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Date : 20200328


Dossier : IMM‑4767‑19

Référence : 2020 CF 438

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 mars 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

MUHSIN KHAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Muhsin Khan, est citoyen du Pakistan. Il conteste une décision rendue en juin 2019 par la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [SAR] ayant confirmé la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [ SPR] selon laquelle il n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger [Décision].

[2] M. Khan a demandé l’asile parce qu’il craint d’être persécuté par les talibans, et également parce qu’il est membre du Parti national Awami [PNA], un parti politique pakistanais opposé aux talibans. Il affirme craindre de retourner au Pakistan, car les talibans auraient tenté de le recruter de force parce qu’il n’a pas remboursé à son voisin un prêt qu’ils avaient apparemment financé. La SPR et la SAR ont rejeté la demande d’asile de M. Khan, concluant que sa crainte de persécution et ses allégations n’étaient pas crédibles, et qu’il disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Lahore, au Pakistan.

[3] M. Khan affirme que la SAR a rendu une décision déraisonnable parce qu’elle a fait siennes toutes les conclusions de la SPR concernant la crédibilité ainsi que son approche problématique d’un rapport psychologique, sans tenir d’audience. Il ajoute que la SAR n’est pas intervenue alors que la SPR a commis l’erreur de ne pas l’autoriser à répondre aux préoccupations qu’elle avait soulevées en matière de crédibilité. M. Khan conteste aussi particulièrement le fait que la SAR n’a accordé aucun poids à la nouvelle preuve qu’il a soumise en appel. Enfin, M. Khan soutient que la SAR a eu tort de conclure à l’existence d’une PRI viable à Lahore. Il demande à notre Cour d’infirmer la Décision et de renvoyer son appel à la SAR pour un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Khan sera accordée. Ayant considéré la preuve dont disposait la SAR ainsi que le droit applicable, je conclus que son refus d’accepter la nouvelle preuve soumise par M. Khan ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable. À mon avis, la SAR n’explique pas comment sa Décision peut se justifier à la lumière de la preuve. Ses motifs ne me permettent pas non plus de comprendre le raisonnement qui fonde le refus d’admettre la nouvelle preuve. Cela suffit à justifier l’intervention de la Cour. Je dois donc renvoyer l’affaire pour réexamen. Compte tenu de cette conclusion, je n’ai pas à examiner les autres arguments qu’invoque M. Khan pour contester le caractère raisonnable de la Décision ou soulevant des questions d’équité procédurale.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

[5] M. Khan est originaire de la ville de Haji Abad dans le Bas‑Dir, Pakistan, une région connue comme étant un bastion des talibans. En 2008, il a rejoint les rangs du PNA. Son affiliation se serait limitée à encourager ses amis et sa famille à voter pour ce parti durant les élections.

[6] La même année, M. Khan a emprunté de l’argent à un voisin parce que son frère était tombé malade et devait se faire traiter. En janvier 2013, le voisin l’a informé qu’il devait s’engager auprès des talibans, car c’était eux qui avaient financé l’emprunt. En tant que membre du PNA, M. Khan a refusé de le faire.

[7] En avril 2013, des talibans ont prétendument attaqué M. Khan et menacé de le tuer s’il ne se pliait pas à leurs demandes. Il prétend avoir porté plainte à la police, mais il s’est fait dire alors que personne ne pouvait défier les talibans. M. Khan est donc entré dans la clandestinité à Shirengal, dans le Haut‑Dir, pendant huit mois, puis à Nowshera pendant 14 mois. Lorsqu’il était à Nowshera, sa famille a reçu une lettre des talibans menaçant de le tuer s’il ne rejoignait pas leurs rangs. En mai 2015, M. Khan a fui le Pakistan. Il s’est d’abord rendu aux États‑Unis pour demander l’asile, mais a ensuite revendiqué le statut de réfugié au Canada parce qu’il avait des doutes quant à l’acceptation de sa demande aux États‑Unis.

