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Date : 20200325


Dossier : IMM‑3795‑19

Référence : 2020 CF 421

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

Et

PRUDENCE MBANDJOCK

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Christopher Ndukwe Muotoh, un citoyen nigérian, a présenté une demande de résidence permanente au Canada à titre d’époux de Prudence Mbandjock. Sa demande a été rejetée par un agent des visas. Prudence Mbandjock, la défenderesse, a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel de l’immigration (la SAI), qui a infirmé la décision de l’agent des visas après avoir conclu que le mariage était valide. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

[2]  La seule question en litige dans la présente affaire est de savoir si l’appréciation par la SAI de l’intention du couple au moment du mariage était raisonnable. La norme de contrôle est la décision raisonnable (Pabla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1141, aux par. 10 à 13; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

[3]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a souligné que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable suppose « une évaluation sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse, des décisions administratives » (au par. 12), et qu’il s’agit d’une « approche visant à faire en sorte que les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (au par. 13). Lorsque le décideur est tenu, comme en l’espèce, de motiver sa décision, l’accent est mis sur les motifs, en tenant dûment compte du contexte de la décision administrative, mais aussi de l’impact de la décision sur la personne touchée. Cette approche a notamment pour objectif général de renforcer une « culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (au par. 2).

[4]  Les éléments essentiels du contrôle selon la norme de la décision raisonnable au titre du cadre Vavilov ont été résumés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada] :

[31]  La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[5]  L’analyse portant sur la justification, le caractère raisonnable et la transparence de la décision de la SAI a pour point de départ le cadre juridique, et examine ensuite la matrice factuelle pertinente à l’égard de la décision. La cour de révision doit également s’intéresser à la logique interne du raisonnement. Une des manières d’envisager l’approche globale est de se poser cette simple question : le raisonnement « se tient[‑il] », à la lumière des faits et du droit qui fixent les paramètres de la décision (Vavilov, au par. 104)?

[6]  Les parties conviennent que la présente affaire repose sur l’interprétation, et l’application, du paragraphe 4(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement] :

Mauvaise foi

Bad faith

4 (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :

4 (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common-law partnership or conjugal partnership

a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;

(a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or

b) n’est pas authentique.

(b) is not genuine.

[7]  Pour pouvoir obtenir la résidence permanente au Canada à titre d’époux ou de conjoint de fait d’un citoyen canadien, il faut établir que la relation remplit les exigences énoncées au paragraphe 4(1) du Règlement. Cette disposition, entrée en vigueur le 30 septembre 2010, remplace une version antérieure qui prévoyait ce qui suit :

Mauvaise foi

Bad faith

4 Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait, le partenaire conjugal ou l’enfant adoptif d’une personne si le mariage, la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux ou l’adoption n’est pas authentique et vise principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège aux termes de la Loi.

4 For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner, a conjugal partner or an adopted child of a person if the marriage, common-law partnership, conjugal partnership or adoption is not genuine and was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act.

[8]  La modification importante de la disposition concerne le critère, qui de conjonctif, est devenu disjonctif. En langage simple, cela signifie que, pour exclure un mariage suivant l’ancien critère, il fallait à la fois établir qu’il n’était pas authentique et qu’il visait principalement l’acquisition d’un statut en matière d’immigration. En pratique, cela voulait dire qu’un mariage qui semblait avoir été contracté dans le but d’acquérir un statut en matière d’immigration pouvait néanmoins être jugé valide si la preuve établissait qu’il s’était transformé en une relation conjugale authentique (voir, par exemple, Donkor c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1089, aux par. 12 et 13; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1077, au par. 7).

[9]  Le nouveau critère énoncé dans la version actuelle du Règlement requiert deux appréciations distinctes portant sur deux périodes différentes. Cela signifie que l’agent, ou la SAI, doit se demander : i) si le mariage visait l’acquisition d’un statut en matière d’immigration, en remontant à la date du mariage; ii) si le mariage est authentique, en se plaçant au moment de la décision. Un mariage « invalide » ne peut plus devenir valide avec le temps et du fait de l’évolution de la relation (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Moise, 2017 CF 1004, aux par. 15 et 16 [Moise]; Trieu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 925, au par. 36 [Trieu]).

