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Date : 20200313


Dossier : T‑2083‑18

Référence : 2020 CF 364

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 13 mars 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

MOHAMMED ALSALOUSSI

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. L’aperçu

[1] Le demandeur, M. Mohammed Alsaloussi, conteste la décision du 28 novembre 2018 [Décision] par laquelle la Division de l’examen de l’admissibilité au passeport et des enquêtes [Division des passeports] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a révoqué son passeport canadien et a suspendu pour trois ans la fourniture de services de passeport, en vertu de l’alinéa 10(2)d) et du paragraphe 10.2(1) du Décret sur les passeports canadiens, TR/81‑86, modifié [Décret sur les passeports]. Dans sa Décision, l’agent qui agissait pour le compte de la Division des passeports [Décideur] a conclu que, à la suite de la demande présentée par lui le 25 avril 2018 [la demande de passeport d’avril 2018], M. Alsaloussi avait obtenu un passeport au moyen de renseignements faux ou trompeurs.

[2] Monsieur Alsaloussi affirme que la Décision est déraisonnable au motif que la conclusion selon laquelle il a fourni des renseignements faux ou trompeurs ne trouve aucune justification en fait et en droit. Selon lui, la suspension des services de passeport pour une durée de trois ans est elle aussi déraisonnable parce que cette décision a été prise sans tenir compte de faits pertinents et qu’elle a eu un effet disproportionné sur sa liberté de circulation et d’établissement, une liberté garantie par l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R‑U) [Charte]. L’article 6 dit que « [t]out citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir ». Monsieur Alsaloussi soutient aussi que, en rendant la Décision et en imposant la suspension des services de passeport, la Division des passeports a contrevenu aux principes d’équité procédurale. Il affirme enfin que la Décision constitue une peine cruelle et inusitée, contraire à l’article 12 de la Charte.

[3] Dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Alsaloussi demande à la Cour de lui accorder les mesures de réparation suivantes : 1) une ordonnance annulant la Décision; 2) un jugement déclaratoire statuant que la Division des passeports a contrevenu aux principes de l’équité procédurale et a porté atteinte aux droits que lui garantit la Charte; 3) une ordonnance enjoignant aux autorités de lui restituer son passeport canadien d’une manière permanente, sans limites d’utilisation, dans les cinq jours suivant la décision de la Cour; 4) une ordonnance enjoignant au gouvernement du Canada de modifier la demande de passeport générale afin que soient précisées les questions qui se rapportent au changement de nom ou à la modification du nom d’un demandeur; et 5) les dépens.

[4] À la suite de l’audience devant la Cour, quatre questions en litige se posent dans la présente demande de contrôle judiciaire : 1) Était‑il déraisonnable pour le Décideur de conclure que M. Alsaloussi avait fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport? 2) Était‑il déraisonnable de suspendre pour trois ans les services de passeport fournis à M. Alsaloussi, eu égard à l’effet de cette décision sur sa liberté de circulation ainsi qu’aux objectifs qui sous‑tendent le programme de passeport du Canada [Programme de passeport]; 3) Le processus de la Division des passeports était‑il conforme aux principes d’équité procédurale? et 4) La Décision a‑t‑elle porté atteinte aux droits garantis à M. Alsaloussi par l’article 12 de la Charte?

[5] Pour les motifs qui suivent, je ferai droit en partie à la demande de M. Alsaloussi. J’estime que la conclusion tirée par le Décideur sur les observations fausses ou trompeuses contenues dans sa demande de passeport d’avril 2018 est justifiée et intelligible, et qu’elle est raisonnable au regard de la preuve. Les motifs détaillés dans la Décision montrent que cette conclusion est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles la Division des passeports est assujettie. Par ailleurs, je suis également d’avis que le processus d’enquête et de décision suivi par la Division des passeports était conforme aux principes d’équité procédurale et que M. Alsaloussi n’a pas été la cible d’une peine cruelle et inusitée au sens de l’article 12 de la Charte. Cependant, eu égard aux faits particuliers de l’affaire, je ne crois pas que la suspension de trois ans imposée par le Décideur satisfasse à la norme de la décision raisonnable. À mon avis, la Décision n’explique pas en quoi la suspension de trois ans se justifie eu égard à la preuve, ni en quoi elle s’accorde avec les objectifs du Programme de passeport. En outre, les motifs de la Décision ne me permettent pas de comprendre le fondement de la suspension de trois ans des services de passeport, ni de conclure qu’elle constitue une restriction équilibrée à la liberté de circulation de M. Alsaloussi. Ces éléments suffisent à justifier l’intervention de la Cour.

II. Le contexte

A. Les faits

[6] En septembre 2005, M. Alsaloussi est devenu citoyen canadien sous le nom de « Mohamed Essam El Saloussy ». Douze ans plus tard, en octobre 2017, IRCC a approuvé sa demande de modification de son dossier d’immigration, qui visait à changer son nom de « Mohamed Essam El Saloussy » pour « Mohammed Alsaloussi ».

[7] Avant son changement de nom, M. Alsaloussi avait demandé des passeports canadiens à cinq reprises, sous son nom de famille antérieur « El Saloussy ». À chaque fois, il a présenté ses passeports antérieurs au soutien de ses demandes. Le dernier passeport qu’il détenait sous le nom de famille « El Saloussy » a été délivré le 19 juillet 2016, sous le numéro HM804068 [le passeport no HM804068].

[8] Le 25 avril 2018, M. Alsaloussi a demandé un nouveau passeport sous son nouveau nom corrigé, Mohammed Alsaloussi, au bureau des passeports de London, en Ontario. Sur sa demande de passeport d’avril 2018, il a laissé en blanc les cases où doivent être inscrits le nom de famille à la naissance et les noms de famille antérieurs, et il a répondu « Non » à la question de savoir si un document de voyage canadien (passeport, certificat d’identité ou titre de voyage pour réfugiés) lui avait été délivré.

[9] Les parties ne s’entendent pas sur les faits qui ont conduit au contenu de la demande de passeport d’avril 2018, ni sur le fil des événements du 25 avril 2018. Monsieur Alsaloussi affirme qu’il a répondu au formulaire de demande comme il l’a fait à cause des directives qui lui ont été données au téléphone par les représentants du Centre de soutien à la clientèle d’IRCC [Centre de soutien d’IRCC], à qui il aurait expliqué le correctif apporté récemment à son nom de famille. Par ailleurs, M. Alsaloussi affirme avoir reçu confirmation d’un représentant d’IRCC qu’il pouvait garder le passeport no HM804068, qu’il détenait à la date de la demande de passeport d’avril 2018. Il souhaitait conserver ce passeport parce qu’il contenait un coûteux visa l’autorisant à se rendre en Arabie saoudite. Monsieur Alsaloussi ajoute qu’il avait apporté avec lui le passeport no HM804068 au bureau des passeports de London au moment où il a présenté sa demande de passeport en avril 2018, et qu’un agent des passeports lui a alors dit qu’il pouvait le garder.

[10] Selon le procureur général du Canada [PGC], aucun des renseignements que M. Alsaloussi dit avoir reçus des autorités canadiennes en matière de passeports ne s’accorde avec les politiques et procédures du Programme de passeport. Il n’apparaît nulle part que M. Alsaloussi a présenté le passeport no HM804068 lors de sa demande de passeport d’avril 2018. Le PGC fait aussi remarquer que le Centre de soutien d’IRCC a l’obligation de consigner les appels téléphoniques entrants et qu’il n’y avait, aux environs d’avril 2018, aucune trace d’un tel appel de M. Alsaloussi. En outre, le PGC fait observer que le Centre de soutien d’IRCC n’offre pas d’aide relativement aux demandes de passeport, cette aide étant spécifiquement fournie par un autre centre d’appels du Programme de passeport.

[11] À la suite de la demande de passeport d’avril 2018 présentée par M. Alsaloussi, un passeport portant le numéro AC588690 a été délivré sous le nouveau nom de M. Alsaloussi le 26 avril 2018 [le passeport no AC588690]. Monsieur Alsaloussi a conservé le passeport no HM804068, mais en fait celui‑ci n’a jamais été utilisé après la délivrance du passeport no AC588690.

[12] Peu après la délivrance du passeport no AC588690, les autorités canadiennes en matière de passeports ont mené une enquête administrative à la suite d’une vérification de routine liée au Système de reconnaissance faciale [SRF] d’IRCC. Le SRF avait généré une alerte indiquant une forte ressemblance entre la photographie produite par M. Alsaloussi pour sa demande de passeport d’avril 2018 et la personne apparaissant sur la photographie contenue dans le passeport no HM804068 délivré sous le nom de « Mohamed Essam El Saloussy ». Monsieur Alsaloussi fut informé au début de juin 2018 que le Programme de passeport tentait de communiquer avec lui à propos de sa demande de passeport d’avril 2018.

[13] Monsieur Alsaloussi a reçu d’IRCC, le 25 juillet 2018, une lettre détaillée de neuf pages qui le priait de retourner à la fois son précédent passeport no HM804068 et le passeport no AC588690 nouvellement délivré. La lettre l’informait également qu’il faisait l’objet d’une enquête, car la Division des passeports avait des raisons de croire qu’il avait fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport d’avril 2018. La lettre indiquait les faits à l’origine de l’enquête, ainsi que les démarches que M. Alsaloussi devrait suivre pour répondre à la lettre. Monsieur Alsaloussi était invité à présenter des renseignements à la Division des passeports, qui les examinerait dans le cadre de son processus d’enquête et de décision. La lettre soulignait notamment que M. Alsaloussi semblait avoir fourni des renseignements faux ou trompeurs à l’appui de sa demande de passeport d’avril 2018 puisqu’il avait omis de déclarer son changement de nom, d’indiquer qu’un passeport lui avait auparavant été délivré et de joindre à sa demande le passeport existant no HM804068.