[8] En août 2016, le père de M. Khan a été enlevé, battu et torturé par les talibans qui voulaient savoir où se trouvait son fils. En février 2017, alors qu’il jouait dehors avec des amis au Pakistan, le fils de M. Khan a été victime d’une agression et a dû subir par la suite une amputation de la main. En mars 2019, son père a été tué par balle alors qu’il accompagnait la mère de M. Khan à un rendez‑vous à l’hôpital. Sa mère a également été atteinte à cette occasion d’un coup de feu à la jambe.

[9] En janvier 2019, la SPR a rejeté la demande d’asile de M. Khan pour manque de crédibilité. M. Khan a été déclaré personne vulnérable à l’audience. Cependant, la SPR a conclu que les omissions importantes dans son formulaire « Fondement de la demande d’asile » [FDA] n’étaient pas attribuables à son état psychologique. La SPR a relevé plusieurs disparités et incohérences concernant sa preuve et son témoignage. Aussi, elle n’a pas cru que M. Khan avait un profil de militant politique au Pakistan ou qu’il était membre du PNA.

B. La décision de la SAR

[10] M. Khan a interjeté appel à la SAR de la décision défavorable rendue par la SPR.

[11] Dans sa Décision de juin 2019, la SAR a d’abord examiné la nouvelle preuve que M. Khan souhaitait produire en appel. Ce dernier avait ainsi soumis : 1) un affidavit signé par lui; 2) des photographies de son fils blessé; 3) des documents provenant de l’hôpital; 4) une attestation signée par un avocat; 5) un certificat d’un poste de police; 6) une explication du certificat de décès; et 7) des renseignements provenant d’un barreau. La SAR a estimé que les photographies et la preuve médicale étaient dépourvues de pertinence puisqu’il n’existait aucun lien entre la preuve, l’agent de persécution (c.‑à‑d., les talibans) et les événements décrits dans la décision de la SPR. La SAR a également conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve, hormis les conjectures de M. Khan, pour corroborer les allégations relatives aux photos et que les documents médicaux étaient illisibles. Elle a par ailleurs estimé que l’explication se rapportant au certificat de décès était suspecte et qu’elle manquait de crédibilité à cause d’une faute d’orthographe relevée dans le document.

[12] La SAR a conclu que la nouvelle preuve n’était pas admissible, car elle ne satisfaisait pas aux exigences du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] ni aux critères de la pertinence, de la nouveauté et de la crédibilité énoncés dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza].

[13] M. Khan avait également soumis des éléments de preuve supplémentaires qui n’étaient pas, selon lui, normalement accessibles avant la date de mise en état de son appel. Il s’agissait : 1) d’un affidavit signé par lui; 2) d’un courriel indiquant qu’un interprète avait lu son affidavit avant qu’il ne le signe; 3) d’une photographie de son père décédé; 4) du certificat de décès de son père; 5) d’une preuve attestant les blessures subies par sa mère; et 6) de pièces médicales. Considérant l’admissibilité de ces éléments de preuve, la SAR a déterminé que la preuve supplémentaire n’était ni probante ni pertinente au regard de l’appel, et a donc refusé de l’accepter. La SAR a conclu à ce titre qu’il n’était pas nécessaire d’envisager et, par conséquent, de convoquer une audience.

[14] Pour ce qui est de son appel interjeté contre la décision de la SPR, M. Khan faisait valoir qu’il y avait eu atteinte à la justice naturelle découlant du niveau de sa représentation devant la SPR. Ayant toutefois fait remarquer que le représentant de M. Khan était le même avocat qui l’avait représenté devant la SPR, la SAR a estimé que cet argument n’était pas fondé. Elle a également conclu que la conduite de l’audience par la SPR n’avait entraîné aucune atteinte à l’équité procédurale, étant donné que M. Khan a été désigné comme personne vulnérable et qu’il avait bénéficié de mesures d’accommodation adéquates.

