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Date : 20200327


Dossier : IMM‑4682‑19

Référence : 2020 CF 444

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2020

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

ALIREZA REZAEI

demandeur

et

IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, en date du 30 mai 2019, par laquelle l’agent des visas [l’agent] de l’ambassade du Canada en Pologne a rejeté la demande de visa de résident permanent présentée par le demandeur au titre de la catégorie des travailleurs autonomes [la demande]. L’agent n’était pas convaincu que le demandeur avait l’intention ou était en mesure de créer son propre emploi au Canada.

II.  Contexte

[2]  Le demandeur est un ressortissant iranien. En plus d’être diplômé de l’Université des sciences médicales de l’Iran, il a obtenu un diplôme en calligraphie de la Société des calligraphes perses. En mai 2018, il a déposé sa demande. Il y précisait souhaiter travailler à son propre compte au Canada à titre de producteur artistique dans le domaine de la musique iranienne. Lors du dépôt de la demande, le demandeur a affirmé avoir une vingtaine d’années d’expérience dans l’industrie de la musique iranienne. En particulier, il a déclaré avoir travaillé de 2002 à 2008 comme producteur et directeur artistique de l’Institut Avaye Barbad [l’Institut], société iranienne qui produit, diffuse et distribue de la musique iranienne dans le monde entier. Le demandeur soutient avoir conçu plus de 200 pochettes de disque au cours de sa carrière.

[3]  Le demandeur déclare dans sa demande avoir signé, à partir de 2008, des contrats de coopération avec l’Institut qui lui permettent de produire des disques de façon indépendante, alors que l’Institut en assure la publication et la distribution. Tous les titres juridiques et droits d’auteur liés aux publications passées et futures de l’Institut lui ont également été cédés. Après avoir acquis tous les droits d’auteur et toutes les publications de l’Institut, le demandeur, de concert avec deux amis canadiens, a enregistré en 2014 la société Barbad Records Inc. [Barbad Records], entreprise artistique qui vise à devenir le principal fournisseur, producteur et distributeur de services de conception d’œuvres d’art de musique persane, arabe et ebro pour l’Amérique du Nord et l’Europe, tout en menant ses activités depuis le Canada. Selon les documents qu’il a déposés à l’appui de la demande, le demandeur possède un intérêt de 30 p. 100 dans Barbad Records et est responsable de la direction générale et des activités de l’entreprise, qu’il assure de l’étranger, puisqu’il réside toujours en Iran.

[4]  Le demandeur a affirmé que, depuis 2014, Barbad Records a distribué plus de 500 titres d’albums sur des réseaux de musique numérique partout dans le monde, a signé un contrat avec une entreprise américaine de distribution de musique nommée The Orchard afin de pouvoir vendre ses produits et services sur les marchés mondiaux, et a déposé une marque de commerce pour une application mobile appelée Evercover. Cette application mobile permet aux utilisateurs d’appareils mobiles et électroniques de créer des fonds d’écran pour leurs appareils à partir des pochettes de disque qui sont disponibles sur un marché numérique. Selon la demande, Barbad Records a généré des revenus de plus de 120 000 $ en 2017 et devait générer jusqu’à 1 million de dollars au cours des trois années suivant sa constitution en société. En plus de la demande, le demandeur a présenté des copies des relevés de dépôt de son compte bancaire en Iran pour montrer qu’il disposait de fonds pour investir dans Barbad Records.

[5]  Le 30 mai 2019, l’agent a rejeté la demande. Dans la lettre de décision plutôt courte qu’il a envoyée au demandeur, l’agent a expliqué qu’il n’était pas convaincu que le demandeur avait l’intention ou était en mesure de créer son propre emploi au Canada et, par conséquent, qu’il répondait à la définition de « travailleur autonome » énoncée au paragraphe 88(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement]. Étant donné qu’il a conclu que le demandeur n’était pas un « travailleur autonome » au sens de cette disposition, l’agent a mis fin à l’examen de la demande conformément au paragraphe 100(2) du Règlement.

