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Date : 20200325


Dossier : T‑1186‑19

Référence : 2020 CF 423

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

CLINTON KEAN

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Clinton Kean (le demandeur) cherche à faire annuler la décision de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale (le TSS), qui a conclu que sa plainte concernant le rejet de sa demande de prestations d’assurance‑emploi ne pouvait pas être traitée parce qu’elle n’avait aucune chance raisonnable de succès.

[2]  La division d’appel a conclu que la division générale du TSS avait tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve et des arguments présentés et avait appliqué correctement la loi. Elle a donc établi que l’appel du demandeur n’avait aucune chance de succès et a rejeté sa demande de permission d’en appeler.

[3]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejette la présente demande. Je suis sensible à la situation du demandeur, mais je ne suis pas convaincu du caractère déraisonnable de la décision de la division d’appel.

I.  Le contexte

[4]  Les principaux faits ne sont pas contestés par les parties. Le demandeur a travaillé comme conducteur de grand routier pour une entreprise établie en Ontario. Tout juste sorti de l’école de formation, il a suivi un mois de formation, puis a pris la route.

[5]  Le demandeur a dit que, pour un certain nombre de raisons, les conditions de travail étaient difficiles. Il conduisait pendant le nombre maximal d’heures permis et, après avoir payé les frais d’utilisation des données de son téléphone cellulaire et ses repas, il ne lui restait pas beaucoup d’argent, raison pour laquelle il continuait de travailler le plus possible. Il se rendait souvent aux États‑Unis, où le taux de change du dollar canadien réduisait davantage son salaire net. Il trouvait également difficile d’être seul sur la route, loin de sa famille et de ses amis. Lorsqu’il a décidé de quitter son emploi, il a dit qu’il souffrait d’un [traduction] « épuisement professionnel du camionneur ». En outre, une fois de retour chez lui, les membres de sa famille lui ont dit qu’il avait changé.

[6]  Le demandeur a dit que la principale raison de sa démission tient au fait que son patron n’a jamais donné suite à ses plaintes répétées au sujet des gaz d’échappement qui s’introduisaient dans la cabine de son camion, problème qui, selon lui, était causé par une fuite du système d’échappement. Il affirme que, lorsqu’il a soulevé la question auprès de son patron, il s’est vu promettre que le camion serait réparé, ce qui n’a jamais été fait. La situation l’inquiétait de plus en plus, parce qu’il passait la plupart de son temps dans le camion. En outre, lorsqu’il dormait dans la cabine, il devait laisser le moteur en marche pour utiliser le système de climatisation, et, le problème des gaz d’échappement n’ayant jamais été réglé, il était de plus en plus inquiet.

[7]  Le demandeur a pris deux semaines de congé et, tandis qu’il revenait en Ontario, le camion est tombé en panne. Il a réussi à amener le camion dans un garage, mais il a ensuite décidé de démissionner par crainte des conséquences qu’avaient sur lui son emploi et ses conditions de travail.

[8]  Le demandeur a présenté une demande d’assurance‑emploi. Son formulaire mentionnait qu’il avait quitté son emploi en raison du nombre excessif d’heures de travail. La Commission de l’assurance‑emploi du Canada a rejeté la demande en question après avoir établi que le demandeur avait quitté volontairement son emploi sans justification. Le demandeur a présenté une demande de réexamen et a mentionné le problème des gaz d’échappement et leur incidence sur lui, mais la Commission a maintenu sa décision.

[9]  Le demandeur a ensuite interjeté appel auprès de la division générale du TSS, qui a examiné la preuve et établi qu’il avait volontairement quitté son emploi. La division générale a conclu que l’employeur du demandeur avait refusé sa demande de mise en disponibilité, mais avait accepté qu’il prenne un peu de temps de congé pour faire le point sur sa situation. Plutôt que d’accepter l’offre en question, le demandeur a décidé de démissionner.