[15] Dans son analyse du bien‑fondé de la décision de la SPR, la SAR a examiné les conclusions tirées par cette dernière en matière de crédibilité et les a toutes faites siennes après avoir effectué son propre examen indépendant de la preuve. La SAR a d’abord estimé que la SPR n’avait commis aucune erreur dans son évaluation de la crédibilité de M. Khan. Ce dernier ayant fait valoir qu’il n’avait pas reçu de préavis l’informant que l’authenticité de ses documents était en cause, la SAR a fait remarquer que la SPR l’avait avisé dès le début de l’audience que sa crédibilité posait problème, et qu’en toute logique, une évaluation de la crédibilité portait sur l’ensemble de sa preuve. La SAR n’a ainsi relevé aucune erreur dans le fait que la SPR se soit prononcée sur l’authenticité des documents fournis par M. Khan sans lui avoir donné d’autres avis.

[16] S’agissant de la contradiction relevée entre l’allégation de M. Khan selon laquelle il avait été agressé physiquement par des talibans et le compte rendu du rapport de police qui mentionnait uniquement des menaces proférées lors d’un appel téléphonique anonyme, la SAR a déterminé que cette contradiction n’avait pas été expliquée de manière satisfaisante à l’audience de la SPR. Elle n’a donc accordé que peu de poids au rapport de police et au témoignage de M. Khan à cet égard. En ce qui concerne l’authenticité du rapport de police, la SAR a souscrit au raisonnement de la SPR portant que l’existence d’un tel rapport de police ne prouvait pas que le l’événement allégué s’était réellement produit, vu la preuve objective sur les documents frauduleux en provenance du Pakistan. La SAR a tiré une conclusion semblable à l’égard du rapport médical, car son contenu n’étayait pas la description fournie par M. Khan des circonstances dans lesquelles la blessure était survenue.

[17] La SAR n’a accordé aucun poids au certificat de décès du frère, car les dates indiquées faisant état de la maladie de celui‑ci ne concordaient pas avec le témoignage de M. Khan ni avec son récit dans le formulaire FDA. M. Khan a reconnu que le certificat de décès n’était pas digne de foi et pour la SAR, cela minait davantage sa crédibilité quant à la séquence des événements décrits dans son formulaire FDA.

[18] De plus, la SAR n’a pas accepté les explications fournies par M. Khan concernant les disparités relevées dans son formulaire FDA, étant donné qu’il avait amplement eu la possibilité d’examiner le document avant l’audience de la SPR et que son avocat aurait pu solliciter un bref ajournement s’il avait été confronté à des contraintes de temps. En fin de compte, la SAR a déterminé que le défaut de la SPR de soulever certaines disparités ne l’emportait pas sur les autres problèmes quant à la crédibilité de la preuve de M. Khan. Après avoir examiné l’affaire et tiré ses propres conclusions, la SAR s’est rangée à l’avis de la SPR et a conclu que M. Khan n’avait pas établi que les talibans l’avaient persécuté ou avaient tenté de le persécuter en raison de ses affiliations politiques. La SAR a par ailleurs estimé que M. Khan n’avait fourni aucune preuve cohérente ou digne de foi établissant qu’il avait déjà été un membre ou partisan actif du PNA.

[19] Par ailleurs, la SPR avait relevé que M. Khan n’avait mentionné ni dans son récit au formulaire FDA ni dans sa demande d’asile aux États‑Unis que la lettre envoyée à son père par les talibans indiquait que ces derniers savaient qu’il se cachait à deux endroits. M. Khan a expliqué qu’il avait rempli son formulaire FDA en étant soumis à beaucoup de pression et qu’il n’était pas représenté par un avocat lorsqu’il avait demandé l’asile aux États‑Unis, mais la SAR n’a pas accepté cette explication.

[20] S’agissant de l’existence d’une PRI viable, la SAR a finalement déterminé que M. Khan pouvait se prévaloir d’une PRI viable et raisonnable à Lahore, citant à cet égard un rapport de 2017 du ministère de l’Intérieur britannique indiquant que [traduction] « la situation en matière de sécurité à Lahore demeure meilleure que dans de nombreux autres endroits au Pakistan, où les niveaux de violence généralisée et sectaire sont moins élevés que dans de nombreux autres grands centres de population ». Estimant par ailleurs que M. Khan pouvait se rendre à Lahore sans subir de difficultés excessives, la SAR a conclu à l’insuffisance de la preuve établissant que les agents de persécution de M. Khan avaient des liens dans l’ensemble du pays, et le cas échéant, qu’ils seraient motivés ou capables de le retrouver. À ce titre, la SAR a déterminé qu’il n’était pas objectivement déraisonnable pour M. Khan de chercher refuge à Lahore.