[6]  Dans les notes qu’il a inscrites dans le Système mondial de gestion des cas [les notes du SMGC], l’agent a indiqué que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il était en mesure de créer son propre emploi au Canada et que Barbad Records était une entreprise viable pour laquelle il y avait de la place au Canada et dont le Canada avait besoin. Plus particulièrement, l’agent a noté ce qui suit :

  1. Barbad Records est une entreprise exploitée passivement que le demandeur dirige ou codirige depuis l’étranger;
  2. Les états financiers de Barbad Records pour la période de 2014 à 2016 ont révélé un déficit des actifs de l’entreprise et ont soulevé des doutes quant à sa viabilité;
  3. Le plan d’affaires de Barbad Records ne fournissait que des renseignements généraux et des données statistiques sur l’industrie au Canada, et fournissait peu d’information sur le lien entre ces renseignements généraux et le travail autonome proposé par le demandeur;
  4. L’agent a trouvé quelque peu inhabituel que le demandeur, en tant que copropriétaire de Barbad Records depuis 2014, n’ait pas fait de visite d’exploration au Canada, même si une telle visite n’était pas nécessaire.

[7]  Le demandeur affirme que l’agent a enfreint les principes d’équité procédurale en omettant de lui donner l’occasion de dissiper ses préoccupations avant de rejeter la demande. Il reconnaît que les demandeurs de visa n’ont aucun droit prévu par la loi à une entrevue, mais fait néanmoins valoir qu’il avait le droit d’être informé des préoccupations de l’agent au moyen d’une lettre relative à l’équité.

[8]  Le demandeur soutient également que l’agent a commis une erreur susceptible de révision en évaluant son intention et sa capacité de devenir un résident permanent du Canada au titre de la catégorie des travailleurs autonomes tout en ignorant des éléments de preuve pertinents, substantiels et probants ou en interprétant erronément et de façon déraisonnable les éléments de preuve dont il disposait.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[9]  Le demandeur soulève des questions relatives à l’équité procédurale et à la norme de la décision raisonnable. Il n’est pas contesté que la première question est susceptible de révision selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, par. 43), tandis que la seconde question est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, par. 16‑17 et 25) [Vavilov]; Rabbani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 257, par. 18‑20). Il est bien établi en droit que la norme de la décision correcte ne commande aucune retenue de la part de la cour de révision, contrairement à la norme de la décision raisonnable.

IV.  Analyse

A.  La question de l’équité procédurale

[10]  Je ne suis pas convaincu qu’il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale envers le demandeur en l’espèce. En effet, la jurisprudence ne semble pas appuyer l’affirmation du demandeur selon laquelle le demandeur de visa devrait avoir la possibilité de répondre chaque fois [traduction] « qu’il ignore que l’agent des visas a des préoccupations au sujet de ses demandes » (exposé des faits et du droit du demandeur, par. 38).

[11]  Il est bien établi que l’obligation d’équité procédurale envers les demandeurs de visa est limitée et se situe à l’extrémité inférieure du registre de la protection envisagée par les principes de justice naturelle (Hamza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 264, par. 23); Tollerene c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 538, par. 15 [Tollerene]; Gur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1275, par. 16).

[12]  Cela signifie qu’un demandeur de visa ne se verra généralement offrir une occasion de répondre à une éventuelle conclusion négative que lorsque l’agent des visas peut fonder ladite conclusion sur des renseignements dont le demandeur n’a pas connaissance ou lorsque la préoccupation de l’agent concerne la crédibilité du demandeur ou l’authenticité des documents qu’il a présentés à l’appui de sa demande (Momeni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 304, par. 24 [Momeni]; voir aussi Tollerene, par. 16).

[13]  Autrement dit, l’agent des visas n’est nullement tenu « de demander des précisions au sujet d’une demande incomplète, de chercher à établir le bien‑fondé de la demande, d’informer le demandeur de ses préoccupations concernant le respect des exigences de la loi, de fournir au demandeur un résultat provisoire à chaque étape du processus de demande ou de lui offrir d’autres possibilités de répondre à des doutes ou de corriger des lacunes persistantes » (Lv c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 935, par. 23).

[14]  En l’espèce, le demandeur n’a pas établi que l’une ou l’autre des exceptions à ces principes s’applique. Premièrement, le demandeur n’a mentionné aucun élément de preuve pris en compte par l’agent et dont le demandeur n’avait pas connaissance. Deuxièmement, le demandeur n’a même pas soulevé le fait que les préoccupations de l’agent concernent sa crédibilité ou l’authenticité des documents qu’il a présentés à l’appui de la demande.

