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Date : 20200331


Dossier : IMM-3680-18

Référence : 2020 CF 461

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 mars 2020

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

A.B.

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  AB est citoyen de l’Inde. Il est journaliste et rédacteur en chef d’un journal indien. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent des visas canadien [l’agent] a refusé sa demande de visa de résident permanent présentée au titre du paragraphe 12(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]  AB a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial, et il est parrainé par son épouse. Son épouse et son fils, qui sont tous deux citoyens canadiens, résident au Canada.

[3]  Le demandeur a été reçu en entrevue au haut-commissariat du Canada à New Delhi, en Inde, le 16 juin 2015. Il a été reçu en entrevue une deuxième fois au haut-commissariat le 2 décembre 2015. Au cours de la deuxième entrevue, une lettre d’équité procédurale lui a été remise. Dans la lettre, il était allégué qu’AB pouvait être interdit de territoire au Canada en vertu des alinéas 34(1)a) et f) de la LIPR, parce qu’il avait collaboré avec l’Indian Intelligence Bureau [IB] et la Research and Analysis Wing [RAW] et s’était livré à de l’espionnage contre le Canada.

[4]  AB a répondu par lettre datée du 14 décembre 2015 et a nié avec véhémence toute affiliation avec l’IB ou la RAW. AB a expliqué qu’il est journaliste et qu’il a échangé avec l’IB et la RAW à ce titre afin de recueillir des nouvelles et des commentaires pour des articles qui ont été publiés dans son journal.

[5]  La demande de visa d’AB a été refusée le 28 novembre 2016. AB a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, mais l’affaire a été réglée et abandonnée sur consentement. À la suite d’un échange de correspondance, une nouvelle lettre d’équité procédurale précisant plus en détail les allégations portées contre AB été envoyée à ce dernier. AB a reçu un résumé des déclarations qu’il aurait faites pendant l’entrevue du 16 juin 2015, mais aucune transcription de l’entrevue ou des notes de la personne qui l’a menée.

[6]  Le 4 octobre 2019, la Cour a accueilli la demande du ministre, présentée en application de l’article 87 de la LIPR, visant l’interdiction de la divulgation de tous les renseignements relatifs à l’entrevue du 16 juin 2015 qui n’avaient pas déjà été communiqués à AB. L’interdiction visait également l’identité de la personne qui a mené l’entrevue et le nom du ministère ou de l’organisme gouvernemental pour lequel cette personne travaillait. La Cour a également ordonné la non-divulgation des renseignements additionnels sur AB contenus dans le dossier certifié du tribunal et de renseignements administratifs comme les numéros de dossier ainsi que les noms et les numéros de téléphone des employés. Le ministre ne s’appuie sur aucun des renseignements retenus pour défendre la décision faisant l’objet du contrôle.

[7]  AB affirme que la décision de l’agent était inéquitable sur le plan de la procédure et contrevenait à la Déclaration canadienne des droits, LC 1960, c 44 [Déclaration des droits]. Il soutient qu’il n’a pas reçu suffisamment de renseignements pour pouvoir répondre valablement aux allégations portées contre lui. Il soutient également que la décision de l’agent était déraisonnable parce qu’elle était fondée sur des éléments de preuve incomplets ou non fiables, et que les conclusions défavorables de l’agent quant à la crédibilité étaient injustifiées.

[8]  La teneur de l’obligation d’équité procédurale envers un demandeur de visa se situe à l’extrémité inférieure du spectre. AB a été informé de l’essentiel de la preuve qui pesait contre lui et il a eu une occasion valable d’y répondre. La décision de l’agent était équitable sur le plan procédural.

[9]  Toutefois, le rejet par l’agent du témoignage d’AB et son acceptation du résumé de l’entrevue non daté et anonyme était déraisonnable. Le témoignage sous serment d’AB pouvait être rejeté parce qu’il était incompatible avec le résumé uniquement si ce résumé était accepté comme un compte rendu inattaquable et textuel de ce qu’AB a dit pendant sa première entrevue. Or, l’agent ne disposait d’aucune explication sur la façon dont le résumé avait été rédigé, et l’agent n’avait aucun moyen d’en évaluer l’exactitude. Les déclarations d’AB ne contenaient aucune incohérence évidente, mais seulement des précisions additionnelles faisant suite à la communication de renseignements. L’explication d’AB pour ses fréquentes rencontres avec des représentants indiens du renseignement de sécurité n’était pas farfelue au point de justifier une conclusion d’invraisemblance.

[10]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision.

