». Selon le demandeur, les notes consignées au SMGC indiquent qu’il a demandé à l’agent de migration de tenir compte de motifs d’ordre humanitaire. Bien que le demandeur n’ait pas droit à un résultat précis, il a droit à une instance et l’agent de migration a manqué à l’équité procédurale en lui refusant [traduction« un droit fondamental » prévu dans la LIPR.

[16]  Subsidiairement, le demandeur soutient que la décision de l’agent de migration est déraisonnable en raison de son défaut d’analyser les motifs d’ordre humanitaire. Il affirme avoir demandé à l’agent de migration de tenir compte de sa situation personnelle et de celle de sa famille, mais que ce dernier ne l’a pas fait. Aucune demande officielle n’a été présentée en vertu de l’article 25 de la LIPR, mais le demandeur soutient qu’il a dans les faits invoqué l’article 25 et que, malgré sa demande, l’agent n’a ni tenu compte des motifs d’ordre humanitaire ni fourni un raisonnement en réponse à la demande.

Thèse du défendeur

[17]  Le défendeur fait valoir que le plaidoyer du demandeur selon lequel son statut au Canada était son [traduction« gagne-pain » ne constituait pas une demande officielle fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Une telle demande  doit indiquer clairement qu’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est sollicitée conformément au paragraphe 25(1) de la LIPR. Cette dispense ne peut pas être invoquée dans des déclarations vagues et doit être appuyée par des éléments de preuve. Les agents peuvent examiner de leur propre chef des dispenses pour des motifs d’ordre humanitaire, mais l’omission de le faire ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle et n’équivaut pas à un manquement à l’équité procédurale (Farenas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 660, par. 29 à 32 (Farenas)). Le demandeur n’avait pas droit à une décision concernant une mesure qu’il n’avait pas demandée (Veizaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1070, par. 12 à 14 (Veizaj)).

Analyse

[18]  À titre préliminaire, il convient de mentionner que bien que le demandeur tente de présenter la question comme étant une question d’équité procédurale, la Cour a déjà jugé qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit, qui doit donc être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (Kuhathasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 457, par. 17). Par conséquent, il faut analyser la question de savoir s’il était raisonnable de la part de l’agent de migration de ne pas évaluer les motifs d’ordre humanitaire dans ces circonstances.

[19]  Les affaires Veizaj et Farenas portaient toutes deux sur l’interdiction de territoire pour criminalité. Comme en l’espèce, les demandeurs soutenaient que l’agent avait commis une erreur en ne tenant pas compte des motifs d’ordre humanitaire. Dans Veizaj, le juge Shore a déclaré ce qui suit :

[12]  Quant aux motifs d’ordre humanitaire, l’agent n’avait pas l’obligation de les considérer puisqu’il ne s’agit pas d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR (Pzarro Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 623 au para 40; Farenas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 660 aux para 29-33; Rafat c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 702).

[20]  De même, dans Farenas, le juge Near a déclaré ce qui suit :

[29]  Malgré que j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire, j’aimerais néanmoins faire des commentaires sur la seconde erreur susceptible de contrôle soulevée par la demanderesse. La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte des motifs d’ordre humanitaire. Bien que la demanderesse n’ait pas expressément demandé que l’on tienne compte des motifs d’ordre humanitaire, elle soutient que sa lettre datée du 27 octobre 2009 constituait un plaidoyer pour un examen des motifs d’ordre humanitaire. La demanderesse invoque la décision Rogers c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 26, 339 FTR 191, pour affirmer que l’agent était tenu de déterminer s’il y avait des motifs d’ordre humanitaire justifiant qu’on lui octroie une dispense puisqu’elle n’était pas représentée par un avocat et avait présenté l’équivalent d’une demande d’ordre humanitaire.

[30]  Le défendeur soutient que la lettre ne constituait pas un [traduction] « plaidoyer » pour un examen fondé sur des motifs d’ordre humanitaire et qu’il incombait au demandeur de fournir l’ensemble des renseignements établissant que ces circonstances personnelles justifient l’octroi d’une dispense. Le défendeur soutient que, même si l’agent peut envisager, de sa propre initiative, d’octroyer une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, il ne s’agit pas d’une erreur susceptible de contrôle s’il ne le fait pas.