C. La norme de contrôle applicable

[21] Il n’est pas contesté que les conclusions de la SAR concernant la crédibilité et son traitement de la preuve qui lui a été présentée sont soumis à la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica], la Cour d’appel fédérale a précisé qu’au moment de contrôler une décision de la SAR, la Cour applique la norme de la décision raisonnable à l’égard des déterminations de la SAR concernant les questions factuelles, y compris la crédibilité, et les questions mixtes de fait et de droit (Huruglica aux para 30-35). Il s’agit notamment des déterminations qui traitent de l’admissibilité de la nouvelle preuve et de l’interprétation par la SAR du paragraphe 110(4) de la LIPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh] au para 29; Galamb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1230 aux para 10-11; Olowolaiyemo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 895 [Olowolaiyemo] au para 10).

[22] Dans son arrêt rendu récemment dans l’affaire Vavilov, la Cour suprême du Canada [CSC] a confirmé que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle judiciaire de la Décision de la SAR (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17, 23-25). Dans cet arrêt, les juges majoritaires de la CSC ont énoncé un cadre révisé permettant de déterminer la norme de contrôle applicable lorsqu’une cour de justice se penche sur le fond d’une décision administrative. Ce cadre d’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas, à moins que le législateur ou la primauté du droit ne commande l’application d’une autre norme (Vavilov aux para 10, 17). Je suis convaincu que ni l’une ni l’autre de ces exceptions ne s’applique en l’espèce, et rien ne justifie de déroger à la présomption selon laquelle la norme de contrôle de la décision raisonnable est celle qui s’applique à la Décision de la SAR.

[23] En ce qui concerne la réelle teneur de la norme de la décision raisonnable, le cadre de l’arrêt Vavilov ne représente pas un écart marqué par rapport à l’approche antérieure de la CSC, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 et les décisions subséquentes, qui était fondée sur les « caractéristiques d’une décision raisonnable », soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). La cour de révision doit s’intéresser à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision », pour déterminer si celle‑ci est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si elle est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov aux para 83, 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada] aux para 2, 31).

[24] Suivant le cadre d’analyse révisé de la norme de la décision raisonnable établi dans l’arrêt Vavilov, la cour de révision saisie du contrôle judiciaire doit adopter une approche qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision » (Postes Canada au para 26). Lorsque le décideur fournit des motifs, la cour de révision qui entame son analyse du caractère raisonnable de la décision « doit d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov au para 84). Les motifs doivent être interprétés de façon globale et contextuelle, à la lumière de l’ensemble du dossier et en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils s’inscrivent (Vavilov aux para 91-94, 97). Cependant, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable […] le décideur doit également […] justifier sa décision » [En italique dans l’original.] (Vavilov au para 86).

[25] Avant de pouvoir infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). L’évaluation du caractère raisonnable d’une décision doit être rigoureuse, tout en restant sensible et respectueuse à l’égard du décideur administratif (Vavilov aux para 12-13). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable vise à faire en sorte que la cour de révision intervienne dans les affaires administratives uniquement « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Cette norme tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct et les connaissances spécialisées des décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75, 93). En d’autres mots, la cour de révision doit encore, par son approche, faire preuve de déférence, surtout à l’égard des conclusions de fait et de l’appréciation de la preuve. En l’absence de circonstances exceptionnelles, notamment lorsque le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise », la cour de révision ne reviendra pas sur les conclusions factuelles tirées par un décideur administratif (Vavilov aux para 125-126).

