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Date : 20020830

Dossier : T-687-02

Référence neutre : 2002 CFPI 925

                   ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE EN MATIÈRE D'AMIRAUTÉ

ENTRE :

                                                  M. ET MME STEPHEN STRIEBEL

                                                                                                                                                   demandeurs

                                                                                   et

                                              SOVEREIGN YACHTS (CANADA) INC.,

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE CHAIRMAN, également connu

sous le nom de SOVEREIGN HULL NUMBER 7644

                                                                                                                                                     défendeurs

                                              MOTIFS MODIFIÉS D'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]                  Les présents motifs découlent d'une requête en vue de fixer un cautionnement pour la mainlevée de saisie du Chairman, un luxueux yacht d'environ 120 pieds de longueur, qui sera prêt pour des essais en mer et un voyage de livraison en Floride à la mi-septembre. Il convient de passer en revue le déroulement de la construction du Chairman et les présentes procédures.

   

LES FAITS

  

[2]                  En juin 2000, les demandeurs ont passé un contrat avec la défenderesse Sovereign Yachts (Canada) Inc. (Sovereign) en vue de la construction du Chairman au prix de 6,5 millions $US, le navire devant être terminé et livré le 30 juin 2001. Afin que le navire puisse être livré à l'étranger, pour éviter le paiement des taxes de ventes sur les biens et services des gouvernements provincial et fédéral et, ainsi qu'on le soupçonne, pour mettre Sovereign en sûreté, le navire était et reste la propriété de Sovereign. Pour garantir le droit de M. et Mme Striebel à l'important paiement proportionnel sur le navire, 4 650 000 $US, et l'équipement des propriétaires installé dans le navire, les Striebel sont devenus créanciers hypothécaires.

  

[3]                  En mai 2002 et compte tenu de la latitude prévue dans le contrat de construction en ce qui concerne les changements et les options, Sovereign était, selon les Striebel, plusieurs mois en défaut de son engagement à livrer le navire. Les Striebel ne croyaient plus que Sovereign pouvait terminer et livrer le navire. Ils ont donc intenté la présente action personnelle contre Sovereign, en tant que propriétaire et constructeur, et une action réelle contre le Chairman. Les Striebel sont également entrés en possession, en tant que créanciers hypothécaires en possession, et ont obtenu la permission de la Cour de déplacer le navire en cours de construction vers un autre chantier pour en terminer la construction. L'ordonnance en date du 8 mai 2002, prévoit entre autres choses que :

[TRADUCTION] Afin de sauvegarder la position de Sovereign Yachts (Canada) Inc., les demandeurs devront, avant qu'il n'y ait mainlevée de la saisie du « Chairman » , fournir un cautionnement, en faveur de Sovereign Yachts (Canada) Inc., pour garantir la valeur la plus raisonnable de la cause de Sovereign, frais et intérêts. Cette disposition n'empêche toutefois pas Sovereign Yachts (Canada) Inc. de présenter un caveat contre le « Chairman » si elle estimait avoir besoin de protéger davantage son droit à un cautionnement, le caveat devant faire l'objet d'une mainlevée au moment où le cautionnement est fourni.


Vers cette époque, Sovereign a non seulement présenté une demande reconventionnelle mais a également, tel qu'il appert de cette citation tirée de l'ordonnance, inscrit un caveat à l'encontre du Chairman pour préserver sa réclamation. Le 8 mai 2002, l'intention des parties était que, une fois que les droits de Sovereign, en tant que constructeur impayé, sur le Chairman et en tant que constructeur réclamant des dommages-intérêts pour un bris de contrat allégué, seraient préservés, Sovereign donnerait mainlevée de son caveat et les Striebel prendraient livraison du Chairman à l'étranger et en deviendraient propriétaires, libre de tous privilèges, après la prise de possession à la suite du voyage de livraison en Floride.

[4]                  Deux complications sont survenues. Premièrement, North West Delta Yacht Services Inc. (North West), un entrepreneur impayé qui avait effectué des travaux sur le navire, a inscrit un caveat pour garantir les travaux effectués et les matériaux fournis relativement au Chairman à la demande du propriétaire, Sovereign; et deuxièmement, les Striebel et Sovereign ne peuvent pas s'entendre sur le montant de la garantie à fournir pour préserver la réclamation de Sovereign. Je traiterai d'abord du montant de la garantie qui devra être fournie à North West.

