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Date : 20200325


Dossier : IMM-1495-20

Référence : 2020 CF 427

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 25 mars 2020

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

ANDREW JOHN TAINO

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le ministre s’adresse à la Cour afin de contester une décision de la Section de l’immigration [la SI], qui a ordonné la libération de M. Taino. Pour les motifs exposés ci-dessous, je vais accorder le contrôle judiciaire et renvoyer l’affaire à la SI. Certes, je suis conscient de rendre cette décision en des temps sans précédent. L’incertitude règne avec la déclaration d’urgences médicales. Des préoccupations sont soulevées au sujet de la sécurité des établissements correctionnels de l’Ontario, y compris pour les détenus en matière d’immigration. Compte tenu de la situation, avant de publier les présents motifs, j’ai convoqué les parties pour une téléconférence afin de prononcer ma décision, ainsi que pour transmettre trois messages au sujet du prochain contrôle des motifs de détention, prévu pour plus tard dans la journée devant la SI.

[2]  Premièrement, j’ai demandé que les deux avocats-conseils du ministère de la Justice représentant le ministre entreprennent immédiatement de consulter leur client, continuent de travailler à trouver une résidence convenable et/ou un programme de traitement pour M. Taino, et veillent à ce que sa mise en liberté s’effectue en toute sécurité pour protéger non seulement le public, mais aussi lui-même.

[3]  Deuxièmement, dans un souci de continuité et d’efficacité, je vais renvoyer l’affaire à la même commissaire de la SI, dans la mesure où elle est disponible, ce que les avocats ont reconnu être la bonne approche. Je souligne que la commissaire a traité la question avec diligence et compassion, notamment en ayant patiemment présidé six audiences en janvier et février 2020 et en rendant une décision très approfondie, comprenant une analyse détaillée du droit, quoique je ne sois pas du même avis sur certains points, comme il est indiqué ci-dessous. J’espère qu’elle pourra aider les parties à trouver rapidement une solution de rechange convenable à la détention, avec l’aide des avocats.

[4]  Troisièmement, advenant que le cas de M. Taino nécessite une intervention judiciaire supplémentaire de la part de la Cour, je resterai saisi du dossier, une autre approche que les avocats ont approuvée. Mon objectif à cet égard est que, grâce à une supervision continue, les parties parviennent à un règlement rapide, grâce à la représentation très compétente de leurs avocats dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Tout règlement devra évidemment être conforme à la loi et acceptable pour la SI, de sorte que M. Taino soit mis en liberté sous une surveillance étroite, assortie de conditions appropriées visant à atténuer tout danger pour la sécurité publique, qui constitue le seul motif de son maintien en détention aujourd’hui.

[5]  Suit un bref contexte de l’affaire.

I.  Le contexte

[6]  M. Taino est un citoyen des Philippines. En 1997, à l’âge de 12 ans, il est entré au Canada et a obtenu la résidence permanente au moment de son entrée. Au fil des ans, M. Taino s’est vu offrir de nombreuses deuxièmes chances, mais a continué de commettre des crimes, fondés, semble-t-il, sur sa toxicomanie à la méthamphétamine (méthamphétamine en cristaux). Pour résumer brièvement les condamnations les plus graves et les sursis, mentionnons que M. Taino a perdu son statut de résident permanent en 2010 à la suite d’une déclaration de culpabilité pour agression armée, laquelle a conduit la SI à le juger interdit de territoire pour grande criminalité. En 2012, une mesure d’expulsion a été prise contre lui. M. Taino a interjeté appel de cette mesure d’expulsion auprès de la Section d’appel de l’immigration [la SAI], qui a accueilli l’appel et a prononcé un sursis à la mesure d’expulsion pour une période de quatre ans, sous réserve de certaines conditions. Ce sursis a été annulé en 2017, après que M. Taino a été déclaré coupable de profération de menaces et de voies de fait causant des lésions corporelles lors d’un acte de violence conjugale contre sa partenaire devant l’enfant de celle-ci, ses deux enfants à lui et sa propre mère.

[7]  En janvier 2018, M. Taino a été arrêté par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] et mis en détention aux fins de l’immigration, au motif qu’il se soustrairait vraisemblablement à son renvoi. M. Taino a alors présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR], et il a été conclu, en avril 2018, qu’il était exposé à un risque aux Philippines. Comme il n’était admissible qu’à un ERAR restreint pour cause de criminalité, l’affaire a été renvoyée à l’administration centrale pour qu’elle soupèse le risque auquel il était exposé aux Philippines et le danger qu’il constituait pour la sécurité publique au Canada.

[8]  En août 2018, M. Taino a été mis en liberté de sa détention aux fins de l’immigration et assujetti à des conditions strictes, qui comprenaient trois cautions, la détention à domicile, la participation à des programmes de traitement de la toxicomanie et de gestion de la colère, ainsi qu’une interdiction de prendre part à des activités qui pourraient entraîner une déclaration de culpabilité. Cependant, tard dans une nuit de novembre 2018, M. Taino a pointé une arme à feu sur une femme dans un stationnement d’un centre Goodlife Fitness et a tenté de voler sa voiture. Ce complot, consistant à vendre la voiture et à utiliser le produit de la vente pour acheter de la drogue, a apparemment été conçu avec une connaissance. M. Taino a été déclaré coupable de vol qualifié en juin suivant et condamné à une peine de 244 jours d’emprisonnement et à 18 mois de probation.

[9]  En décembre 2019, au terme de sa peine au criminel, il a été transféré en détention aux fins de l’immigration. Cette fois, il a été détenu au motif qu’il représentait une menace pour la sécurité publique et qu’il se soustrairait vraisemblablement à son renvoi. Lors de son premier contrôle des motifs de détention (des 48 heures) et de celui des sept jours, la SI a maintenu la détention de M. Taino. Les deux commissaires de la SI appelés à rendre une décision à la suite de ces deux contrôles de décembre ont conclu que M. Taino constituait un danger pour la sécurité publique, qu’il se soustrairait vraisemblablement à son renvoi et que les critères énumérés à l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement] ne justifiaient pas la mise en liberté.

[10]  Le 7 janvier 2020, cependant, M. Taino a reçu, à l’égard de son ERAR en suspens, une décision favorable de la Direction générale du règlement des cas d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC]. À la suite de cette décision, IRCC a fait savoir que [traduction« les préparatifs en vue de l’exécution de votre renvoi du Canada ont été suspendus ». La mesure de renvoi est maintenue, mais elle fait l’objet d’un sursis par effet de la loi; elle n’est pas exécutoire actuellement.

[11]  Le 13 janvier, lors du contrôle des motifs de détention des 30 jours de M. Taino, le ministre a informé la commissaire de la SI de la décision favorable à l’égard de l’ERAR. Le ministre a sollicité le maintien de la détention de M. Taino en attendant l’élaboration d’un plan de mise en liberté adéquat. La commissaire de la SI (qui a également statué sur la décision faisant l’objet du contrôle) a ajourné l’audience et demandé que des observations soient présentées au sujet de l’applicabilité des articles 7, 9 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), c 11 [la Charte].

[12]  À la reprise de la procédure le 16 janvier 2020, le ministre a demandé plus de temps pour rédiger les observations demandées au sujet de la Charte. En raison des délais prévus par la loi, la commissaire de la SI a rendu ce même jour une décision relative au maintien en détention de M. Taino et a fixé la date d’un contrôle anticipé des motifs de détention pour examiner les questions liées à la Charte. Dans cette décision de janvier, la commissaire a conclu que M. Taino constituait un danger pour la sécurité publique et que les critères énumérés à l’article 248 n’étaient favorables que de façon marginale au maintien de la détention.

[13]  L’audience a repris le 20 janvier et s’est ensuite poursuivie pendant trois séances distinctes, avec la présentation des observations finales des avocats le 17 février 2010. Le 28 février, la commissaire de la SI a rendu sa décision ordonnant la mise en liberté du défendeur de la détention aux fins de l’immigration [la décision], décision que le ministre conteste maintenant par voie de contrôle judiciaire.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[14]  D’emblée, la commissaire a déclaré que, en plus de la question de savoir si M. Taino constituait un danger pour la sécurité publique, elle devait établir si le fait de maintenir sa détention, alors que son renvoi du Canada ne pouvait être exécuté, constituerait ou non une violation de ses droits garantis par les articles 7, 9 ou 15 de la Charte. La commissaire a conclu que M. Taino constituait un danger pour la sécurité publique, mais que sa détention actuelle portait atteinte à ses droits garantis par les articles 7 et 9 de la Charte, et que ces atteintes n’étaient pas sauvegardées par l’article premier. Elle a donc ordonné sa mise en liberté au titre du paragraphe 24(1) de la Charte, en imposant quatre conditions. Un résumé de son analyse est présenté ci-dessous.

A.  Les motifs de détention et le danger pour la sécurité publique

[15]  La commissaire a conclu que, bien que les éléments de preuve présentés par le ministre n’aient pas été « les meilleurs », il avait établi que M. Taino constituait un danger pour la sécurité publique aux termes de l’alinéa 58(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Pour en arriver à la décision selon laquelle M. Taino constituait un danger pour la sécurité publique et qu’un motif de détention avait été établi, la commissaire a pris en considération les critères énumérés à l’article 246 du Règlement. Elle a souligné que M. Taino avait fait l’objet de multiples déclarations de culpabilité pour des infractions commises avec de la violence ou des armes, et qu’il avait admis qu’il avait un problème de toxicomanie pour lequel il n’avait pas reçu de traitement adéquat. Elle a également pris en considération l’ERAR selon lequel M. Taino constituait un danger pour la sécurité publique, mais il faudrait accorder plus de poids au risque auquel il serait exposé après son renvoi.