II.  Contexte

[11]  Le 15 juillet 2015, la Direction générale du filtrage de sécurité du Service canadien du renseignement de sécurité [SCRS] a rédigé un rapport d’évaluation concernant AB et l’a communiqué à l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC]. Le 9 septembre 2015, l’ASFC a procédé à une évaluation d’interdiction de territoire et conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire qu’AB était interdit de territoire parce qu’il s’était livré à de l’espionnage contre le Canada.

[12]  Au cours de la deuxième entrevue au haut-commissariat du Canada à New Delhi effectuée le 2 décembre 2015, une lettre d’équité procédurale a été remise à AB. Selon la lettre, AB avait déclaré lors de son entrevue précédente qu’il travaillait avec l’IB et la RAW. AB a été invité à formuler une réponse par écrit.

[13]  AB a présenté une réponse écrite le 14 décembre 2015. Il a nié avec véhémence toute affiliation avec l’IB ou la RAW et a cherché à corriger ce qu’il a décrit comme un [traduction« malentendu flagrant ». AB a expliqué qu’il était journaliste et qu’il interagissait avec l’IB et la RAW uniquement à ce titre pour recueillir des nouvelles, des commentaires et des déclarations pour ses publications.

[14]  La demande de visa de résident permanent d’AB a été refusée le 25 novembre 2016. La lettre de refus indiquait erronément qu’AB n’avait pas répondu à la lettre d’équité procédurale du 2 décembre 2015.

[15]  AB a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. L’affaire a été réglée et abandonnée sur consentement. Selon les conditions du règlement, une nouvelle lettre d’équité procédurale devait être envoyée à AB.

[16]  La nouvelle lettre d’équité procédurale a été envoyée à AB le 16 août 2017. Comme dans la lettre précédente, il était allégué dans la nouvelle lettre qu’AB avait déclaré lors de son entrevue du 16 juin 2015 qu’il travaillait avec les services de renseignement indiens, en particulier l’IB et la RAW. AB disposait d’un délai de 60 jours pour présenter une réponse.

[17]  AB a retenu les services d’un avocat, qui a répondu à la deuxième lettre d’équité procédurale le 15 octobre 2017 en demandant la divulgation de renseignements additionnels. AB a exigé une transcription de l’entrevue au cours de laquelle il aurait déclaré qu’il travaillait avec les services de renseignement indiens, des précisions sur les actes d’espionnage auxquels il se serait livré, et une explication de la façon dont il a agi [traduction] « contre le Canada ou les intérêts du Canada ».

[18]  Des renseignements additionnels ont été divulgués à AB le 18 mai 2018 sous la forme d’un résumé non daté et anonyme de ce qu’il aurait admis :

[traduction] Le 16 juin 2015, au cours de votre entrevue, vous avez déclaré avoir été approché par l’Indian Intelligence Bureau (IB) et la Research and Analysis Wing (RAW) au milieu des années 2000, mais vous avez ajouté que ce n’est qu’en 2009 que les deux services vous ont demandé votre aide en bonne et due forme. Vous avez déclaré que la RAW vous avait chargé d’influencer secrètement des représentants et des organismes du gouvernement canadien au nom du gouvernement indien. Vous avez déclaré que la RAW vous avait aussi demandé de rencontrer des représentants du gouvernement en Belgique et au Canada afin de les influencer en faveur du gouvernement indien. Vous avez déclaré que vous aviez été chargé de repérer des politiciens de race blanche choisis au hasard et de tenter de les convaincre d’appuyer des enjeux ayant une incidence sur l’Inde. Vous avez déclaré que, selon les directives de la RAW, vous deviez fournir une aide financière et du matériel de propagande aux politiciens afin d’exercer une influence sur eux. Vous avez par exemple déclaré que vous aviez été chargé de convaincre des politiciens du fait que des fonds canadiens étaient envoyés au Pakistan pour soutenir le terrorisme. Vous avez déclaré que vous avez rencontré vos agents traitants de l’IB et de la RAW à l’extérieur du Canada au moins une fois tous les deux mois, et que vous les avez rencontrés la dernière fois en mai 2015 (c.‑à‑d. environ un mois avant l’entrevue).