  

ANALYSE

La garantie en faveur de North West

  

[5]                  North West a une réclamation évidente de 72 250 $, en plus de deux versements de TPS de 5 057 $ et de 1 750 $, pour un montant total de 79 057 $. Cette réclamation tient compte du fait que les Striebel avaient payé North West pour les travaux qu'elle a effectués sur le Chairman après le 16 mai 2002, lorsque les Striebel sont entrés en possession et ont commencé à recourir à leurs entrepreneurs afin de terminer la construction du Chairman. Elle tient également compte d'un transfert partiel de fonds à Sovereign par les Striebel, fonds qui étaient assignés à North West : les Striebel ont versé 40 000 $US, à savoir 60 000 $CAN dont Sovereign a versé seulement 25 000 $CAN à North West. La valeur la plus raisonnable de la cause de North West est donc de 79 057 $. Ce montant est confirmé par une lettre de l'avocat de Sovereign en date du 4 juin 2002, dans laquelle l'avocat de Sovereign écrit :

[TRADUCTION] Sovereign reconnaît conclure un contrat avec Northwest comportant le versement de la somme de 136 400 $, dont un montant de 25 000 $ a été payé.

Pour compléter le calcul, divers montants ont été versés à North West, mais je ne suis pas certain qu'ils aient été versés par Sovereign ou par les Striebel, ce qui laisse un solde de 79 057 $.

[6]                  Dans la lettre en date du 4 juin 2002, l'avocat de Sovereign ajoute que Sovereign réclame une compensation de 2 596,80 $ relativement aux dommages causés au Chairman et que North West doit de l'argent à Sovereign relativement aux travaux incomplets effectués sur le yacht Waterford. La lettre fait également mention de [TRADUCTION] « réclamations éventuelles que Sovereign pourrait présenter contre North West » . L'avocat de Sovereign informe alors North West que Sovereign n'a pas l'intention de payer North West à ce moment-là.


[7]                  Les Striebel restent avec l'entière réclamation réelle pour garantir le montant de 79 057 $CAN, avec la perspective de payer deux fois les quelque 35 000 $ de la réclamation, une fois au moyen de l'argent versé à Sovereign et confisqué par elle et une deuxième fois afin de payer les quelque 35 000 $ de la réclamation réelle de North West à l'encontre du Chairman. Quoi qu'il en soit, North West a droit à une garantie de 79 057 $, en plus des intérêts et frais.

[8]                  Il faudra peut-être deux ou trois ans pour le règlement de la présente action, étant donné que North West peut être entraînée inutilement dans un procès prolongé entre les Striebel et Sovereign. Les dates de procès, dans les procès plus longs, sont fixées plusieurs mois après que les parties sont prêtes à procéder. Les factures de North West font mention d'un intérêt de 2 % par mois. Il appert que les travaux ont été effectués durant un certain nombre de mois allant de l'été 2001 jusqu'au printemps 2002. Compte tenu du fait que qu'il peut s'écouler encore deux ans ou plus avant que North West ne reçoive le paiement qui lui est dû, les intérêts dus à North West seront garantis pour une période de trois ans au taux simple de 2 % par mois, soit 57 000 $ en chiffres ronds.

[9]                  Quant à la garantie pour les frais, je serai généreux. Cela exige des explications. Lorsque l'avocat de Sovereign a soulevé la question d'une compensation, principalement pour les travaux effectués sur un autre navire, je lui ai demandé s'il estimait que cette compensation était appropriée. Il a maintenu que oui. Toutefois, la compensation n'est pas toujours possible. Je me reporte ici à une remarque incidente souvent citée de lord Denning, le maître des rôles, dans l'arrêt The Nanfri, [1978] 2 Lloyd's Rep. 132 (C.A.), à la page 140 :

[TRADUCTION] ... [m]ais une chose est certaine : toutes les demandes reconventionnelles ne peuvent pas faire l'objet de la compensation. Seules peuvent le faire les demandes fondées sur la même transaction que la demande principale ou étroitement liées à cette transaction, et seules aussi les demandes attaquant directement les prétentions du demandeur, c'est-à-dire celles qui leur sont si étroitement liées qu'il serait manifestement injuste de lui permettre d'obtenir le paiement demandé sans tenir compte de la demande reconventionnelle.