B.  Les critères énumérés à l’article 248

[16]  Ayant conclu à l’existence d’un motif de détention, la commissaire a présenté son analyse relative à l’article 248 en déclarant ce qui suit : « […] à première vue, compte tenu de mes conclusions ci-dessous selon lesquelles la détention de M. Taino est arbitraire et va à l’encontre de l’article 9 de la Charte, j’estime que sa détention actuelle contrevient également à l’article 7 de la Charte » (au par. 33).

[17]  Quant au motif de détention, la commissaire a reconnu que, en règle générale, il conviendrait d’accorder un poids substantiel à ce critère énoncé à l’alinéa 248a) dans le cadre de l’appréciation globale, lorsque la personne constitue un danger pour la sécurité publique. Toutefois, compte tenu de sa conclusion selon laquelle l’intérêt du gouvernement à l’égard de la détention était contraire à l’article 9 et était donc arbitraire, elle a expliqué que le poids à accorder à ce facteur était réduit dans les circonstances. Même s’il convenait d’y accorder un poids substantiel, elle a conclu qu’il ne l’emportait pas sur les autres.

[18]  La commissaire a ensuite conclu que le temps passé en détention, au titre de l’alinéa 248b), soit approximativement deux mois et demi à l’époque, n’était pas négligeable et jouait en faveur de la mise en liberté. En outre, elle a constaté que les sept semaines écoulées depuis qu’il avait été sursis à sa mesure de renvoi, soit plus de la moitié de son temps passé en détention, faisaient que sa détention n’était plus liée à l’immigration et qu’elle était donc illégale.

[19]  Concernant la durée probable de la détention, au titre de l’alinéa 248c), la commissaire a noté l’affirmation du ministre selon laquelle la détention était demandée seulement jusqu’à ce qu’il soit possible de trouver une solution de rechange convenable. Elle a également noté les efforts continus du ministre en vue d’obtenir une place dans le cadre du programme interne de traitement de la toxicomanie de l’Armée du Salut. Toutefois, la commissaire a exprimé des préoccupations quant au fait que le ministre n’avait pas fourni d’échéancier précis ou d’éléments de preuve concrets de ces efforts. Elle a conclu que la nature arbitraire de la détention faisait en sorte que ce critère jouait considérablement en faveur de la mise en liberté, en expliquant que ce critère avait été interprété dans la jurisprudence comme l’évaluation du temps avant le renvoi, et non pas du temps qu’il fallait pour trouver une solution de rechange convenable.

[20]  Relativement à l’alinéa 248d), la commissaire a aussi conclu qu’aucun élément de preuve ne permettait d’établir s’il y avait eu des retards inexpliqués ou un manque inexpliqué de diligence, et que ce critère énoncé à l’article 248 était donc neutre.

[21]  Quant aux solutions de rechange à la détention, selon l’alinéa 248e), la commissaire a conclu qu’il n’en existait aucune, à part la mise en liberté de M. Taino sous engagement. Il s’agissait donc d’un critère favorable à la détention.

[22]  Enfin, concernant l’intérêt supérieur de tout enfant, au titre de l’alinéa 248f), tout en faisant remarquer qu’il ne s’agissait pas d’un facteur particulièrement important en l’espèce, la commissaire a conclu qu’il jouait en faveur de la mise en liberté. Elle a expliqué que M. Taino n’était pas le principal fournisseur de soins pour ses trois enfants mineurs, mais que des éléments de preuve montraient qu’il entretenait une relation avec eux.

[23]  Elle a conclu que les critères énumérés à l’article 248 jouaient en faveur de la mise en liberté de M. Taino.

C.  L’analyse relative à la Charte

[24]  La commissaire a ensuite expliqué pourquoi elle avait conclu, comme il était indiqué au début de la décision, que la détention était illégale. Selon la commissaire, la première étape de l’analyse en deux étapes, à savoir s’il était détenu, avait été clairement établie. Elle a ensuite procédé à l’analyse visant à démontrer si cette détention était « arbitraire » au sens de l’article 9 de la Charte, en soulignant que la détention illégale, par définition, est arbitraire.

[25]  La commissaire a conclu que, dans la présente affaire, la détention de M. Taino était arbitraire, en s’appuyant sur le régime législatif ainsi que sur la récente jurisprudence. D’abord, concernant le régime législatif, la commissaire a conclu que les dispositions de la Loi relatives à la détention exigeaient qu’une personne soit visée par une mesure de renvoi ou un processus qui pourrait mener à la prise d’une mesure de renvoi avant que soit autorisé le recours à la détention. Elle a conclu qu’« il n’exist[ait] pas de pouvoir distinct en matière d’immigration permettant de détenir au Canada un résident permanent ou un étranger potentiellement dangereux ». Après avoir examiné les paragraphes 55(1) et 58(2) de la Loi, elle a aussi conclu que, dans la pratique, le processus de contrôle des motifs de détention était fondé sur la présomption selon laquelle la personne détenue faisait l’objet d’une mesure de renvoi ou d’une procédure qui pourrait donner lieu à la prise d’une mesure de renvoi.

[26]  Abordant la jurisprudence, la commissaire a pris en considération la jurisprudence citée par le ministre à l’appui de la proposition selon laquelle la détention pouvait être justifiée, même lorsqu’il était sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi. Selon la commissaire, ces décisions étaient convaincantes, mais non déterminantes; elle a établi une distinction entre elles, au motif que les demandeurs dans ces affaires n’avaient pas reçu de décision définitive à l’égard d’une demande d’ERAR et que les décisions n’abordaient pas directement la question relative à la Charte, à savoir si la détention était arbitraire. La commissaire a accordé plus d’importance aux affaires plus récentes dans lesquelles les tribunaux provinciaux et fédéraux s’étaient précisément penchés sur les répercussions relatives à l’article 9 de la Charte découlant de la détention aux fins d’immigration lorsque la détention « n’[était] plus liée » au processus de renvoi. La commissaire a jugé que ces affaires permettaient d’avancer qu’une détention devenait illégitime dès l’instant où elle n’était pas à des fins de contrôle de l’immigration. La commissaire a conclu que l’absence d’une mesure de renvoi exécutoire était suffisante pour établir que la détention de M. Taino était arbitraire, en contravention de l’article 9 de la Charte. La commissaire a donc jugé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la question de savoir si les droits de M. Taino garantis par l’article 15 de la Charte avaient été violés.

[27]  Enfin, la commissaire a conclu que, puisque aucune observation n’avait été présentée pour avancer le contraire, la violation de l’article 9 n’était pas justifiée par l’article premier de la Charte. La commissaire a jugé que la réparation convenable dans les circonstances était d’ordonner la mise en liberté de M. Taino au titre du paragraphe 24(1) de la Charte.

D.  Les conditions

[28]  La commissaire a imposé quatre conditions : essentiellement, M. Taino doit se présenter à l’ASFC et l’informer de tout changement de statut ou d’adresse et de respecter toute obligation lui étant imposée au titre de la Loi (elles sont entièrement énumérées dans la dernière section de ces motifs). La commissaire a souligné qu’aucune solution de rechange n’avait été présentée pour qu’il soit permis d’atténuer les risques que M. Taino posait. Parallèlement, elle a rejeté la position du ministre selon laquelle M. Taino ne pouvait être mis en liberté avant qu’une solution de rechange convenable n’ait été trouvée, jugeant que cela permettrait ainsi au ministre de maintenir la détention illégale. Elle a ajouté que M. Taino avait encore une année de probation et qu’il demeurait par conséquent assujetti à ses conditions.

III.  Les questions en litige

[29]  Le ministre fait valoir que la décision de la commissaire était fondamentalement viciée à de nombreux égards, ce qui la rend déraisonnable. Je ne me concentrerai que sur trois des questions soulevées qui rendent la décision déraisonnable, dans le but de fournir les directives nécessaires pour que l’affaire soit réglée rapidement, soit la mise en liberté de M. Taino dans des conditions acceptables, du moins compte tenu des circonstances actuelles.

[30]  Premièrement, le ministre fait valoir que la commissaire a mal interprété le droit, notamment la législation en matière d’immigration et la Charte, ainsi que la jurisprudence pertinente, en concluant que la détention était illégale en raison du caractère arbitraire, en violation de l’article 9 de la Charte.

[31]  Deuxièmement, le ministre prétend que la commissaire avait décidé d’avance du résultat de l’article 248 du Règlement en procédant de façon déraisonnable à une analyse inutile au titre de la Charte, plutôt qu’en se contentant de rendre une décision selon les dispositions législatives applicables du régime administratif actuel.

[32]  Troisièmement, le ministre fait valoir qu’en élaborant une réparation inappropriée au moyen de conditions de mise en liberté inadéquates, la SI a commis une erreur en mettant en liberté M. Taino prématurément.

[33]  Ces erreurs, selon le ministre, rendent la décision déraisonnable, de façon indépendante et collective, de sorte que M. Taino devrait demeurer en détention, sous réserve du résultat de son prochain contrôle des motifs de détention, qui devrait avoir lieu plus tard aujourd’hui. Je conviens, pour les motifs qui suivent, que le ministre s’est acquitté de son fardeau dans le cadre du présent contrôle judiciaire, à savoir que ces trois lacunes sont suffisamment essentielles et importantes pour rendre la décision déraisonnable.

IV.  La norme de contrôle

[34]  À ma connaissance, il s’agit du premier contrôle judiciaire d’une décision relative au contrôle des motifs de détention aux fins de l’immigration depuis la publication de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. L’arrêt Vavilov a clarifié le cadre d’analyse de la norme de contrôle des décisions administratives. Je souligne que, avant cet arrêt, la norme de la décision raisonnable s’appliquait à l’examen du bien-fondé des décisions de la SI relatives au contrôle des motifs de détention (voir, par exemple, Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Hamdan, 2019 CF 1129, au par. 31, et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Arook, 2019 CF 1130, au par. 24).