[19]  AB a demandé la divulgation de renseignements additionnels le 29 juin 2018. Il a également présenté une déclaration sous serment dans laquelle il a soit nié les allégations contenues dans le résumé qu’il avait reçu soit fourni des éclaircissements à leur sujet. Aucun renseignement additionnel ni aucune précision ne lui a été communiqué.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[20]  L’agent a refusé la demande de visa de résident permanent d’AB le 10 juillet 2018. Il a conclu qu’AB était interdit de territoire pour raison de sécurité en vertu des alinéas 34(1)a) et f) de la LIPR et a conclu ce qui suit :

[traduction] J’estime qu’il existe des motifs raisonnables de croire que vous avez été chargé par un organisme de renseignement étranger d’influencer secrètement des représentants du gouvernement canadien, notamment en fournissant une aide financière à des politiciens afin d’exercer une influence sur eux, et que vous avez rencontré des représentants de cet organisme de renseignement étranger plus de 25 fois sur une période de six ans après avoir été chargé de réaliser de telles activités.

[21]  L’agent a par conséquent refusé la demande d’AB fondée sur le paragraphe 11(1) de la LIPR et a confirmé, conformément au paragraphe 64(1), qu’AB n’avait pas le droit d’interjeter appel auprès de la Section d’appel de l’immigration.

[22]  AB a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l’agent le 31 juillet 2018. À la suite d’une demande visée à l’article 9 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, AB a reçu les notes de l’agent consignées dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC]. Les notes du SMGC, qui font partie de la décision de l’agent, ne comprennent pas de transcription ni de documents additionnels concernant l’entrevue d’AB du 16 juin 2015.

[23]  Dans le SMGC, l’agent a notamment consigné les notes suivantes :

[traduction] Étant donné que […] le demandeur s’est vu offrir deux occasions d’expliquer sa relation avec la RAW et que les deux explications fournies par le demandeur à ces deux occasions étaient fondamentalement différentes, la vraisemblance des explications subséquentes s’en trouve diminuée.

[…]

Il est invraisemblable qu’un représentant d’un organisme de renseignement travaillant dans un pays étranger demande à rencontrer régulièrement un contact et ne s’intéresse pas aussi aux renseignements que ce contact pourrait fournir. Il est également invraisemblable qu’un représentant d’un organisme de renseignement travaillant dans un pays étranger ait investi le temps et les ressources nécessaires pour rencontrer un contact une fois tous les deux mois […] si le contact ne fournissait pas de renseignements utiles, n’effectuait pas de tâches utiles ou ne rendait pas de services utiles.

[…]

Il n’est pas dans l’intérêt du Canada d’avoir au Canada un ressortissant étranger qui est chargé secrètement d’influencer des politiciens canadiens […] pour qu’ils adoptent des points de vue favorables à une puissance étrangère et qui agit pour le compte du service de renseignement de cette puissance étrangère, qu’il rencontre régulièrement.

IV.  Questions à trancher

[24]  La demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La décision de l’agent était-elle équitable sur le plan procédural?

  2. La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[25]  AB soulève une question additionnelle : sa conduite, même si les allégations étaient fondées, constituait-elle de l’espionnage? L’avocat d’AB a indiqué dans ses observations orales qu’il n’insisterait pas sur cet argument. La demande de contrôle judiciaire peut être tranchée sans que cette question soit examinée.

V.  Analyse

[26]  L’équité procédurale est une question qu’il appartient à la Cour de trancher. La norme applicable à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale est celle de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, para 34, citant Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, para 79). Il s’agit en définitive de déterminer si le demandeur connaissait la preuve à réfuter, et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre.

[27]  La conclusion de l’agent selon laquelle AB est interdit de territoire au Canada peut faire l’objet d’un contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], para 10). La Cour ne doit intervenir que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, para 100). Ces critères sont respectés si les motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été rendue et de déterminer si la décision fait partie des issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, para 85 et 86, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, para 47).

A.  La décision de l’agent était-elle équitable sur le plan procédural?

[28]  AB déclare qu’il avait droit à un degré élevé d’équité procédurale, compte tenu de sa situation personnelle (citant Ge c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 594, para 28; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, para 22). Il fait remarquer que la décision de l’agent a pour effet de lui interdire de façon permanente de résider au Canada, où son épouse et son fils résident actuellement. La loi ne prévoit aucun droit d’appel et il ne peut solliciter une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[29]  Selon la jurisprudence dominante, la teneur de l’obligation d’équité procédurale envers les demandeurs de visa se situe à l’extrémité inférieure du spectre (Amiri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 205 [Amiri], para 28 à 32). De plus, les décisions d’interdiction de territoire donnent lieu à une obligation d’équité moindre lorsqu’il s’agit du refus d’un visa à une personne vivant à l’extérieur du Canada. Les demandeurs de visa ont le fardeau de prouver qu’ils sont admissibles (Amiri, para 32, citant Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297 (CAF), para 54, autorisation d’appel refusée, [2001] CSCR no 71).