[14] La lettre informait également M. Alsaloussi que, lorsque le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté [Ministre] révoque un passeport au motif qu’il a été obtenu au moyen de renseignements faux ou trompeurs, le Ministre peut alors refuser de lui fournir des services de passeport pendant une période d’au plus dix ans. La lettre mentionnait enfin que, après la remise de ses passeports et durant la période de l’enquête, M. Alsaloussi pourrait demander un passeport à durée de validité limitée, et assorti de restrictions géographiques, en faisant valoir des considérations urgentes, impérieuses et d’ordre humanitaire.

[15] Le 3 août 2018, M. Alsaloussi a tenté de remettre les deux passeports comme l’en priait la lettre du 25 juillet 2018. Le bureau des passeports de London a annulé et conservé le passeport no HM804068, mais le passeport no AC588690 a été rendu à M. Alsaloussi, qui a été autorisé à le conserver. Monsieur Alsaloussi a remis le passeport no AC588690 le 23 août 2018.

[16] Le 27 août 2018, la Division des passeports a envoyé à M. Alsaloussi une autre lettre l’informant que l’enquête était terminée et que son dossier était transmis pour décision.

[17] Le 6 septembre 2018, M. Alsaloussi, par l’entremise de son avocat, a envoyé à la Division des passeports, en réponse à la lettre du 25 juillet 2018, des observations écrites détaillées dans lesquelles il expliquait pourquoi, selon lui, sa demande de passeport d’avril 2018 n’était ni fausse ni trompeuses.

[18] Le 28 septembre 2018, la Division des passeports a envoyé à M. Alsaloussi une autre lettre, l’informant de renseignements pertinents additionnels, et lui donnant la possibilité de réagir à ces renseignements avant qu’une décision ne soit rendue. La lettre informait M. Alsaloussi que 1) le Centre de soutien d’IRCC n’avait aucune trace d’un appel que lui aurait fait M. Alsaloussi durant l’année 2018; 2) l’Agence des services frontaliers du Canada avait transmis à la Division des passeports des relevés des entrées au Canada de M. Alsaloussi, et ces relevés ne montraient aucune utilisation du passeport no HM804068 après la délivrance du passeport no AC588690; 3) une gestionnaire adjointe qui travaillait au bureau des passeports de London où le passeport no AC588690 avait été délivré, et qui avait eu affaire à M. Alsaloussi durant l’enquête [la gestionnaire adjointe] avait déclaré que tout cela était le résultat [traduction] « d’une erreur administrative de notre bureau », mais elle a précisé que cette opinion était fondée sur le fait que M. Alsaloussi avait lui-même déclaré qu’il avait joint le passeport no HM804068 à sa demande de passeport d’avril 2018; et 4) il n’apparaissait nulle part dans le dossier que le passeport no HM804068 avait été présenté en même temps que la demande de passeport d’avril 2018 en vue de la délivrance du passeport no AC588690 (la lettre indiquait que les agents des passeports sont tenus d’ajouter dans un dossier des remarques sur l’état de tel ou tel passeport et d’apposer une empreinte sur le livret de passeport puis de l’annuler par voie électronique avant de le rendre au demandeur).

[19] Le 17 octobre 2018, M. Alsaloussi, cette fois encore par l’entremise de son avocat, a envoyé une autre lettre détaillée à la Division des passeports, en réponse à la lettre du 28 septembre 2018.

[20] Le 28 novembre 2018, le Décideur a rendu la Décision qui est aujourd’hui contestée. Le 8 janvier 2019, la Cour a rejeté la requête de M. Alsaloussi en sursis d’exécution de la Décision jusqu’à ce que jugement soit rendu sur sa demande de contrôle judiciaire.

B. La Décision

[21] Dans sa Décision, le Décideur a fait un examen détaillé de l’enquête menée par la Division des passeports ainsi que des éléments qu’il avait pris en compte pour décider de l’opportunité de prendre des mesures administratives concernant le passeport no HM804068 et le passeport no AC588690. Le Décideur a notamment constaté que M. Alsaloussi n’avait pas déclaré son ancien nom de famille dans sa demande de passeport d’avril 2018 et qu’il avait affirmé clairement qu’aucun passeport antérieur ni aucun autre document de voyage canadien ne lui avait été délivré. Il concluait ensuite qu’il était plus probable que le contraire que M. Alsaloussi n’avait pas produit le passeport no HM804068 au bureau des passeports de London au moment de soumettre sa demande de passeport d’avril 2018. En conséquence, Monsieur Alsaloussi a été informé que son passeport no AC588690 était révoqué.

[22] Monsieur Alsaloussi a aussi été avisé que les services de passeport lui seraient refusés pour une période de trois ans en vertu du paragraphe 10.2(1) du Décret sur les passeports. Sur ce point, la Décision reconnaissait que [traduction] « le refus des services de passeport est une affaire sérieuse qui peut être source de difficultés et qui doit être évaluée par rapport au mandat de la [Division des passeports] ». Le Décideur a fait état de la situation personnelle de M. Alsaloussi ainsi que des facteurs liés au mandat de la Division des passeports qui avaient été pris en compte pour décider de suspendre les services de passeport pour trois ans.

[23] La Décision a conclu en précisant que, malgré la suspension, M. Alsaloussi pouvait encore demander un passeport à durée de validité limitée en faisant valoir des considérations urgentes, impérieuses et d’ordre humanitaire, comme par exemple une maladie grave ou un décès dans la famille.

C. La norme de contrôle

[24] Il n’est pas contesté que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui est applicable à la décision de révoquer un passeport et de suspendre des services de passeport (Shamir c Canada (Procureur général), 2018 CF 769 [Shamir] au para 8; Abaida c Canada (Procureur général), 2018 CF 490 [Abaida] aux para 33-34; Villamil c Canada (Procureur général), 2013 CF 686 [Villamil] au para 30). Cette norme vaut également pour la mise en balance, par le Décideur, de la liberté de circulation de M. Alsaloussi et des objectifs qui sous‑tendent le Décret sur les passeports (Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 [Doré] aux para 57-58; Thelwell c Canada (Procureur général), 2017 CF 872 [Thelwell] au para 26). La jurisprudence reconnaît que le refus de fournir des services de passeport porte atteinte à la liberté de circulation garantie par la Charte (Canada (Procureur général) c Kamel, 2009 CAF 21 [Kamel 1] aux para 15, 68; Thelwell au para 23). Dans ce contexte, une décision qui ne prend pas en compte cette liberté ou qui la restreint de manière disproportionnée est réputée déraisonnable (Kamel c Canada (Procureur général), 2013 CAF 103 [Kamel 2] au para 35).

[25] La Cour suprême du Canada a récemment confirmé dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], que la norme de la décision raisonnable est celle qu’il convient d’appliquer. Dans cet arrêt, les juges majoritaires exposent un cadre d’analyse révisé qui sert à déterminer la norme qui s’applique au contrôle des décisions administratives au fond, précisant qu’il faut présumer que les décisions administratives sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable, à moins que l’intention du législateur ou le principe de la primauté du droit n’exige le contraire (Vavilov aux para 10, 17). J’estime qu’aucune de ces deux exceptions ne s’applique en l’espèce et qu’il n’y a aucune raison de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable pour ce qui concerne la Décision.

[26] S’agissant de la teneur exacte de la norme de la décision raisonnable, le cadre d’analyse que préconise Vavilov ne constitue pas un écart marqué par rapport à l’approche antérieure de la Cour suprême, énoncée dans Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], et dans la jurisprudence qui en est issue, approche qui était fondée sur les « caractéristiques d’une décision raisonnable », à savoir la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). La cour de révision doit s’intéresser « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision », pour savoir si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si elle est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov aux para 83, 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 2, 31).

[27] Le cadre d’analyse révisé énoncé dans Vavilov pour la norme de la décision raisonnable requiert de la cour de révision qu’elle adopte, en matière de contrôle judiciaire, une approche qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision » (Société canadienne des postes au para 26). Lorsque le décideur a fourni des motifs écrits, la cour de révision doit, pour savoir si la décision est raisonnable, « d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov au para 84). Il faut interpréter les motifs écrits du décideur de façon globale et contextuelle, à la lumière du dossier dans son ensemble et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés (Vavilov aux para 91-94, 97). Cependant, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable […] le décideur doit également […] justifier sa décision » [En italique dans l’original.] (Vavilov au para 86).

[28] Avant qu’une décision puisse être annulée au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). L’analyse du caractère raisonnable d’une décision administrative doit être rigoureuse, mais elle doit rester sensible et respectueuse envers le décideur administratif (Vavilov aux para 12-13). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable vise à faire en sorte que la cour de révision intervienne dans les affaires administratives « uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Il est ancré dans le principe de la retenue judiciaire et il témoigne d’un respect envers le rôle distinct et l’expertise des décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75 et 93). Autrement dit, l’approche que doit suivre la cour de révision demeure une approche fondée sur la retenue, en particulier pour ce qui est des conclusions de fait et de l’appréciation de la preuve. Hormis des circonstances exceptionnelles, par exemple quand le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte », la cour de révision n’interfèrera pas avec les conclusions de fait du décideur administratif (Vavilov aux para 125-126).

[29] En ce qui concerne les questions d’équité procédurale, l’approche qu’il convient d’adopter n’a pas changé avec Vavilov (Vavilov au para 23). La jurisprudence reconnaît en général que la norme de la décision correcte est celle qu’il convient d’appliquer à la question de savoir si le décideur a respecté les principes d’équité procédurale et de justice fondamentale (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Shamir au para 31).