[35]  Je ne vois rien dans le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov qui exige un changement d’approche. La présomption de l’arrêt Vavilov relative à la norme de la décision raisonnable s’applique à la mise en liberté de M. Taino, puisque la commissaire interprétait sa loi constitutive (Vavilov, au par. 25). En outre, les présentes circonstances ne soulèvent pas de questions constitutionnelles, de questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique ou de questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs qui l’emporteraient sur cette présomption, en faveur d’un contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov, au par. 53). Bref, la question à laquelle la Cour doit maintenant répondre est de savoir si la décision de la commissaire était raisonnable. Peu de temps après la publication de l’arrêt Vavilov, le juge Rowe a résumé de façon convaincante le principe de la décision raisonnable dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, où il a écrit ce qui suit (aux par. 31 à 33) :

La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100). […]

V.  Analyse

A.  L’interprétation de la loi par la commissaire était-elle-raisonnable?

[36]  Le fait au cœur de la décision de la commissaire est la décision rendue aux termes du paragraphe 112(3) de la Loi, qui accordait à M. Taino un résultat favorable relatif à l’ERAR, quoique restreint. Le ministre fait valoir que, en concluant que la détention de M. Taino au titre d’une mesure de renvoi non exécutoire était arbitraire, contrairement à l’article 9 de la Charte, la commissaire a commis une erreur dans une interprétation franche de la loi, ainsi que dans son interprétation de la jurisprudence. M. Taino rétorque que l’interprétation de la commissaire était non seulement raisonnable, mais également correcte.

[37]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada donne comme instruction que nous utilisions l’approche moderne en matière d’interprétation des lois, comme l’a précisé le professeur Driedger dans Construction of Statutes (2e éd. 1983) : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (au par. 117). Je ne peux pas concilier la conclusion de la commissaire selon laquelle le ministre n’a pas le pouvoir légal de demander le maintien en détention en l’absence de mesure de renvoi exécutoire avec une interprétation franche de la loi dans le contexte du régime et de l’objectif de la Loi. Le paragraphe 58(2) est ainsi rédigé :

58(2) La section peut ordonner la mise en détention du résident permanent ou de l’étranger sur preuve qu’il fait l’objet d’un contrôle, d’une enquête ou d’une mesure de renvoi et soit qu’il constitue un danger pour la sécurité publique, soit qu’il se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi.

58(2) The Immigration Division may order the detention of a permanent resident or a foreign national if it is satisfied that the permanent resident or the foreign national is the subject of an examination or an admissibility hearing or is subject to a removal order and that the permanent resident or the foreign national is a danger to the public or is unlikely to appear for examination, an admissibility hearing or removal from Canada.

[38]  Le caractère exécutoire d’une mesure de renvoi n’est pas une condition préalable à la détention, en particulier lorsque cette disposition est comparée à l’article 48, qui définit le concept de mesure de renvoi exécutoire :

48(1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

48(1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être exécutée dès que possible.

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and the order must be enforced as soon as possible.

[39]  La législation établit ainsi une distinction précise entre une mesure de renvoi qui est exécutoire et une qui ne l’est pas. La législation en matière d’immigration comprend d’autres articles qui précisent les mesures de renvoi « exécutoires », notamment les articles 206, 209, 215, 222, 224, 250, 273, 274 et 276 du Règlement. La législation ne prévoit pas d’exigence selon laquelle une mesure de renvoi doit être exécutoire pour que la détention ait lieu. Elle requiert plutôt simplement l’existence d’une ordonnance valide. Certes, la détention est autorisée, et se produit parfois, dans d’autres contextes où les mesures de renvoi ne sont pas exécutoires, comme pour les demandeurs d’asile et les auteurs d’une demande d’ERAR en attente, s’il existe des préoccupations sous-jacentes, notamment l’identité, le risque de fuite ou le danger.

[40]  Pour en revenir au sens ordinaire de la loi dans la situation de M. Taino, le tribunal peut maintenir en détention une personne, en tenant compte des facteurs prescrits, si cette personne constitue un danger pour le public. Nous devons supposer que le législateur a délibérément choisi de ne pas faire une telle distinction à l’article 58. Par conséquent, la simple existence d’une mesure de renvoi, accompagnée d’un avis de danger, peut suffire à justifier le maintien en détention, après un examen des critères énoncés à l’article 248 qui incorporent les considérations figurant à l’article 7 de la Charte (voir l’analyse de ces critères plus loin).

[41]  Nous reconnaissons que l’arrêt Vavilov a rappelé aux tribunaux de révision chargés de décider si une interprétation d’une disposition législative était raisonnable qu’ils ne devaient pas procéder à « une analyse de novo de la question soulevée ni […] se demande[r] “ce qu’aurait été la décision correcte” » (par. 116); cependant, cette approche ne permet pas de déduire un nouveau libellé qui change le sens de la loi constitutive. Comme je l’expliquerai, l’interprétation du terme « mesure de renvoi » en lui conférant un caractère « exécutoire », ce qui s’est produit dans la présente affaire, avait déjà été rejetée par deux décisions antérieures de la Cour.

[42]  Examinons maintenant l’analyse de la commissaire, qui était importante, couvrant les paragraphes 56 à 65 de sa décision. Voici ce qu’elle a écrit aux paragraphes 59 et 62 :

Le paragraphe 58(2) de la LIPR, lequel confère à la SI le pouvoir de détenir une personne qui n’est pas déjà détenue, n’autorise lui aussi que la détention d’une personne qui fait l’objet d’un contrôle, d’une enquête ou d’une mesure de renvoi. Ainsi, le régime législatif prévoit comme condition préalable obligatoire au recours à la détention aux fins de l’immigration le fait que la personne détenue fasse l’objet d’une mesure de renvoi ou d’une procédure pouvant mener à la prise d’une mesure de renvoi contre elle, peu importe qui exécute la mise en détention de la personne.

[…]

[…] Il est vrai qu’il n’y a pas de référence explicite au renvoi à l’alinéa 58(1)b) de la LIPR, comme il est mentionné plus haut, mais le régime législatif ne permet pas la détention d’une personne aux fins de l’immigration à moins qu’elle ne soit visée par une mesure de renvoi ou par un processus qui pourrait mener à la prise d’une mesure de renvoi. Par conséquent, il n’existe pas de pouvoir distinct en matière d’immigration permettant de détenir au Canada un résident permanent ou un étranger potentiellement dangereux. Si un étranger ou un résident permanent n’est pas interdit de territoire ou ne fait pas l’objet d’une procédure qui pourrait mener à une conclusion d’interdiction de territoire, celui-ci ne peut pas être détenu par les autorités de l’immigration, quel que soit le danger qu’il représente.

[43]  La commissaire tire des conclusions valables et tout à fait raisonnables, et je suis d’accord avec elle sur ces principes d’interprétation des lois. Nous différons d’opinion, cependant, quant à sa conclusion selon laquelle la détention aux fins de l’immigration doit rester liée à un processus de renvoi en cours, et que, dès l’instant où elle n’est pas liée à ce processus, comme dans la présente affaire avec un ERAR favorable (restreint), la détention d’une personne deviendra automatiquement arbitraire, en contravention de l’article 9 de la Charte. Elle écrit au paragraphe 64 :

Il convient également de noter que, dans la pratique, le processus canadien de contrôle des motifs de détention est fondé sur la présomption selon laquelle la personne détenue fait l’objet d’une mesure de renvoi ou d’une procédure qui pourrait donner lieu à la prise d’une mesure de renvoi. Selon moi, cela est évident dans la façon dont les critères énoncés à l’article 248 sont régulièrement appréciés dans le cadre d’audiences devant la SI. Par exemple, comme il a été mentionné plus haut, au moment d’apprécier la durée probable de la détention, comme l’exige l’alinéa 248c) du RIPR, les questions qui sont étudiées en profondeur dans le cadre d’audiences concernent le délai avant l’exécution de la mesure de renvoi ou de la procédure pour laquelle la personne est détenue (enquête, contrôle, etc.) et qui pourrait mener à la prise d’une mesure de renvoi. C’est dans ce contexte que la durée probable de la détention est normalement établie.

[44]  À la lumière du pouvoir de détention prévu au paragraphe 58(2), la conclusion de la commissaire, selon laquelle, « au quotidien, les réalités concrètes du processus de contrôle des motifs de détention soutiennent également une conclusion selon laquelle la détention d’une personne doit être liée à une mesure de renvoi ou à une procédure qui pourrait donner lieu à la prise d’une mesure de renvoi » (au par. 65), ne concorde ni avec (i) le fait que M. Taino est toujours visé par une mesure de renvoi sous-jacente que l’ERAR restreint n’a pas éliminée, ni avec (ii) une interprétation franche du paragraphe 58(1) de la Loi relativement à la mise en liberté :

58(1) La section prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger, sauf sur preuve, compte tenu des critères réglementaires, de tel des faits suivants :

58(1) The Immigration Division shall order the release of a permanent resident or a foreign national unless it is satisfied, taking into account prescribed factors, that

a) le résident permanent ou l’étranger constitue un danger pour la sécurité publique;

(a) they are a danger to the public;

b) le résident permanent ou l’étranger se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2);

(b) they are unlikely to appear for examination, an admissibility hearing, removal from Canada, or at a proceeding that could lead to the making of a removal order by the Minister under subsection 44(2);

c) le ministre prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que le résident permanent ou l’étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité, pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour grande criminalité, criminalité ou criminalité organisée;

(c) the Minister is taking necessary steps to inquire into a reasonable suspicion that they are inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality, criminality or organized criminality;

d) dans le cas où le ministre estime que l’identité de l’étranger — autre qu’un étranger désigné qui était âgé de seize ans ou plus à la date de l’arrivée visée par la désignation en cause — n’a pas été prouvée mais peut l’être, soit l’étranger n’a pas raisonnablement coopéré en fournissant au ministre des renseignements utiles à cette fin, soit ce dernier fait des efforts valables pour établir l’identité de l’étranger;

(d) the Minister is of the opinion that the identity of the foreign national — other than a designated foreign national who was 16 years of age or older on the day of the arrival that is the subject of the designation in question — has not been, but may be, established and they have not reasonably cooperated with the Minister by providing relevant information for the purpose of establishing their identity or the Minister is making reasonable efforts to establish their identity; or

e) le ministre estime que l’identité de l’étranger qui est un étranger désigné et qui était âgé de seize ans ou plus à la date de l’arrivée visée par la désignation en cause n’a pas été prouvée.