[31]  Je suis d’accord avec le défendeur. Dans la décision Rogers, précitée, le juge Yves de Montigny a écrit ce qui suit au paragraphe 41 :

[41]  Le défendeur a sans doute raison d’affirmer qu’aucun manquement à l’équité procédurale n’a été établi pour le simple motif que l’agent d’immigration n’a pas, de sa propre initiative, envisagé d’octroyer une dispense au demandeur. Même si le Bulletin vise des situations dans lesquelles un agent d’immigration peut envisager d’octroyer à un demandeur une dispense même si le demandeur n’en a pas fait la demande, il n’ordonne pas à l’agent de le faire.

[32]  En outre, l’affaire Rogers, précitée, a été tranchée dans un contexte factuel précis. Le demandeur dans cette affaire avait rempli un formulaire de demande qui ne renfermait aucune information sur les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. En raison d’un changement en matière de politique, le formulaire de demande et le guide pour les personnes présentant une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avisent désormais les demandeurs qu’ils doivent clairement mentionner qu’ils souhaitent qu’on leur octroie une dispense afin que soit écartée leur interdiction de territoire. En fait, le guide IP‑5 de CIC concernant les demandes présentées au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire mentionne maintenant ce qui suit au paragraphe 5.12 :

[traduction]

Cependant, si le client n’a pas expressément demandé une dispense et que l’interdiction de territoire a été découverte pendant l’étude de la demande, l’agent n’est pas obligé de conseiller le client et peut refuser la demande.

[33]  Je conclus que l’agent n’a pas commis une erreur en ne tenant pas compte des motifs d’ordre humanitaire.

[21]  En l’espèce, le DCT ne contient aucun élément de preuve indiquant que le demandeur a sollicité une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR en lien avec l’interdiction de territoire pour criminalité de son épouse lorsqu’il a présenté sa demande. En fait, dans les observations écrites du demandeur, ce dernier reconnaît qu’il n’a pas formellement demandé une dispense en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Je fais également remarquer que le courriel du 28 janvier 2019 qui, selon ce que prétend maintenant le demandeur, équivaut à une telle demande, a été envoyé en réponse à la lettre d’équité procédurale envoyée par l’agent de migration.

[22]  Ce courriel est rédigé comme suit : [traduction« [...] Je vous supplie de nous donner une chance ou une possibilité pour savoir quoi faire [...] veuillez ne pas rejeter ma demande, car c’est mon seul gagne-pain pour subvenir aux besoins de ma famille; si je perds cette demande, je perdrai tout. Veuillez nous donner une chance; c’est pour mes enfants. »

[23]  À mon avis, il ne ressortait pas clairement du courriel que le demandeur demandait une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 en lien avec l’interdiction de territoire pour criminalité. Par conséquent, il n’était pas déraisonnable de la part de l’agent de ne pas considérer le courriel du demandeur comme une telle demande et, donc, de ne pas expliquer pourquoi il ne l’a pas fait. En outre, le demandeur n’invoque aucune décision, disposition de la LIPR ou politique à l’appui de la prétention selon laquelle l’agent de migration était tenu, de sa propre initiative, de soulever les motifs d’ordre humanitaire et que le défaut de le faire équivaut à une erreur susceptible de contrôle. Je reconnais que le demandeur agissait pour son propre compte lorsqu’il a envoyé le courriel. Cependant, le fait est qu’il incombe également au demandeur de fournir les renseignements nécessaires pour étayer une demande de dispense fondée sur le paragraphe 25(1) de la LIPR (Farenas, par. 30 et 31). Dans ces circonstances, je ne vois aucune erreur dans le défaut de l’agent de migration d’examiner les motifs d’ordre humanitaire.

  ii.  L’agent de migration a-t-il commis une erreur en ne donnant pas à l’épouse du demandeur la possibilité de présenter une demande de réadaptation?

Thèse du demandeur

[24]  Dans ses observations écrites, le demandeur souligne que son épouse a commis l’infraction au plus tard en 2005 et que, par conséquent, plus de dix ans se sont écoulés depuis sa perpétration. De plus, il n’y a aucune date de déclaration de culpabilité. Par conséquent, le demandeur soutient que l’agent de migration était tenu de donner à l’épouse du demandeur la possibilité de présenter une demande de réadaptation en vertu de l’alinéa 36(3)c) de la LIPR. Il soutient également que l’agent de migration n’a pas tenu compte de la réadaptation du demandeur, et ce, même si le délai de cinq ans prévu à l’article 17 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR) est écoulé. L’agent ne pouvait pas tirer une conclusion d’interdiction de territoire en se fondant sur une infraction commise en 2005 sans offrir à son épouse la possibilité de présenter une demande de réadaptation. Le [traduction« refus catégorique [de l’agent de migration] d’offrir ce droit fondamental » à son épouse constitue un manquement à l’équité procédurale ou, subsidiairement, n’était pas raisonnable, d’autant plus que le demandeur agissait pour son propre compte pendant le processus de demande.