[30] Cependant, la Cour d’appel fédérale a récemment confirmé que les questions d’équité procédurale ne sont pas véritablement assujetties à une norme de contrôle particulière. Il s’agit plutôt d’une question de droit à laquelle doit répondre la cour de révision, et celle‑ci doit être convaincue qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale. Lorsque l’obligation du décideur administratif d’agir de manière équitable est mise en doute ou qu’un manquement à la justice fondamentale est invoqué, la cour de révision doit se demander si la procédure suivie était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24-25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP] au para 54). Cette évaluation porte sur les cinq facteurs contextuels non exhaustifs énoncés dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker] (Vavilov au para 77). Il appartient à la cour de révision de répondre à la question et, lorsqu’elle se livre à cet exercice, elle est appelée à se demander, « en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi » (CCP au para 54). Comme l’écrivait la Cour d’appel fédérale dans CCP, « [p]eu importe la déférence qui est accordée aux tribunaux administratifs en ce qui concerne l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de faire des choix de procédure, la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre » (CCP au para 56).

[31] Par conséquent, la véritable question que soulève une demande de contrôle judiciaire qui porte sur l’équité procédurale et sur des manquements allégués aux principes de justice fondamentale, est celle de savoir si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances de l’espèce, le processus suivi par le décideur administratif était équitable et a donné aux parties l’occasion d’exercer leur droit de se faire entendre ainsi que la possibilité d’être informées de la preuve à réfuter et d’y répondre (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, aux para 51-54).

III. L’analyse

A. Était‑il déraisonnable de conclure que M. Alsaloussi avait fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport d’avril 2018?

[32] Monsieur Alsaloussi soutient d’abord que la Décision est déraisonnable parce que la conclusion selon laquelle il aurait fourni des renseignements faux ou trompeurs au soutien de sa demande de passeport d’avril 2018 est fondée sur des conclusions de fait et de droit injustifiables. D’après lui, la conclusion du Décideur selon laquelle il n’avait pas produit son passeport no HM804068 au moment de demander un nouveau passeport en avril 2018 n’était pas justifiée, ou il était improbable que des représentants d’IRCC l’aient informé à tort qu’il devait répondre qu’aucun passeport ne lui avait jusque‑là été délivré. Essentiellement, M. Alsaloussi soutient qu’il était déraisonnable de ne pas croire ses explications selon lesquelles les renseignements faux ou trompeurs qu’il avait fournis étaient imputables à la faute de représentants d’IRCC et d’agents des passeports, et non à la sienne. À cet égard, il s’appuie notamment sur des propos de la gestionnaire adjointe, au bureau des passeports de London, qui avait indiqué que M. Alsaloussi était probablement victime d’une erreur administrative. Se fondant sur Lévis (Ville) c Tétreault; Lévis (Ville) c 2629-4470 Québec Inc., 2006 CSC 12, M. Alsaloussi soutient aussi que tout acte illicite qu’il a pu commettre a été officiellement provoqué par une erreur de l’État.

[33] Je ne suis pas de cet avis et je ne suis pas convaincu par les arguments de M. Alsaloussi en ce qui concerne les conclusions de la Décision se rapportant aux renseignements faux ou trompeurs.

[34] Avant de se résoudre à révoquer le passeport no AC588690, le Décideur a estimé qu’il était plus probable que le contraire que M. Alsaloussi n’avait pas produit son passeport no HM804068 au bureau des passeports de London le 25 avril 2018 et qu’il avait clairement indiqué, sur sa demande de passeport d’avril 2018, qu’aucun document de voyage canadien ne lui avait été délivré auparavant. Dans des motifs détaillés, exposés sur plus de cinq pages, le Décideur analyse et examine la preuve l’ayant mené à cette conclusion.

[35] Pour conclure qu’il était plus probable que le contraire que la demande de passeport de M. Alsaloussi en avril 2018 contenait des renseignements faux ou trompeurs, le Décideur a expressément pris en compte les renseignements que M. Alsaloussi avait fournis à la Division des passeports dans ses diverses observations écrites. Le Décideur s’y est abondamment référé dans les motifs de la Décision. Il s’agissait notamment de ce qui suit : la déclaration de M. Alsaloussi selon laquelle il avait appelé le Centre de soutien d’IRCC, qui lui avait dit de faire comme il a fait; sa conviction d’avoir agi conformément aux directives du Centre de soutien d’IRCC; son affirmation selon laquelle il avait avec lui le passeport no HM804068 au moment où il a présenté sa demande de passeport d’avril 2018; et enfin son souvenir de ce que lui avait dit la gestionnaire adjointe.

[36] Le Décideur a examiné attentivement les observations de M. Alsaloussi voulant que tout renseignement faux ou trompeur apparaissant dans sa demande de passeport résultait directement d’erreurs commises par les représentants d’IRCC, mais elles ne l’ont pas convaincu. Et, après avoir examiné et soupesé l’ensemble des éléments de preuve au dossier, il a conclu que, suivant la prépondérance de la preuve, M. Alsaloussi avait obtenu le passeport no AC588690 au moyen de renseignements faux ou trompeurs. Contrairement à l’affirmation de M. Alsaloussi selon laquelle le Décideur a fondé son jugement sur des conclusions injustifiées, je suis plutôt d’avis que la Décision a soigneusement tenu compte de tous les éléments apportés par M. Alsaloussi, de même que les dossiers de la Division des passeports, et qu’il était parfaitement fondé à conclure comme il l’a fait.

[37] Plus précisément, le Décideur a tenu compte des renseignements suivants, qu’il a soupesés par rapport aux déclarations de M. Alsaloussi : 1) les déclarations inexactes faites en réponse aux questions sur son ancien nom de famille et sur ses précédents documents de voyage dans la demande de passeport d’avril 2018; 2) l’absence d’éléments de preuve objectifs montrant que le passeport no HM804068 avait été présenté au bureau des passeports de London; 3) l’absence d’éléments objectifs faisant état des appels téléphoniques de M. Alsaloussi au Centre de soutien d’IRCC; et 4) la preuve de la gestionnaire adjointe précisant que ses déclarations concernant une « erreur administrative » reposaient strictement sur les déclarations faites par M. Alsaloussi lui-même.

[38] La preuve montre manifestement que relativement à certaines réponses obligatoires exigées dans le formulaire de demande de passeport, les renseignements contenus dans la demande de passeport d’avril 2018 étaient faux. Puisque M. Alsaloussi ne nie pas être « Mohamed Essam El Saloussy », il n’importe pas qu’il ait modifié son nom ou l’ait simplement corrigé, puisqu’il n’a pas indiqué son ancien nom de famille « El Saloussy » dans la demande. Je conviens avec le PGC que le changement de nom de famille, « El Saloussy » devenu « Alsaloussi », était matériel et ne peut être qualifié de simple correction orthographique. Par ailleurs, bien qu’un document de voyage canadien lui ait déjà été délivré (à savoir le passeport no HM804068), M. Alsaloussi a clairement indiqué, dans sa demande de passeport d’avril 2018, qu’aucun document du genre ne lui avait été délivré. Ces deux réponses qu’il a données dans la demande de passeport d’avril 2018 étaient fausses.

[39] Je signale en passant que M. Alsaloussi n’en était pas à sa première demande de passeport et que, chaque fois qu’il avait renouvelé son passeport avant avril 2018, il avait toujours indiqué qu’il possédait un passeport antérieur et qu’il l’avait remis aux autorités canadiennes responsables des passeports, ainsi qu’en témoignent les diverses notes inscrites dans le dossier par les agents des passeports qui avaient traité ses demandes précédentes. Monsieur Alsaloussi savait donc parfaitement qu’il devait joindre ses passeports antérieurs pour toute nouvelle demande de passeport.

[40] En ce qui concerne la déclaration de M. Alsaloussi selon laquelle il a présenté le passeport no HM804068 quand il a demandé son nouveau passeport le 25 avril 2018 au bureau des passeports de London, aucun élément de preuve figurant dans le dossier n’étaye cette déclaration, outre l’affirmation faite par M. Alsaloussi lui-même. Comme l’indique la Décision, les remarques inscrites électroniquement liées au traitement de la demande de M. Alsaloussi n’indiquent nulle part que l’agent des passeports qui a traité sa demande a vu le passeport no HM804068. Le Décideur a fait observer que, dans l’exercice de leurs fonctions, les agents des passeports doivent, lorsqu’une personne demande un nouveau passeport, annuler le passeport antérieur par voie électronique et apposer sur le passeport une marque physique attestant de son annulation. Pour la demande de passeport d’avril 2018 de M. Alsaloussi, les notes de l’agent des passeports n’indiquaient rien de tel.

[41] Puisque aucun élément autre que les propres déclarations de M. Alsaloussi ne confirmait qu’il avait présenté le passeport no HM804068 le 25 avril 2018, et vu l’absence de toute note en ce sens de l’agent des passeports de London, je ne crois pas qu’il était déraisonnable pour le Décideur de conclure, après examen de toutes les circonstances et observations, qu’il était plus probable que le contraire que M. Alsaloussi n’avait pas joint le passeport no HM804068 à sa demande de passeport d’avril 2018.