(e) the Minister is of the opinion that the identity of the foreign national who is a designated foreign national and who was 16 years of age or older on the day of the arrival that is the subject of the designation in question has not been established.

[45]  L’effet combiné des deux dispositions clés de la Loi sur la détention reproduites ci-dessus (paragraphe 58(2) et alinéa 58(1)a)) est qu’un étranger peut (i) être détenu s’il fait l’objet d’une mesure de renvoi et (ii) être maintenu en détention s’il constitue un danger pour la sécurité publique. En d’autres termes, s’il est supposé qu’il existe une mesure de renvoi valide, l’une des circonstances énoncées aux alinéas a) à e) du paragraphe 58(1) peut justifier le refus de mettre en liberté le détenu. Ce ne sont pas des facteurs conjonctifs. Au contraire, n’importe laquelle des cinq circonstances énumérées peut justifier un maintien en détention.

[46]  Je souligne que la même commissaire a rédigé une décision six mois avant le jour précédant l’ordonnance de mise en liberté de M. Taino, dans laquelle elle est arrivée à des conclusions différentes en ce qui concerne sa reconnaissance d’un « danger pour la sécurité publique ». Cette décision, Alemu c Canada (MSPPC), no de dossier de la SI 0003-B7-00527 [Alemu], a été rendue le 28 août 2019, et son analyse mérite d’être examinée, et comparée à celle concernant M. Taino.

[47]  Comme c’est toujours le cas, il existe des différences dans les profils ainsi que les antécédents de M. Taino et de M. Alemu. Mais il y a également des similitudes, notamment de longs antécédents au Canada, la perte de leur statut de résident permanent en raison d’une interdiction de territoire, l’usage de drogues et une conclusion de danger pour la sécurité publique. Une différence, par exemple, tenait à la possibilité que le renvoi puisse toujours avoir lieu dans le cas de M. Alemu. Contrairement à M. Taino, l’évaluation des risques n’avait pas donné lieu à une décision favorable pour lui. Pour ce qui est de son appréciation au titre de l’article 248, la commissaire avait conclu ce qui suit, au paragraphe 34 de la décision Alemu :

En l’espèce, bien que j’aie conclu que celui-ci représente un danger pour la sécurité publique et qu’il présente un risque de fuite, c’est la conclusion de danger qui milite le plus, à ce stade-ci, en faveur de la détention, compte tenu en particulier de sa gravité dans les circonstances de la présente affaire. Comme la Cour fédérale l’a fait remarquer dans la décision Lunyamila, « lorsque le détenu constitue un danger pour le public, l’esprit de la LIPR et du Règlement prévoit qu’un poids substantiel doit être accordé au maintien de la détention [para 85] ».

[48]  M. Alemu, au moment de ce contrôle des motifs de détention devant la commissaire, était en détention aux fins de l’immigration depuis près de deux ans. En effet, la commissaire a souligné que sa détention avait maintenant une « durée indéterminée », car les fonctionnaires n’étaient pas en mesure de fournir une date probable de renvoi, si ce n’est de dire que ce serait long et pourrait ne jamais arriver, étant donné la difficulté d’obtenir un titre de voyage auprès de l’Éthiopie. Cependant, la commissaire ne pouvait pas dire qu’il ne pourrait pas avoir lieu et, partant, elle n’a pas jugé qu’il y avait violation de l’article 9. La commissaire a conclu (au par. 68) :

Par conséquent, comme M. Alemu est détenu au motif qu’il représente un danger pour la sécurité publique, j’estime que sa détention suivant l’alinéa 58(1)a) ne peut être arbitraire, même si celle-ci n’est plus liée à ses objectifs de renvoi.

[49]  Six mois plus tard, voici ce que la même commissaire a statué dans la décision faisant l’objet d’un contrôle (au par. 79) :

[…] je conclus que la détention de M. Taino ne se rattache plus aux fins d’immigration de la mesure de renvoi et, par conséquent, est illégitime. La détention de M. Taino contrevient à l’article 9 de la Charte et ne peut être maintenue.

[50]  Bien que je comprenne que la commissaire ne croyait pas que la détention de M. Alemu n’était finalement plus liée au renvoi, compte tenu de sa possibilité, elle a souligné que, « même si [elle n’était] plus liée à ses objectifs de renvoi », sa détention ne serait pas arbitraire en raison au danger qu’il représentait.

[51]  J’estime que la conclusion dans la décision Alemu représente une appréciation raisonnable, par opposition à la conclusion tirée dans la décision Taino six mois plus tard. Dire que la détention n’est plus liée au renvoi est une chose. Dire que la détention n’est plus liée à des fins d’immigration en est une autre. Il a été établi, sans ambiguïté, que M. Taino constituait un danger pour la sécurité publique, selon IRCC dans sa décision relative à l’ERAR restreint. Et comme il a également été décrit ci-dessus, la commissaire est arrivée à la même conclusion dans la première partie de son analyse. S’assurer que le public n’est pas en danger est un objectif d’immigration tout à fait différent du renvoi.

[52]  Selon le libellé utilisé par la jurisprudence, le renvoi, et l’existence d’une mesure de renvoi, est un élément déclencheur dans le mécanisme de contrôle de l’immigration. Mais à mon avis, c’est aussi le cas du danger. C’est un deuxième élément déclencheur qui peut exiger une détention. En fait, je ne pense pas que ce soit une coïncidence que la menace pour la sécurité publique soit énumérée en premier par le juge Rothstein (tel était alors son titre) dans la décision Sahin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 85 FTR 99, 1994 CanLII 3521 (1re inst) [Sahin], parmi les considérations relatives à la détention ou à la mise en liberté qui ont par la suite été codifiées dans l’article 248 du Règlement, et qui s’est également retrouvé en première place de ces critères. D’ailleurs, comme le juge Rothstein l’a déclaré au sujet de ce premier critère : « À mon avis, une longue détention est d’autant justifiable que l’intéressé est considéré comme une menace pour la sécurité publique. »

[53]  La décision Sahin a été rendue sous le régime de l’ancienne législation en matière d’immigration. La Loi actuelle accorde encore plus d’importance à la sécurité des Canadiens que la précédente, en donnant la priorité à la sécurité en tant qu’objectif clé, comme le démontrent divers objectifs de son article 3 (Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, au par. 10).

[54]  Je conviens en outre avec le ministre que l’interprétation de la commissaire s’est déraisonnablement écartée de la jurisprudence ultérieure de la Cour, notamment la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Samuels, 2009 CF 1152 [Samuels], où la Cour a jugé inutile de dire que le paragraphe 58(2) exigeait qu’une mesure de renvoi soit exécutoire pour justifier la détention. Dans cette décision, la juge Tremblay-Lamer a déclaré ceci (aux par. 27 à 31) :

[…] Une mesure de renvoi qui est suspendue ne cesse pas d’être valide. Elle ne peut pas être exécutée jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande de résidence permanente de la personne protégée, ou jusqu’à ce qu’expire le délai de dépôt d’une telle demande, mais elle continue d’exister et elle demeure valide et, selon moi, la personne contre qui elle a été prononcée en « fait [encore] [...] l’objet ».

Le défendeur demande en fait à la Cour de dire que le paragraphe 58(2) exclut les mesures de renvoi qui font l’objet d’un sursis, de telle sorte que ce paragraphe serait formulé ainsi (s’agissant de la partie qui intéresse la présente affaire) : « la section peut ordonner la mise en détention du résident permanent ou de l’étranger sur preuve qu’il fait l’objet […] d’une mesure de renvoi exécutoire et soit qu’il constitue un danger pour la sécurité publique […] »

Je ne suis pas persuadée par l’argument du défendeur selon lequel cette interprétation libérale est nécessaire pour garantir la conformité de la disposition avec la Charte. Selon le paragraphe 57(2) de la LIPR, le défendeur a le droit de faire contrôler les motifs de sa détention tous les 30 jours. Ces contrôles ont pour objet de prendre en compte les nouveaux faits intéressant le cas du défendeur. La Section de l’immigration doit, conformément à l’article 248 du Règlement, prendre en compte la durée prévue de la détention et l’existence de solutions de rechange à la détention. À mon avis, ces éléments confirment que le régime établi par la section 6 de la partie I de la LIPR et par le Règlement prend déjà en compte des éléments liées à la Charte.

J’ajouterais que le droit à la liberté garanti par la Charte n’est pas absolu; la Charte proscrit uniquement les privations de liberté qui ne sont pas conformes aux principes de justice fondamentale. Le défendeur ne prétend pas que la détention durant une période limitée (qui, reconnaissons-le, pourrait être assez longue) d’une personne qui constitue un danger pour la sécurité publique est en réalité incompatible avec de tels principes. Vu l’absence d’un débat quelconque sur ce point, je ne crois pas qu’il appartienne à la Cour de reformuler la LIPR de la manière proposée par le défendeur.