Cette assertion, qui exige un lien étroit, ou en effet des réclamations découlant de la même affaire, comme condition préalable à la compensation, a été mentionnée par M. le juge Saville, dans The Adittya Vaibhav, [1991] 1 Lloyd's Rep. 573, à la page 574, comme étant [TRADUCTION] « la déclaration de principe moderne de la compensation en equity qui fait le plus autorité... » Ce principe a été adopté par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Atlantic Lines & Navigation Company Inc. c. Le navire Didymi et Didymi Corporation, [1988] 1 C.F. 3, à la page 20 :

Il ressort des arrêts que nous avons déjà mentionnés que l'existence d'un droit à une compensation selon l'equity requiert beaucoup plus que la simple présence d'une demande reconventionnelle. Ainsi que l'a énoncé lord Denning dans un passage déjà cité de l'arrêt The Nanfri, seules peuvent faire l'objet de la compensation fondée sur l'equity « les demandes reconventionnelles fondées sur la même transaction que la demande principale ou étroitement liées à cette transaction » et « attaquant directement les prétentions du demandeur » , de sorte qu'il serait « manifestement injuste de lui permettre d'obtenir le paiement demandé sans tenir compte de la demande reconventionnelle » . Cette affaire nous permet d'illustrer de façon pratique les circonstances dans lesquelles cette doctrine peut être invoquée. Le propriétaire d'un bateau recherchait le recouvrement du fret prévu dans un affrètement à temps. L'affréteur sollicitait la compensation des dommages qu'il avait subis parce que le propriétaire du navire l'avait à tort privé de l'usage de ce navire pendant que la charte-partie était en vigueur. La Cour d'appel a permis qu'il y ait compensation entre la demande reconventionnelle en dommages-intérêts et la réclamation de fret. La demande reconventionnelle non seulement était fondée sur l'entente invoquée par le propriétaire mais elle était directement reliée à la réclamation de fret, de sorte qu'elle pouvait être intentée pour réduire ou éteindre la revendication du propriétaire du navire. Il serait manifestement injuste de forcer l'affréteur à payer le fret sans lui avoir permis au préalable de faire valoir sa demande reconventionnelle pour le préjudice qu'il a subi lorsque le propriétaire du navire l'a privé à tort de l'usage de ce navire au cours de la période visée par la réclamation du fret.

[10]            Les deux arrêts Nanfri et Didymi ont été appliqués par M. le juge Lutfy (maintenant Juge en chef adjoint) dans la décision Halla Merchant Marine Co. Ltd. c. Portserv Ltd. (1997), 126 F.T.R. 300. Le principe et la jurisprudence ont été mis à jour par M. le juge Blais dans Mediterranean Shipping Co. S.A. Genève c. Sipco Inc., décision inédite en date du 25 septembre 2001, dans le dossier no T-361-99, 2001 CFPI 1046.


[11]            De toute façon, j'ai demandé à l'avocat de Sovereign s'il croyait sérieusement que Sovereign pouvait demander une compensation, se rapportant à un navire tout à fait différent, une compensation qui aurait des effets pour les Striebel, en tant que spectateurs innocents. L'avocat estimait que la compensation serait valide. Je ne suis pas d'accord. Ainsi, il est vraiment possible que North West obtienne gain de cause, dans le cadre de sa cause le plus raisonnablement défendable, dans les frais entre avocat et client à l'encontre du Chairman.

[12]            Étant donné que North West peut être entraînée dans un long procès, le montant visant à garantir les frais avocat-client et les débours sera de 25 000 $.

[13]            La garantie s'élèvera donc en chiffres ronds à 160 000 $CAN. Cette garantie formera une déduction de la garantie que je suis sur le point d'accorder à Sovereign.

Le montant du cautionnement - La jurisprudence

[14]            La règle générale qui régit le montant du cautionnement qui doit être fourni, pour obtenir mainlevée de la saisie correctement effectuée d'un navire, veut qu'il soit égal à la valeur la plus raisonnable de la cause de la partie titulaire d'une sûreté, intérêts et frais, limitée par la valeur du navire saisi : voir The Moschanthy, [1971] 1 Lloyd's Rep. 37 (B.R.), à la page 44 et Brotchie c. Le Karey T (1994), 77 F.T.R. 71 (C.F. 1re inst.) à la page 72.