[42] De même, hormis la propre affirmation de M. Alsaloussi, il n’est nullement établi que des représentants d’IRCC ont dit à M. Alsaloussi de laisser en blanc, dans sa demande de passeport, la case « Nom de famille antérieur » et de répondre par la négative à la question portant sur les documents de voyage canadiens qui lui avaient été délivrés auparavant. En fait, la preuve émanant du Centre de soutien d’IRCC ne contient aucune trace d’une mise en relation de M. Alsaloussi avec ce service en 2018 et, selon cette preuve, le Centre ne fournit aucune assistance pour remplir les demandes de passeport. D’ailleurs, les déclarations de M. Alsaloussi sur ses échanges avec le Centre de soutien d’IRCC font état de directives et de méthodes qui vont à l’encontre des politiques et procédures du Programme de passeport. Comme expliqué dans la Décision, les dossiers du Programme de passeport ne font nulle part état des échanges que M. Alsaloussi dit avoir eus avec des représentants d’IRCC concernant sa demande de passeport.

[43] J’observe aussi que les allégations de M. Alsaloussi concernant ses échanges avec le Centre de soutien d’IRCC sont vagues et non étayées. Il n’a pas précisé le nom de la personne qui lui aurait donné le conseil qu’il affirme avoir reçu, et il n’a donné aucun élément de preuve ou détail à l’appui de ses allégations. Encore une fois, les éléments censés étayer l’affirmation de M. Alsaloussi selon laquelle les renseignements faux ou trompeurs contenus dans sa demande de passeport d’avril 2018 résultaient d’erreurs commises par des représentants d’IRCC ou par des agents des passeports se limite à ses propres déclarations, et je suis donc d’avis que le Décideur pouvait tout à fait conclure qu’il n’était pas [traduction] « plus probable que le contraire, suivant la prépondérance de la preuve, que deux différents employés puissent oublier d’appliquer, durant le traitement de la demande, les rigoureuses consignes qu’ils avaient reçues ».

[44] Je tiens à faire remarquer que, si des représentants d’IRCC ont effectivement dit à M. Alsaloussi de ne pas déclarer, dans sa demande de passeport, qu’il était en possession d’un précédent document de voyage canadien, et de s’abstenir de présenter ce document, il est tout à fait contradictoire et invraisemblable qu’on lui ait aussi dit d’apporter quand même son passeport antérieur au bureau des passeports pour le faire annuler.

[45] Quant à l’affirmation de M. Alsaloussi selon laquelle la gestionnaire adjointe avait reconnu que la situation donnait l’impression que le bureau des passeports de London avait commis une erreur administrative, la preuve montre clairement que toutes les déclarations en ce sens de la gestionnaire adjointe étaient entièrement fondées sur la version des faits de M. Alsaloussi, et non sur ses propres observations à elle ou sur d’autres éléments de preuve. Les courriels de la gestionnaire adjointe datés des 3, 14 et 15 août 2018 et du 28 septembre 2018 prouvent qu’elle se fondait simplement sur les déclarations et observations de M. Alsaloussi selon lesquelles il avait présenté le passeport no HM804068 à l’agent des passeports de London le 25 avril 2018.

[46] Eu égard à tout ce qui précède, j’estime que le Décideur pouvait parfaitement conclure que, suivant la prépondérance de la preuve, M. Alsaloussi avait fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande pour le passeport no AC588690. Je suis d’avis que cette conclusion du Décideur est fondée et qu’elle est à la fois justifiable et pleinement justifiée dans ses motifs. À mon avis, les motifs exposés en détail par le Décideur montrent que, sur cet aspect, la Décision était fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle tient compte des contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur la Division des passeports et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30; Vavilov aux para 105-107).

[47] Depuis Vavilov, les motifs exposés par un décideur constituent le point de départ de l’analyse. Ils sont l’outil principal permettant aux décideurs administratifs « de montrer aux parties concernées que leurs arguments ont été pris en compte et démontrent que la décision a été rendue de manière équitable et licite » (Vavilov au para 79). J’estime que la Décision explique, d’une manière transparente et intelligible, les conclusions auxquelles est arrivé le Décideur (Vavilov aux para 81, 136; Société canadienne des postes aux para 28-29; Dunsmuir au para 48), et que les motifs me permettent de comprendre le fondement sur lequel repose la conclusion du Décideur selon laquelle M. Alsaloussi avait fourni des renseignements faux ou trompeurs quand il a présenté sa demande de passeport en avril 2018.

[48] La norme de la décision raisonnable requiert de la cour de révision qu’elle prête une « attention respectueuse […] à l’expertise établie du décideur » et à ses connaissances spécialisées, dont font foi ses motifs (Vavilov au para 93). Naturellement, la cour de révision doit s’assurer que la décision qui lui est soumise est justifiée au regard des faits, mais la retenue dont elle doit faire preuve envers les décideurs signifie plus précisément qu’elle doit s’en remettre à leurs conclusions de fait et à leur appréciation de la preuve. Les cours de révision doivent s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur » (Société canadienne des postes au para 61; Vavilov au para 125).

[49] En l’espèce, le Décideur a attentivement examiné la preuve dont disposait la Division des passeports, y compris toutes les observations faites par M. Alsaloussi, et M. Alsaloussi ne m’a pas convaincu que les conclusions du Décideur sur les renseignements faux ou trompeurs ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité (Vavilov au para 126). Il ne s’agit pas d’un cas où le Décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve ou n’en a pas tenu compte. Je suis d’avis que le Décideur s’est attardé de manière significative aux questions clés et aux arguments principaux formulés par M. Alsaloussi concernant la révocation de son passeport et qu’il a été attentif et sensible à la preuve. Les motifs examinés dans leur ensemble, et non de façon fragmentée, démontrent clairement que le Décideur a fait un examen approfondi et détaillé de la preuve avant de conclure que M. Alsaloussi avait obtenu son passeport no AC588690 au moyen de renseignements faux ou trompeurs. Rien ne justifie l’intervention de la Cour sur ce volet de la Décision.

B. Était‑il déraisonnable d’imposer à M. Alsaloussi une suspension de trois ans des services de passeport?

[50] Monsieur Alsaloussi affirme que la suspension de trois ans qui lui a été imposée est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte des faits et qu’elle entraîne des conséquences démesurées sur sa liberté de circulation, garantie par l’article 6 de la Charte. Il déplore que la Décision ne mentionne pas explicitement ses droits garantis par la Charte, et que, en réalité, elle n’en tient pas compte. Il dit aussi que l’analyse du Décideur à l’origine de la suspension de trois ans ne constitue pas une mise en balance adéquate et proportionnée des conséquences de la Décision sur sa liberté de circulation, d’une part, et des objectifs légitimes du Programme de passeport, d’autre part. Il soutient que la suspension de trois ans ne permet pas d’atteindre ces objectifs et que le Décideur ne s’est pas conformé au cadre analytique prescrit servant à mettre en équilibre, d’une part la protection accordée par la Charte, et d’autre part le mandat législatif applicable, un cadre élaboré par la Cour suprême du Canada dans Doré et dans la jurisprudence qui l’a suivi.

[51] Je partage l’avis de M. Alsaloussi sur ce volet de la Décision.

[52] Selon le cadre exposé dans Vavilov et son approche de la norme de la décision raisonnable, je ne puis conclure que la Décision me permet de comprendre le raisonnement sur lequel repose la suspension de trois ans qu’elle a imposée. Je ne crois pas non plus que, dans le cas particulier de M. Alsaloussi, la suspension de trois ans traduit un équilibre proportionné entre les valeurs protégées par l’article 6 de la Charte et les objectifs du Programme de passeport du Canada (Doré au para 57; École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12 [Loyola] au para 37). Plus précisément, je ne crois pas que l’analyse soit fondée sur la preuve dont disposait le Décideur, ni qu’elle démontre une attention suffisante du Décideur aux observations de M. Alsaloussi.

[53] Dans Trinity Western University c Barreau du Haut‑Canada, 2018 CSC 33 [Trinity Western], la Cour suprême du Canada a confirmé l’approche établie dans Doré pour le contrôle judiciaire des décisions administratives faisant intervenir la Charte. Une décision ne sera raisonnable que « si elle est le fruit d’une mise en balance proportionnée de la protection conférée par la Charte et du mandat confié par la loi », et « donne effet autant que possible aux protections en cause conférées par la Charte compte tenu du mandat législatif particulier en cause » (Trinity Western au para 35; Loyola au para 39). Autrement dit, la décision sera déraisonnable si elle a une incidence disproportionnée sur un droit garanti par la Charte (Trinity Western au para 35). Enfin, la question est de savoir si le décideur administratif s’est acquitté de son mandat d’une manière qui est proportionnée à la restriction qui s’en est suivie pour le droit garanti par la Charte (Trinity Western au para 36).

[54] Il revient donc à la Cour de déterminer si la suspension de trois ans qui a été imposée est déraisonnable, eu égard à la règle selon laquelle la suspension doit témoigner d’une mise en balance proportionnée, d’une part de la liberté de circulation de M. Alsaloussi, une liberté protégée par l’article 6 de la Charte, et d’autre part des objectifs du Programme de passeport du Canada (Doré aux para 57-58; Loyola au para 37; Kamel 2 au para 39; Thelwell aux para 27, 55). La Cour suprême a jugé, dans Doré, qu’une fois que les objectifs de la loi ou du programme en cause ont été définis, le décideur doit se demander « comment protéger au mieux la valeur en jeu consacrée par la Charte compte tenu des objectifs visés par la loi » (Doré au para 56). Cet élément oblige le décideur à mettre en balance, d’une part la gravité de l’atteinte à la valeur protégée par la Charte, et d’autre part les objectifs de la loi. Cette analyse s’appuie nécessairement sur les faits précis de chaque cas et, en l’espèce, elle oblige la Cour à se demander si la décision de suspendre les services de passeport n’entrave pas plus qu’il ne le faut la liberté de circulation garantie à M. Alsaloussi par l’article 6 (Abaida au para 51).