Thèse du défendeur

[25]  Le défendeur soutient que l’agent de migration n’était pas tenu d’examiner la réadaptation de l’épouse du demandeur en l’absence d’une demande en ce sens faite à l’agent  (Veizaj, par. 11; Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1310, par. 13 (Pena)). L’épouse du demandeur ne pouvait être présumée réadaptée. Elle devait présenter une demande et demander que la réadaptation soit examinée. Comme elle ne l’a pas fait, le demandeur ne peut pas inverser le fardeau de la preuve en le faisant passer à l’agent de migration.

Analyse

[26]  À titre préliminaire encore une fois, je note à nouveau que, bien que le demandeur tente de présenter cette question comme étant une question d’équité procédurale, la Cour a déjà jugé que la question de savoir si un agent était tenu d’examiner la réadaptation est une question mixte de fait et de droit, qui est, par conséquent, susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Pena, par. 11).

[27]  L’alinéa 36(3)c) de la LIPR prévoit ce qui suit :

c) les faits visés aux alinéas (1)b) ou c) et (2)b) ou c) n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui, à l’expiration du délai réglementaire, convainc le ministre de sa réadaptation ou qui appartient à une catégorie réglementaire de personnes présumées réadaptées;

[28]  L’article 17 du RIPR définit le délai réglementaire :

17 Pour l’application de l’alinéa 36(3)c) de la Loi, le délai réglementaire est de cinq ans à compter :

a) dans le cas des faits visés aux alinéas 36(1)b) ou (2)b) de la Loi, du moment où la peine imposée a été purgée, pourvu que la personne n’ait pas été déclarée coupable d’une infraction subséquente autre qu’une infraction qualifiée de contravention en vertu de la Loi sur les contraventions ou une infraction à la Loi sur les jeunes contrevenants;

b) dans le cas des faits visés aux alinéas 36(1)c) ou (2)c) de la Loi, du moment de la commission de l’infraction, pourvu que la personne n’ait pas été déclarée coupable d’une infraction subséquente autre qu’une infraction qualifiée de contravention en vertu de la Loi sur les contraventions ou une infraction à la Loi sur les jeunes contrevenants.

[29]  Pour l’application de l’alinéa 36(3)c) de la LIPR, le paragraphe 18(2) du RIPR définit les personnes qui sont présumées réadaptées. Les alinéas 18(2)a) et b) renvoient aux personnes qui ont été déclarées coupables d’infractions à l’étranger. L’épouse du demandeur n’a jamais été déclarée coupable et, par conséquent, elle n’est visée par aucun de ces alinéas. L’alinéa 18(2)c) énumère les conditions de réadaptation présumée auxquelles doit répondre « la personne qui a commis, à l’extérieur du Canada, au plus une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ». L’épouse du demandeur a été accusée de six chefs d’accusation d’escroquerie par falsification de documents commerciaux. Les alinéas 18(2)a) à c) du RIPR, qui dressent la liste des personnes présumées réadaptées, ne s’appliquent donc pas à l’épouse du demandeur.

[30]  Par conséquent, étant donné qu’elle ne fait pas partie de la catégorie des personnes présumées réadaptées, elle devait présenter une demande et convaincre le ministre qu’elle était réadaptée.

[31]  Dans Pena, la juge Gagné a déclaré ce qui suit :

[13]  L’article 18 du RIPR prévoit deux scénarios de réadaptation : i) une personne est présumée réadaptée si plus de dix ans se sont écoulés depuis le moment où la peine imposée a été purgée; ou ii) une personne peut convaincre le Ministre de sa réadaptation, si plus de cinq ans se sont écoulés depuis le moment où la peine imposée a été purgée, en soumettant les documents requis et en acquittant les frais prévus à l’alinéa 309b) du RIPR. Le demandeur n’a jamais présenté de demande au Ministre afin de le convaincre de sa réadaptation : il n’a pas présenté les documents requis et n’a pas acquitté les frais de traitement de sa demande.