[30]  Même à l’extrémité inférieure du spectre, l’équité procédurale exige généralement que le demandeur reçoive les renseignements sur lesquels la décision est fondée, de façon à ce qu’il puisse présenter sa version des faits et corriger au besoin les erreurs ou les malentendus. Toutefois, l’équité procédurale n’exige pas que les demandeurs reçoivent la totalité des renseignements en possession des autorités de l’immigration (Amiri, para 33). De plus, le droit d’une personne d’obtenir une décision à l’égard d’une demande de visa et d’obtenir un contrôle judiciaire de cette décision conformément à la loi, y compris selon les normes d’équité procédurale, peut devoir être concilié avec le devoir de l’État de protéger la sécurité nationale (Karahroudi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 522 [Karahroudi], para 27).

[31]  La divulgation complète des renseignements en possession du ministre n’est pas toujours nécessaire si l’essentiel du contenu ou des préoccupations soulevées est communiqué au demandeur (Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 879, para 105). Ce qui importe, c’est de savoir si le demandeur a eu une connaissance suffisante des renseignements sur lesquels la décision était fondée et s’il a eu la possibilité de participer de façon significative au processus décisionnel (Karahroudi, para 33; Bhagwandass c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 49, para 22).

[32]  Ces considérations sont particulièrement pertinentes en l’espèce, étant donné le refus du ministre de divulguer certains renseignements en sa possession qui pourraient être pertinents pour la décision faisant l’objet du contrôle. Comme le demandeur dans Amiri, AB a été informé de la nature des préoccupations de l’agent par les lettres d’équité procédurale qu’il a reçues et les questions qui lui ont été posées pendant les entrevues. Le résumé contenu dans la deuxième lettre d’équité procédurale a donné à AB l’essentiel des préoccupations de l’agent et suffisamment de détails à ce sujet. AB s’est vu offrir plusieurs occasions d’y répondre, et il l’a fait personnellement et par l’entremise de son avocat.

[33]  AB invoque aussi l’alinéa 2e) de la Déclaration des droits, selon lequel nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale. Le ministre répond que la Déclaration des droits vise la législation et non des procédures administratives particulières. Quoi qu’il en soit, il serait difficile de voir comment la Déclaration des droits pourrait accroître la teneur de l’obligation d’équité au-delà de ce qui a été fourni en l’espèce. AB a reçu tous les documents et tous les renseignements sur lesquels le ministre s’appuie pour défendre la décision faisant l’objet du contrôle.

B.  La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[34]  L’agent a fondé sa décision sur le résumé non daté et anonyme des déclarations qu’AB aurait faites lors de son entrevue du 16 juin 2015. Aucune transcription de l’entrevue n’a été divulguée, et il n’est pas certain qu’une telle transcription existe. Le ministre ne cherche pas à défendre la décision de l’agent en se fondant sur autre chose que le résumé et l’interprétation faite par l’agent de la preuve présentée.

[35]  AB a présenté un témoignage sous serment dans lequel il a catégoriquement nié toute affiliation avec les services de renseignement indiens. Il a expliqué que tous ses contacts avec l’IB et la RAW ont eu lieu dans le contexte de sa profession de journaliste et de rédacteur en chef d’un journal. AB n’a pas été contre-interrogé au sujet de son affidavit.

[36]  Fait important, AB n’a pas nié ses nombreux contacts avec des représentants du renseignement indien. Il n’a pas non plus contesté le fait que l’IB et la RAW lui ont demandé d’accomplir certaines tâches, mais il soutient qu’il a toujours refusé de le faire. AB conteste l’exactitude de certains termes qui lui sont attribués dans le résumé, notamment [traduction« chargé », « secrètement » et « agents traitants ».

[37]  Les notes de l’agent consignées dans le SMGC font ressortir des incohérences [traduction« entre plusieurs énoncés ». La principale incohérence soulignée par le ministre est qu’AB a d’abord expliqué ses interactions avec l’IB et la RAW comme étant [traduction« la collecte et la diffusion régulières de nouvelles ». Après avoir reçu le résumé de son entrevue, il a toutefois reconnu qu’on lui avait aussi [traduction« demandé d’agir à titre de lobbyiste ou de diplomate non officiel ».