[15]            Habituellement mais pas toujours, comme nous le verrons, le montant du cautionnement est celui qui est réclamé dans le bref ou la déclaration selon le cas : voir par exemple Mayers on Admiralty Law and Practice in Canada, Carswell, 1916, à la page 235.


[16]            En l'espèce, Sovereign prétend qu'il lui appartient de fixer la valeur la plus raisonnable de sa cause, en se fondant sur le libellé de l'ordonnance en date du 8 mai 2002, exposé ci-dessus et en particulier que le cautionnement vise « à garantir la valeur la plus raisonnable de la cause de Sovereign, frais et intérêts » . Cette remarque conclut que, comme le demandeur n'a pas interjeté appel de l'ordonnance du 8 mai, tout examen du montant du cautionnement, autre que celui réclamé par Sovereign, constitue chose jugée. Je ferai observer d'abord que le renvoi à « la valeur la plus raisonnable de la cause » , qui a été convenue virtuellement par consentement, exprime une notion ou une idée de la mesure de la garantie, mais pas un nombre absolu ou l'importation d'un nombre absolu. Ensuite, bien que le cautionnement corresponde habituellement au montant réclamé dans l'acte de procédure sous-jacent, le tribunal a le pouvoir discrétionnaire et la compétence, dans une certaine mesure, de fixer la valeur la plus raisonnable de la cause.

[17]            Pour donner plus de détails, je renvoie dans la décision Atlantic Shipping (London) Ltd. c. Le Navire Captain Forever (1995), 97 F.T.R. 32 (C.F. 1re inst.), à l'idée que, bien qu'un tribunal pour fixer un cautionnement, ne doive pas préjuger l'affaire pour déterminer ce qu'il vaut car il peut y avoir des circonstances particulières par lesquelles tempérer le cautionnement, en général, si une partie donne un cautionnement tel que demandé et que ce dernier se révèle plus tard excessif, il y avait un recours dans le cas d'une demande erronée de garantie, dans les dépens. Je me reporte ici à la décision The Moschanthy (précitée) : voir pages 45 et 46.


[18]            M. le juge Muldoon a trouvé des circonstances particulières dans Lundberg c. Le Navire Manitou III, décision inédite en date du 6 décembre 1988 dans le dossier no T-2180-88, [1988] A.C.F. no 1124, où il a fait des remarques au sujet de la pratique habituelle de fixer le cautionnement pour inclure le montant total de la réclamation du demandeur, y compris les intérêts et les dépens, a fait mention d'incertitudes de la réclamation et a fixé le cautionnement à la moitié de la réclamation elle-même, comme étant suffisant pour couvrir une réclamation, avec intérêts et frais :

La pratique habituelle en amirauté et en droit maritime, qui consiste à exiger un cautionnement selon une somme plus élevée que le total des réclamations de la partie demanderesse avant la mainlevée de la saisie du navire, est plutôt vague, mais néanmoins efficace. Elle est vague, car habituellement, la garantie exigée correspond au montant de la réclamation du demandeur, ainsi que les intérêts et les dépens. Par ailleurs, il n'est pas possible pour l'instant d'évaluer avec précision le montant des réclamations du demandeur. Effectivement, le demandeur réclame dans la présente cause des dommages-intérêts selon des estimations qui sont probablement arrondies.

La réclamation du demandeur semble être fondée sur l'alinéa 22(2)o de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e supp.), chapitre 10, qui permet à la Cour de statuer sur toute réclamation ou question découlant de ce qui suit :

"o)           une demande formulée par un ... membre de l'équipage d'un navire relativement au salaire, à l'argent, aux biens ou à toute autre forme de rémunération ou de prestations découlant de son engagement."

D'après l'affidavit de Barry McGregor, il semble que le demandeur devra prouver cet engagement ou emploi, les périodes où il l'a exercé et les conditions convenues, le cas échéant. Il incombera également au demandeur de prouver la violation de l'entente qui aurait été convenue ainsi que les dommages-intérêts auxquels il peut avoir droit, et il ne s'agit pas ici d'un salaire ni même d'une somme déterminée. Compte tenu des imprécisions des réclamations et du fait qu'il est souhaitable d'entretenir le bateau de façon à pouvoir l'utiliser lors des diverses expéditions de pêche saisonnières, il semblerait raisonnable de fixer le montant du cautionnement à une somme inférieure au total des montants réclamés par le demandeur.