[15]  La décision Mohitian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1393, que le demandeur invoque ne fait pas non plus avancer son argument. Dans cette affaire, la Cour a conclu que la décision de l’agent des visas était déraisonnable parce que la lettre de décision et les notes du SMGC étaient fondamentalement contradictoires, ce qui rendait la décision inintelligible et donc déraisonnable. La Cour a ensuite commenté la plainte du demandeur selon laquelle l’agent des visas avait conclu, sans disposer d’observations préalables du demandeur, que ce dernier n’avait pas présenté un plan d’affaires réaliste. Il appert que la demande de visa dans cette affaire était en suspens depuis plus de sept ans et qu’à peine quelques semaines avant que l’agent des visas ne rejette la demande de visa, on avait demandé au demandeur de fournir des formulaires et des documents à jour et on lui avait remis une liste détaillée de deux pages des formulaires et autres documents qu’il devait présenter. Toutefois, cette liste ne requérait aucunement qu’il fournisse un plan d’affaires.

[16]  L’agent des visas avait néanmoins exprimé dans sa décision des doutes quant au caractère réaliste du plan d’affaires du demandeur. Par conséquent, la Cour a conclu qu’il n’était pas juste dans les circonstances que l’agent des visas n’ait pas informé le demandeur de ses préoccupations concernant son plan d’affaires.

[17]  J’estime que les circonstances particulières de cette affaire, à savoir le fait qu’il avait fallu plus de sept ans pour traiter la demande de visa du demandeur, la rapidité avec laquelle le demandeur avait dû répondre à la demande après qu’on lui eut demandé de fournir une liste détaillée des renseignements à jour – liste qui ne mentionnait pas de plan d’affaires ni de plan d’affaires à jour –, et la conclusion raisonnable qui en a découlé selon laquelle la fourniture d’un tel document n’était pas importante ou que le document fourni par le demandeur ne soulevait finalement aucune question, ont grandement influé sur la conclusion de la Cour selon laquelle les préoccupations soulevées par l’agent constituaient un manquement à l’obligation d’équité procédurale envers le demandeur.

[18]  Je suis convaincu que de telles circonstances n’existent pas en l’espèce.

[19]  Cela dit, je ne suis cependant pas prêt à conclure que la décision de l’agent possède les caractéristiques d’une décision raisonnable.

B.  La décision de l’agent est raisonnable

[20]  Le cadre législatif et politique qui s’applique aux demandes de visa présentées au titre de la catégorie des travailleurs autonomes est décrit ainsi dans la décision Momeni :

[5]  Le paragraphe 12(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, chapitre 27 [LIPR], prévoit que la sélection des étrangers de la catégorie « immigration économique » se fait en fonction de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.

[6]  La section 2 du [Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (RIPR)] établit les catégories de gens d’affaires immigrants. L’une de ces catégories est celle des travailleurs autonomes. L’article 100 du RIPR précise que du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada, les étrangers qui sont des travailleurs autonomes au sens du RIPR peuvent devenir résidents permanents. L’article 100 précise en outre que si l’étranger présentant une demande au titre de la catégorie des travailleurs autonomes n’est pas un travailleur autonome au sens du RIPR, la demande sera rejetée :

100 (1) Pour l’application du paragraphe 12(2) de la Loi, la catégorie des travailleurs autonomes est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada et qui sont des travailleurs autonomes au sens du paragraphe 88(1).

100 (1) For the purposes of subsection 12(2) of the Act, the self‑employed persons class is hereby prescribed as a class of persons who may become permanent residents on the basis of their ability to become economically established in Canada and who are self‑employed persons within the meaning of subsection 88(1).

(2) Si le demandeur au titre de la catégorie des travailleurs autonomes n’est pas un travailleur autonome au sens du paragraphe 88(1), l’agent met fin à l’examen de la demande et la rejette.

(2) If a foreign national who applies as a member of the self‑employed persons class is not a self‑employed person within the meaning of subsection 88(1), the application shall be refused and no further assessment is required.