[10]  La division générale a ensuite conclu que le demandeur n’était pas fondé à quitter son emploi. Elle a rappelé que la « justification » s’entend, en droit, du fait que le départ de l’employé constituait la seule solution raisonnable, eu égard à toutes les circonstances. Elle a examiné la preuve du demandeur concernant les gaz d’échappement du camion, les longues heures de travail et les pressions exercées sur lui, ainsi que ses problèmes de santé et ses efforts pour préserver sa santé mentale malgré les pressions et les préoccupations liées à son emploi. Elle a également examiné les éléments de preuve de l’employeur, y compris le dossier d’entretien et de réparation du camion que le demandeur conduisait et le témoignage du collègue qui a pris le camion après la démission du demandeur, selon lequel il n’y avait pas de problème de gaz d’échappement. À la lumière de la preuve, la division générale a conclu que le demandeur n’avait pas établi que sa démission en raison de préoccupations au sujet des gaz d’échappement constituait la seule solution raisonnable dans son cas.

[11]  La division générale a terminé sa décision sur une analyse de la différence entre ce qu’une personne peut considérer comme un motif valable de quitter son emploi et la notion juridique de justification. Il vaut la peine de citer cette partie de la décision :

[traduction]

[28] Il existe une distinction entre les concepts de « motif valable » et de « justification » au départ volontaire. Il ne suffit pas qu’un prestataire prouve qu’il était raisonnable de quitter son emploi; le caractère raisonnable peut être un motif valable, mais ce n’est pas une justification. Il faut démontrer que, après avoir considéré toutes les circonstances, le prestataire n’avait d’autre solution raisonnable que de quitter son emploi. Le terme « justification » n’est pas synonyme de « raison » ou « motif ». Bien que l’appelant ait pu estimer qu’il avait un motif valable de quitter volontairement son emploi, le motif valable ne suffit pas nécessairement à satisfaire au critère de la justification.

[Renvois omis.]

[12]  À la lumière de son examen de la preuve, qui a été réalisé en fonction du critère juridique de justification, la division générale a conclu que la décision du demandeur de quitter son emploi ne satisfaisait pas au critère relatif à la justification pour quitter volontairement son emploi prescrit par la loi et a donc rejeté son appel.

[13]  Le demandeur a ensuite interjeté appel auprès de la division d’appel du TSS, et son appel a été rejeté. La division d’appel a conclu que la division générale avait correctement appliqué les critères juridiques et examiné l’ensemble des éléments de preuve et des arguments du demandeur et que, par conséquent, ce dernier ne devait pas se voir accorder une permission d’en appeler parce que son appel n’avait aucune chance raisonnable de succès.

[14]  Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire pour faire annuler la décision de la division d’appel.

II.  Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[15]  En l’espèce, la seule question en litige consiste à savoir si la décision de la division d’appel est raisonnable. Le demandeur ne prétend pas qu’il y a eu des erreurs de droit et, même s’il a allégué un manquement à l’équité procédurale, il n’a pas fourni d’exemples précis de la façon dont la division d’appel lui avait réservé un traitement inéquitable. Je n’en dirai donc pas plus à ce sujet.

[16]  La norme de contrôle applicable est la norme de la décision raisonnable. Ce principe a été établi dans des affaires antérieures (Andrews c Canada (Procureur général), 2018 CF 606, au par. 17) et est conforme à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], plus particulièrement à la lumière de l’article 68 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34 [la Loi], qui prévoit qu’il ne peut être interjeté appel d’une décision de la division d’appel et que le seul recours possible est une demande de contrôle judiciaire.

[17]  Il y a de nombreuses dimensions à examiner relativement à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov et appliquée dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada]. En l’espèce, les balises les plus importantes concernent le fait que, dans un premier temps, le contrôle doit porter sur les motifs de la décision. En outre, il faut évaluer si le décideur (en l’espèce, la division d’appel) a appliqué le droit pertinent aux faits importants de l’affaire et si le raisonnement est intrinsèquement cohérent et rationnel. Autrement dit, le droit pertinent et les faits clés de l’affaire cernent l’espace à l’intérieur duquel la décision doit être rendue (Vavilov, aux par. 85 et 99; Postes Canada, au par. 31). Si un contrôle révèle que le décideur est allé au‑delà de cet espace, en appliquant les mauvaises dispositions juridiques ou en ne tenant pas compte des principaux faits pertinents, alors la décision peut être jugée déraisonnable.