Je suis d’avis que le tribunal avait compétence pour ordonner le maintien en détention du défendeur, s’il était persuadé qu’il constituait un danger pour la sécurité publique.

[Non souligné dans l’original.]

[55]  Comme il a déjà été expliqué ci-dessus, je conviens avec la juge Tremblay-Lamer que, lorsque les termes du paragraphe 58(1) sont lus selon leur sens ordinaire et grammatical, aussi bien qu’harmonieusement avec l’économie et l’objet de la Loi, il est impossible de sous-entendre que la mesure de renvoi est implicitement « exécutoire » (Vavilov, au par. 117; voir également Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, au par. 21). Le législateur aurait pu écrire « exécutoire », mais ne l’a pas fait, dans la disposition législative relative à la détention, tandis qu’il l’a fait dans d’autres dispositions.

[56]  La décision de la commissaire de considérer que le terme est implicite équivaut, à mon avis, à une déclaration d’invalidité constitutionnelle. Plutôt que d’attaquer le régime et d’élaborer une réparation au titre du paragraphe 24(1) de la Charte, comme l’a fait la commissaire dans la présente affaire, une contestation constitutionnelle au titre du paragraphe 52(1) de la Charte qui invalide un article clé de la loi exigerait un fondement et une procédure appropriés. Je note qu’aucun avis de question constitutionnelle n’a été déposé dans la présente affaire. Sans contestation constitutionnelle appropriée, je ne vois aucune raison de s’écarter de l’interprétation faite dans la décision Samuels, et la commissaire n’a pas fourni de fondement raisonnable pour le faire.

[57]  À cet égard, je fais remarquer que la commissaire était tenue d’expliquer pourquoi elle s’écartait non seulement de la décision Samuels, mais également de la décision Isse c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 405, aux paragraphes 27 et 28 [Isse], où le juge Mosley de la Cour a adopté et appliqué la décision Samuels, de la façon suivante :

Je conviens avec le défendeur que la Section de l’immigration conserve compétence pour déterminer si un étranger devrait être détenu ou mis en liberté sous condition tant qu’il existe une mesure de renvoi valide, même s’il est sursis au renvoi et que celui-ci ne puisse pas être effectué à cause de la décision du ministre de ne pas émettre d’avis de danger. Le respect du principe du non-refoulement et la compétence de la Section de l’immigration pour détenir un individu qui fait l’objet d’une mesure de renvoi valide et au sujet duquel la Section de l’immigration conclut qu’il constitue un danger pour le public ne sont pas des notions mutuellement exclusives.

Pour interpréter la Loi comme le demandeur le préconise, il faudrait, comme la juge Tremblay-Lamer l’a noté dans Samuels, précitée, lire le paragraphe 58(2) de la Loi comme s’il comportait le mot « exécutoire ». En conséquence, je conclus que la commissaire avait raison d’affirmer : « La mesure de renvoi est toujours valide et en vigueur, de sorte que vous êtes détenu en bonne et due forme en vue de votre renvoi. »

[58]  Dans les décisions Isse et Samuels, il y avait un solide élément de risque pour la sécurité publique. Les deux messieurs souffraient de graves maladies mentales et de problèmes de toxicomanie chroniques et possédaient de lourds casiers judiciaires. En conséquence, à un moment donné, les deux sont devenus interdits de territoire, ont perdu leur statut de résident permanent antérieur et ont fait l’objet de mesures de renvoi. Au bout du compte, dans les deux décisions, il a été statué que la détention pouvait avoir lieu, même en présence d’une mesure de renvoi non exécutoire.

[59]  À mon avis, M. Taino, tout au long de ses plus récentes audiences devant la SI et de sa détention aux fins de l’immigration, était assujetti à une mesure de renvoi valide, qui a fait l’objet d’un sursis, en raison de l’application de la loi, lorsqu’il a reçu une décision favorable concernant son ERAR restreint. En effet, l’alinéa 114(1)b) de la Loi dispose qu’une décision d’accorder une demande d’ERAR au titre du paragraphe 112(3) a pour effet de surseoir à la mesure de renvoi.

[60]  Traduit dans une langue simple, cela signifie que la mesure de renvoi prise à l’endroit de M. Taino demeure en vigueur. Elle existe toujours. Elle est simplement inactive ou en suspens. Il en va de même, à des degrés divers, pour les mesures de renvoi prises contre M. Samuels et M. Isse. La commissaire a souligné à juste titre que les faits dans les décisions Isse et Samuels étaient différents et qu’aucune de ces affaires ne constituait une décision définitive interdisant le renvoi du demandeur.

[61]  Cependant, le fait que leurs matrices factuelles diffèrent sera invariablement une observation valable dans le domaine du droit de l’immigration. Les gens arrivent au Canada en provenance d’une multitude de pays, viennent d’horizons divers, immigrent au titre de diverses catégories et, dans certains cas, deviennent plus tard interdits de territoire et peuvent être renvoyés pour différentes raisons. Cette diversité décrit certainement les parcours de M. Samuels, de M. Isse et de M. Taino. Malgré ces différences, il existe certaines similitudes fondamentales dans les trois cas, à savoir (i) l’existence de mesures de renvoi valides, (ii) un élément de danger fondé sur leur conduite passée et (iii) le besoin qui en découle que la SI puisse protéger adéquatement le public. Dans le cas de M. Isse, cela comprenait des contraintes importantes à sa liberté en raison des conditions imposées par la SI lors de la mise en liberté, que le juge Mosley a approuvées.

[62]  Examinons brièvement certaines de ces distinctions factuelles portant particulièrement sur la question de l’état d’avancement des mesures de renvoi à leur endroit : M. Samuels a reçu une décision favorable concernant l’ERAR, et, au moment de l’audience de 2009, le ministre demandait un avis de danger, qui aurait pu entraîner le renvoi de M. Samuels du Canada. Selon la SI, un avis de danger avait été demandé, mais il allait sans doute s’écouler beaucoup de temps avant qu’il soit rendu, et ce pourrait être un avis négatif, de telle sorte qu’[traduction« il ne serait pas juste » de maintenir M. Samuels en détention. Le tribunal a relevé que le défendeur avait [traduction« un casier judiciaire assez impressionnant », mais il a conclu que, [traduction« s’il n’y a pas de renvoi en vue, alors il n’appartient plus [au Tribunal] de protéger la société canadienne » (décision Samuels, au par. 14). La Cour fédérale a infirmé cette conclusion.

[63]  Dans le cas de M. Isse, le ministre a décidé de ne pas demander d’avis de danger. Cela n’annulait pas le fait qu’il avait commis des crimes violents ayant entraîné sa perte de statut, et donc une conclusion d’interdiction de territoire donnant lieu à une mesure de renvoi.

[64]  Je ne pense pas que ces distinctions factuelles au chapitre de l’état d’avancement des mesures de renvoi dans les décisions Samuels et Isse aient une incidence sur le raisonnement fondamental dans ces affaires par rapport à l’interprétation du droit selon une lecture simple de la législation. Aucune des deux affaires ne concernait la détention en vue d’un renvoi imminent. Les deux avaient un long passé de non-respect du droit de l’immigration et du droit pénal. Et, à l’instar de M. Taino, M. Samuels a bénéficié d’un sursis d’origine législative d’une mesure de renvoi au moment de son contrôle judiciaire, en raison de la décision favorable concernant son ERAR. Malgré ces similitudes, la commissaire a conclu (aux par. 68, 70 et 71) :

Ces décisions sont convaincantes, mais j’estime que ni l’une ni l’autre n’est déterminante quant à la question relative à l’article 9 de la Charte que je dois trancher. Non seulement M. Taino se trouve dans une situation légèrement différente de celle des demandeurs dans les décisions Isse et Samuels en ce qui a trait aux faits, mais les décisions de la Cour dans ces affaires n’abordent pas directement la question relative à la Charte que je dois actuellement trancher. En outre, il existe une jurisprudence plus récente qui traite explicitement de l’applicabilité de l’article 9 de la Charte dans le contexte de la détention aux fins de l’immigration, dans laquelle il a été conclu que, inversement, la détention aux fins de l’immigration est illégale lorsqu’elle n’est plus liée à un motif aux fins de l’immigration, notamment le renvoi.

[…]

[…] De la même façon, même si la juge Tremblay-Lamar [sic] a étudié en profondeur les conséquences relatives à la Charte découlant de sa décision un peu plus de rigueur dans la décision Samuels, elle mentionne explicitement que les répercussions relatives à la Charte découlant d’une mesure de renvoi qui n’est pas exécutoire n’ont pas été soulevées devant elle et que, par conséquent, elle n’a pas examiné cette question particulière dans sa décision :

[30] J’ajouterais que le droit à la liberté garanti par la Charte n’est pas absolu; la Charte proscrit uniquement les privations de liberté qui ne sont pas conformes aux principes de justice fondamentale. Le défendeur ne prétend pas que la détention durant une période limitée (qui, reconnaissons-le, pourrait être assez longue) d’une personne qui constitue un danger pour la sécurité publique est en réalité incompatible avec de tels principes. Vu l’absence d’un débat quelconque sur ce point, je ne crois pas qu’il appartienne à la Cour de reformuler la LIPR de la manière proposée par le défendeur.

[Soulignement de la commissaire.]

Ainsi, les décisions Isse et Samuels n’abordent pas directement la question que je dois trancher, à savoir si le fait que la mesure de renvoi visant M. Taino n’est pas exécutoire rend sa détention arbitraire et contraire à l’article 9 de la Charte. Par conséquent, j’estime qu’elles ne sont pas déterminantes pour la question que je dois trancher.

