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Date : 20200324


Dossier : IMM-3073-19

Référence : 2020 CF 410

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2020

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

KEDJERLY ELVERNA

Partie demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Le demandeur est un citoyen d’Haïti. Il réclamait la protection du Canada en vertu de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR].  Le 23 avril 2019, la Section d’appel des réfugiés [SAR] a rejeté sa demande d’asile, affirmant ainsi la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR]. La SAR a conclu que le risque auquel le demandeur craint d’être exposé dans l’éventualité d’un retour en Haïti est un risque généralisé. Par conséquent, le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Cette affaire porte sur une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR à l’encontre de la décision rendue par la SAR. Pour les motifs qui suivent, je rejette la demande de contrôle judiciaire.

II.  Faits pertinents

[2]  La possession des terres en Haïti par le père du demandeur suscitait de la haine chez ses voisins parce que ces derniers pensaient que sa famille était riche. Sa famille a donc été menacée plusieurs fois. Le 10 octobre 2008, deux (2) voleurs sont entrés chez ses parents, ont volé tout leur argent et ont fait des menaces de mort. Par la suite, le demandeur a déménagé, avec ses parents, dans une autre ville. Des gens y ont continué à leur faire la vie dure. Le demandeur a porté plainte à la police, mais elle ne pouvait pas les protéger. En 2009, le demandeur est donc parti pour le Venezuela. Il est parti du Venezuela le 7 juillet 2016 pour des raisons économiques. Il s’est rendu aux États-Unis où il est resté 11 mois avant d’arriver au Canada en juin 2017.

III.  Décisions en contrôle judiciaire

[3]  La SPR a rejeté la demande du demandeur au motif qu’il ne se soit pas déchargé de son fardeau de démontrer que le risque qu’il encourt en Haïti est différent de celui qu’encourent les autres Haïtiens, conformément au sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR. Il a porté cette décision en appel à la SAR.

[4]  En appliquant Correa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 252, 23 Imm LR (4e) 193 [Correa] et Guerrero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1210, 5 Imm LR (4e) 74 [Guerrero], la SAR a conclu que le demandeur n’a pas établi qu’il a été personnellement ciblé par les évènements auxquels il a été confronté. La SAR a noté qu’il ne pouvait pas identifier les bandits qui ont menacé lui et sa famille. De plus, rien dans la preuve ne démontrait que c’était les mêmes bandits à deux différentes occasions qui ont menacé le demandeur et sa famille. Finalement, selon le témoignage du demandeur, ses parents sont restés dans la même maison que celle où ils ont été menacés en 2008. Ils n’ont pas eu de problèmes depuis à l’exception que, de temps en temps, des gens viennent frapper à leur porte pour demander de l’argent.

[5]  En deuxième lieu, la SAR a conclu que le demandeur n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que sa situation personnelle l’exposerait à un risque différent de celui des autres Haïtiens advenant son retour en Haïti. Bien que le demandeur ait soutenu que lui et sa famille sont visés parce qu’ils sont perçus comme riche, la SAR a trouvé que, selon la preuve documentaire, la violence est endémique au pays. Elle vise une grande partie de la population et ne semble pas faire de distinction entre les riches et les pauvres : Cartable national de documentation (CND), 20 juillet 2018, onglet 7.1, Information sur la situation en matière de sécurité, y compris la criminalité et les enlèvements : mesures prises par le gouvernement et d’autres intervenants pour lutter contre la criminalité (2014 juin – 2018) ; onglet 14.1, Haïti : information indiquant si les Haïtiens qui ont vécu à l’étranger durant une longue période courent des risques s’ils rentrent au pays ; information sur les types de risques qu’ils pourraient craindre ; information indiquant si leur retour peut représenter une menace pour leur famille et, le cas échéant, information sur le type de menaces et leurs auteurs (2010-2012) ; Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331, 70 Imm LR (3d) 128 [Prophète], conf par 2009 CAF 31, 78 Imm LR (3d) 163. Le demandeur a aussi soutenu qu’advenant son retour en Haïti, il sera ciblé en tant que membre de la diaspora. La SAR a rejeté cette hypothèse. La SAR a conclu que cela ne l’exposerait pas, non plus, à un risque différent des autres haïtiens. À ce sujet, la SAR a fait deux observations : le risque auquel font face les membres de la diaspora dépend des quartiers qu’ils fréquentent ; et la criminalité ne s’abat pas uniquement sur les membres de la diaspora ou les riches. La SAR a cité le Cartable national de documentation (CND), 20 juillet 2018, onglet 14.1, Haïti : information indiquant si les Haïtiens qui ont vécu à l’étranger durant une longue période courent des risques s’ils rentrent au pays ; information sur les types de risques qu’ils pourraient craindre ; information indiquant si leur retour peut représenter une menace pour leur famille et, le cas échéant, information sur le type de menaces et leurs auteurs (2010-2012).