[14]  L’agente a néanmoins tenu compte de l’affidavit du demandeur et des observations de son procureur. Elle leur a accordé peu de poids et a souligné que le demandeur avait plaidé coupable tout en comprenant la nature des faits reprochés, des procédures et des conséquences de son plaidoyer de culpabilité sur son statut précaire aux États-Unis.

[...]

[17]  Étant donné que l’agente n’avait aucune obligation de tenir compte de la réadaptation alléguée du demandeur, j’estime que sa décision est raisonnable.

[32]  De même, dans Veizaj, le juge Shore a déclaré ce qui suit :

[11]  La Cour est en accord avec le défendeur que l’agent n’avait pas à considérer la réadaptation du demandeur étant donné qu’une telle demande n’a pas été déposée. Le paragraphe 309(b) du RIPR énonce que l’étranger interdit de territoire au sens de l’alinéa 36(2)b) de la LIPR doit payer des frais de 200 $ pour présenter une demande d’approbation de réadaptation aux termes de l’alinéa 36(3)c) de la LIPR. De plus, l’amende n’ayant été payée que le 25 août 2015, c’est à ce moment qu’il a purgé sa peine. Le demandeur ne peut donc pas se prévaloir des mesures de réadaptation prévues aux articles 17 et 18 du RIPR. L’agent n’avait aucune obligation de prendre en considération la réadaptation du demandeur (Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1310).

[33]  Bien que je ne sois pas d’accord, comme il a été indiqué dans Pena, pour dire que l’article 18 du RIPR se rapporte à un paiement, les décisions Pena et Veizaj servent toutes deux à illustrer qu’une demande de réadaptation doit être accompagnée du paiement des frais de traitement. Ces frais sont prévus dans le RIPR :

309 Les frais ci-après sont à payer pour l’examen de la demande présentée en vue d’obtenir une décision sur la réadaptation de l’intéressé sous le régime de l’alinéa 36(3)c) de la Loi :

a) dans le cas de l’étranger interdit de territoire pour grande criminalité au sens des alinéas 36(1)b) ou c) de la Loi, 1 000 $;

[34]  Rien au dossier n’indique que le demandeur a présenté une demande de réadaptation pour son épouse, a fourni des renseignements pour convaincre le ministre qu’elle était réadaptée ou a payé les frais requis de 1 000 $. À mon avis, dans ces circonstances, l’agent de migration n’a commis aucune erreur en n’examinant pas la question de la réadaptation. De plus, lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat du demandeur a reconnu que l’agent n’était pas tenu d’offrir la possibilité de présenter une telle demande.

  iii.  La conclusion de l’agent de migration quant à l’interdiction de territoire était‑elle raisonnable?

Thèse du demandeur

[35]  Le demandeur soutient que, pour qu’il y ait rejet en vertu de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR, l’agent de migration devait conclure que les événements qui se sont passés, s’ils s’étaient produits au Canada, constitueraient une infraction criminelle. Le demandeur fait valoir que la décision de l’agent de migration est dépourvue de l’analyse nécessaire de l’équivalence entre les actes d’escroquerie aux Philippines et ceux visés à l’article 332(1) du Code criminel (Red c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1271 (Red)). Il soutient que toute l’analyse de l’agent de migration était fondée sur l’aveu écrit de l’épouse du demandeur, mais qu’elle ne contient aucun examen de la façon dont les éléments essentiels, ou les exigences textuelles, de l’article 332 correspondent aux actes et aux faits admis et équivalent ainsi à une infraction au Canada. Par conséquent, la décision de l’agent de migration est obscure et inintelligible.

[36]  Le demandeur prétend que le fait de s’appuyer uniquement sur des éléments de preuve de la police, en l’absence de témoignages à l’appui ou d’éléments de preuve similaires, constitue une erreur (Dhadwar c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 482, par. 29 (Dhadwar); Bankole c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 373 (Bankole)).

[37]  Le demandeur soutient également que l’analyse de l’agent de migration ne tient pas compte du fait que l’épouse du demandeur aurait commis une série d’opérations criminelles, et non une seule. Ces opérations, séparées en événements distincts, relèveraient de l’alinéa 36(2)c) (criminalité) plutôt que de l’alinéa 36(1)c) (grande criminalité) de la LIPR.