 

[7]  Le RIPR définit un « travailleur autonome » au paragraphe 88(1) (sans soulignement dans l’original) :

travailleur autonome Étranger qui a l’expérience utile et qui a l’intention et est en mesure de créer son propre emploi au Canada et de contribuer de manière importante à des activités économiques déterminées au Canada.

self‑employed person means a foreign national who has relevant experience and has the intention and ability to be self‑employed in Canada and to make a significant contribution to specified economic activities in Canada

[8]  L’« expérience utile » est aussi définie au paragraphe 88(1). Les exigences relatives à l’expérience utile varient selon que l’expérience du travailleur autonome a été acquise dans le domaine des (i) activités culturelles, (ii) activités sportives, ou (iii) relativement à l’achat et à la gestion d’une ferme. L’expérience revendiquée par M. Momeni est reliée au domaine des activités culturelles :

expérience utile

relevant experience, in respect of

(a) S’agissant d’un travailleur autonome… s’entend de l’expérience d’une durée d’au moins deux ans au cours de la période commençant cinq ans avant la date où la demande de visa de résident permanent est faite et prenant fin à la date où il est statué sur celle‑ci, composée :

(a) a self‑employed person, … means a minimum of two years of experience, during the period beginning five years before the date of application for a permanent resident visa and ending on the day a determination is made in respect of the application, consisting of

(i) relativement à des activités culturelles :

(i) in respect of cultural activities,

(A) soit de deux périodes d’un an d’expérience dans un travail autonome relatif à des activités culturelles,

(A) two one‑year periods of experience in self‑employment in cultural activities,

(B) soit de deux périodes d’un an d’expérience dans la participation à des activités culturelles à l’échelle internationale,

(B) two one‑year periods of experience in participation at a world class level in cultural activities, or

(C) soit d’un an d’expérience au titre de la division (A) et d’un an d’expérience au titre de la division (B),

(C) a combination of a one‑year period of experience described in clause (A) and a one‑year period of experience described in clause (B),

[…]

[…]

[9]  Le guide des opérations OP 8 Entrepreneur et travailleurs autonomes du défendeur [le guide] inclut davantage de précisions sur la définition de « travailleur autonome ». Ces précisions énoncent les facteurs que les agents doivent prendre en considération, notamment le fait que les demandeurs doivent prouver » … qu’ils ont pu subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leur famille grâce à leur talent et qu’ils continueront probablement à le faire au Canada. »

[21]  Récemment, la Cour s’est penchée sur une analyse de l’importance et de la signification des concepts d’« intention » et d’« être en mesure » qui se trouvent dans la définition de « travailleur autonome » énoncée au paragraphe 88(1) du Règlement (Wei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 982 [Wei]). Selon la Cour, « la notion sous‑jacente à un travailleur autonome en vertu du paragraphe 88(1) est que le statut de résident permanent est nécessaire au succès du projet, non pas que le projet puisse réussir autrement, mais que le demandeur devrait être récompensé par la résidence permanente si le projet aboutit ». L’intention est que le « demandeur soit un travailleur autonome au Canada dans le but de contribuer de manière importante à une activité économique déterminée » (Wei, par. 37).

[22]  En ce qui concerne le fait d’« être en mesure » de créer son propre emploi, la Cour a jugé qu’un demandeur de visa de résident permanent doit démontrer qu’il a planifié et exposé de façon exhaustive les moyens d’exécuter au Canada les activités proposées en tant que travailleur autonome (Wei, par. 34).

[23]  En ce qui concerne l’« intention » de créer son propre emploi, la Cour a jugé que, comme il s’agit d’un attribut mental, « son existence ne peut être constatée que par l’examen de la preuve d’une conduite externe antérieure, au sens large, ce qui prouve que la fin ou le but de la conduite est probable » et que l’« intention de respecter un engagement futur dépend de la preuve d’un engagement passé important qui contribue grandement à la réalisation du projet » (Wei, par. 40 et 42).

[24]  La Cour a souligné qu’un facteur plus fondamental de toute demande est « la démonstration que les projets ont été conçus en détail et que des mesures concrètes ont été prises pour assurer la mise en œuvre qui mènera à une activité économique réussie afin de répondre aux exigences imposées à un travailleur autonome immigrant au sens du paragraphe 88(1) » (Wei, par. 44).