[55] Comme il s’agit d’une analyse largement tributaire des faits, la Cour d’appel fédérale a indiqué que l’examen de la décision d’imposer une période de suspension des services de passeport appelle une certaine retenue (Kamel 2 au para 35). Cependant, elle écrivait ensuite qu’elle « n’accorderai[t] aucune déférence à une décision ministérielle qui ne tienne pas compte des droits protégés par la Charte ou qui les restreigne de manière disproportionnée », car « [i]l s’agirait là d’une décision déraisonnable » (Kamel 2 au para 35).

[56] Dans sa Décision, le Décideur reconnaissait explicitement que le refus des services de passeport est une affaire sérieuse qui peut être source de « difficultés » et qu’elle doit être évaluée par rapport au mandat de la Division des passeports ainsi que des objectifs du Programme de passeport, ce qui comprend plusieurs facteurs. Le Décideur s’est donc employé à comparer la situation de M. Alsaloussi et les objectifs du Programme.

[57] Dans la Décision, il était expressément dit que, pour ce qui concernait M. Alsaloussi, les circonstances et facteurs personnels suivants étaient pris en compte : 1) sa coopération durant le processus et la prompte remise des deux passeports nos HM804068 et AC588690 quand il a été prié d’y voir; 2) l’absence, dans le passeport no HM804068, de tampons de voyage portant une date postérieure à la délivrance du passeport no AC588690, et l’absence de tout renseignement donnant à penser que M. Alsaloussi avait tenté de voyager en se servant de deux identités différentes tout en ayant deux passeports en sa possession; 3) le fait que le passeport no AC588690 aurait probablement été délivré à M. Alsaloussi s’il avait déclaré son précédent passeport canadien délivré sous un nom différent; 4) l’affirmation de M. Alsaloussi selon laquelle il a besoin d’un passeport pour son travail et ses voyages d’affaires. Sur ce dernier point, le Décideur a toutefois relevé que, bien que M. Alsaloussi eût affirmé que chaque jour sans passeport lui cause [traduction] « un grand préjudice moral et financier », il n’était pas entré dans le détail sur cet aspect ni n’avait produit de documents décrivant précisément les difficultés auxquelles il serait exposé en raison d’une période de refus des services de passeport si une telle période de refus devait être imposée ».

[58] S’agissant du mandat de la Division des passeports et des objectifs du Programme de passeport, la Décision mentionnait que les facteurs suivants étaient pris en compte : 1) le fait que les passeports canadiens jouissent d’une excellente réputation parce qu’il est reconnu, dans la communauté internationale, que le Canada applique, pour la délivrance de passeports, un solide processus d’admissibilité; 2) le mandat de la Division des passeports, qui est de préserver l’intégrité du processus de délivrance des passeports et la réputation des passeports canadiens dans la communauté internationale; 3) le fait que la fourniture de renseignements faux ou trompeurs dans une demande de passeport menace l’intégrité du processus de délivrance des passeports; 4) le fait que [traduction] « l’usurpation d’identité, la fraude liée à l’admissibilité ou l’usage indu de passeports sont considérés comme des affaires sérieuses par le gouvernement canadien, du fait que ces actes peuvent avoir de graves répercussions pour l’ensemble des détenteurs de passeports canadiens ».

[59] Le Décideur ajoutait qu’il avait gardé à l’esprit, lorsqu’il a soupesé ces facteurs et le mandat de la Division des passeports par rapport aux difficultés causées par la suspension des services de passeport, le fait que M. Alsaloussi avait fourni des renseignements faux ou trompeurs au soutien de sa demande de passeport, de sorte qu’il détenait deux passeports valides délivrés sous deux noms différents. La suspension de trois ans des services de passeport a été imposée en conséquence de cette analyse.

[60] Je tiens à faire remarquer que je fais mienne la juste observation du PGC selon laquelle M. Alsaloussi ne saurait sérieusement affirmer que, du seul fait que le Décideur n’a pas expressément mentionné la Charte dans son analyse, sa liberté de circulation n’a pas été considérée. Premièrement, il est bien établi que ce droit est au cœur de toute décision de refuser la délivrance d’un passeport, de révoquer un passeport et de refuser des services de passeport (Kamel 1 au para 15; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2018 CF 789 aux para 65-70; Brar c Canada (Procureur général), 2014 CF 763 [Brar] au para 37). Deuxièmement, il ressort clairement des passages ci‑dessus évoqués de la Décision que la Division des passeports n’a pas ignoré la question intéressant la liberté de circulation. En fait, cette liberté avait été explicitement soulevée par M. Alsaloussi dans ses observations du 6 septembre 2018 et du 17 octobre 2018 adressées à la Division des passeports. Il eût évidemment été préférable pour le Décideur d’évoquer explicitement « la liberté de circulation protégée par la Charte » ou « l’article 6 de la Charte » dans sa Décision, mais on ne saurait dire, vu la mise en balance faite par lui dans ses motifs, qu’il n’en a pas tenu compte. Aucun précédent n’étaye l’affirmation de M. Alsaloussi selon laquelle une décision devient déraisonnable du seul fait que le décideur ne s’est pas expressément référé à la disposition précise de la Charte.

[61] Cela dit, au vu des circonstances propres à la présente affaire, il m’est impossible de conclure que la suspension de trois ans des services de passeport est raisonnable et ne porte pas atteinte à la liberté de circulation de M. Alsaloussi plus qu’il n’était nécessaire dans les circonstances pour préserver l’intégrité et la bonne réputation du Programme de passeport du Canada.

[62] Premièrement, j’estime que la conclusion du Décideur, selon laquelle M. Alsaloussi n’a pas produit de documents permettant de bien rendre compte des difficultés que lui causerait la période de refus des services de passeport, fait peu de cas des nombreux éléments de preuve produits au dossier qui démontrent que M. Alsaloussi a besoin d’un passeport pour son travail et, dans une moindre mesure, pour son état de santé. Je reconnais que l’affirmation de M. Alsaloussi sur le fait qu’il aurait besoin de son passeport pour des raisons familiales n’est pas étayée par les éléments de preuve dont disposait le Décideur. Il a fait cette affirmation et l’a expliquée plus tard, une fois la Décision rendue. Cependant, l’affirmation de M. Alsaloussi selon laquelle il avait besoin de son passeport pour ses voyages d’affaires est amplement étayée par la preuve. Le Décideur a notablement fait l’impasse sur cette preuve, d’ailleurs non contredite, selon laquelle M. Alsaloussi avait l’habitude de quitter le Canada et d’y revenir depuis plus de 12 ans, pour ses affaires; il avait demandé un double de passeport en 2014 précisément pour faciliter l’obtention de visas de voyage à des fins professionnelles; et son passeport no HM804068 n’avait été utilisé que durant deux ans, mais contenait néanmoins une quantité importante de tampons de voyage, attestant un usage loin d’être occasionnel. Il y a aussi les notes de la gestionnaire adjointe, qui reconnaissait que M. Alsaloussi faisait de nombreux voyages d’affaires et qu’il était très préoccupé par l’enquête de la Division des passeports, précisément parce qu’il devait se déplacer pour son travail. Autrement dit, le Décideur disposait d’une preuve claire et convaincante démontrant que M. Alsaloussi avait effectivement besoin de son passeport pour ses voyages d’affaires. Dans le même ordre d’idées, il avait été précisé en octobre 2018 qu’il devait se déplacer en raison de rendez‑vous médicaux avec des chirurgiens, d’où la nécessité pour lui de disposer d’un passeport à des fins médicales. Rien dans les motifs de la Décision n’indique que la Division des passeports s’est véritablement préoccupée des éléments de preuve démontrant l’effet préjudiciable de la suspension sur le travail de M. Alsaloussi.

[63] Je reconnais qu’un décideur n’est en général pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement qui a mené à sa décision finale. Néanmoins, il est tout aussi clair que les preuves contradictoires ne doivent pas être passées sous silence. Cela est d’autant plus vrai pour les éléments clés sur lesquels s’est fondé le décideur pour arriver à sa conclusion (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) [Cepeda‑Gutierrez] aux para 16-17). Certes, un décideur est présumé avoir examiné et apprécié tous les faits qui ont été portés à sa connaissance, à moins que le contraire ne soit établi (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL) au para 1). Et le fait de passer sous silence tel ou tel élément de preuve dans une décision ne signifie pas qu’il a été laissé de côté (Newfoundland Nurses au para 16; Cepeda‑Gutierrez aux para 16-17). Cependant, quand le décideur administratif omet de s’exprimer sur les éléments de preuve qui contredisent carrément ses conclusions de fait, la Cour peut intervenir et en déduire que le décideur a fait l’impasse sur la preuve contradictoire pour rendre sa décision (Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331 aux para 9-10; Cepeda‑Gutierrez au para 17). Le fait de laisser de côté des éléments de preuve précis doit être considéré selon le contexte et peut entraîner l’annulation d’une décision si cette preuve ainsi négligée est déterminante, si elle contredit la conclusion du décideur et si la cour de révision estime que l’omission du décideur signifie qu’il n’a pas tenu compte des éléments portés à sa connaissance. Tel est le cas ici pour ce qui concerne la conclusion selon laquelle M. Alsaloussi n’avait pas prouvé l’existence du préjudice qu’il alléguait.