[65]  Il est vrai que les choses ont beaucoup évolué au cours de la décennie depuis la publication des décisions Samuels et Isse, y compris de nombreuses décisions de première instance et d’appel dans différentes provinces sur des demandes d’habeas corpus fondées sur l’article 9 de la Charte. De plus, le juge Fothergill a rendu sa décision dans l’affaire Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 710 [Brown], confirmant la constitutionnalité du régime de détention, tout en certifiant une question relative à la durée de la détention qui est actuellement en délibéré à la Cour d’appel fédérale. J’examinerai dans la prochaine partie de mes motifs certains de ces précédents, dont aucun ne me semble justifier l’analyse ou la conclusion dans cette affaire, ou n’a pour effet d’infirmer les décisions rendues dans les affaires Samuels et Isse.

[66]  Le libellé selon lequel la détention doit rester « liée » à des fins de contrôle de l’immigration est apparu dans la décision d’habeas corpus du juge Nordheimer, dans l’affaire Ali c Canada (Attorney General), 2017 ONSC 2660. Elle a été citée par, notamment, le juge Morgan dans la décision Scotland c Canada (Attorney General), 2017 ONSC 4850 [Scotland], une autre affaire d’habeas corpus. C’était également un élément clé des observations du juge Fothergill dans la décision Brown, au paragraphe 144 :

Au paragraphe 17 de la décision Ali c Canada (Attorney General), 2017 ONSC 2660 [Ali], le juge Ian Nordheimer de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a statué que la détention continue est appropriée à condition qu’elle serve à poursuivre l’atteinte d’un objectif légitime en matière d’immigration : [traduction] « Une détention ne peut être justifiée si elle n’est plus raisonnablement nécessaire à l’appui du mécanisme de contrôle de l’immigration » (citant Chaudhary, au paragraphe 81). L’affaire Ali portait sur le cas d’une personne dont la nationalité ne pouvait être vérifiée et qui se serait montrée peu coopérative avec les autorités canadiennes dans le cadre de leurs efforts en vue de déterminer son pays d’origine. Le juge Nordheimer a déclaré ce qui suit au paragraphe 27 :

[traduction

[27] Il incombe au gouvernement de démontrer que la détention continue est justifiée. À cette fin, le gouvernement doit établir que le maintien de la détention repose encore sur l’objectif en matière d’immigration pour lequel la détention a été initialement ordonnée. Autoriser le gouvernement à détenir une personne pour une durée indéterminée, uniquement sur la base de l’absence de coopération, serait fondamentalement incompatible avec les principes bien établis qui sous-tendent les articles 7 et 9 de la Charte. Cela irait également à l’encontre des obligations du Canada en matière de droit de la personne.

[67]  Au bout du compte, la principale conclusion de la commissaire dans la décision est que la détention de M. Taino n’était plus liée à des fins de contrôle de l’immigration, et donc était arbitraire, parce qu’il n’est pas renvoyé actuellement. Elle a admis, tout comme les parties, que la mesure de renvoi non exécutoire pourrait vraisemblablement changer à l’avenir, de sorte qu’elle pourrait redevenir exécutoire. En effet, dans la lettre d’approbation de l’ERAR du 7 janvier adressée à M. Taino, IRCC a fait savoir ce qui suit : [traduction« Il est important de comprendre que, en cas de changement de circonstances, votre dossier pourra être réexaminé. S’il est établi par la suite que vous ne courez plus de risque, le sursis de la mesure de renvoi à votre endroit peut être annulé, et nous reprendrons les préparatifs en vue d’exécuter votre renvoi du Canada. »

[68]  En réalité, la commissaire a conclu que le simple fait que le demandeur ne serait pas renvoyé en raison du sursis, et de la mesure de renvoi non exécutoire qui en résultait, signifiait que sa détention était illégale depuis le moment où la décision favorable a été rendue concernant son ERAR. Cette décision est devenue étroitement liée à son analyse de tous les aspects à l’étude, y compris l’article 248 du Règlement, et déterminante à cet égard. Par exemple, la commissaire a écrit au paragraphe 38 de sa décision :

[…] À ce jour, la détention de M. Taino équivaut à environ deux mois et demi. Même s’il ne s’agit pas d’une période trop longue, elle n’est pas négligeable, et j’estime que cela joue en faveur de la mise en liberté. Je constate également que cela fait sept semaines depuis qu’il a été sursis à la mesure de renvoi de M. Taino, et que la détention de M. Taino n’est plus liée à l’immigration. Par conséquent, depuis plus de la moitié du temps qu’il est détenu, sa détention est illégale.

[69]  La commissaire a elle-même défini la question comme étant limitée aux circonstances particulières qui lui avaient été présentées, à savoir si le fait que la mesure de renvoi visant M. Taino n’était pas exécutoire rendait sa détention arbitraire, dans ce contexte particulier. Elle a fait référence à certaines des « affaires faisant intervenir la notion d’habeas corpus » qui avaient abouti à cette conclusion. Je ne souscris pas à la proposition selon laquelle, dans les récentes affaires faisant intervenir la notion d’habeas corpus qui ont donné lieu à la mise en liberté des personnes pour détention arbitraire, les décisions ont simplement été prises parce que le renvoi n’était pas envisagé ou imminent. Il y a plutôt eu quelque chose de plus dans chacun de ces cas, comme la détention « d’une durée indéterminée ». Tandis que les affaires, comme il est indiqué ci-dessus, sont très contextuelles et reposent sur leurs faits, les mises en liberté en raison de la règle de l’habeas corpus qui ont abouti à des conclusions de détention arbitraire diffèrent de la mise en liberté de M. Taino de deux façons principales.

[70]  Premièrement, le critère applicable aux décisions fondées sur l’habeas corpus diffère du critère prévu par la Loi et le Règlement au titre duquel M. Taino a déposé la présente demande de contrôle judiciaire, et que j’ai décrit ci-dessus (lequel est abordé plus loin dans le contexte de la pondération de l’article 248). Plutôt, pour obtenir une ordonnance d’habeas corpus, le demandeur doit d’abord démontrer qu’il a été privé de sa liberté; cela fait, il doit valablement soulever un doute quant à la légalité de sa privation de liberté. Il incombe au défendeur de démontrer la légalité de cette privation de la liberté (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au par. 30).

[71]  En termes simples, le critère de l’habeas corpus et la réparation ne sont pas équivalents à ceux prévus par le régime d’immigration du Canada. Les distinctions au chapitre de la compétence entourant les demandes d’habeas corpus dans le contexte de l’immigration ont elles-mêmes fait l’objet d’observations récentes dans l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Chhina, 2019 CSC 29 [Chhina] (et d’autres affaires entendues en appel qui font jurisprudence, comme l’arrêt Chaudhary c Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2015 ONCA 700 [Chaudhary]).

[72]  Deuxièmement, dans les affaires d’habeas corpus où la détention a été jugée illégale suivant l’article 9 de la Charte, il s’était écoulé des périodes de détention beaucoup plus longues que dans le cas de M. Taino. Prenons trois exemples : dans la décision R c Ogiamien, 2016 ONSC 4126, confirmée en partie par l’arrêt Ogiamien c Ontario (Community Safety and Correctional Services), 2017 ONCA 839, il a été statué qu’une détention de 25 mois violait l’article 9. Dans cet arrêt, il n’était pas prétendu que le détenu représentait un danger pour la sécurité publique. Dans la décision Ali c Canada (Attorney General), 2017 ONSC 2660, la détention aux fins de l’immigration pendant plus de sept ans a été jugée contraire à l’article 7. Bien que la SI ait conclu que M. Ali constituait un danger pour la sécurité publique, la Cour a décrit le danger en termes voilés, déclarant qu’il avait [traduction« commis des délits mineurs qui [étaient] entièrement compatibles avec les activités criminelles d’un toxicomane » (au par. 24). Enfin, dans la décision Scotland, la demande d’habeas corpus a été accordée après que M. Scotland a été détenu environ 17 mois au total, alors qu’il n’était pas considéré comme un danger pour la sécurité publique.

[73]  M. Taino fait également référence à d’autres précédents faisant autorité qui, selon lui, appuient la décision de la commissaire. À titre d’exemple, dans l’arrêt Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9 [Charkaoui], la Cour suprême a reconnu que, en principe, la Loi n’imposait la détention « qu’en attendant l’expulsion » (au par. 105).

[74]  Je souligne cependant que l’arrêt Charkaoui s’est concentré sur le régime des certificats de sécurité et que son analyse était axée sur les dispositions ainsi que les situations liées à cette partie de la Loi. Il est également antérieur aux décisions Samuels et Isse, qui ont toutes les deux incorporé l’arrêt Charkaoui dans leurs motifs. Enfin, l’arrêt Charkaoui a également souligné l’importance de protéger le public. La juge en chef McLachlin, s’exprimant au nom de la Cour, a ouvert la décision avec ces mots : « L’une des responsabilités les plus fondamentales d’un gouvernement est d’assurer la sécurité de ses citoyens » (au par. 1).

[75]  M. Taino cite également l’arrêt Chaudhary, où la Cour d’appel de l’Ontario a déclaré ce qui suit dans le contexte d’une demande d’habeas corpus (au par. 81) :

[traduction

Une détention ne peut être justifiée si elle n’est plus raisonnablement nécessaire à l’appui du mécanisme de contrôle de l’immigration. Lorsqu’il n’y a aucune possibilité que les objectifs relatifs à la détention dans le contexte de l’immigration soient atteints dans un délai raisonnable (selon les circonstances), une détention maintenue contrevient aux droits garantis par les articles 7 et 9 de la Charte et n’est plus légale. En répondant à la demande, le ministre doit convaincre un tribunal que, malgré sa durée et sa durée incertaine, le maintien en détention est toujours justifié.