[10]  La question clé soulevée en l’espèce est de savoir si la SAI a correctement appliqué les exigences actuelles énoncées dans la disposition, ou si elle a, par erreur, utilisé le critère antérieur.

[11]  La SAI entame la décision en déclarant que la question principale dont elle est saisie est de savoir si le paragraphe 4(1) du Règlement s’applique; elle fait remarquer que cette question pose celle de savoir si la défenderesse « a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que sa relation est authentique et qu’elle ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi ». Dans la décision, les questions sont ensuite analysées dans cet ordre.

[12]  Concernant l’authenticité du mariage, la SAI a appliqué les facteurs généralement reconnus dans la jurisprudence (citant Chavez c Canada (Citoyenneté et Immigration) (SAI TA3‑244009), Hoare, 17 janvier 2005). Elle a constaté que les membres du couple se connaissaient depuis 17 ans et qu’ils étaient mariés depuis 10 ans; ils avaient cohabité pendant environ un an et avaient ensuite passé du temps ensemble dans la période ayant suivi le départ du mari du Canada. La preuve attestait cinq voyages entre 2011 et 2016 durant lesquels ils avaient passé du temps ensemble au Cameroun.

[13]  Pour ce qui est du comportement des parties, la SAI a fait remarquer qu’ils avaient choisi leur date de mariage avec soin, parce qu’elle avait une signification particulière pour eux deux – il s’agissait de la date de naissance du défunt père de la défenderesse, également proche de la date de leur première rencontre. Ils ont aussi organisé une deuxième cérémonie de mariage au Nigéria, de manière à pouvoir célébrer l’occasion en présence de parents et d’amis, ce qu’ils n’avaient pas pu faire lorsqu’ils s’étaient mariés à Montréal. La SAI a également considéré la preuve touchant à l’évolution de leur relation, y compris le témoignage de deux amis de la défenderesse. La SAI a noté que le couple avait acheté un terrain au Nigéria, afin d’y construire une maison pour leur vieillesse.

[14]  La SAI a mentionné les connaissances réciproques des membres du couple et a conclu que, malgré certaines contradictions dans leur preuve, ils avaient démontré qu’ils se connaissaient très bien et qu’ils connaissaient très bien leur famille respective. Le tribunal a également relevé les communications continues dans le couple, ainsi que leur lien financier.

[15]  Se basant sur son appréciation de toutes ces considérations, la SAI a conclu que le couple avait offert « une preuve testimoniale et documentaire convaincante qui étaye le caractère authentique de leur relation ». Elle s’est ensuite penchée sur la question de savoir si le mariage avait principalement pour objet l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi.

[16]  La SAI faisait remarquer pour commencer que, suivant la jurisprudence de la Cour, le manque d’authenticité d’un mariage constituait une preuve convaincante qu’il visait l’acquisition d’un statut. Pour la SAI, la conclusion inverse devait être tout aussi valable, à savoir que l’authenticité d’un mariage constituait une preuve convaincante qu’il ne visait pas l’acquisition d’un statut. Elle a fait remarquer que l’analyse devait considérer l’objet « principal » du mariage.

[17]  Sur ce point, la SAI a considéré les arguments du demandeur, que je ne reprendrai pas en détail ici, étant donné qu’ils sont examinés plus loin. La SAI a conclu que la preuve concernant les efforts déployés par le mari pour rester au Canada, le fait que son mariage précédent avait pris fin lorsque son ex‑femme avait retiré la demande visant à le parrainer ainsi que ses demandes de résidence permanente et de visa touristique ne suffisaient pas à établir que le mariage visait principalement à obtenir un statut sous le régime de la Loi.

[18]  Pour ces motifs, la SAI a fait droit à l’appel de la défenderesse et conclu que le mariage satisfaisait aux critères énoncés au paragraphe 4(1) du Règlement.