[64] Je reconnais que les motifs écrits donnés par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection (Vavilov au para 91). Il n’est pas nécessaire que les motifs du décideur administratif soient détaillés ou parfaits. Cependant, ils doivent être intelligibles et justifiés. Si le décideur ne s’est pas attardé de manière significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par une partie, il y aura matière à se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise et si la décision satisfait aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité (Vavilov aux para 127-128). La cour de révision doit aussi être convaincue que les lacunes ou déficiences invoquées par la partie contestant la décision sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre cette décision déraisonnable (Vavilov aux para 96-97, 100). Évidemment, les possibles conséquences de la suspension des services de passeport sur la liberté de circulation de M. Alsaloussi et sur sa vie professionnelle constituaient le principal point soulevé par M. Alsaloussi dans ses diverses observations adressées à la Division des passeports. Selon moi, il s’agit là d’un cas où, sur une question déterminante, le Décideur s’est fondamentalement mépris sur les faits qui lui ont été soumis, en ce qu’il n’a pas tenu compte de la preuve pertinente et a plutôt tiré une conclusion qui a ignoré le poids prépondérant de la preuve (Vavilov au para 126; Dunsmuir au para 47).

[65] Deuxièmement, je ne suis pas convaincu que, dans la présente affaire, le Décideur a effectué une adéquate mise en balance des objectifs du Programme de passeport et des difficultés causées à M. Alsaloussi par la période de refus des services de passeport. À mon avis, comme c’était le cas dans Thelwell, le Décideur n’a pas fait une évaluation suffisamment individualisée pour qu’elle soit de nature à dénoter une restriction proportionnée de la liberté de circulation que la Charte garantit à M. Alsaloussi (Thelwell au para 50). Autrement dit, les motifs ne me convainquent pas que la décision de priver de services de passeport M. Alsaloussi pour une durée de trois ans n’entrave pas, plus qu’il n’était nécessaire, les valeurs protégées par l’article 6 de la Charte, ni que le Décideur a valablement mis en regard la sévérité de l’atteinte à la protection garantie par la Charte, d’une part, et les objectifs du Programme de passeport, d’autre part.

[66] Certes, le Décideur a pris le temps de considérer la situation personnelle de M. Alsaloussi pour en arriver à sa Décision, et il a reconnu que les objectifs prévus par le Décret sur les passeports devaient être évalués par rapport aux « difficultés » que le refus des services de passeport causerait à M. Alsaloussi. Il a en particulier explicitement énoncé divers facteurs rattachés au mandat de la Division des passeports, notamment l’obligation de la Division des passeports de rendre des décisions propres à [traduction] « préserver l’intégrité du processus de délivrance des passeports et la réputation des documents de voyage canadiens au sein de la communauté internationale ».

[67] Il n’en demeure pas moins que le Décideur devait encore justifier et expliquer la suspension de trois ans à la lumière des circonstances particulières de M. Alsaloussi. En l’espèce, ses motifs ne me permettent pas de conclure qu’il a valablement mis en balance, d’une part la gravité relative des renseignements faux ou trompeurs fournis par M. Alsaloussi dans sa demande de passeport d’avril 2018, et d’autre part les objectifs du Programme de passeport. Je ne crois pas non plus que le Décideur a considéré les objectifs du Programme de passeport sous l’angle du cas particulier de M. Alsaloussi. Parmi les facteurs qu’il a retenus dans sa Décision, le Décideur a mentionné en particulier [traduction] les cas « d’usurpation d’identité, de fraude à l’admissibilité ou d’usage indu de passeports », lesquels sont traités comme des affaires sérieuses par le gouvernement canadien, étant donné leurs graves conséquences possibles pour tous les détenteurs d’un passeport canadien.

[68] Or, la présente espèce n’est pas un cas de présumée utilisation frauduleuse d’un passeport. Je constate qu’il a été reconnu que M. Alsaloussi avait immédiatement coopéré dans l’enquête et n’a jamais tenté d’utiliser le passeport no HM804068 qui aurait dû être rendu en avril 2018. Il ne s’agit pas non plus d’un cas de falsification d’une demande de passeport, avec circonstances aggravantes, comme dans l’affaire Abaida, ou encore d’un cas de mensonges sur les antécédents de voyage du demandeur, et de modifications de documents officiels, comme dans l’affaire Shamir, des agissements qui impliquent d’évidentes graves répercussions sur l’intégrité du Programme de passeport du Canada. Dans Abaida, par exemple, une suspension cinq ans avait été imposée après qu’on eut constaté que le demandeur avait vraisemblablement falsifié la signature de son répondant dans sa demande de passeport et refusait de faire amende honorable en dépit de plusieurs occasions qui lui avaient été données en ce sens (Abaida au para 47).

[69] J’estime que la situation de M. Alsaloussi est très différente des cas où de longues suspensions des services de passeport ont été imposées. Une recension de la jurisprudence de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale se rapportant à des passeports confirme que les cas où des suspensions se situant entre trois ans et demi et cinq ans ont été imposées concernaient des agissements nettement plus graves que celui en l’espèce. Il s’agissait notamment des agissements suivants : le fait de laisser des non‑Canadiens utiliser des passeports canadiens pour qu’ils puissent entrer illégalement au pays; la falsification de la signature d’un répondant; la fraude se rapportant à l’identité d’un demandeur de passeport ou aux documents à l’appui d’une demande; des agissements ayant un certain lien avec le terrorisme; la rémunération reçue par des Canadiens en échange de l’utilisation de leurs passeports canadiens par des ressortissants étrangers; des agissements visant à faciliter les déplacements ou l’entrée illégale de ressortissants étrangers grâce à de faux passeports canadiens; ou des tentatives d’utiliser un document contrefait ou modifié afin de pouvoir entrer au Canada. Tous ces cas menaçaient, compromettaient et sapaient l’intégrité du système canadien de passeport ou qui pouvaient potentiellement susciter des préoccupations en matière de sécurité nationale (voir par exemple Thelwell aux para 39-50; Wong c Canada (Procureur général), 2017 CF 152 au para 12; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2016 CF 526 [Lipskaia] au para 6; Siska c Passeport Canada, 2014 CF 298 au para 9; Mbala c Canada (Procureur général), 2014 CF 107 au para 47; Brar au para 27; Villamil aux para 29‑30, 34; Krivicky c Canada (Procureur général), 2013 CF 1236 au para 12).

[70] Je ne conteste pas que les cas d’usurpation d’identité, de falsification ou d’usage indu des services de passeport d’une telle nature sont sérieux, et que le Canada doit, pour faire obstacle aux migrations illégales et répondre aux attentes des gouvernements étrangers concernant la fiabilité des documents de voyage canadiens, veiller à ce que ses passeports ne fassent pas l’objet de modifications, de falsifications ou d’usages indus. Mais la conduite de M. Alsaloussi ne peut pas être mise dans le même panier.

[71] En l’espèce, je suis d’accord avec M. Alsaloussi pour dire que les circonstances dans lesquelles il a fourni des renseignements faux ou trompeurs dans sa demande de passeport étaient sensiblement moins graves que les agissements énumérés plus haut, et pourtant le Décideur s’est abstenu d’expliquer comment il a pu conclure à une suspension de trois ans, considérant les répercussions que cette suspension allait avoir sur la liberté de circulation de M. Alsaloussi. En d’autres termes, le Décideur a omis de mettre en balance la situation particulière de M. Alsaloussi, d’une part, et les objectifs du Programme de passeport, d’autre part, et ses motifs ne me permettent pas de comprendre le lien de causalité entre le choix de la suspension de trois ans et la nécessité de préserver l’intégrité du régime canadien de passeport et autres éléments compris dans le mandat de la Division des passeports (Thelwell aux para 36, 40, 50, 51, 55).

[72] Monsieur Alsaloussi est citoyen canadien, et la Division des passeports a reconnu qu’il aurait vraisemblablement eu droit par ailleurs à son nouveau passeport canadien. Il n’est pas établi, et rien ne laisse croire, qu’il entendait utiliser son passeport à quelque fin illicite ou irrégulière susceptible de mettre en péril l’intégrité du régime canadien de passeport ou de compromettre la sécurité nationale du Canada. Comme dans l’affaire Thelwell, la faute commise par M. Alsaloussi est sans commune mesure avec celle d’autres personnes à qui furent imposées des suspensions de trois ans et demi, quatre ans ou cinq ans des services de passeport (Thelwell au para 51). En l’occurrence, le choix de la période de trois ans de suspension exigeait une meilleure explication pour répondre à la norme de la décision raisonnable.

[73] Je comprends que l’imposition d’une sanction telle que la suspension des services de passeport est un processus éminemment discrétionnaire et que la Cour doit faire preuve d’une grande retenue envers le Décideur. Je reconnais aussi que la suspension de trois ans imposée par le Décideur en l’espèce est légèrement inférieure à la période se situant entre trois ans et demi et cinq ans qui fut jugée adéquate dans maints précédents, notamment ceux qu’a invoqués M. Alsaloussi dans ses observations. Je suis aussi conscient que le législateur a jugé opportun de prévoir, au paragraphe 10.2(1) du Décret sur les passeports, la possibilité d’imposer des suspensions des services de passeport pendant une période d’au plus dix ans, ce qui montre que le législateur jugeait sérieuse la conduite consistant à fournir des renseignements faux ou trompeurs (Abaida au para 53).

[74] Cependant, vu les particularités de la présente affaire, le lien de causalité requis entre, d’une part, la suspension de trois ans et, d’autre part, les objectifs de protéger l’intégrité du Programme de passeport ainsi que la bonne réputation des passeports canadiens devait être explicité davantage pour que je puisse conclure que la Décision était raisonnable.