Thèse du défendeur

[38]  Le défendeur soutient qu’il était raisonnable de la part de l’agent de migration de se fonder sur l’aveu concernant l’infraction signé par l’épouse du demandeur, dans lequel celle-ci a reconnu qu’elle était pleinement responsable des dépôts manquants et a déclaré qu’elle a utilisé l’argent à ses propres fins. En outre, d’autres documents judiciaires présentés par le demandeur ont également confirmé que son épouse avait admis avoir commis une infraction. Dans les documents intitulés [traduction« Résolution », on peut lire que, [traduction« lors de l’enquête préliminaire, [l’épouse du demandeur] a comparu et, à la même occasion, a admis au soussigné avoir commis les actes dont il était fait état dans la plainte ». Le demandeur a également fourni une déclaration de son épouse indiquant qu’elle était en train de régler les accusations portées contre elle en payant un dédommagement à son ancien employeur. En ce qui concerne l’allégation du demandeur selon laquelle l’agent de migration n’a pas examiné la question de savoir si l’acte de son épouse aurait constitué une infraction de distraction de fonds détenus en vertu d’instructions – plus précisément, qu’il n’a pas analysé la façon dont les faits admis établissent les éléments essentiels de l’infraction –, le défendeur soutient que les notes consignées au SMGC indiquent comment l’agent de migration a conclu que les éléments essentiels de l’infraction de distraction de fonds détenus en vertu d’instructions ont été établis.

[39]  Le défendeur affirme que, compte tenu de la déclaration signée par l’épouse du demandeur et des autres documents judiciaires, il était raisonnable que l’agent de migration conclue qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’épouse du demandeur avait commis les actes dont elle était accusée.

Analyse

[40]  Je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’il serait erroné de la part d’un agent d’accepter des allégations ou des rapports de police comme décrivant les faits de façon précise sans renvoyer à d’autres témoignages ou éléments de preuve à l’appui (Dhadwar, par. 29), mais ce n’est pas le cas en l’espèce. L’agent de migration ne s’est pas appuyé uniquement sur des rapports de police ou des allégations. À cet égard, dans Bankole, la Cour a distingué l’affaire dont elle était saisie de Dhadwarau motif que, dans Bankole, l’agente ne s’était pas appuyée uniquement sur des rapports de police ou ses propres soupçons pour conclure que le demandeur avait commis l’infraction de complicité d’usurpation (Bankole, par. 48). En l’espèce, la lettre de rejet de l’agent de migration indique que ce dernier a conclu que l’épouse du demandeur avait commis l’escroquerie, ainsi que l’infraction équivalente prévue au paragraphe 332(1) du Code criminel, en raison de son aveu écrit. Cela ressort également des notes consignées au SMGC, où l’agent a indiqué que, même si l’épouse du demandeur avait réglé l’affaire en remboursant la totalité du montant qu’elle avait volé à son employeur, il n’en demeurait pas moins qu’elle avait commis les infractions dont elle a été accusée et que son aveu écrit en était une preuve concluante. En outre, d’autres documents au dossier, comme une [traduction« Résolution » préparée par le poursuivant, indiquent que, lors de l’enquête préliminaire, l’épouse du demandeur a admis avoir commis les actes visés par les allégations.

[41]  Il est important de préciser que l’aveu écrit de l’épouse du demandeur commence par une énumération des titulaires de compte et des montants de dépôt qu’elle admet avoir distraits. Elle indique ensuite son nom et reconnaît être pleinement responsable des dépôts des clients énumérés. Elle affirme que les dépôts n’ont pas été reçus par la banque et qu’elle a pris l’argent à ses propres fins. Elle promet de rembourser les montants énumérés en suivant les instructions de la direction de la banque. L’aveu est signé par l’épouse du demandeur et deux témoins. À mon avis, il était raisonnable que l’agent de migration s’appuie sur l’aveu écrit. Il s’agit d’un document signé par l’épouse du demandeur dans lequel cette dernière reconnaît être responsable d’avoir pris l’argent à la banque où elle travaillait. Elle reconnaît qu’elle a utilisé l’argent à ses propres fins. Comme dans Bankole, la décision de l’agent de migration était fondée sur plus que des soupçons (par. 48). En l’espèce, la décision était fondée sur une confession.

[42]  Dans Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 946 (Singh), le juge Fothergill a résumé l’obligation d’un agent d’évaluer l’équivalence pour déterminer si un demandeur est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR :

[16]  Pour emporter interdiction de territoire au titre de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR, l’acte commis à l’extérieur du Canada doit remplir deux conditions : il constitue une infraction dans le pays où il a été commis; et, s’il avait été commis au Canada, il y constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans. L’examen de cette question exige d’établir si les deux infractions sont équivalentes, c’est‑à‑dire qu’il faut comparer leurs éléments constitutifs pour voir s’ils se correspondent. Les désignations des infractions ou les termes employés pour les définir ne sont pas pertinents, puisqu’il faut s’attendre à ce que le libellé des dispositions qui les répriment diffère d’un pays à l’autre (Pardhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 756, aux par. 9 et 10 [Pardhan]).