[19]  Le demandeur fait valoir que la SAI a confondu les deux volets du critère et incorrectement transposé la preuve de l’authenticité de la relation à l’intention préalable qui animait le couple au moment de leur mariage. Le demandeur prétend que, en raison de cette erreur, la SAI a fait défaut d’examiner la preuve qui remettait en question les raisons pour lesquelles le mari avait contracté le mariage, en particulier la date de certains faits clés, à l’aune de ses antécédents en matière d’immigration. Le demandeur invoque à l’appui de son argument la structure et le libellé de la décision, et le fait que toute la jurisprudence sur laquelle s’appuyait la SAI est antérieure à la modification du Règlement.

[20]  La défenderesse soutient que la SAI a correctement défini et appliqué le critère, et qu’elle était habilitée à considérer le lien entre les deux volets qui le composent. La jurisprudence que la SAI a invoquée demeure valide aujourd’hui, dans la mesure où elle renvoie aux facteurs pertinents à l’égard de l’appréciation de l’authenticité d’un mariage et au lien existant entre les deux volets du critère. La défenderesse prétend que les motifs doivent être lus dans leur ensemble, à la lumière du dossier, ce qui permet de confirmer que la décision de la SAI est raisonnable.

[21]  Je souscris aux arguments du demandeur.

[22]  Il est important de rappeler d’emblée que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable expliqué dans l’arrêt Vavilov vise à « renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (au par. 2). Un aspect de cela est que, dans une affaire telle que celle dont nous sommes saisis en l’espèce, le contrôle est surtout axé sur les motifs fournis par le décideur, compte tenu du « principe suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au par. 95). Dans le passage suivant, particulièrement pertinent en l’espèce, la Cour suprême explique une conséquence découlant de ce principe :

[96]  Lorsque, même s’ils sont interprétés en tenant dûment compte du contexte institutionnel et du dossier, les motifs fournis par l’organisme administratif pour justifier sa décision comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative. Même si le résultat de la décision pourrait sembler raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat : Delta Air Lines, par. 26‑28. Autoriser une cour de révision à agir ainsi reviendrait à permettre à un décideur de se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée. […]

[23]  Pour revenir à l’affaire qui nous occupe, je conclus que la décision de la SAI n’est ni transparente ni intelligible, car elle n’explique pas comment la preuve a été appréciée à l’aune des critères juridiquement pertinents, en particulier pour ce qui est du premier volet du critère concernant l’intention au moment du mariage, tel qu’il est énoncé à l’alinéa 4(1)a) du Règlement. Je conviens avec la défenderesse que la SAI semble avoir énoncé le critère correctement au début de sa décision. La difficulté concerne toutefois son application à la lumière de la preuve au dossier.

[24]  La SAI entame la décision par une analyse relative à la preuve concernant les facteurs pertinents à l’égard de l’authenticité du mariage, y compris la durée de la relation et la période que le couple a passée ensemble, le comportement des parties, leurs connaissances l’un de l’autre et leurs communications continues, ainsi que leur situation financière. Toutes ces considérations sont pertinentes, et leur appréciation par la SAI est fondée sur la preuve. La SAI conclut que « le couple a offert une preuve testimoniale et documentaire convaincante qui étaye le caractère authentique de leur relation » (décision de la SAI, au par. 34). Cette conclusion n’est pas contestée par le demandeur.

[25]  La SAI se penche ensuite sur le premier volet du critère, qui pose la question de savoir si le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi. Elle entame son analyse en déclarant ce qui suit :

[35]  Tout d’abord, il faut noter que la Cour fédérale a maintenu que le manque d’authenticité constituait une preuve convaincante que le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut. Le tribunal soumet qu’a contrario, l’authenticité d’un mariage constitue une preuve convaincante qu’il ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut. Plus précisément, plus la preuve au soutien de l’authenticité d’un mariage est solide - et c’est le cas en l’espèce - moins il est probable qu’il ait été contracté principalement à des fins d’immigration.