[38]  Il n’y avait aucune incohérence manifeste dans les explications qu’AB a données de ses interactions avec l’IB et la RAW. Il a d’abord répondu aux allégations générales selon lesquelles il avait collaboré avec l’IB et la RAW et s’était livré à de l’espionnage contre le Canada. Lorsqu’un résumé plus détaillé a finalement été fourni, il a donné des précisions additionnelles.

[39]  Le ministre soutient que l’agent a, de façon raisonnable, préféré le résumé de la première entrevue d’AB aux explications et au témoignage sous serment qui ont suivi. Le ministre affirme que les déclarations d’AB au cours de la première entrevue étaient spontanées, et ce n’est qu’après s’être rendu compte de l’ampleur du risque auquel il s’exposait qu’AB a cherché à modifier les déclarations et à présenter un nouveau récit avec l’aide d’un avocat.

[40]  Bien que le résumé provenait d’une source a priori fiable (un ministère ou un organisme gouvernemental), l’agent ne disposait d’aucune explication sur la façon dont le document avait été rédigé et n’avait aucun moyen d’en évaluer l’exactitude eu égard au témoignage sous serment d’AB. Il est néanmoins clair, d’après les notes consignées dans le SMGC, que l’agent a traité le résumé comme un compte rendu inattaquable et textuel des déclarations qu’AB a faites pendant l’entrevue :

[traduction] À l’entrevue de juin 2015, selon le résumé, le demandeur a déclaré qu’il avait été chargé par la RAW d’influencer « secrètement » des représentants du gouvernement canadien. Dans son affidavit de mai 2018, le demandeur a déclaré qu’il n’a jamais utilisé le terme « secrètement » à l’entrevue. À l’entrevue de juin 2015, selon le résumé, le demandeur a déclaré que la RAW lui avait conseillé de fournir une aide financière à des politiciens. Dans son affidavit de mai 2018, le demandeur a déclaré qu’on ne lui avait jamais demandé de fournir une aide financière à des politiciens. À l’entrevue de juin 2015, selon le résumé, le demandeur a déclaré qu’il avait été chargé par la RAW de réaliser un certain nombre d’activités. Dans son affidavit de mai 2018, le demandeur a déclaré qu’il n’avait pas été « chargé » de réaliser des activités et qu’il n’avait pas accepté de faire les choses qu’on lui avait demandé de faire; il a plutôt « carrément refusé » de faire ces choses. Selon le résumé de l’entrevue de juin 2015, rien n’indique que le demandeur a refusé de faire ces activités.

[41]  L’utilisation du terme [traduction« chargé » dans le résumé de l’entrevue était ambiguë. Cela peut signifier qu’on a seulement demandé à AB d’effectuer certaines tâches, ce qu’il ne conteste pas. Le terme [traduction« secrètement » est peut-être une déduction faite par la personne qui a rédigé le résumé, plutôt qu’un compte rendu textuel de ce qu’AB a dit. AB fait remarquer que s’il avait agi [traduction« secrètement », il est peu probable qu’il aurait été aussi franc à l’entrevue.

[42]  La décision de l’agent repose en grande partie sur la conclusion selon laquelle il était invraisemblable qu’AB prétende qu’il n’a pas communiqué de renseignements aux services de renseignement indiens alors qu’il a rencontré des représentants des organismes en question 25 fois au fil des ans (à compter du milieu des années 2000, selon le résumé). AB est toutefois journaliste et rédacteur en chef d’un journal. Il ne serait pas inconcevable qu’il rencontre des sources gouvernementales tous les deux mois tout en conservant son indépendance journalistique. Il est bien établi qu’on ne devrait conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements n’ont pas pu se produire comme le demandeur le prétend (Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 (CF), para 7).

[43]  Le rejet par l’agent du témoignage d’AB au profit du résumé non daté et anonyme de l’entrevue était déraisonnable. Le témoignage sous serment d’AB pourrait être rejeté en raison d’incompatibilités avec le résumé uniquement si ce résumé était accepté comme un compte rendu inattaquable et textuel de ce qu’AB a dit lors de sa première entrevue. Or, l’agent ne disposait d’aucune explication sur la façon dont le résumé avait été rédigé et n’avait aucun moyen d’en évaluer l’exactitude. Les déclarations d’AB ne contenaient aucune incohérence évidente, mais seulement des précisions additionnelles faisant suite à la communication de renseignements. L’explication d’AB pour ses fréquentes rencontres avec des représentants indiens du renseignement de sécurité n’était pas farfelue au point de justifier une conclusion d’invraisemblance.

VI.  Conclusion

[44]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

 


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3680-18

 

INTITULÉ :

A.B. c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 mars 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 31 mars 2020

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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