[18]  De plus, le processus d’analyse doit démontrer que la décision est justifiée, ce qui comprend la question de savoir si une cour de révision peut suivre la logique interne de la décision et comprendre de quelle façon le décideur est arrivé à sa conclusion (Vavilov, aux par. 81 et 85). En termes simples, les motifs à l’appui de la conclusion doivent concorder avec les faits et le droit. Une façon de décrire ce processus a été énoncée par le juge Donald Rennie dans la décision Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au paragraphe 11, lorsqu’il a déclaré qu’une décision raisonnable est une décision qui permet à la cour de révision de « relier les points sur la page [de sorte que] les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées ». S’il n’y a pas de tels points ou si la direction n’est pas claire, alors il peut être conclu que la décision est déraisonnable.

[19]  Le contexte qui précède ayant été établi, je vais maintenant examiner les arguments du demandeur contre la décision de la division d’appel.

III.  Analyse

[20]  Le moyen d’appel sur lequel le demandeur s’est fondé était que la division générale avait tiré « une conclusion de fait erronée […] de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance » (al. 58(1)c) de la Loi). Le demandeur a soutenu que la décision de la division générale n’a pas tenu compte de l’incidence globale de son emploi sur sa santé mentale et physique. Il n’a pas signalé les problèmes de gaz d’échappement du camion au ministère des Transports parce qu’il respectait le propriétaire de l’entreprise de camionnage et croyait que le problème serait réglé. Lorsque le problème n’a pas été réglé, et après avoir travaillé autant d’heures, il savait qu’il devait démissionner. La division d’appel n’a pas examiné cet aspect de la situation.

[21]  De plus, le demandeur a obtenu un document auprès de Transports Canada selon lequel une fuite d’échappement dans la cabine d’un camion de transport constitue une situation dangereuse. Il a présenté le document en question à la division d’appel, mais celle‑ci n’en a pas tenu compte au moment de rendre sa décision. Il dit aussi avoir découvert un trou dans un tuyau d’échappement du camion, mais n’avoir aucune preuve à ce sujet. Il a aussi dit que le collègue lui avait dit plus tard ne pas se souvenir de l’état du camion lorsqu’il était allé le chercher, mais, encore une fois, il n’a aucune preuve pour corroborer ses dires. Il a également mentionné que ces deux points n’avaient pas été soulevés auprès de la division générale avant qu’elle rende sa décision.

[22]  Le défendeur soutient que la décision de la division générale est exhaustive et détaillée et qu’elle tient compte de l’ensemble des éléments de preuve et des arguments du demandeur. La division générale a examiné les éléments de preuve liés à la fuite d’échappement ainsi que les conditions de travail globales du demandeur et leur incidence sur lui. Elle a précisé la différence entre ce qu’une personne peut considérer comme un motif valable de quitter son emploi et la définition juridique plus étroite de justification pour quitter volontairement son emploi. La division d’appel n’avait aucun fondement juridique pour annuler la décision de la division générale, et la Cour n’a aucun motif d’intervenir.

[23]  J’ai examiné attentivement les arguments du demandeur et les éléments de preuve qu’il a présentés à l’appui de sa demande devant la division générale et la division d’appel. Pour les motifs qui suivent, je ne peux pas conclure que la décision de la division d’appel est déraisonnable.

[24]  Il est important de rappeler que le contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable consiste à établir si le décideur a appliqué le droit pertinent aux faits essentiels et si sa décision reflète un raisonnement logique et cohérent. La décision s’inscrivait‑elle dans le bon contexte juridique et factuel et décrivait‑elle, de façon rationnelle et cohérente, la façon dont le décideur est arrivé au résultat final? Le raisonnement concorde‑t‑il avec le droit et les faits?