[6]  Pour ces raisons, la SAR a affirmé la conclusion de la SPR que le risque auquel le demandeur craint d’être exposé dans l’éventualité d’un retour en Haïti est généralisé et a ainsi rejeté sa demande d’asile.

IV.  Disposition pertinente

[7]  La seule disposition pertinente est le sous-alinéa 97(1)b)(ii) du LIPR, comme suit :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

  b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

  (b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

  (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

  (ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

V.  Question en litige

[8]  Cette affaire soulève la question en litige suivante : est-ce que la conclusion de la SAR, soit que le risque auquel le demandeur fait face est généralisé et non personnel, est déraisonnable ?

VI.  Positions des parties

[9]  Les parties s'entendent que la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce, citant Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10, 441 DLR (4e) 1 [Vavilov] ; Dunsmuir c Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 53-56, [2008] 1 RCS 190 ; Newfoundland and Labrador (Treasury Board) c NLNU, 2009 NLCA 60 aux para 13-16, 290 Nfld & PEIR 353.

[10]  Le demandeur avance essentiellement les mêmes arguments qu’il a avancés devant la SAR, à l’exception d’une observation. Il note correctement que la SAR a conclu que c’était ses parents qui ont rapporté l’incident à la police bien que ce soit lui qui l’a rapporté. Quant à lui, c’est une erreur importante qui aurait pu affecter le résultat. Je ne suis pas d’accord. Le demandeur prétend que ses parents et lui sont affectés par la violence à cause de leur richesse. Le demandeur englobe ses circonstances avec celles de ses parents. À mon avis, l’identité du membre de la famille qui a rapporté l’incident n’a pas de conséquence, particulièrement en considérant les dates des incidents.

[11]   Le demandeur affirme qu’il s’est déchargé de son fardeau à démontrer qu’il est personnellement exposé à un risque en répondant aux quatre (4) critères réunis dans la décision Guerrero au para 28. Il soutient qu’il fait face à un risque plus élevé que la moyenne de la population en Haïti parce que sa famille est riche et propriétaire de terres et de commerces. Sa résidence est une cible récurrente, ses parents ont vécu de nombreuses tentatives d’extorsions, et ce, même après avoir déménagé dans une autre ville. Par surcroit, il sera encore plus ciblé en Haïti en tant que membre de la diaspora y advenant son retour. Selon le demandeur, la SAR n’a pas considéré l’ensemble de la preuve objective sur la situation du demandeur en Haïti.

[12]  Similairement, le défendeur avance essentiellement les mêmes arguments que ceux invoqués par la SAR pour avoir refusé la demande. Le défendeur soutient que le terme « généralement » doit être entendu dans le sens de « courant » ou de « répandu ». Ainsi, une situation qui prévaut dans l’ensemble du pays et qui touche la population ou un grand nombre d’individus représente un risque généralisé, citant Prophète aux para 18-23 et Flores Romero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 772 aux para 14, 16, et 19. Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour la SAR d’avoir conclu que le risque auquel le demandeur fait face est général pour les raisons suivantes : il y a plus de 10 ans depuis les tentatives d’extorsion qui ont eu lieu en 2008 ; le demandeur a témoigné que ses voisins ont aussi souvent été cambriolés ; le demandeur n’a pu identifier les bandits donc c’était seulement de la spéculation que les mêmes bandits ont ciblé lui et sa famille après leur déménagement à une autre ville ; et sa famille continue d’habiter à cette autre ville depuis 2008 sans y éprouver de difficulté majeure. De plus, la conclusion de la SAR, que le risque d’être victime d’un acte criminel n’est pas réservé aux gens riches, est appuyée par la preuve documentaire. C’est donc un risque que doivent vivre tous les Haïtiens. Cela est de même pour la prétention du demandeur par rapport à son statut comme membre de la diaspora.