[17]  L’équivalence des actes criminels peut s’apprécier de trois manières (Pardhan, au par. 11) :

  • 1) en comparant la teneur exacte de chaque loi à la fois grâce à des documents et, si possible, par le témoignage d’experts en droit étranger dans le but de dégager les éléments constitutifs de chaque infraction;

  • 2) en examinant les preuves, à la fois orales et écrites, pour décider si elles suffisent à établir que les éléments constitutifs de l’infraction au Canada ont été prouvés lors des procédures à l’étranger, que ce soit en détail et dans les mêmes termes dans les actes introductifs d’instance ou dans les dispositions législatives;

  • 3) par une combinaison des deux.

(Voir aussi Hill c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1 Imm LR (2d) 1, 1987 CarswellNat 15 (CAF), par. 16; Lu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1476, par. 14; Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211, par. 27 (Nshogoza))

[43]  De même, dans Nshogoza, le juge Gascon a déclaré ce qui suit :

[28]  La Cour doit de plus déterminer si les définitions des deux infractions comparées sont similaires et examiner les critères applicables pour établir les infractions (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 1060 (CAF) [Li], au paragraphe 18). Comme l’a expliqué le juge Strayer, « [l]a comparaison des “éléments essentiels” de l’une et l’autre infractions requiert la comparaison de leurs définitions respectives, y compris les moyens de défense propres à ces infractions ou aux catégories dont elles relèvent » (Li, au paragraphe 19). Dans l’arrêt Brannson c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1981] 2 CF 141 (CAF), au paragraphe 38, la Cour d’appel fédérale a de plus déclaré que les éléments essentiels des infractions en question doivent être comparés, peu importe les termes employés pour désigner ces infractions ou pour les définir.

[44]  Le demandeur prétend que l’agent de migration a commis une erreur en effectuant l’évaluation de l’équivalence, et ce, de deux façons : premièrement, en omettant de fournir une analyse des faits constitutifs de l’infraction, ou de la façon dont ces faits constituent les éléments essentiels d’une infraction au Canada; deuxièmement, en omettant de déterminer si les infractions commises étaient des opérations distinctes, plutôt qu’un seul vol totalisant environ 28 000 $.

[45]  Je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que l’agent de migration n’a effectué aucune analyse approfondie (Red, par. 25).

[46]  Dans les notes consignées au SMGC, à une entrée datée du 27 décembre 2018, l’agent de migration a résumé les faits constitutifs de l’infraction. Il a précisé que l’épouse du demandeur était une ancienne commis de banque à la Producers Rural Bank Corporation et qu’elle acceptait les dépôts de clients de la banque sans les remettre au caissier ou dans la caisse. Au total, elle a volé près de 28 000 $CAN de 2004 à juin 2005. L’agent a précisé que l’épouse du demandeur avait reconnu qu’elle avait commis les infractions, qu’elle avait utilisé l’argent à ses propres fins et qu’elle avait promis de rembourser le montant conformément aux directives et aux conditions de la direction de la banque. L’agent de migration a déclaré qu’il s’était fondé sur cela pour conclure que l’épouse du demandeur avait commis les infractions criminelles dont elle a été accusée. De plus, même si les accusations sont finalement rejetées par un tribunal, son aveu écrit constituait une preuve concluante qu’elle avait commis les infractions d’escroquerie par falsification de documents commerciaux. L’agent de migration a déclaré que, si elles avaient été commises au Canada, ces infractions constitueraient des infractions visées au paragraphe 332(1) du Code criminel, soit la distraction de fonds détenus en vertu d’instructions. L’agent de migration était clairement au courant des faits constitutifs des infractions.

[47]  De plus, je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que la présente affaire est similaire à Red. Dans Red, l’accusation a été retirée après que la demanderesse a déclaré sous serment qu’il y avait eu un malentendu quant aux faits, et l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve selon lesquels la demanderesse n’avait pas commis l’infraction (Red, par. 27 et 28). En outre, la demanderesse avait été accusée aux Philippines d’avoir émis un chèque en sachant qu’elle n’avait pas de fonds suffisants pour en couvrir le montant (Red, par. 11). L’agent a comparé cela à l’infraction de faux semblants prévue au paragraphe 361(1) du Code criminel, et ce, même si les faits sous-jacents de l’accusation n’étayaient pas cette conclusion (voir Red, par. 31, concernant l’analyse des faits en lien avec l’infraction).