[19]            Dans l'arrêt The Gulf Venture, [1984] 2 Lloyd's Rep. 445 (B.R.), M. le juge Sheen a appliqué une méthode expéditive pour fixer la garantie : il a estimé que la preuve n'était pas complète, mais il était convaincu que la réclamation ne serait pas accueillie intégralement et, par conséquent, bien que la réclamation endossée sur le bref dépassait les 400 000 £ , il a fixé la garantie à 250 000 £ :


[TRADUCTION] Lorsque les demandeurs ont le droit de garder un navire saisi jusqu'à ce que ses propriétaires fournissent une garantie pour leur réclamation, cette garantie doit être pour une certaine somme d'argent qui représente la valeur la plus raisonnable de leur cause, y compris les intérêts, et leurs dépens dans l'action. Il y a place à beaucoup de discussion quant à la somme qui devrait être garantie relativement à cette réclamation. Je ne propose d'analyser la preuve : elle n'est pas complète. Une telle procédure serait tout à fait inappropriée à l'occasion d'une requête telle que la présente. Bien que la réclamation endossée sur le bref se chiffre, comme je l'ai déjà mentionné, à une somme supérieure à 400 000 £ , j'étais convaincu que la réclamation ne serait pas accueillie en entier. Après discussion avec les avocats, les demandeurs ont fait part de leur volonté d'accepter la garantie au montant de 300 000 £ . Je suis arrivé à la conclusion qu'une somme moindre serait adéquate et j'ai fixé le montant au chiffre rond de 250 000 £ .

  

[20]            Dans l'arrêt The Tribels, [1985] 1 Lloyd's Rep. 128, M. le juge Sheen, tout en admettant que les sauveteurs avaient le droit de réclamer une garantie jusqu'à concurrence de ce qui pourrait être prévu, en fonction de la valeur la plus raisonnable de la cause, des intérêts et des dépens, a considéré la demande de garantie de 3,323 millions £ comme exorbitante, en faisant remarquer que l'avocat du demandeur concédait le point. Il fixa ensuite la garantie à 1 million £ , en ajoutant qu'il se pourrait bien que même la somme de 1 million £ était excessive.

[21]            Une dernière décision que j'invoquerai, dans cette série de décisions où la cour a exercé un pouvoir discrétionnaire pour établir une garantie d'exécution, dans des circonstances particulières, est Amican Navigation Inc. c. Densan Shipping Co. (1997), 137 F.T.R. 132 (C.F. 1re inst.), décision rendue par M. le juge Lufty (maintenant Juge en chef adjoint). Il faisait observer, à la page 135, que « la saisie est une arme très puissante » et il ajoutait que la demanderesse a le droit d'obtenir une garantie d'exécution pour le plein montant de sa réclamation majoré des intérêts et des frais, mais que ce pouvoir exceptionnel que la loi accorde à la saisie et au droit d'obtenir une garantie d'exécution doit être pondéré de façon à ne pas être excessif :


Il est donc important, dans l'analyse d'une requête visant à modifier la garantie d'exécution, de garder à l'esprit le pouvoir exceptionnel que la loi accorde à la saisie et au droit d'obtenir une garantie d'exécution pour le plein montant de la réclamation. Il faut rechercher un juste équilibre. Le pouvoir de saisir ne doit pas être exercé de façon excessive, et en même temps, la demanderesse a droit à une garantie d'exécution suffisante.

(Page 135)

À cette étape-ci, je ferai remarquer qu'il y avait en jeu la variation de garantie d'exécution, toutefois le même principe s'applique dans le cas de l'établissement d'une garantie d'exécution. Il a ensuite appliqué le principe énoncé dans l'arrêt The Moschanthy précité.