[25]  Il est bien établi en droit que les agents des visas qui examinent les demandes de visa de résident permanent jouissent d’un grand pouvoir discrétionnaire et ont droit à un degré considérable de déférence (Ul Zaman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 268, par. 22). Toutefois, ce pouvoir discrétionnaire, comme c’est toujours le cas, n’est pas absolu (Azam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 115, par. 47; Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 284, par. 5 [Wang]).

[26]  Je suis conscient du fait que le « décideur administratif possède une expertise spécialisée en ce qui concerne l’ensemble des questions dont il est saisi » (Vavilov, par. 28) et que la cour de révision effectuant un contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit, afin de respecter pleinement le rôle décisionnel distinct délégué à ce décideur par le législateur, « centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait parvenue à la place du décideur administratif » (Vavilov, par. 15 et 75). C’est pourquoi le contrôle selon la norme de la décision raisonnable a pour point de départ la retenue judiciaire et a toujours été, et est toujours considéré, comme une norme de contrôle fondée sur la déférence (Vavilov, par. 26 et 75).

[27]  Toutefois, je suis également conscient du fait que, lorsque des motifs de décision sont requis, « ceux‑ci constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision » (Vavilov, par. 81). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » (Vavilov, par. 85). Autrement dit, une décision raisonnable « satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, par. 100) et est justifiée « au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, par. 47 et 74). Même s’ils ne doivent pas être jugés au regard d’une « norme de perfection » (Vavilov, par. 91), les « motifs qui “ne font que reprendre le libellé de la loi, résumer les arguments avancés et formuler ensuite une conclusion péremptoire” permettent rarement à la cour de révision de comprendre le raisonnement qui justifie une décision » (Vavilov, par. 102).

[28]  De plus, lorsqu’elle analyse une décision raisonnable, la cour de révision doit éviter de fournir des motifs qui n’ont pas été donnés par le décideur administratif, de deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou d’émettre des hypothèses sur ce que le décideur a pu penser, particulièrement quand les motifs passent sous silence une question essentielle (Vavilov, par. 97, citant avec approbation Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, par. 11).

[29]  En ce qui concerne les conclusions de fait en particulier, les cours de révision auront le droit d’intervenir lorsque le décideur s’est « fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, par. 125‑126).

[30]  Lorsqu’elle est examinée par rapport à ces principes directeurs, la décision de l’agent révèle des lacunes qui justifient l’intervention de la Cour. En fait, en ce qui concerne ce qui semble être un dossier solide présenté par le demandeur, l’agent n’a pas à mon avis expliqué, selon les exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence, la raison pour laquelle la capacité, les moyens et l’intention du demandeur de devenir résident permanent du Canada au titre de la catégorie des travailleurs autonomes pourraient raisonnablement être mis en doute. Autrement dit, la décision contestée ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti.

[31]  Comme il a été mentionné au début des présents motifs, l’agent a tiré quatre conclusions. Premièrement, il a conclu que Barbad Records est [traduction] « une entreprise exploitée passivement » que le demandeur dirige ou codirige depuis l’étranger. L’agent n’a toutefois pas expliqué ce qu’il voulait dire par cette expression. Quoi qu’il en soit, cette description pose problème, car les éléments de preuve fournis par le demandeur à l’appui de la demande semblent plutôt indiquer un flux constant d’activités visant à assurer la viabilité et la prospérité du projet de travail autonome de Barbad Records :

  1. Barbad Records est une entreprise exploitée activement au Canada depuis sa constitution en société en 2014;
  2. Elle bénéficie des droits d’auteur en matière de musique iranienne que le demandeur a hérités de l’Institut;
  3. Elle génère des revenus;
  4. Elle a signé un contrat avec une grande entreprise américaine de distribution de musique;
  5. Elle a déposé une marque de commerce et a mis au point une application mobile qui permet aux utilisateurs d’appareils mobiles et électroniques de créer des fonds d’écran pour leurs appareils à partir des pochettes de disque qui sont disponibles sur un marché numérique;
  6. Elle compte des actionnaires et des dirigeants canadiens;
  7. Le travailleur et dirigeant principal — le demandeur — dispose de près de 400 000 $ de fonds disponibles pour investir dans l’entreprise et investira, selon le plan d’affaires, 150 000 $ de ces fonds dès qu’il sera autorisé à s’établir au Canada.