[48]  Cependant, à mon avis, l’erreur commise par l’agent de migration en l’espèce, c’est l’omission d’évaluer de façon appropriée l’équivalence pour déterminer si l’épouse du demandeur était interdite de territoire.

[49]  L’agent de migration n’a pas comparé le libellé exact de deux lois pour évaluer leur équivalence. Cependant, cela n’était pas rédhibitoire. Il était également loisible à l’agent d’examiner plutôt les éléments de preuve – en l’espèce, l’aveu de l’épouse du demandeur ou d’autres éléments de preuve documentaires – afin de déterminer s’ils suffisaient à établir que les éléments essentiels de l’infraction au Canada avaient été prouvés dans le cadre de la procédure étrangère.

[50]  Bien que l’agent de migration ne l’ait pas énoncé dans ses motifs, le paragraphe 332(1) du Code criminel prévoit ce qui suit :

332 (1) Commet un vol quiconque, ayant reçu, soit seul, soit conjointement avec une autre personne, de l’argent ou une valeur ou une procuration l’autorisant à vendre des biens meubles ou immeubles, avec instructions d’affecter à une fin ou de verser à une personne que spécifient les instructions la totalité ou une partie de cet argent ou la totalité ou une partie du produit de la valeur ou des biens, frauduleusement et en violation des instructions reçues affecte à une autre fin ou verse à une autre personne l’argent ou le produit, ou toute partie de cet argent ou de ce produit.

[51]  Étant donné l’aveu, dont l’agent de migration a tenu compte, il était loisible à l’agent de conclure que l’épouse du demandeur avait commis les infractions dont elle était accusée aux Philippines. Cependant, l’agent de migration n’a pas établi les éléments essentiels de l’infraction prévue au paragraphe 332(1) du Code criminel, à savoir la distraction de fonds détenus en vertu d’instructions. Il n’a pas non plus comparé les éléments essentiels des infractions ni expliqué comment l’aveu des infractions aux Philippines l’avait convaincu que les éléments essentiels de l’infraction au Canada étaient présents.

[52]  Dans Pardhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 756, le juge Blanchard a conclu que le défaut de le faire est une erreur susceptible de contrôle :

[12]  Dans sa lettre de décision, l’agente a indiqué que l’épouse du demandeur avait commis une infraction aux termes de l’article 471 du Code pénal du Pakistan en tentant de faire passer comme authentique un document contrefait. L’agente a cité cet article du Code pénal du Pakistan et a conclu que cet acte constituait une infraction commise à l’extérieur du Canada. Elle a ensuite conclu, sans pousser plus loin son analyse, que si l’infraction avait été commise au Canada elle constituerait une infraction aux termes du paragraphe 368(1) du Code criminel du Canada punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans. L’agente a par la suite mentionné l’article du Code criminel du Canada et n’a pas poussé plus loin l’analyse de l’équivalence dans sa décision.

[13]  Bien que les dispositions relatives aux deux infractions aient été cit[ées] dans la lettre de décision de l’agente, aucune analyse n’a été effectuée sur les termes précis utilisés dans leur formulation. Les éléments essentiels des infractions en question n’ont pas été relevés par l’agente et n’ont donc pas été comparés pour établir s’ils correspondent. De plus, l’agente n’a pas entendu de témoins experts en droit étranger dans la présente affaire, en l’absence desquels on ne peut répondre que par des hypothèses à la question de savoir si tous les éléments requis ont été relevés pour conclure, tel que l’a fait l’agente, qu’une infraction prévue au Code pénal du Pakistan a été commise. Enfin, aucune appréciation de la preuve n’a été effectuée par l’agente pour décider si la preuve suffisait à établir que les éléments constitutifs de l’infraction au Canada avaient été prouvés lors des procédures à l’étranger.

[14]  L’agente aurait certainement pu conclure comme elle l’a fait, mais la Cour n’est pas en mesure de faire des suppositions à cet égard en l’absence d’un examen adéquat de l’équivalence comme l’a établi la jurisprudence précitée. L’examen de l’équivalence effectué par l’agente est incomplet et, par conséquent, la décision de cette dernière du fait de l’interdiction de territoire pour grande criminalité doit être annulée, ce qui constitue, dans les circonstances, une erreur susceptible de contrôle.