[76]  Ici, nous n’avons ni demande d’habeas corpus, ni situation de détention d’une durée indéterminée. Nous avons plutôt une longue détention, au moins selon les Directives numéro 2 du président : Détention de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (après le présent contrôle judiciaire, détention qui dure maintenant depuis plus de 100 jours). Et bien que la détention de M. Taino ne soit plus aussi étroitement liée aux fins du contrôle de l’immigration, car il y a un obstacle en moins à sa mise en liberté, compte tenu de la décision favorable concernant l’ERAR restreint et le sursis à la mesure de renvoi qui en résulte, un deuxième obstacle continue néanmoins de bloquer la voie vers la liberté : le danger présent et futur qu’il constitue pour la sécurité publique au Canada, comme il est indiqué dans l’appréciation du danger le concernant et dans la décision de la commissaire.

[77]  Enfin, M. Taino met l’accent sur la décision Brown, en attirant l’attention sur le fait que le juge Fothergill de la Cour a statué qu’« il peut y avoir des situations dans lesquelles la détention dans le contexte de l’immigration contrevienne à la Charte, parce qu’elle s’est poursuivie pendant une période excessive, qu’il n’y a pas de perspective raisonnable de renvoyer le détenu dans son pays de citoyenneté ou que les conditions de détention sont intolérables » (au par. 4; non souligné dans l’original).

[78]  Je souligne que la durée de la détention n’est qu’un des éléments à considérer. Dans la longue liste du juge Fothergill concernant les exigences minimales à respecter pour qu’une détention soit légale dans le contexte de l’immigration, selon la Loi et le Règlement, laquelle liste se trouve au paragraphe 159 de la décision Brown, il a attiré l’attention sur le fait que « [l]a détention peut être maintenue seulement durant une période raisonnable compte tenu de toutes les circonstances, y compris le risque que la personne détenue s’esquive, la menace que représente cette personne pour la sécurité publique et le délai dans lequel son expulsion devrait avoir lieu » (à l’al. 159e); non souligné dans l’original).

[79]  En effet, le danger comptait pour une part importante de la décision relative à l’ERAR restreint, soit environ la moitié de la décision de 20 pages de l’agent, qui décrivait en détail l’historique des déclarations de culpabilité, des sursis et du non-respect répété des ordonnances et conditions de probation antérieures dans le cas de M. Taino. Comme il a été souligné précédemment, la commissaire a admis que la situation pouvait changer en écrivant que « M. Taino ne poss[édait] pas de statut permanent au Canada et que des circonstances futures pourraient faire en sorte que le ministre demande à réévaluer le sursis accordé à M. Taino » (au par. 109).

[80]  En somme, je conclus qu’il était déraisonnable pour la commissaire de s’écarter des précédents les plus pertinents, à savoir les décisions rendues aux fins de l’immigration sous le régime de la Loi et du Règlement, plutôt que celles portant sur des questions de détention en fonction d’un critère juridique différent (c.-à-d. habeas corpus) et dans des contextes différents (c.-à-d. des détentions plus longues qui, pour l’essentiel, n’étaient plus liées aux fins de l’immigration). Pour rendre une décision raisonnable afin d’expliquer pourquoi les décisions Isse et Samuels ne s’appliquent plus, la commissaire « devrait être en mesure d’indiquer pourquoi il est préférable d’adopter une autre interprétation, par exemple en expliquant pourquoi l’interprétation de la cour de justice ne fonctionne pas dans le contexte administratif : M. Biddulph, “Rethinking the Ramification of Reasonableness Review: Stare Decisis and Reasonableness Review on Questions of Law” (2018), 56 Alta. L.R. 119, p. 146. Il peut y avoir des circonstances dans lesquelles il est tout simplement déraisonnable que le décideur administratif n’applique ou n’interprète pas une disposition législative en conformité avec un précédent contraignant » (arrêt Vavilov, par. 112). Je conclus que c’est le cas en l’espèce.

B.  La commissaire a-t-elle apprécié de façon déraisonnable l’article 248 du Règlement?

[81]  Je conviens avec le ministre qu’il y avait des problèmes dans l’appréciation au titre de l’article 248 faite par la commissaire. Premièrement, en se livrant à une analyse relative à l’article 9 de la Charte pour juger la détention illégale en raison de son caractère arbitraire, la commissaire a déraisonnablement décidé d’avance du résultat de l’appréciation en ce qui concerne la détention ou la mise en liberté prescrite par l’article 248 du Règlement. Elle a présenté son analyse quant à la mise en liberté ou non (l’appréciation au titre de l’article 248) en déclarant ce qui suit aux paragraphes 33 et 34 de sa décision :

La jurisprudence sur l’article 7 de la Charte a évolué considérablement depuis la décision Sahin qui a été rendue par le juge Rothstein. Au cours des 25 dernières années, la Cour suprême a fourni d’importants conseils quant à l’application de l’article 7 de la Charte. Par exemple, il est maintenant reconnu que le caractère arbitraire est un principe de justice fondamentale et qu’une atteinte à la liberté d’une personne contrevient à l’article 7 de la Charte si elle est jugée arbitraire. Par conséquent, à première vue, compte tenu de mes conclusions ci-dessous selon lesquelles la détention de M. Taino est arbitraire et va à l’encontre de l’article 9 de la Charte, j’estime que sa détention actuelle contrevient également à l’article 7 de la Charte.

Le fait que j’ai conclu que la détention de M. Taino est arbitraire suffit pour conclure qu’il y a eu un manquement à l’article 7 de la Charte et justifie la mise en liberté de M. Taino au titre du paragraphe 24(1). Toutefois, en raison de l’exigence de la loi selon laquelle je dois apprécier précisément les critères énoncés à l’article 248 du RIPR, je suis tenue par la loi d’examiner minutieusement les critères énumérés à l’article 248, ce que j’ai fait ci-dessous.

[82]  Le résultat de l’analyse relative à l’article 248 était donc acquis d’avance. En effet, en concluant que la détention était illégale et arbitraire au titre de l’article 9, et donc également au titre de l’article 7, la commissaire a exclu une juste pondération quant à l’article 248. Par exemple, elle a accordé moins de poids au motif de la détention (comme il est énoncé à l’alinéa 248a) du Règlement), à savoir le danger pour la sécurité publique, en raison de la violation de la Charte. L’article 248 est ainsi libellé :

248 S’il est constaté qu’il existe des motifs de détention, les critères ci-après doivent être pris en compte avant qu’une décision ne soit prise quant à la détention ou la mise en liberté :

248 If it is determined that there are grounds for detention, the following factors shall be considered before a decision is made on detention or release:

a) le motif de la détention;

(a) the reason for detention;

b) la durée de la détention;

(b) the length of time in detention;

c) l’existence d’éléments permettant l’appréciation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps;

(c) whether there are any elements that can assist in determining the length of time that detention is likely to continue and, if so, that length of time;

d) les retards inexpliqués ou le manque inexpliqué de diligence de la part du ministère, de l’Agence des services frontaliers du Canada ou de l’intéressé;

(d) any unexplained delays or unexplained lack of diligence caused by the Department, the Canada Border Services Agency or the person concerned;

e) l’existence de solutions de rechange à la détention;

(e) the existence of alternatives to detention; and

f) l’intérêt supérieur de tout enfant de moins de dix-huit ans directement touché.

(f) the best interests of a directly affected child who is under 18 years of age.

[83]  Je souscris également à l’observation du ministre selon laquelle la commissaire a commis une erreur en déterminant le point final de la durée prévue de la détention au titre de l’alinéa 248c). La commissaire a déclaré que la durée de la détention devait être mesurée en fonction du moment où un détenu pouvait être renvoyé du Canada, par opposition au temps qui s’écoulerait avant sa mise en liberté. Pour arriver à cette conclusion, elle a cité l’observation du juge Rothstein dans la décision Sahin selon laquelle « [u]n facteur qui doit peser lourd dans la balance est le temps qui se passera avant que l’on décide de façon définitive si le requérant peut rester au Canada ou doit s’en aller » (décision, au par. 44).

[84]  La commissaire a ensuite expliqué que c’était « dans ce contexte, et non pas dans le contexte du temps qu’il faudra[it] au ministre pour trouver une solution de rechange convenable, que la durée de la détention [devait] être évaluée » (décision, au par. 45). La commissaire s’est aussi appuyée sur l’arrêt Chhina, aux paragraphes 135 à 137 (opinion des juges minoritaires), à cet égard. Dans sa plaidoirie, l’avocat de M. Taino a également fait valoir que l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Li, 2009 CAF 85 [Li], appuyait l’interprétation faite par la commissaire de l’alinéa 248c).

[85]  Je suis d’accord avec le ministre : la commissaire a interprété déraisonnablement la période à apprécier. Je n’interprète pas Sahin, Chhina ou Li comme déclarant qu’il ne faut considérer que le temps prévu jusqu’au renvoi. Dans de nombreux cas où une personne est détenue, la date de renvoi sera bel et bien la date pertinente que la SI doit prendre en considération. Toutefois, dans des cas inhabituels, tels que celui de M. Taino, où il est sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi à la suite d’une décision favorable concernant l’ERAR (restreint), la mesure de temps pertinente doit être fondée sur une date de mise en liberté future, parce qu’il a été sursis à la mesure de renvoi. Dans le cas de M. Taino, cela signifierait que des conditions adéquates de mise en liberté seraient réunies pour protéger le public contre le danger qu’il représente. En effet, la commissaire a pris en considération les efforts déployés par le ministre visant à mettre en œuvre un plan de libération, mais a exprimé des préoccupations concernant l’absence de plans ou d’échéanciers concrets présentés par le ministre.