[13]  Finalement, bien que le demandeur affirme que la SAR n’a pas bien apprécié la preuve qui, selon lui, démontre que son risque est supérieur à celui des autres haïtiens, le défendeur soutient que le rôle de cette Cour n’est pas de réévaluer l’ensemble de la preuve afin de parvenir à un résultat différent. La preuve appuie les conclusions de la SAR. Le demandeur ne fait qu’exprimer son désaccord avec l’appréciation de la preuve effectuée par la SAR et re-argumenter ce qu’il avait argumenté devant elle.

VII.  Analyse

A.  Quelle est la norme de contrôle ?

[14]  Je suis d’accord avec les parties que la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce (Correa au para 19 ; Vavilov au para 10). Lorsqu’une cour révise une décision selon la norme de la décision raisonnable, elle « doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15).

B.  Est-ce que la conclusion de la SAR, soit que le risque auquel le demandeur fait face est généralisé et non personnel, est déraisonnable ?

[15]  D’abord, il est évident que la SAR a conclu que le demandeur faisait face à un risque à sa vie. Selon ses raisons, elle ne doute pas le récit du demandeur. Cependant, la SAR a conclu que le demandeur doit également démontrer que ce risque n’est pas encouru par la population en général (Correa aux para 74-75 ; Guerrero aux para 26-28). Je suis d’accord avec la SAR.

[16]  Il était raisonnable pour la SAR de conclure que le demandeur ne s’est pas déchargé de ce fardeau. Les documents du Cartable national de documentation cités par la SAR démontrent que le taux de criminalité en Haïti est élevé, que presque tous les groupes de la population sont ciblés, et que le vol et les autres crimes motivés par l’argent sont communs. La SAR s’est basée sur la preuve documentaire.

[17]  En l’espèce, bien que le demandeur soutienne, dans son mémoire supplémentaire, qu’il fait preuve d’une vulnérabilité accentuée pour des raisons autres que la situation financière de sa famille, je ne trouve pas que cela est appuyé par la preuve qui était devant la SAR. Il n’y a rien au dossier qui démontre que le risque auquel lui et sa famille font face va au-delà des intérêts économiques. D’abord, le récit du demandeur dans son fondement de sa demande d’asile et son témoignage devant la SPR mentionne seulement un risque à cause de la richesse de sa famille. Les menaces portées contre le demandeur et ses parents étaient motivées par l’argent. Je trouve que la décision de la SAR, que le demandeur fait face au même risque que la population en général, est raisonnable.

[18]  Pour ce qui est de l’argument du demandeur qu’il sera ciblé en tant que membre de la diaspora, selon ma révision, il y a de la preuve au dossier qui démontre que le risque d’être victime d’un crime n’est pas limité aux membres de la diaspora. Être membre de la diaspora ou non, on est ciblé en Haïti à cause de l’apparence des richesses. Par conséquent, je suis d’avis que la conclusion de la SAR est raisonnable. Le risque au demandeur est généralisé et non personnalisé.

VIII.  Conclusion

[19]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’a suggéré une question à être certifiée pour considération par la Cour d’appel fédérale et aucune question ne se démontre sur les faits ou le droit en l’espèce.


JUGEMENT dans le IMM-3073-19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais. Aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3073-19

 

INTITULÉ :

KEDJERLY ELVERNA c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 janvier 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 mars 2020

 

COMPARUTIONS :

Me Cristian Roa-Riveros

 

Pour la PARTIE demanderesse

 

Me Béatrice Stella Gagné

 

Pour la PARTIE défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ROA International

Montréal (Québec)

Pour la PARTIE demanderesse

 

Procureur générale du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la PARTIE défenderesse

 

 

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