III. Analyse

[26] Suivant les arguments qu’il avance pour contester la Décision de la SAR, M. Khan fait valoir que cette dernière a rejeté, de manière déraisonnable, différents éléments de preuve nouveaux qu’il avait soumis, au motif qu’ils n’étaient pas pertinents et qu’ils n’établissaient pas de lien précis avec les événements rapportés. Cette nouvelle preuve jugée dépourvue de pertinence comprenait notamment des photographies de son fils après l’attaque, des dossiers hospitaliers et des communications provenant de son frère, le certificat de décès de son père, la preuve médicale ainsi que des photographies corroborant les incidents dont les membres de la famille ont été victimes. M. Khan soutient que le refus d’admettre cette nouvelle preuve a conduit la SAR à ne pas considérer les risques auxquels il était confronté. D’après lui, la Décision de la SAR est déraisonnable puisque le critère aux fins de l’admissibilité de la nouvelle preuve fondé sur la pertinence consiste à déterminer si la preuve est à même de prouver un fait pertinent quant à sa demande de protection.

[27] Je suis d’accord avec M. Khan et estime que le traitement par la SAR de sa nouvelle preuve était déraisonnable.

[28] Pour accepter la nouvelle preuve fournie par M. Khan, la SAR devait déterminer si elle était admissible en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR et de la jurisprudence ayant interprété cette disposition. Je ne conteste pas que l’appel interjeté devant la SAR n’offre pas une seconde chance de soumettre une preuve destinée à corriger les lacunes relevées par la SPR (Singh aux para 35, 51; Eshetie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1036 au para 33). Je reconnais aussi que le rôle de la Cour n’est pas de rouvrir la question de savoir si la nouvelle preuve aurait dû être acceptée, mais de déterminer le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR voulant que cette nouvelle preuve ne satisfaisait pas aux critères bien reconnus de l’arrêt Raza (Akanniolu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 311 au para 41). Cependant, j’estime qu’en l’espèce, la SAR a mal compris les exigences énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR et qu’elle a interprété et appliqué de manière déraisonnable les facteurs élargis de l’arrêt Raza à l’égard de la pertinence et de la crédibilité. Cela suffit à justifier l’intervention de la Cour et à renvoyer l’affaire à la SAR pour réexamen.

[29] Pour qu’une nouvelle preuve soit admissible en appel devant la SAR, elle doit d’abord relever de l’une des trois catégories décrites au paragraphe 110(4) de la LIPR et contenir i) des éléments survenus après le rejet de la demande d’asile; ii) des éléments qui n’étaient alors pas normalement accessibles; ou iii) s’ils l’étaient, que la personne en cause n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet (Singh au para 34). Seule la nouvelle preuve qui relève de l’une de ces trois catégories est admissible (Singh au para 35). Compte tenu de l’emploi du terme « ou » au paragraphe 110(4), le critère est disjonctif et non conjonctif (Olowolaiyemo au para 19).

[30] De plus, dans l’arrêt Singh, la Cour d’appel fédérale a déterminé que les critères d’admissibilité de la nouvelle preuve aux fins de l’examen des risques avant renvoi s’appliquaient aussi à l’admissibilité de la nouvelle preuve au sens du paragraphe 110(4) de la LIPR (Singh aux para 49, 64). Ces critères d’admissibilité ont été élaborés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Raza, et comportent notamment les éléments suivants : la crédibilité, la pertinence, la nouveauté, le caractère substantiel et les conditions légales explicites. Le paragraphe 13 de l’arrêt Raza les résume en ces termes :

[…]

1. Crédibilité : Les preuves nouvelles sont‑elles crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles elles sont apparues? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

2. Pertinence : Les preuves nouvelles intéressent‑elles la demande d’ERAR, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

3. Nouveauté : Les preuves sont‑elles nouvelles, c’est‑à‑dire sont‑elles aptes :

a) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile?

b) à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile?

c) à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?

Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les concidérer [sic].

4. Caractère substantiel : Les preuves nouvelles sont‑elles substantielles, c’est‑à‑dire la demande d’asile aurait‑elle probablement été accordée si elles avaient été portées à la connaissance de la SPR? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les concidérer [sic].

5. Conditions légales explicites :

a) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir uniquement un fait qui s’est produit ou des circonstances qui ont existé avant l’audition de la demande d’asile, alors le demandeur a‑t‑il établi que les preuves nouvelles ne lui étaient pas normalement accessibles lors de l’audition de la demande d’asile, ou qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il les ait présentées lors de l’audition de la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les concidérer [sic].

b) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir un fait qui s’est produit ou les circonstances qui ont existé après l’audition de la demande d’asile, alors elles doivent être considérées (sauf si elles sont rejetées parce qu’elles ne sont pas crédibles, pas pertinentes, pas nouvelles ou pas substantielles).

