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Date : 20200326


Dossier : IMM‑1017‑19

Référence : 2020 CF 439

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 mars 2020

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

AKILAN RAJARATNAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, Akilan Rajaratnam, demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 11 février 2019 par un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs [l’agent] de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] par laquelle le report du renvoi du demandeur au Sri Lanka a été refusé.

[2]  Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka d’origine tamoule qui est arrivé au Canada en mars 2010 et a présenté une demande d’asile. En septembre 2011, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté sa demande d’asile.

[3]  En février 2013, le demandeur a demandé un examen des risques avant renvoi [ERAR], demande qui été rejetée en septembre 2013. La Cour a autorisé la présentation d’une demande de contrôle judiciaire de cette décision, mais les parties se sont entendues et l’affaire a été renvoyée en vue d’un nouvel examen en 2015. Le nouvel examen s’est soldé par un rejet de la demande d’ERAR en juin 2018.

[4]  En octobre 2018, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur a soulevé dans cette demande les difficultés qu’il subirait à son retour au Sri Lanka, son établissement au Canada et l’intérêt supérieur des enfants.

[5]  Le 14 décembre 2018, l’ASFC a avisé le demandeur qu’elle avait fixé au 8 janvier 2019 la date de son entrevue préalable au renvoi. Le 25 janvier 2019, l’ASFC a donné au demandeur la directive de se présenter en vue de son renvoi le 23 février 2019.

[6]  Le 1er février 2019, le demandeur a mis à jour sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire afin d’inclure un nouvel élément de preuve concernant un mandat d’arrestation décerné contre lui, que le Service des enquêtes criminelles (Criminal Investigation Department) du Sri Lanka a laissé chez les parents du demandeur le 20 décembre 2018. Le demandeur a également fourni d’autres documents portant sur les conditions dans le pays au Sri Lanka, ainsi que des observations mises à jour.

[7]  Le même jour, le demandeur a demandé à l’ASFC de reporter son renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit rendue au sujet de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il a allégué qu’il existait des circonstances impérieuses propres à sa personne qui justifiaient un report, à savoir les suivantes : (1) il avait le profil d’une personne qui attirerait [traduction« sûrement » l’attention des autorités sri‑lankaises à son arrivée à l’aéroport, car son nom figurerait sur une [traduction« liste d’exclusion » compte tenu du mandat d’arrestation délivré contre lui, ce qui entraînerait sa détention et un risque réel de subir de mauvais traitements ou un préjudice; (2) son renvoi aurait des effets préjudiciables sur sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en instance, (3) il est établi au Canada et entretient un lien familial extrêmement étroit avec plusieurs enfants au Canada.

[8]  Le 11 février 2019, l’agent a rejeté la demande de report présentée par le demandeur au motif que celui‑ci n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’un report du renvoi était justifié. Le 20 février 2019, le juge Richard F. Southcott a accordé un sursis au renvoi du demandeur en attendant l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire.

[9]  Le demandeur demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision de l’agent. Bien que ce soit formulé différemment dans son mémoire des arguments, le demandeur conteste l’évaluation faite par l’agent (1) du mandat d’arrestation et de la déclaration sous serment de sa mère, (2) de la preuve des difficultés qu’il a présentée, et (3) de l’intérêt supérieur des enfants touchés. Il soutient également que l’agent a entravé son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur les conclusions antérieures de la SPR et les conclusions relatives à l’ERAR pour conclure que le demandeur n’était pas exposé à un risque et que la loi lui interdisait de présenter une demande d’ERAR.

II.  Analyse

[10]  La présente demande a été débattue avant que la Cour suprême ne rende son récent arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Étant donné qu’une des questions soulevées par le demandeur concernait l’entrave par l’agent à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et que la norme de contrôle dans une telle affaire n’était pas tout à fait établie en droit, j’ai donné une directive le 30 décembre 2019 par laquelle j’invitais les parties à présenter des observations supplémentaires sur la norme de contrôle applicable.

[11]  Les parties soutiennent, et j’en conviens, que la norme de contrôle applicable à l’ensemble des questions en litige est maintenant celle de la décision raisonnable. Aucune des situations décrites dans l’arrêt Vavilov permettant de s’écarter de la présomption de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce (Vavilov, aux par. 10, 16 et 17).

[12]  En donnant des orientations sur ce qui constitue une décision raisonnable, la Cour suprême du Canada a expliqué qu’« une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). Il faut accorder une attention particulière aux motifs écrits du décideur et les interpréter de façon globale et contextuelle (Vavilov, au par. 97). Il ne s’agit pas d’une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov, au par. 102). Si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci », il n’appartient pas à la cour de révision de substituer le résultat qu’elle préférerait (Vavilov, au par. 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au par. 100).