[25]  En appliquant ce critère à la présente affaire, je conclus que la décision est raisonnable. La division d’appel a appliqué le bon critère juridique à la question de savoir s’il fallait ou non accorder une permission d’en appeler. Elle a tenu compte des faits dont elle disposait, et son analyse est claire et cohérente.

[26]  Le demandeur soutient que les conclusions de fait de la division d’appel sont déraisonnables, ce dont je ne suis pas convaincu. La division générale a fondé sa décision sur l’ensemble de la preuve dont elle disposait. Le demandeur a produit un document de Transports Canada selon lequel les fuites d’échappement dans les cabines de camion peuvent constituer des conditions de travail dangereuses, mais ce document n’avait pas été présenté à la division générale. À la lumière du dossier dont elle était saisie, la division générale a conclu que la preuve n’appuyait tout simplement pas l’allégation du demandeur selon laquelle il y avait une fuite. La division d’appel n’a trouvé aucun motif d’annuler cette décision, ce qui constitue une conclusion raisonnable.

[27]  Le demandeur a produit des photos du camion qu’il conduisait, sur lesquelles on peut voir des marques noires sur le moteur, près du collecteur d’échappement. Ces éléments de preuve ont été présentés à la division générale et figuraient dans le dossier de la division d’appel. Il faut présumer que ces photos ont été prises en considération. Cependant, il est clair que la division générale a également tenu compte du témoignage du propriétaire et du collègue de travail et conclu que le demandeur n’avait pas prouvé l’existence d’une fuite d’échappement. À la lumière des éléments de preuve et des arguments présentés, la division d’appel n’a pas conclu que la division générale avait tiré une « conclusion de fait erronée […] de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance » (al. 58(1)c) de la Loi). Je ne vois aucune raison d’annuler cette conclusion.

[28]  Je ne suis pas non plus convaincu que la division générale ou la division d’appel n’a pas tenu compte de l’incidence globale de l’emploi du demandeur sur sa santé physique et mentale. Les décisions reconnaissent la situation, sans pour autant conclure qu’elle satisfait au critère juridique de justification pour quitter volontairement son emploi. La division générale a souligné qu’un certain nombre de solutions de rechange s’offrait au demandeur pour composer avec la situation, et cette conclusion est fondée sur les éléments de preuve. La division d’appel n’a trouvé aucun motif de modifier la conclusion en question, ce qui ne signifie pas que l’incidence de l’emploi du demandeur sur lui n’a pas été prise en considération.

[29]  Je comprends les raisons pour lesquelles le demandeur estime que la décision ne reflète pas ses éléments de preuve et ses arguments, mais ce n’est pas suffisant pour conclure que la décision de la division d’appel est déraisonnable, comme ce terme est défini en droit.

IV.  Conclusion

[30]  Pour tous les motifs qui précèdent, je rejette la demande de contrôle judiciaire.

[31]  Le défendeur n’a pas réclamé de dépens, de sorte qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

[32]  Je tiens à exprimer ma gratitude au demandeur pour ses observations et ses réponses à mes questions à l’audience. Je tiens également à exprimer ma gratitude à l’avocate du défendeur pour ses observations utiles et son approche professionnelle et courtoise dans le cadre de la présente affaire.

[33]  Comme convenu à l’audience, l’intitulé est par les présentes modifié avec effet immédiat de façon à désigner le procureur général du Canada comme défendeur, conformément au paragraphe 302(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

 


JUGEMENT dans le dossier T‑1186‑19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  3. L’intitulé est modifié avec effet immédiat de façon à désigner le procureur général du Canada comme défendeur.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 28e jour de mai 2020.

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1186‑19

INTITULÉ :

CLINTON KEAN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

WABUSH (T.‑N.‑L.)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 MARS 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2020

COMPARUTIONS :

Clinton Kean

POUR LE DEMANDEUR

POUR SON PROPRE COMPTE

Sarah Drodge

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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