[22]            M. le juge Lutfy a rejeté un calcul hypothétique au sujet de la valeur la plus raisonnable de la cause, qui figurait dans un rapport de vérification, en notant qu'il y aurait pu y avoir contre-interrogatoire. Cependant, il a effectivement réduit la réclamation de la demanderesse en vue d'une perte de profit envisagée de 60 % du revenu brut, parce qu'il trouvait difficile d'imaginer, en utilisant les propres renseignements et calculs de la demanderesse que la valeur la plus raisonnable du profit pourrait être 60 % du fret brut. En effet, il a estimé que les circonstances découlant de ce genre de profit étaient spéciales et exceptionnelles, ce qui justifiait qu'il intervienne. Il était convaincu qu'un profit d'environ 30 %, sur le revenu, représentait un niveau suffisant de garantie d'exécution pour protéger les droits d'un demandeur : voir les pages 138 et 139. Par conséquent, il a réduit la garantie d'exécution de 650 000 $ à 436 784 $. Je vais maintenant passer à une application de tout cela à la présente instance et tout particulièrement à la garantie sollicitée par Sovereign.

La garantie en faveur de Sovereign      


[23]            Les chiffres que j'ai utilisés pour arriver à une garantie appropriée sont en dollars canadiens, à moins d'indication contraire. La demande reconventionnelle présentée par Sovereign mentionne que le prix convenu pour le Chairman était de 6,5 millions $US. Dans sa demande de redressement, Sovereign réclame 91 472,92 $US pour les travaux exécutés et les matériaux fournis en rapport avec les ordres de modification, en plus d'une réclamation en dommages-intérêts, qui n'est pas spécifiée dans la demande de redressement, pour bris de contrat, appropriation illicite et violation du droit de propriété. Cependant, dans la demande reconventionnelle elle-même, Sovereign réclame 1 850 000 $US, moins un crédit convenu de 340 000 $US, étant une indemnité pour de l'équipement fourni par M. et Mme Striebel. Ainsi la réclamation totale est-elle, comme il est dit dans la demande reconventionnelle, de 1 601 472,92 $US, en plus des intérêts et des dépens. Épurée dans un affidavit subséquent, la réclamation de Sovereign est évaluée à 1 810 815 $, apparemment un chiffre en dollars canadiens. Sovereign réclame une garantie de 2 millions $. Si j'étais convaincu qu'aucune circonstance spéciale n'existait, la garantie à 2 millions $, compte tenu peut-être des intérêts de 6 % durant trois ans et des frais peut-être de 100 000 $, serait appropriée moins, naturellement, la partie de la sécurité qui serait consacrée à garantir North West, au montant de 160 000 $CAN. Toutefois, il y a manifestement des circonstances spéciales en l'espèce.

[24]            Ainsi que je l'ai déjà précisé, je ne peux pas trancher l'affaire à ce moment-ci. Cependant, je peux, comme le signale le juge en chef adjoint Lutfy dans la décision Amican Navigation (précitée), établir un équilibre entre ce qui pourrait, d'une part, constituer une saisie effectuée de façon excessive et, d'autre part, un droit à une garantie suffisante. En effet, comme l'a établi M. le juge Sheen dans l'arrêt The Gulf Venture (précité), en étant convaincu que la réclamation ne serait pas accueillie en entier, il a pu alors réduire la garantie d'exécution à un montant moindre mais adéquat.


[25]            Je n'ai pas l'intention de me laisser entraîner dans des questions mineures : par exemple, à savoir si les coûts des éliminateurs d'humidité, considérés comme n'étant pas inclus dans les caractéristiques, au montant d'environ 6 000 $ et fournis par les demandeurs, devraient être déduits du compte des Striebel; à savoir si les accumulateurs fournis par les Striebel ont coûté environ 3 000 $ de plus que le coût pour Sovereign; à savoir si le coût des caniveaux du pont en acier inoxydable d'une valeur de 180,40 $, encore une fois fournis par les Striebel, était excessif; et à savoir si Sovereign aurait pu acheter des mécanismes pour un prix inférieur de 14 000 $ à ceux achetés par les Striebel ou leur présent chantier naval. Ces questions devront être tranchées par le juge de première instance. De même, il appartiendra au juge de première instance de décider si Sovereign a été amenée à maintenir qu'il ne devrait pas y avoir d'autres frais d'achèvement pour un système de surveillance d'alarme, système clairement exigé dans les caractéristiques mais qui, selon l'expert représentant les Striebel, et j'accepte la parole de l'expert, n'était pas installé sur le navire lorsque celui-ci a été remis aux Striebel. Je n'ai pas l'intention de me mêler de l'estimation du profit de Sovereign à l'occasion d'autres ordres de modification, qui n'ont pas été exécutés par Sovereign, d'une valeur approximative de 110 000 $, parce que c'est un chiffre brut au sujet duquel le profit aurait été, conformément au contrat de construction, les coûts majorés de 15 % et une modeste majoration pour les travaux. Certaines de ces questions peuvent recevoir une réponse favorable d'autres non, cependant, le montant total en jeu n'est pas élevé compte tenu du contexte général et, à mon avis, devrait être fixé dans le cadre du jugement de l'affaire.