[Renvoi omis.]

[26]  La SAI a examiné les arguments de la représentante du ministre qui soulevait des doutes quant à l’intention des parties, en se concentrant surtout sur les longs antécédents du mari en matière d’immigration (qui remontaient à 20 ans), sur le fait qu’il avait mis fin à son mariage précédent après que son ex‑femme eut retiré la demande visant à le parrainer et sur le fait qu’il avait demandé la résidence permanente et un visa de touriste après son mariage. De plus, la SAI s’est penchée sur certaines incohérences dans le récit du couple. La représentante du ministre faisait valoir que tous ces éléments appuyaient la conclusion selon laquelle, au moment du mariage, l’intention du mari était simplement de trouver un moyen d’obtenir un statut en matière d’immigration au Canada.

[27]  La SAI a rejeté ces arguments. Elle a conclu que les antécédents en matière d’immigration étaient pertinents, mais elle a fait remarquer que, selon le critère énoncé à l’alinéa 4(1)a), elle devait être convaincue que la décision du demandeur d’épouser une Canadienne était un facteur principal pour lequel il avait entamé la relation. Elle a tenu compte des efforts déployés par le mari pour rester au Canada, et a conclu que ses antécédents en matière d’immigration démontraient simplement qu’il avait exercé ses droits légaux; ils n’appuyaient pas une conclusion selon laquelle l’objet principal de son mariage était de lui faire obtenir un statut en matière d’immigration.

[28]  Quant à la raison pour laquelle le mari s’était séparé de sa deuxième femme, la SAI a accepté son explication selon laquelle le comportement de la fille de sa deuxième femme envers lui le mettait mal à l’aise et l’avait amené à mettre fin à la relation. Quant aux demandes de visa de résident temporaire et de touriste que le mari avait présentées après le mariage, la SAI a conclu que ces demandes s’expliquaient par le fait qu’il voulait rester avec son épouse et qu’ils souhaitaient tous les deux avoir un enfant. Pour tous ces motifs, la SAI a conclu que la preuve n’appuyait pas une conclusion selon laquelle le mariage visait principalement l’obtention d’un statut en matière d’immigration.

[29]  Il n’est ni nécessaire ni approprié d’examiner en détail la manière dont la SAI a traité la preuve se rapportant aux différentes questions; la cour de révision n’a pas pour rôle de soupeser à nouveau la preuve. Mais au moment d’apprécier le caractère raisonnable d’une décision suivant le cadre Vavilov, elle doit se demander si la décision repose sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et justifié, à la lumière des contraintes juridiques et factuelles ayant une incidence sur la décision.

[30]  La difficulté fondamentale que pose la décision de la SAI vient de ce qu’elle n’indique pas si ou comment elle a tenu compte des principaux éléments juridiques relativement à l’alinéa 4(1)a) du Règlement ni ne précise la manière dont elle a apprécié les faits essentiels qui sont pertinents à l’égard de cet aspect de l’analyse. Quelques exemples suffiront à expliquer ce point.

[31]  Premièrement, il vaut la peine de répéter que la définition actuelle exige une appréciation de deux critères juridiques différents, en fonction de deux moments différents (voir Moise et Trieu). Cela supposera évidemment une appréciation de la preuve pour chaque volet, et les éléments de preuve qui sont les plus pertinents à l’égard de chaque analyse sont définis par les critères juridiques en question. Bien que certains éléments de preuve puissent être pertinents à l’égard des deux volets du critère, il est essentiel que chaque analyse tienne compte de la preuve pertinente appréciée au regard de la période appropriée (Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 122, au par. 13). Comme le déclare la Cour suprême au paragraphe 99 de l’arrêt Vavilov, une décision raisonnable justifiera sa conclusion au regard « des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci ».