[32]  Deuxièmement, l’agent a conclu que les états financiers de Barbad Records pour la période de 2014 à 2016 ont révélé un déficit des actifs de l’entreprise et ont soulevé des doutes quant à sa viabilité. Encore une fois, il n’y a aucune mention, dans les notes du SMGC de l’agent, des fonds dont disposera le demandeur pour l’entreprise une fois qu’il se sera établi au Canada, des revenus générés par Barbad Records depuis qu’elle est en activité aux termes du contrat conclu avec l’entreprise américaine de distribution de musique ou du taux de croissance potentiel.

[33]  Troisièmement, l’agent a critiqué le plan d’affaires de Barbad Records, qui, selon lui, fournit des renseignements théoriques limités sur la façon dont le demandeur compte atteindre son objectif de créer son propre emploi au Canada. En l’absence de plus de précisions, cela équivaut à une conclusion péremptoire, compte tenu de l’ensemble des éléments de preuve qui ont été présentés à l’agent concernant la capacité du demandeur à créer son propre emploi au Canada et les moyens d’exécution qu’il avait prévus pour les activités qu’il propose de mener au Canada. Cela ne satisfait pas au critère de justification énoncé dans l’arrêt Vavilov au paragraphe 102.

[34]  Enfin, l’agent a mentionné que le demandeur n’avait pas fait de visite d’exploration au Canada depuis la constitution en société de Barbad Records. Bien qu’il ait reconnu qu’une telle visite n’est une exigence ni de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ni du Règlement pour la catégorie des travailleurs autonomes demandeurs de visa de résident permanent, l’agent a jugé que c’était un comportement [TRADUCTION] « inhabituel » étant donné que le demandeur est copropriétaire de Barbad Records depuis 2014.

[35]  Le fait qu’un demandeur de visa n’ait jamais voyagé au Canada n’est effectivement pas pertinent quant à l’analyse d’une demande de visa dans la catégorie des travailleurs autonomes (Wang, par. 10). Ce qu’on ne sait pas, c’est le poids que l’agent a accordé à cette conclusion en rejetant la demande du demandeur. Comme on l’a vu, il n’appartient pas à la Cour d’émettre d’hypothèses sur ce point (Vavilov, par. 97). En soi, cette conclusion constitue, pour ce motif, une erreur susceptible de révision.

[36]  À l’audience relative à la présente demande de contrôle judiciaire, l’avocat du défendeur a soulevé un certain nombre de ce qu’il considère comme des incohérences dans les éléments de preuve que le demandeur a fournis à l’agent. Toutefois, ces incohérences n’ont pas été abordées par l’agent dans sa décision et ne doivent pas être prises en compte par la Cour, car les observations du défendeur sur ce point constituent une invitation faite à la Cour de fournir des motifs qui n’ont pas été donnés par l’agent (Vavilov, par. 97).

[37]  En somme, les motifs fournis par l’agent ne permettent pas à la Cour de comprendre, compte tenu de l’ensemble du dossier, pourquoi l’agent a rendu sa décision, ni de déterminer si la conclusion qu’il a tirée appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[38]  L’arrêt Vavilov insiste sur « la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov, par. 2). À la lumière de ce nouveau paradigme, la présente affaire en est une où l’intervention de la Cour est justifiée, car l’agent n’a pas expliqué, en respectant les exigences en matière de justification, d’intelligibilité et de transparence, pourquoi il estime, après examen en bonne et due forme de l’ensemble du dossier, la capacité, les moyens et l’intention du demandeur de devenir résident permanent du Canada au titre de la catégorie des travailleurs autonomes pourraient raisonnablement être mis en doute.

[39]  Pour tous ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision. Dans ses observations écrites présentées à la Cour, le demandeur a demandé le remboursement de ses dépens. Il a toutefois renoncé à cette demande à l’audience.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision en date du 30 mai 2019 par laquelle l’agent a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur au titre de la catégorie des travailleurs autonomes est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour de juin 2020

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM‑4682‑19

 

INTITULÉ :

ALIREZA REZAEI c IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 15 janvier 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

le 27 mars 2020

 

COMPARUTIONS :

Warren L. Creates

 

Pour le demandeur

 

Yusuf Khan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

PERLEY ROBERTSON AL. LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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