[75] Pour résumer, vu les observations détaillées de M. Alsaloussi, et vu la preuve dont disposait le Décideur, on se serait attendu à un exercice de pondération un peu plus étoffé. Même si les motifs du Décideur appellent une attention respectueuse, sa Décision ne me permet pas de comprendre pourquoi la suspension de trois ans des services de passeport a été imposée, ni comment se justifie un tel résultat. Les motifs de la Décision ne m’autorisent pas à croire que le Décideur a valablement mis en balance les valeurs protégées par le droit d’entrer au Canada et d’en sortir, d’une part, et les objectifs qui sous‑tendent le Décret sur les passeports, d’autre part, notamment celui de protéger l’intégrité du Programme de passeport et la bonne réputation des passeports canadiens. Par conséquent, ce volet de la Décision était déraisonnable au regard du cadre d’analyse énoncé dans Doré et Trinity Western.

[76] Le PGC a fait valoir que M. Alsaloussi a obtenu des passeports délivrés pour des considérations urgentes, impérieuses et d’ordre humanitaire à quatre reprises depuis qu’il a rendu ses passeports en août 2018. Selon lui, la possibilité d’obtenir de tels documents de voyage dans des cas particuliers atténue la gravité de l’atteinte à la liberté de circulation de M. Alsaloussi et allège les conséquences négatives de la suspension des services de passeport (Kamel 1 au para 46; Abaida au para 64; Brar au para 42). Je ne le conteste pas. Toutefois, la possibilité d’obtenir de tels documents de voyage ne suffit pas à rendre raisonnable la suspension de trois ans prononcée par le Décideur. Comme on peut le lire dans Thelwell, la possibilité d’obtenir des passeports délivrés pour des considérations urgentes, impérieuses et d’ordre humanitaire ne résout pas, pour d’autres raisons, l’atteinte au droit constitutionnel d’entrer au Canada et d’en sortir : « [L]a possibilité de présenter une demande de passeport à durée de validité limitée n’est pas assimilable à une soupape qui rend tout refus des services de passeport, imposé pour un motif quelconque, d’une durée quelconque, raisonnable » (Thelwell au para 54). Comme j’ai déterminé que le refus des services de passeport pour trois ans constituait une atteinte excessive à la liberté de circulation de M. Alsaloussi, la possibilité de demander un document de voyage à durée de validité limitée, pour des raisons urgentes, impérieuses ou humanitaires, n’atténue pas suffisamment cette atteinte.

[77] Pour tous les motifs exposés ci-dessus, je ne crois pas que le volet de la Décision qui concerne la suspension des services de passeport est suffisamment justifié, transparent et intelligible. Je ne suis pas convaincu qu’il résout les conséquences négatives que la suspension de trois ans aurait sur M. Alsaloussi, qu’il met valablement en balance lesdites conséquences et les objectifs légitimes du Programme de passeport, qu’il établit un lien de causalité satisfaisant entre la suspension de trois ans et ces objectifs, et qu’il impose une suspension des services de passeport n’allant pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre ces objectifs. J’estime que les motifs exposés par le Décideur ne démontrent nullement que la Décision sur cet aspect était fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur la Division des passeports et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30; Vavilov aux para 105-107).

[78] Je ne nie pas que faire une fausse déclaration dans une demande de passeport est un geste grave, mais la sanction punissant un tel écart doit correspondre à la gravité du cas. Selon la jurisprudence établie depuis Doré, les décideurs ont l’obligation de mettre en balance la gravité de l’atteinte aux droits protégés par la Charte, d’une part, et les objectifs du Programme de passeport, d’autre part. Ce genre d’examen individualisé n’était pas entièrement absent en l’espèce, mais on ne saurait dire que l’imposition d’une période de trois ans de refus de services de passeport témoigne d’une juste restriction de la liberté de circulation de M. Alsaloussi.

[79] Il incombe au décideur administratif « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov au para 96). Sa décision sera déraisonnable s’il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov au para 103). Cela est d’autant plus vrai si la décision entraîne des conséquences particulièrement graves pour la personne concernée, ce qui est le cas pour « les décisions dont les conséquences menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu » (Vavilov au para 133). En l’espèce, les conséquences de la suspension des services de passeport sont particulièrement sévères et graves pour la liberté de M. Alsaloussi, notamment celle de faire des voyages d’affaires, et une telle situation obligeait le Décideur à « explique[r] pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur » (Vavilov au para 133). J’estime que dans les circonstances particulières en l’espèce, le Décideur ne l’a pas fait. Il reprend dans sa Décision le mandat de la Division des passeports et les objectifs généraux du Programme de passeport, mais il ne fournit pas une bonne analyse de la situation de M. Alsaloussi.

[80] En écho encore une fois aux remarques faites par la Cour suprême dans Vavilov, la lacune de l’analyse me conduit « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé » le Décideur, qui consistait à imposer à M. Alsaloussi une suspension de trois ans des services de passeport (Vavilov au para 122; Société canadienne des postes aux para 52-53).

C. Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

[81] Monsieur Alsaloussi affirme aussi que, puisqu’on lui a refusé l’occasion de présenter des observations sur la suspension de trois ans qui lui a été imposée, avant que ne soit rendue la Décision, il a été privé de son droit fondamental à l’équité procédurale, et la Décision devrait donc être également annulée pour ce motif. Il déplore que la Division des passeports ne lui ait jamais demandé de présenter des observations sur la [traduction] « sanction » qui devrait être imposée, pour le cas où elle le jugerait coupable. Monsieur Alsaloussi se fonde sur la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel du Québec, qui reconnaît le droit de présenter des observations avant qu’une peine criminelle ne soit prononcée. Il affirme que, si l’occasion lui avait été donnée de présenter des observations sur la suspension de trois ans, il aurait signifié au Décideur : 1) qu’il n’avait pas l’intention de tromper le gouvernement canadien; 2) qu’il méritait une sanction moindre puisque sa fausse déclaration n’était pas sérieuse par comparaison à d’autres cas de suspension des services de passeport; 3) que sa situation personnelle l’oblige à voyager nettement plus que le Canadien moyen; et 4) que la sanction devrait être réduite parce que ses conséquences pour lui‑même sont plus graves que pour d’autres citoyens canadiens.

[82] Je ne suis pas de cet avis et, selon moi, il n’y a eu, dans le processus suivi par la Division des passeports, aucun manquement à l’équité procédurale.

[83] La conformité de la décision aux exigences procédurales doit être déterminée au cas par cas. Il est bien reconnu que l’obligation d’équité procédurale est « éminemment variable » (Vavilov au para 77; Dunsmuir au para 79) et qu’elle « ne réside pas dans un ensemble de règles adoptées » (Green c Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20 au para 53). La nature et l’étendue de l’obligation d’équité procédurale sont souples et varieront selon les attributs du tribunal administratif et sa loi constitutive, le contexte particulier et la gamme des situations factuelles appelant une réponse du tribunal administratif, ainsi que la nature des différends qu’il doit résoudre (Baker aux para 23-27; Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 au para 115; Varadi c Canada (Procureur général), 2017 CF 155 aux para 51-52). Le degré et le contenu de l’obligation d’équité procédurale sont tributaires du contexte particulier de chaque cas (Baker au para 21). Son objetif est de garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal, institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve pour qu’ils soient pris en considération par le décideur (Baker au para 22).

[84] Plus généralement, le processus suivi par le décideur est équitable s’il offre à la partie concernée le droit d’être entendu et la pleine possibilité de connaître ce qu’on lui reproche et la possibilité de répondre. Il importe de souligner que, dans un cas donné, l’équité procédurale se rapporte au processus suivi par le décideur (Baker au para 26); elle ne crée pas de droits fondamentaux et ne donne pas droit à tel ou tel résultat. Autrement dit, l’obligation d’agir équitablement n’est pas rattachée au fond ou au contenu d’une décision, ni à un résultat particulier dans le traitement d’une affaire. Monsieur Alsaloussi ne peut donc prétendre que la Division des passeports ou le Décideur avait l’obligation de s’accorder avec lui sur la révocation de son passeport ou sur la durée de la suspension qui s’en est suivie quant aux services de passeport.

[85] Je suis prêt à reconnaître que, lorsqu’une personne est visée par une enquête en raison de renseignements faux ou trompeurs conformément au Décret sur les passeports et lorsqu’une possible suspension des services de passeport est en jeu, la protection procédurale est rigoureuse et se situe vers l’extrémité supérieure du spectre puisque c’est la liberté de circulation qui est en jeu. C’est pourquoi l’allégation de renseignements faux et trompeurs, suivie d’une possible suspension des services de passeport, exige un niveau d’équité procédurale élevée. Cependant, pour déterminer si le processus de la Division des passeports a respecté les principes d’équité procédurale, il suffit que la Cour soit convaincue que M. Alsaloussi était informé de ce qu’on lui reprochait, ainsi que de la preuve obtenue par la Division des passeports.

[86] Dans Kamel c Canada (Procureur général), 2008 CF 338, le juge Noël résume au paragraphe 72 les exigences de l’obligation d’équité procédurale dans le contexte de la révocation d’un passeport et de la suspension des services de passeport. Selon lui, « [i]l suffit que l’enquête comporte la communication à l’intéressé des faits qui lui sont reprochés et de l’information colligée dans le cours de l’enquête, lui donne la possibilité d’y répondre pleinement et lui fasse savoir les objectifs visés par l’enquêteur ». S’agissant des demandes de passeport, l’obligation d’équité requiert la divulgation de tous les faits importants qui ont conduit à la décision (Lipskaia aux para 15-17; Gomravi c Canada (Procureur général), 2013 CF 1044 au para 32). C’est exactement ce dont la Division des passeports a gratifié M. Alsaloussi.