[26]            La véritable question, à cette étape-ci, est de savoir quelle est la valeur la plus raisonnable de la cause quant au montant des heures de travail requis pour terminer la construction du navire. Relativement à cette question, il y a les hypothèses que l'on me demande faire, principalement celle selon laquelle Sovereign n'a pas de frais variables, qui ont arrêté de courir lorsque le navire a été retiré du chantier, et celle aussi selon laquelle Sovereign n'a jusqu'à maintenant tiré aucun profit de l'opération, mais a plutôt l'intention de tirer tout son profit, soit 1 810 815 $ du solde brut qui serait resté dû, si Sovereign avait terminé la construction du navire, soit la somme de 2 661 315 $. Le profit de 1 810 815 $ représente 67 % du solde du revenu brut qui serait rentré si Sovereign avait terminé la construction du navire.

  

[27]            Je commencerai par la circonstance manifestement spéciale du calcul des coûts de finition de la construction du navire qui ont été calculés par Sovereign et qui ont été à la fois assumés et calculés par les Striebel.

  

[28]            À l'époque où le Chairman a été repris par les Striebel, ces derniers et Sovereign ont embauché des experts en vue d'une contre-expertise. Je n'ai pas vu le rapport de l'expert de Sovereign, toutefois la preuve par affidavit de l'expert des Striebel mentionne que les deux experts étaient d'accord sur plus de 400 points concernant [TRADUCTION] « les domaines exigeant encore un ajustement, du montage, de la tuyauterie, des installations, des garnitures, fournis et/ou terminés » , et sur 14 domaines de dommages mineurs. Les travaux à accomplir, par simple inspection de la liste des manques, sont très importants, tant sur le plan du nombre que sur celui de l'ampleur de plusieurs d'entre eux. Par inspection, il est absurde de prétendre que tous les manques pourraient être corrigés grâce à seulement 1057,5 heures de travail, comme le laisse entendre Sovereign.



[29]            Sovereign dit qu'il faudrait 1057,5 heures de travail, soit environ une semaine de travail, étant donné l'équipe de 23 personnes employées sur le navire par Sovereign. Ces travaux, en plus du matériel et de l'équipement, s'élèveraient, selon Sovereign, à environ 540 000 $ ou plus exactement à 851 000,08 $ en devises canadiennes. Toutefois, nous avons également le même témoin, dans un affidavit antérieur rédigé à une fin différente, fixant à la fois un montant inférieur à 400 000 $US pour les travaux de finition et le nombre de semaines à six à cet égard. C'est tout à fait en opposition avec l'évaluation préparée pour les Striebel et selon laquelle il faudrait environ 10 000 heures de travail pour terminer la construction du Chairman. À titre de justification, l'avocat de Sovereign renvoie à Tercon Contractors Ltd. v. British Columbia, décision inédite de la Cour suprême de la Colombie-Britannique en date du 12 juillet 1994 et portant le no C915910 au greffe de Vancouver. Dans Tercon, l'une des questions en litige était la différence entre deux entrepreneurs sur le plan de l'équipement et de l'expertise. En l'espèce, j'admets qu'il n'y aurait pas de différence appréciable sur le plan de l'équipement ou de l'expertise entre Sovereign et l'actuel constructeur et réparateur naval auquel ont recours les Striebel. Sovereign ajoute qu'il n'y a pas de frais variables, c'est-à-dire des frais épargnés par le fait de ne pas être obligé de terminer la construction du Chairman, déclaration qui, à première vue, semble fort peu probable. Cependant, dans ces conditions, Sovereign estime ses profits sur le montant restant de 2 661 315 $, qui serait dû à la fin de la construction, à 1 810 815 $ ou à 68 % du solde du revenu brut. Ici Sovereign semble soutenir qu'elle n'a tiré aucun profit, à quelque étape antérieure et qu'elle se propose de tirer tout son profit dans la dernière semaine de travail ou dans les six dernières semaines, selon celui des affidavits de Sovereign qu'on devrait admettre. Pour la même raison, selon laquelle je n'ai pas ici à trancher l'affaire, je ne ferai pas de remarques sur l'opinion des demandeurs relativement aux frais qui auraient été engagés si Sovereign avait terminé la construction du navire, frais beaucoup plus élevés que ceux envisagés par Sovereign.