[13]  Pour appuyer sa demande de report, le demandeur a fait valoir que le mandat d’arrestation délivré contre lui, qui le décrit comme étant en contact étroit avec les Tigres de libération de l’Eelam tamoul, constituait un nouvel élément de preuve concernant les difficultés au Sri Lanka que les autorités canadiennes de l’immigration n’avaient pas évalué auparavant. Le demandeur soutient que l’agent a écarté le mandat de façon déraisonnable parce qu’il n’a pas été en mesure d’en confirmer l’authenticité. L’agent n’a relevé aucun problème en ce qui concerne la photocopie fournie, la lisibilité du document, ses caractéristiques ou la personne visée par le mandat. De plus, le mandat original était disponible sur demande. Si l’agent avait voulu en confirmer l’authenticité, il aurait pu demander l’original puisque le demandeur avait indiqué dans ses observations qu’il était disponible sur demande. Le demandeur soutient également que l’agent a commis une erreur en écartant l’affidavit souscrit sous serment par la mère du demandeur, au motif qu’aucun rapport de police n’a été fourni. Il affirme que c’est une erreur de rejeter des éléments de preuve parce que d’autres éléments de preuve auraient été préférables.

[14]  Après avoir examiné les motifs de l’agent et le dossier, je ne suis pas convaincue que la décision de l’agent soit déraisonnable.

[15]  Bien que je sois du même avis que le demandeur en ce qui concerne le fait que l’agent a souligné que le demandeur n’avait pas fourni le mandat original, l’agent avait d’autres préoccupations au sujet du mandat. En particulier, l’agent s’interrogeait sur le moment auquel il a été délivré. L’agent a souligné ce qui suit : (i) lorsque le demandeur a quitté le Sri Lanka en mars 2010, il n’y avait pas de mandat d’arrestation contre lui; (ii) le mandat a été délivré le 20 décembre 2018, après que le demandeur eut été convoqué à une entrevue préalable au renvoi, et (iii) le demandeur n’a pas expliqué de manière satisfaisante pourquoi un mandat d’arrestation serait décerné contre lui huit ans après son départ du Sri Lanka. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter la mention par l’agent de l’absence d’un rapport de police. L’affidavit de la mère, qui a été préparé à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, contient peu de renseignements ayant une valeur probante qui pourraient expliquer pourquoi un mandat d’arrestation a été délivré contre le demandeur huit ans après son départ.

[16]  Le demandeur soutient que l’agent aurait dû lui demander le mandat original. Reconnaissant que la pratique exemplaire consiste à envoyer les documents originaux aux tribunaux, le demandeur souligne qu’il n’était aucunement tenu par la loi de le faire, comme le serait par exemple une personne comparaissant devant la SPR. Soit, mais je ne suis toujours pas convaincue que l’agent était tenu de lui demander de fournir le document original dans les circonstances de l’espèce. Un report du renvoi est une mesure temporaire qui a pour but d’atténuer les situations exceptionnelles. Il incombait au demandeur de faire de son mieux en produisant les meilleurs éléments de preuve à l’appui de sa demande, surtout que les éléments de preuve en question étaient essentiels à son allégation concernant de nouveaux risques et que son dernier ERAR remontait à moins de huit mois. Je souligne de plus que la déclaration concernant la disponibilité du mandat original se trouve dans une note de bas de page de la demande de report présentée par le demandeur. Alors que le demandeur demande à l’agent de lui faire savoir si l’original est requis, la note de bas de page indique aussi que [traduction« l’original du mandat a été envoyé par les parents du demandeur ». Rien n’indique quand l’original sera reçu et quand il pourrait être mis à la disposition de l’agent. Compte tenu des importantes contraintes de temps auxquelles est assujettie la prise des décisions de report, il n’était pas déraisonnable pour l’agent d’aller de l’avant sans demander au demandeur de fournir des éléments de preuve supplémentaires, y compris le mandat original.

[17]  Par ailleurs, le demandeur conteste le fait que l’agent a souligné que les rapports et les articles présentés n’étaient pas personnalisés et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que le demandeur serait personnellement assujetti aux conditions énoncées dans les rapports mis à jour.

[18]  Je ne souscris pas à la façon dont le demandeur dépeint les déclarations de l’agent.