[87] En l’espèce, M. Alsaloussi savait très bien, dès le début de l’enquête, qu’il courait le risque d’une suspension des services de passeport. Le dossier démontre clairement qu’il savait ce qui lui était reproché, qu’il a reçu tous les documents pertinents et que l’occasion lui a été donnée de répondre aux allégations dont il était l’objet, ainsi qu’à la preuve recueillie par la Division des passeports durant son enquête. Il a pleinement participé au processus devant la Division des passeports et a présenté de longues observations écrites, à deux reprises, le 6 septembre 2018 et le 17 octobre 2018. En effet, la Décision énonce expressément que M. Alsaloussi avait connaissance des renseignements recueillis durant l’enquête et qu’il a eu l’occasion d’y répondre.

[88] Les motifs de la Décision et les renseignements versés au dossier montrent que M. Alsaloussi a eu l’occasion de fournir des renseignements, des explications et des observations à propos de la suspension des services de passeport, avant qu’une décision ne soit rendue. Il a été expressément informé de la possible suspension des services de passeport, dans la lettre du 25 juillet 2018 de la Division des passeports, et à nouveau dans la lettre de celle‑ci datée du 28 septembre 2018. La lettre de la Division des passeports datée du 27 août 2018 faisait également état de la possibilité qu’une période de refus des services de passeport lui soit imposée. Dans chacune de ces trois lettres, la Division des passeports a informé M. Alsaloussi que l’enquête pouvait conduire à la suspension des services de passeport, et deux de ces lettres évoquaient spécifiquement la possible suspension maximale de dix ans prévue dans le Décret sur les passeports.

[89] Par ces lettres, M. Alsaloussi était explicitement invité à présenter des observations sur tous les points et tous les aspects de l’enquête, ainsi que sur la décision qui suivrait, notamment sur la sanction qui pouvait éventuellement être imposée si l’on concluait qu’il avait obtenu un passeport au moyen de renseignements faux ou trompeurs. Il a été informé, dès le début, du fait que la décision qui allait être rendue à la suite de l’enquête pouvait donner lieu à la révocation de son passeport ainsi qu’à une suspension des services de passeport.

[90] Dans les observations qu’il a présentées le 6 septembre 2018 et le 17 octobre 2018, après avoir été expressément informé du possible refus des services de passeport et de la suspension maximale de dix ans, M. Alsaloussi a choisi de ne pas aborder la question de la durée d’une possible suspension. Dans ses dernières observations du 17 octobre 2018, son avocat affirmait d’ailleurs explicitement ne pas avoir d’autres commentaires ou déclarations à faire, ni d’autres renseignements à donner, et il demandait que la décision de la Division des passeports soit [traduction] « rendue immédiatement ». À aucun moment il n’a été donné à entendre que la décision qui serait rendue par la Division des passeports ne pouvait pas inclure, ou n’inclurait pas, la question de la suspension.

[91] Dans les circonstances, je ne relève aucun manquement aux principes d’équité procédurale dans la manière dont a été menée l’enquête ayant conduit à la Décision, ni dans le processus décisionnel suivi par la Division des passeports. Bien au contraire, je suis convaincu que M. Alsaloussi savait parfaitement ce qui lui était reproché et qu’il a eu maintes occasions de réagir aux éléments de preuve obtenus par la Division des passeports et de comprendre les points qu’il devait réfuter, dont une possible suspension des services de passeport. Son argument selon lequel il n’aurait pas eu l’occasion de se faire entendre et de réagir à ce qu’on lui reprochait ne correspond pas à la teneur de la Décision ni au déroulement de l’enquête le concernant. Je suis convaincu que le processus administratif suivi par la Division des passeports respectait le degré d’équité procédurale requis par les circonstances de la présente affaire.

[92] Monsieur Alsaloussi a eu maintes fois l’occasion de réagir aux conclusions de l’enquête, mais il a décidé de ne pas s’exprimer sur la durée de l’éventuelle suspension. Je n’ai connaissance d’aucun précédent qui permettrait d’affirmer que, s’agissant des demandes de passeport, l’équité procédurale requiert de donner une occasion distincte et spécifique au demandeur de présenter des observations sur la sanction qu’imposera la Division des passeports, après que le Ministre aura conclu qu’un passeport doit être révoqué.

[93] Je ne suis donc pas convaincu par l’argument de M. Alsaloussi selon lequel la Décision ou le processus de la Division des passeports était inéquitable d’un point de vue procédural ou autre.

D. Y a‑t‑il eu atteinte au droit garanti à M. Alsaloussi par l’article 12 de la Charte?

[94] Enfin, M. Alsaloussi affirme que l’article 12 de la Charte le protège contre tous traitements ou peines cruels et inusités et que la suspension de trois ans équivaut à une peine qui est sans commune mesure avec la faute qui lui est reprochée. Il affirme aussi que la suspension de trois ans est trop sévère et, à l’appui, il énumère des précédents où la Cour a jugé raisonnables des périodes plus longues, mais pour des fautes nettement plus flagrantes que dans le cas présent, et où une intention de tromper le gouvernement était soit admise, soit établie par la preuve.

[95] Je ne suis pas convaincu par ses arguments sur ce point, et je suis d’avis que le droit que l’article 12 de la Charte lui garantit n’est pas concerné en l’espèce.

[96] Pour qu’il y ait atteinte au droit garanti par l’article 12, il faut que le traitement soit « odieux ou intolérable », ou excessif « au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine » (R c Boudreault, 2018 CSC 58 au para 126; Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c Canada (Procureur général), 2014 CF 651 aux para 613-614). Il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où la suspension des services de passeport, quoique difficile, choque la conscience collective au point qu’on puisse la juger dégradante pour la dignité et la valeur de l’être humain. En l’espèce, je conviens avec le PGC que M. Alsaloussi n’a fait que de simples allégations, non étayées, quant à la cruauté du préjudice qu’il subit à cause de la Décision. Il devait démontrer au moyen d’éléments de preuve que la Décision selon laquelle il avait fourni des renseignements faux et trompeurs et par laquelle des services de passeport lui étaient refusés pour une durée de trois ans comportait une « « peine cruelle et inusitée » au sens de la Constitution » (Shamir au para 30; Guérin c Canada (Procureur général), 2018 CF 94 au para 68). Je ne vois, en l’espèce, aucune preuve du genre.

IV. Conclusion

[97] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Alsaloussi sera accueillie en partie. La conclusion du Décideur quant à la suspension de trois ans ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable. À mon avis, la Décision n’explique pas en quoi la suspension de trois ans se justifie à la lumière de la preuve et en quoi elle favorise les objectifs du Programme de passeport. En outre, les motifs de la décision ne me permettent pas de conclure que la suspension de trois ans des services de passeport constitue une restriction proportionnée de la liberté de circulation garantie par la Charte à M. Alsaloussi. Cependant, je suis d’avis que la conclusion du Décideur selon laquelle M. Alsaloussi a obtenu son passeport no AC588690 au moyen de renseignements faux ou trompeurs est raisonnable et amplement justifiée par la preuve. Je ne suis pas non plus convaincu que le processus de la Division des passeports ne respectait pas les principes d’équité procédurale ou que la suspension imposée à M. Alsaloussi équivaut à une peine cruelle et inusitée.

[98] Je dois donc renvoyer la Décision sur la demande de passeport que M. Alsaloussi a présentée en avril 2018 à la Division des passeports, qui sera chargée de confier la question de la période de refus des services de passeport à un autre décideur pour réexamen, conformément aux présents motifs.

[99] Dans ses observations, M. Alsaloussi priait la Cour de rendre la décision à la place de la Division des passeports, et, en réalité, de fixer elle‑même la durée de la suspension. Je refuse d’accéder à sa demande, estimant qu’en l’occurrence, la meilleure solution consiste à renvoyer l’affaire à la Division des passeports. Dans les procédures de contrôle judiciaire, il est généralement plus approprié de renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il reconsidère la décision, mais à la lumière cette fois des motifs donnés par la cour de révision. Quand il reconsidère sa décision, le décideur peut arriver au même résultat, ou à un résultat différent (Vavilov au para 141) et il aura l’opportunité d’étoffer son raisonnement.

[100] Je ne considère pas qu’il s’agit d’une situation où il est devenu évident pour la Cour, au fil de son analyse, qu’un résultat particulier est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien (Vavilov au para 142, citant Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202 aux pp 228-230). Il ne revient pas à la Cour de déterminer, dans un cas donné, la période pour laquelle les services de passeport doivent être suspendus. Déterminer la durée de la suspension des services de passeport est un exercice éminemment discrétionnaire, que la Division des passeports doit elle‑même accomplir, avec le bénéfice des présents motifs.

[101] Vu que chacune des parties a partiellement obtenu gain de cause dans la présente demande de contrôle judiciaire, aucuns dépens ne seront adjugés.


JUGEMENT au dossier T‑2083‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie.

  2. La décision du 28 novembre 2018 de la Division des passeports est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour réexamen et nouvelle décision sur la question de la période de refus des services de passeport, conformément aux présents motifs.

  3. La Division des passeports rendra sa décision dans les 60 jours suivant la date du présent jugement.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 19e jour de mai 2020.

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2083‑18

 

INTITULÉ :

MOHAMMED ALSALOUSSI c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 SEPTEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

NEIL GARY OBERMAN, ÉLAINE DUPÉRÉ‑TREMBLAY, SÉBASTIEN SERVANT‑CHARBONNEAU

 

POUR LE demandeur

 

LISA MAZIADE

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SPIEGEL SOHMER INC.

 

POUR LE demandeur

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

POUR LE défendeur

 

 

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