  

[30]            Selon la déposition des Striebel, depuis qu'ils ont repris le Chairman et jusqu'à la date de la présente requête, ils ont consacré 6891 heures de travail en vue de terminer la construction du navire. D'après le témoignage de l'expert engagé par les Striebel, il reste plus de 2000 heures de travail à effectuer pour que le navire réponde aux caractéristiques du contrat de construction. On estime qu'un total de 10 000 heures de travail est à faire à partir du moment où ils ont repris le Chairman. L'entreprise navale que les Striebel ont chargée de terminer la construction du Chairman est une société très réputée et constituée de longue date qui se spécialise dans la réparation et la construction de yachts luxueux.

  

[31]            La preuve soumise dans la présente procédure est non seulement contradictoire, mais également incomplète.

CONCLUSION


[32]            La question à laquelle un juge de première instance devrait un jour s'attaquer est l'énorme différence existant entre le coût des travaux estimé par Sovereign pour terminer la construction, soit 27 000 $, et le coût des travaux estimé par les Striebel, soit 800 000 $, pour les travaux déjà effectués et ceux à venir. Si les calculs de Sovereign devaient s'avérer corrects et, compte tenu du fait que ses calculs comprennent la réclamation de North West, le montant de 2 millions $ pour la garantie pourrait être soutenable. Selon leurs calculs relativement aux travaux, aux matériaux et à l'équipement nécessaires pour que le navire réponde aux caractéristiques du contrat de construction, les Striebel auront une réclamation importante contre Sovereign, parce qu'ils dépenseront beaucoup plus que 6,5 millions $US pour obtenir le luxueux yacht qu'ils ont négocié.

  

[33]            Les deux parties sont tellement éloignées l'une de l'autre que tout ce que l'on peut dire est que, même sans qu'elle soit analysée, la preuve est actuellement manifestement incomplète. Toutefois, je suis convaincu que la réclamation de Sovereign ne sera pas accueillie tel que présentée. Exiger une garantie pour la réclamation, comme elle est présentée, aurait pour effet de rendre la garantie et à n'en pas douter le caveat de Sovereign excessifs. Je suis convaincu que Sovereign aura une garantie suffisante si la valeur brute de la garantie est fixée à 1 million $, dont une partie de 160 000 $ de ce montant étant déduite et allouée pour fournir une garantie en faveur de North West, le solde net devant garantir Sovereign.

                                                                                                                               « John A. Hargrave »            

                                                                                                                                                  Protonotaire                    

  

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 30 août 2002

  

Traduction certifiée conforme

Yvan Tardif, B.A., LL.L.


                                                   COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                                                 T-687-02

INTITULÉ :                                                 M. et Mme. Stephen Striebel c.

Sovereign Yachts (Canada) Inc.

LIEU DE L'AUDIENCE :                        Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                      le 19 août 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :        LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

DATE DES MOTIFS :                              le 30 août 2002

  

COMPARUTIONS :

David McEwen                                                                         POUR LES DEMANDEURS

Murray Clemens & J MacInnis                                              POUR LA DÉFENDERESSE Sovereign Yachts (Canada) Inc.

Wayne Ryan                                                                            POUR LA DÉFENDERESSE North West Delta Yacht Services

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McEwen, Schmitt & Co.                                                         POUR LES DEMANDEURS

Vancouver (Colombie-Britannique)

Nathanson Schachter & Thompson                                    POUR LA DÉFENDERESSE

Vancouver (Colombie-Britannique)                                    Sovereign Yachts (Canada) Inc.

Ottho Law Group                                                                      POUR LA DÉFENDERESSE

Vancouver (Colombie-Britannique)                                    North West Delta Yacht Services

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