[19]  En discutant des documents présentés par le demandeur, l’agent a fait remarquer que de nombreux documents étaient antérieurs aux décisions de la SPR et d’ERAR et qu’il n’avait pas été expliqué pourquoi les documents n’avaient pas été présentés auparavant. L’agent a également signalé que les questions présentées dans la demande de report correspondaient étroitement aux questions déjà examinées dans les décisions de la SPR et d’ERAR. L’agent a ensuite reconnu que la situation au Sri Lanka n’était pas parfaite, que le gouvernement sri‑lankais était en proie à des changements et que l’ancien président retournait en politique, ce qui aurait une incidence défavorable sur les Tamouls. L’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que le demandeur risquait la mort ou la torture s’il retournait au Sri Lanka. Étant donné ses conclusions concernant le mandat d’arrestation, l’agent a jugé conjecturale l’allégation du demandeur selon laquelle il serait exposé à un risque parce que son nom figurerait sur une « liste d’exclusion » en raison du mandat d’arrestation non exécuté. Après avoir examiné les motifs de l’agent, je suis convaincue que l’agent ne s’attendait pas à ce que la preuve démontre un risque personnalisé, comme l’allègue le demandeur, mais plutôt un lien entre les conditions dans le pays et le profil du demandeur.

[20]  Lorsque de nouveaux risques prétendus n’ont jamais été évalués par un organisme compétent, le rôle de l’agent d’exécution n’est pas de procéder à un ERAR complet. Le rôle de l’agent d’exécution consiste plutôt à évaluer la suffisance de la nouvelle preuve de l’existence d’un risque sérieux et à décider s’il est justifié de reporter le renvoi pour permettre un examen complet des risques (Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 774, aux par. 81, 82 et 99). En l’espèce, l’agent a examiné les nouveaux éléments de preuve du demandeur et a finalement conclu qu’ils étaient insuffisants.

[21]  Les arguments du demandeur concernant l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants ne sont pas fondés non plus.

[22]  Il est de jurisprudence constante que l’agent chargé du renvoi n’est pas tenu d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur des enfants avant d’exécuter la mesure de renvoi (Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, au par. 57 [Baron]). Le report vise à éliminer les obstacles temporaires sur le plan pratique au renvoi, et le pouvoir discrétionnaire dont disposent les agents d’exécution en matière de report d’une mesure de renvoi est limité (Baron, au par. 49).

[23]  Contrairement à ce qu’allègue le demandeur, l’agent n’a pas limité son analyse à la relation parentale typique et n’a pas non plus fait abstraction de la déclaration sous serment du demandeur quant au rôle de parent par substitution qu’il assume auprès de sa nièce et aux liens étroits qu’il entretient avec les enfants de ses cousins. L’agent a tenu compte à la fois du lien étroit du demandeur avec les enfants touchés et de l’incidence que le renvoi du demandeur aurait sur les enfants. Le demandeur ne m’a pas convaincue que l’évaluation de ce facteur faite par l’agent était déraisonnable.

[24]  Enfin, le demandeur fait valoir que l’agent a entravé son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur les conclusions antérieures de la SPR et les conclusions relatives à l’ERAR pour conclure que le demandeur n’était pas exposé à un risque et en mettant indûment l’accent sur le fait qu’il était interdit au demandeur de présenter une demande d’ERAR pendant un an. Le demandeur soutient que le mandat d’arrestation représente un changement de situation quant au risque, ce qui justifie un report. À son avis, l’agent n’a pas exercé de manière raisonnable son pouvoir discrétionnaire de permettre un examen complet du nouveau motif de risque du demandeur.

[25]  Je ne suis pas de cet avis. L’agent a pris note des antécédents du demandeur en matière d’immigration et a convenu qu’il n’avait pas le droit de demander un autre ERAR. Après avoir correctement observé qu’il n’avait pas le pouvoir de mener un ERAR, l’agent a examiné les allégations et la preuve du demandeur concernant de nouveaux risques. L’agent a reconnu qu’il avait le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi, mais il a refusé de le faire au motif que les éléments de preuve présentés ne suffisaient pas à justifier un nouvel examen des risques. L’agent a également tenu compte des autres motifs d’ordre humanitaire invoqués par le demandeur, et il a conclu que le demandeur n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’un report était justifié. À mon avis, les arguments du demandeur au sujet de l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire représentent simplement une tentative de remettre en litige les conclusions de l’agent. Le demandeur demande essentiellement à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve pour en arriver à une conclusion différente. Ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Vavilov, au par. 125).

[26]  En conclusion, je suis convaincue que, lorsqu’elle est interprétée de façon globale et contextuelle, la décision de l’agent satisfait à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov.

[27]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[28]  Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1017‑19

LA COUR STATUE QUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour d’avril 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1017‑19

INTITULÉ :

AKILAN RAJARATNAM c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 OCTOBRE 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 26 MARS 2020

COMPARUTIONS :

Sumeya Mulla

Pour le demandeur

Norah Dorcine

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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