[31] Ces critères de l’arrêt Raza ne remplacent pas les trois conditions mentionnées au paragraphe 110(4) de la LIPR, mais viennent les étoffer, puisque l’objet de la disposition les rend nécessairement implicites. Ainsi, au moment de décider si une nouvelle preuve est admissible, la SAR doit déterminer si les critères de crédibilité, de pertinence, de nouveauté et du caractère substantiel énoncés dans l’arrêt Raza sont remplis (Singh au para 49). Cependant, les critères en question exigent certaines adaptations lorsqu’ils sont transposés au paragraphe 110(4) : par exemple, le critère du caractère substantiel est moins rigide puisque la SAR obéit à un mandat plus large et qu’elle peut accepter de nouveaux éléments de preuve qui, même s’ils ne sont pas déterminants, ont un impact sur l’évaluation globale de la demande (Singh au para 47).

[32] La question est donc de savoir, à la lumière de cette jurisprudence, s’il était raisonnable que la SAR conclue que la nouvelle preuve soumise par M. Khan n’était pas admissible. Je ne suis pas persuadé que c’était le cas. Il est vrai que le décideur a analysé les différents documents soumis par M. Khan, et conclu qu’ils ne remplissaient pas certains des critères d’admissibilité liés à la pertinence, à la crédibilité et à la nouveauté. Il s’agit là de déterminations qui appellent la déférence de la cour de révision, mais dans les circonstances de la présente affaire, je ne suis pas convaincu que la conclusion de la SAR refusant d’admettre cette nouvelle preuve atteste d’une analyse logique et rationnelle au regard des faits et du droit.

[33] Comme l’énonce l’arrêt Raza, le critère aux fins de la pertinence de la nouvelle preuve consiste à déterminer si les éléments de preuve sont « aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d’asile ». En l’espèce, les motifs de la SAR n’expliquent ni ne justifient comment la nouvelle preuve proposée concernant la mort par balle du père de M. Khan ou l’attaque brutale de son fils ayant entraîné l’amputation de sa main – dans une région où les talibans sont connus pour commettre de tels actes – peut être jugée comme étant dépourvue de pertinence à l’égard de la demande de protection de M. Khan.

[34] Ces documents renvoyaient à des allégations qui revêtaient une importance centrale au regard de la demande d’asile de M. Khan, et je ne vois pas comment ils peuvent raisonnablement être rejetés par la SAR pour manque de pertinence. Dans ses motifs, la SAR met seulement l’accent sur l’absence présumée de liens entre la nouvelle preuve (comme les photographies ou les documents médicaux) et les talibans ou les événements décrits par M. Khan, mais elle n’explique ni ne justifie pas comment la nouvelle preuve ne serait pas à même de prouver ou de réfuter la crainte alléguée par M. Khan d’être persécuté par les talibans. Cela constitue à mon avis une erreur suffisamment grave pour justifier l’annulation de la Décision, puisque l’admissibilité de cette nouvelle preuve aurait pu avoir d’importantes répercussions sur les conclusions ultimes de la SAR. Dans l’arrêt Singh, la Cour d’appel fédérale faisait observer que le critère du caractère substantiel de la preuve commande une approche libérale et précisait qu’« [i]l se peut que la preuve nouvelle ne soit pas déterminante en soi, mais puisse influer sur l’appréciation globale que fera la SAR de la décision rendue par la SPR » (Singh au para 47). Lorsqu’elle est saisie d’un appel visant une décision de la SPR, la SAR se voit confier un large mandat et peut intervenir pour corriger la moindre erreur de fait, de droit, ou mixte de fait et de droit, ce que doit refléter son approche à l’égard de la nouvelle preuve. Cela ne signifie pas que la nouvelle preuve entraînera nécessairement le succès de l’appel, mais elle oblige certainement la SAR à expliquer adéquatement pourquoi la nouvelle preuve directement liée aux éléments centraux d’une demande d’asile ne peut pas être acceptée.