[32]  En l’espèce, les antécédents d’immigration du mari et la chronologie de certains faits clés sont pertinents lorsqu’il s’agit d’examiner l’intention des parties ayant contracté le mariage. Bien qu’il ne soit pas déterminant, le fait que le mari était partie à un mariage précédent qui a pris fin après que son ex‑femme eut retiré sa demande de parrainage est clairement pertinent. Cependant, la SAI n’en a pas tenu compte. La décision prend plutôt en considération l’explication du mari quant à la raison pour laquelle il a mis fin à la relation. Cela peut être pertinent, mais ce n’est certainement pas le point essentiel – la chronologie du retrait du parrainage par l’ex‑épouse et les raisons qui l’ont motivée sont les considérations les plus pertinentes, dans la mesure où elles pourraient avoir une incidence sur l’appréciation de l’intention qui animait le mari lorsqu’il a contracté le mariage maintenant en cause. La décision de la SAI n’explique pas si ces éléments ont été considérés ou la manière dont ils l’ont été.

[33]  De façon similaire, la SAI a raison de conclure qu’il existe un lien entre les deux volets du critère, et que la preuve attestant l’authenticité d’un mariage peut indiquer qu’il visait un objet authentique (Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 902, au par. 15), mais les deux volets sont distincts, et non déterminants l’un de l’autre. Le défi est alors de veiller à ce que la preuve touchant à l’authenticité d’un mariage serve à étayer une conclusion concernant l’intention des époux au moment de leur mariage; cette conclusion doit toutefois être tirée en considérant la preuve pertinente à l’égard de cette période.

[34]  En l’espèce, on ne sait pas exactement quels éléments de preuve la SAI a appréciés, concernant la relation des parties avant le mariage, pour étayer sa conclusion quant à leurs intentions. La décision met plutôt l’accent sur la preuve se rapportant à des faits subséquents au mariage, et offre une analyse très succincte du contexte et de l’évolution de la relation ayant abouti au mariage. Bien que la SAI formule des conclusions au sujet des arguments du ministre, la preuve pertinente n’est pas analysée.

[35]  Pour ces motifs, je conclus que le demandeur a démontré que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

[36]  Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire. L’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAI différemment constitué pour nouvel examen.

[37]  La défenderesse a proposé que la question suivante soit certifiée à titre de question de portée générale : [traduction« La Section d’appel de l’immigration est-elle tenue de répéter les facteurs qu’elle a examinés dans une partie de l’analyse au titre du paragraphe 4(1) du Règlement lorsqu’elle considère le second volet de ce critère? » Le demandeur s’est opposé à la certification de cette question, et les deux parties ont demandé à présenter des observations additionnelles si j’envisageais de la certifier.

[38]  Le critère régissant la certification au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27, a récemment été confirmé (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 [Lunyamila]). Une des considérations clés a trait au fait de se demander si la question dont la certification est proposée a été soulevée et examinée par la Cour; une autre consiste à déterminer si la question dépend des faits qui sont uniques à l’affaire. Si aucun de ces critères n’est rempli, la question certifiée équivaudra à un renvoi devant la Cour d’appel, ce qui n’est pas permis (Lunyamila, au par. 46; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kassab, 2020 CAF 10, au par. 72).

[39]  La question proposée ici n’a pas été examinée à l’audition de la présente affaire, il n’était pas non plus nécessaire d’y répondre pour que je rende une décision en l’espèce. Il s’agit d’une question intensément liée aux faits, et je conclus qu’elle ne satisfait pas au critère de la certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3795‑19

LA COUR STATUE :

  1. qu’il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire;

  2. que l’affaire est renvoyée à un tribunal de la Section d’appel de l’immigration différemment constitué pour nouvel examen;

  3. qu’aucune question de portée générale n’est certifiée.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 28e jour de mai 2020

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3795‑19

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c PRUDENCE MBANDJOCK

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 FÉVRIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2020

COMPARUTIONS :

Daniel Latulippe

POUR Le demandeur

Gjergji Hasa

POUR La défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR Le demandeur

Ferdoussi Hasa Avocats

Avocats

Montréal (Québec)

POUR La défenderesse

 

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