[53]   De même, dans Nshogoza, le juge Gascon a déclaré qu’il est erroné de la part d’un agent d’indiquer simplement qu’un ressortissant étranger a commis une certaine infraction (voir Nshogoza, par. 32). L’agent est tenu de comparer le libellé des lois étrangères et canadiennes, ou d’établir si la preuve démontrait de façon suffisante que les éléments essentiels de l’infraction au Canada avaient été établis dans le cadre des procédures étrangères (Nshogoza, par. 27; Singh, par. 17). En l’espèce, l’agent de migration a seulement déclaré que l’infraction d’escroquerie par falsification de documents commerciaux équivalait à l’infraction prévue au paragraphe 332(1) du Code criminel. L’agent de migration n’a pas précisé quels étaient les éléments du paragraphe 332(1) du Code criminel et n’a fourni aucune analyse des motifs pour lesquels l’aveu concernant les infractions aux Philippines répondait à ces éléments du paragraphe 332(1). Par conséquent, l’évaluation de l’équivalence de l’agent de migration était déraisonnable.

[54]  En ce qui concerne le deuxième point du demandeur, à savoir que l’agent n’a pas tenu compte du fait que son épouse avait commis une série d’actes criminels et que ceux-ci constitueraient une infraction en vertu de l’alinéa 36(2)c) (criminalité) plutôt que de l’alinéa 36(1)c) (grande criminalité), le demandeur n’invoque aucun précédent à l’appui de sa position selon laquelle l’agent de migration a commis une erreur en omettant d’analyser chaque opération en tant qu’infraction distincte.

[55]  De plus, compte tenu de ma conclusion susmentionnée selon laquelle l’agent de migration a commis une erreur en omettant d’analyser l’équivalence, je n’ai pas à aborder davantage ce point. Cependant, le demandeur prétend pour l’essentiel simplement que son épouse devrait être interdite de territoire en vertu d’une autre disposition, ce qui constitue un exercice inutile (Mun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 246, par. 36).

  iv.  L’agent de migration a-t-il commis une erreur en entravant l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

Thèse du demandeur

[56]  Le demandeur soutient que le défaut de l’agent de migration d’analyser la question de l’équivalence et son refus de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire ou de permettre à l’épouse du demandeur de présenter une demande de réadaptation montrent que l’agent de migration a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (Abusaninah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 234, par. 45 (Abusaninah)).

Thèse du défendeur

[57]  Le défendeur soutient que le caractère concis de la décision de l’agent de migration ne signifie pas que celui-ci a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et que les motifs étaient suffisants pour permettre à la Cour de comprendre comment il est parvenu à sa conclusion. L’agent de migration n’était pas tenu d’examiner tous les arguments ou de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement qui a mené à sa conclusion (Vavilov, par. 91 et 128). Rien n’indique que l’agent de migration a omis de tenir compte des éléments de preuve contradictoires ou qu’il a refusé de considérer d’autres issues. Au contraire, la décision et les motifs indiquent que l’agent de migration a tenu compte des documents et qu’il a rendu une décision raisonnable.

Analyse

[58]  À mon avis, Abusaninah n’est d’aucun secours pour le demandeur. Cette affaire portait sur un examen des risques avant renvoi, dans laquelle l’agent n’avait pas analysé les plus récents éléments de preuve concernant la situation dans le pays et avait ainsi entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (par. 45, 48 et 49). En l’espèce, le demandeur n’a signalé aucun élément de preuve indiquant que l’agent de migration n’avait pas analysé ou évalué certains éléments de preuve contradictoires au dossier. Je ne suis pas non plus convaincue que l’omission de l’agent de migration de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire ou de la réadaptation quand aucune demande précise n’a été faite en ce sens démontre un esprit fermé ou une entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[59]  En conclusion, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, car l’agent de migration a commis une erreur dans son analyse de l’équivalence.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3552-19

LA COUR STATUE que :

  1. la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. l’affaire est renvoyée à un autre agent de migration pour qu’il rende une nouvelle décision;

  3. les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier et l’affaire n’en soulève aucune;

  4. aucuns dépens ne sont adjugés.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de mai 2020

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3552-19

 

INTITULÉ :

CHRISTOPHER BACANI CRUZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 février 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 31 mars 2020

 

COMPARUTIONS :

Faraz Bawa

POUR LE DEMANDEUR

 

David Shiroky

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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