[35] M. Khan a expliqué pourquoi il pense que les attaques dont ses parents et son fils ont été victimes résultent de son conflit avec les talibans. Si la SAR n’a pas cru sa nouvelle preuve, ou si elle avait besoin d’éléments corroborants, il lui incombait de convoquer une audience pour apprécier la crédibilité de la preuve de M. Khan (Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 147 au para 25).

[36] Je reconnais que les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être évalués à l’aune d’une norme de perfection (Vavilov au para 91). Les motifs d’un décideur administratif n’ont pas à être exhaustifs ou parfaits. Cependant, ils doivent être compréhensibles et justifiés. Le défaut d’étudier valablement les questions clés ou les arguments centraux soulevés par une partie peut poser la question de savoir si le décideur s’est réellement montré vigilant et sensible aux questions dont il était saisi et si la décision présente le degré requis de justification, de transparence et d’intelligibilité (Vavilov aux para 127-128). À mon avis, dans l’affaire qui nous occupe, les lacunes ou les carences de la SAR en ce qui a trait à l’acceptabilité de la nouvelle preuve de M. Khan sont suffisamment centrales ou importantes pour rendre la Décision déraisonnable (Vavilov aux para 96, 97, 100). En d’autres mots, la Décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. D’après moi, les motifs fournis par la SAR ne peuvent attester que la Décision concernant la nouvelle preuve proposée par M. Khan reposait sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et respectait les contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur la SAR et sur la question à trancher (Postes Canada au para 30; Vavilov aux para 105-107).

[37] Le décideur administratif est tenu « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov au para 96). La décision ne sera pas raisonnable si les motifs, lus conjointement avec le dossier, ne permettent pas de comprendre le raisonnement du décideur quant à un point central (Vavilov au para 103). Cela est d’autant plus vrai si la décision a des conséquences particulièrement graves pour la personne concernée, comme c’est le cas des « décisions dont les conséquences menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu » (Vavilov au para 133). En l’espèce, les conséquences liées au refus de la nouvelle preuve sont particulièrement graves et rudes pour M. Khan et sa demande d’asile, et la SAR était tenue, dans une telle situation, d’« explique[r] pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur » et la jurisprudence se rapportant au facteur de la pertinence » (Vavilov au para 133). J’estime que dans les circonstances particulières de la présente affaire, ce n’est pas ce que la SAR a fait. Pour faire écho aux propos tenus par la CSC dans l’arrêt Vavilov, les omissions dans l’analyse étayant le refus de la nouvelle preuve de M. Khan m’amènent à « perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé[e] » la SAR (Vavilov au para 122; Postes Canada aux para 52-53).

[38] Compte tenu de ma conclusion concernant le traitement de la nouvelle preuve par la SAR, il n’est pas nécessaire d’aborder les autres arguments avancés par M. Khan pour contester la décision de la SAR.

IV. Conclusion

[39] Pour les motifs précités, il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire de M. Khan. Je ne suis pas convaincu que le refus de sa nouvelle preuve soit un résultat raisonnable dans les circonstances. Suivant la norme de la décision raisonnable, les motifs détaillés dans la Décision devaient démontrer que la conclusion de la SAR reposait sur une analyse rationnelle et intrinsèquement cohérente et qu’elle était justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles était assujetti le décideur. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Par conséquent, je dois faire droit à la demande de contrôle judiciaire de M. Khan et la renvoyer à la SAR pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

[40] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale en vue de la certification et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4767‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée, sans dépens.

  2. La décision du 28 juin 2019 par laquelle la Section d’appel des réfugiés a rejeté l’appel de M. Khan est infirmée.

  3. L’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5jour de mai 2020.

Semra Denise Omer, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4767‑19

 

INTITULÉ :

MUHSIN KHAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 MARS 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 28 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

Molly Joeck

POUR Le demandeur

 

Alexandra J. Scott

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Molly Joeck

Edelman & Co.
Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR Le demandeur

 

Alexandra J. Scott

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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