[86]  Bref, la commissaire aurait pu et aurait dû se prononcer simplement sur le maintien de la détention ou sur la mise en liberté en se fondant sur la boîte à outils qui lui était fournie par la loi, soit l’article 248 du Règlement, plutôt que de décider d’avance en procédant à une analyse relative à la Charte. Certes, des considérations fondées sur la Charte auraient pu être invoquées pour tenir compte d’aspects tels que la durée de la détention, mais, comme il a été statué dans la décision Sahin et d’autres affaires depuis, les critères énoncés à l’article 248 sont conformes aux exigences de l’article 7. Il a été statué que le régime de la Loi et du Règlement était conforme à la Charte dans de nombreuses affaires depuis, dont Brown.

[87]  Au bout du compte, il n’était pas nécessaire pour la commissaire de recourir à une analyse relative à la Charte, alors qu’elle aurait pu trancher la question simplement en appliquant les principes de droit administratif et d’interprétation des lois (Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, au par. 19). Ces principes de droit administratif et d’interprétation des lois étaient bien établis et auraient pu être utilisés pour en arriver à la conclusion qu’elle a tirée, qu’elle était fondée à tirer, à savoir que M. Taino devrait être mis en liberté dans des conditions qui permettaient de faire face aux risques qu’il présente. Cela m’amène au dernier point que j’aborderai dans les présents motifs.

C.  Les conditions imposées à M. Taino étaient-elles raisonnables dans les circonstances?

[88]  L’ordonnance de mise en liberté rendue par la commissaire contenait quatre obligations de déclaration, à savoir que M. Taino :

  1. se présente à la date, à l’heure et au lieu exigés par un agent de l’ASFC ou de la SI pour respecter toute obligation lui étant imposée en vertu de la Loi, dont le renvoi, si nécessaire;

  2. fournisse à l’ASFC, dans les 48 heures suivant sa mise en liberté, son adresse et l’informe par écrit de tout changement d’adresse dans les 48 heures suivant le changement;

  3. informe un agent de l’ASFC, dans un délai raisonnable, de toute accusation ou déclaration de culpabilité subséquente à la mise en liberté;

  4. se présente devant un agent de l’ASFC à Mississauga tous les trois mois; la fréquence peut être diminuée.

[89]  Étant donné la nature de la conduite passée de M. Taino, le danger pour la sécurité publique et l’incapacité reconnue de surmonter une dépendance à la drogue de longue date (dans son témoignage devant la SI), je conclus que les conditions de sa mise en liberté imposées par la commissaire étaient déraisonnables, dans la mesure où elles ne permettaient pas une surveillance suffisante à la fois pour lutter contre sa dépendance sous-jacente et pour protéger le public du danger qu’il représentait.

[90]  En arrivant à ces conditions de mise en liberté, la commissaire a noté une « absence de solutions de rechange ». Cependant, le ministre avait clairement mentionné que l’agent responsable cherchait une place dans l’un des deux programmes de traitement de la toxicomanie à Toronto. Quoi qu’il en soit, le paragraphe 58(3) de la Loi confère à la SI le pouvoir d’« imposer les conditions qu’elle estime nécessaires, notamment la remise d’une garantie d’exécution ».

[91]  Compte tenu en particulier des antécédents de M. Taino, qui comprenaient le vol de la voiture d’une étrangère, malgré les conditions rigoureuses qui lui ont été imposées auparavant par la SI, et d’autres infractions troublantes relevées par la commissaire dans sa décision, je conclus que ces conditions de déclaration laxistes étaient déraisonnables. Les solutions de rechange à la détention auraient pu inclure la prise en considération d’une caution, d’une résidence, d’une surveillance, des séances de counselling en matière de toxicomanie et des conditions de déclaration plus importantes, notamment quelques-unes des conditions qui avaient été imposées lors de sa mise en liberté précédente (en août 2018, comme il est résumé ci-dessus). Bien qu’il n’y ait aucune garantie que ces options auraient été disponibles, elles auraient au moins dû être explorées. Au lieu de cela, la commissaire a simplement recouru au système de justice pénale, en concluant (par. 107) :

[…] Comme c’est le cas pour tout citoyen canadien ou toute personne qui ne peut être détenue légalement aux fins de l’immigration, le danger que pose M. Taino relève du système de justice pénale canadien. À cet égard, je constate qu’il reste plus d’une année de probation à M. Taino et qu’il est par conséquent assujetti aux conditions de probation qui lui sont imposées, tant et aussi longtemps que le système de justice pénale le juge approprié.

[92]  J’ai déjà fait part de mon désaccord en ce qui concerne la conclusion selon laquelle M. Taino était illégalement détenu. En outre, compte tenu de son passé violent et du danger qu’il constitue pour la sécurité publique, l’ordonnance de probation ne prévoyait que des garanties types selon lesquelles il ne devait pas troubler l’ordre public et devait avoir une bonne conduite. Elle manquait de précisions quant à un programme de traitement de la toxicomanie ou à la surveillance à domicile, et, autrement, la protection du public reposait tout simplement trop sur la chance et n’était pas suffisamment solide à la lumière du constat de danger (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Ali, 2018 CF 552, au par. 47) pour qu’il soit satisfait à l’exigence d’« éliminer presque complètement » le risque de danger posé (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Lunyamila, 2016 CF 1199, au par. 45, 59, 85 et 116).

[93]  J’espère, comme cela a été exprimé aux parties lors de notre téléconférence d’hier, que toutes les conditions imposées à M. Taino à l’avenir seront beaucoup plus adaptées aux risques qui se sont matérialisés dans le passé et seront suffisamment solides pour répondre aux diverses préoccupations soulevées dans sa situation particulière.

VI.  La question proposée aux fins de certification

[94]  À l’audition de la demande de contrôle judiciaire, M. Taino a proposé la question suivante aux fins de certification :

[traduction

L’article 9 de la Charte interdit-il la détention d’un étranger ou d’un résident permanent sous le régime de la Loi lorsque aucune procédure de renvoi n’est envisagée contre cette personne?

[95]  En répondant aux observations du ministre postérieures à l’audience concernant cette question, l’avocat de M. Taino a déclaré qu’il n’était pas lié à la question proposée, en écrivant ceci : [traduction« il a été décidé qu’il ne serait donc pas renvoyé maintenant ou, autrement dit, qu’il avait un droit fonctionnel de rester. Dans ces circonstances, l’article 9 empêche-t-il le ministre de recourir à la législation sur l’expulsion pour demander sa détention? »

[96]  Cependant, je conclus que les erreurs en l’espèce découlent de la manière spécifique dont la commissaire a abordé sa décision. Les questions déterminantes, à mon avis, ne soulèvent pas une question ayant des conséquences importantes ou qui est de portée générale et qui transcende les intérêts des parties au litige (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, aux par. 44 à 47).

[97]  Cela ne veut pas dire qu’une question similaire ne pourrait pas mériter d’être certifiée à l’avenir, mais, au moins, ces problèmes décisifs étaient fondés en grande partie sur les circonstances particulières de la décision sous-jacente :

  • a) Recours inutile à une analyse relative à la Charte, constatation d’une violation et recours à une réparation au titre du paragraphe 24(1) de la Charte, lorsque les critères et redressements prévus par la loi constitutive de la commissaire (la Loi) et le Règlement auraient abouti au même résultat, c’est-à-dire que le demandeur devrait être libéré, sous réserve d’un plan de libération approprié;

  • b) Recours à cette conclusion liée à la Charte pour décider d’avance du critère énoncé à l’article 248 du Règlement;

  • c) Déclaration erronée de la période en fonction de laquelle la détention devrait être mesurée au titre de l’alinéa 248c) du Règlement;

  • d) Présentation de conditions de mise en liberté déraisonnables, qui ne protégeaient pas adéquatement contre le danger que la commissaire avait constaté.

VII.  Conclusion

[98]  Ayant expliqué pourquoi j’estimais que la décision était déraisonnable, le fait est que le demandeur n’est plus confronté à la possibilité d’un renvoi dans l’immédiat et se présente devant la Cour à un moment sans précédent au milieu d’une déclaration de situation d’urgence, au cours de laquelle il se retrouve logé dans un établissement qui présente lui-même des risques importants. M. Taino a déclaré devant la SI qu’il avait [traduction« touché le fond » et s’est engagé à changer ses habitudes pour sa famille et ses êtres chers. On lui a maintenant donné une chance unique, grâce à la décision favorable concernant son ERAR (restreint), de rester au Canada s’il se conformait à la loi et évitait les ennuis qui ont causé ses problèmes dans le passé.

[99]  En ce moment où la pandémie de COVID-19 rend l’avenir très précaire pour bon nombre de personnes, y compris M. Taino, il appartient à tous ceux qui interviennent dans la surveillance de ses affaires de s’assurer d’un résultat juste et rapide, de sorte qu’il soit mis en liberté dès que l’unique motif de sa détention, le danger pour la sécurité publique, a été suffisamment atténué par une solution de rechange convenable à la détention. Cela protégera non seulement le public, mais aussi lui-même, contre les risques autrement posés par sa mise en liberté.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1495-20

LA COUR STATUE :

  1. que la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. que l’affaire est renvoyée à la commissaire même qui a rendu la décision faisant l’objet du contrôle;

  3. qu’il n’y a aucune question de portée générale aux fins de certification;

  4. qu’aucuns dépens ne sont adjugés;

  5. que, si d’autres questions sont soulevées concernant la mise en liberté de M. Taino, je reste saisi du dossier.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de juin 2020

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1495-20

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c ANDREW JOHN TAINO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 MARS 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

Daniel Engel

David Knapp

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Simon Wallace

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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