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Dossier : T-479-18

Référence : 2020 CF 308

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 février 2020

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

AYAN ABDIRAHMAN JAMA

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  Le défendeur demande à la Cour de rendre une décision anticipée ordonnant la radiation de l’affidavit de M. Navaid Aziz, un expert de la lutte contre la radicalisation et le terrorisme au Canada, que la demanderesse a déposé le 31 janvier 2020 à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire [la demande sous‑jacente]. Dans la demande sous-jacente, la demanderesse conteste la décision rendue le 5 février 2018 par un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le délégué], qui a refusé qu’un passeport lui soit délivré, en vertu de l’article 10.1 du Décret sur les passeports canadiens, TR/81­86 [le DPC], et que des services de passeport lui soient fournis, en vertu du paragraphe 10.2(2) du DPC, pendant une période de quatre ans, à compter du 31 décembre 2015, date à laquelle la demanderesse a présenté sa demande de renouvellement de passeport. Le délégué a rendu cette décision au motif qu’elle était nécessaire pour prévenir la commission d’une infraction de terrorisme ou pour la sécurité nationale du Canada ou d’un pays ou État étranger.

[2]  En principe, le contrôle judiciaire porte directement sur la décision contestée et se fonde sur les éléments dont disposait le décideur administratif. En d’autres termes, le dossier qui est soumis à la Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire se limite généralement au dossier de preuve dont disposait le décideur. Par conséquent, les éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance du décideur et qui ont trait au fond de l’affaire soumise à ce dernier ne sont pas admissibles dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22 [Access Copyright], au par. 19; Morton c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2015 CF 575, au par. 36; Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48, au par. 8; Tsleil­Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128, aux par. 85-87 et 97).

[3]  Cette règle jurisprudentielle reflète les « divers rôles joués par les juridictions de révision et par les tribunaux administratifs dont les décisions font l’objet d’un contrôle judiciaire » (Access Copyright, au par. 14), une distinction sur laquelle a récemment insisté la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux par. 13-14 et 24-28. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Access Copyright, en raison des rôles bien distincts que jouent respectivement la cour de révision et le décideur administratif, la cour de révision « ne saurait se permettre de tirer des conclusions de fait sur le fond » (Access Copyright, au par. 19).

[4]  Il existe trois exceptions reconnues à cette règle d’application générale. En effet, les éléments de preuve (i) qui contiennent des informations générales susceptibles d’aider la cour de révision à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire, (ii) qui appuient un argument en matière d’équité procédurale ou (iii) qui font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée peuvent être admis par la cour de révision (Access Copyright, au par. 20).

[5]  Toutefois, ces exceptions ne s’appliquent que lorsque l’admission des éléments de preuve par la cour de révision « n’est pas incompatible avec le rôle différent joué par la juridiction de révision et par le tribunal administratif [...] » (Access Copyright, au par. 20). En ce qui concerne plus particulièrement l’exception relative aux informations générales, la Cour d’appel fédérale a formulé une mise en garde contre l’admission d’éléments de preuve qui vont « plus loin » et qui « se rapport[e]nt au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond » (Access Copyright, au par. 20).

[6]  L’affidavit de M. Aziz, qui est daté du 29 janvier 2020 et qui compte près de 750 pages avec les annexes, traite des trois questions suivantes :

a.  la signification donnée, dans la religion islamique, au terme chahid (aux par. 22 à 28 de l’affidavit de M. Aziz);

b.  le profil des musulmans en Occident qui adoptent les visions radicales et apocalyptiques du monde islamique et qui voyagent à l’étranger pour soutenir des organisations terroristes comme l’État islamique [l’EI], Al Chabaab et d’autres groupes (aux par. 29 à 41 de l’affidavit de M. Aziz);

c.  les méthodes utilisées pour déterminer si les musulmans revenant de l’étranger, qui ont habité sur des territoires contrôlés par des organisations terroristes, comme l’EI, Al Chabaab et d’autres groupes, constituent une menace pour la sécurité nationale (aux par. 42 à 48 de l’affidavit de M. Aziz).

[7]  La demanderesse soutient que la preuve de M. Aziz est visée par les exceptions relatives aux informations générales et à l’équité procédurale reconnues en ce qui a trait à la règle d’application générale concernant l’irrecevabilité de nouveaux éléments de preuve dans le cadre du contrôle judiciaire. Le défendeur affirme qu’aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce. Le défendeur soutient que la preuve de M. Aziz se rapporte à la question ultime que la Cour est appelée à trancher, qui consiste à déterminer si la demande de contrôle judiciaire de la décision du délégué devrait être accueillie, et que la demanderesse cherche ici à compléter le dossier dont le délégué était saisi.

II.  L’HISTORIQUE DES PROCÉDURES

[8]  Le 21 juin 2019, j’ai rendu une ordonnance et des motifs très secrets, ainsi que la version publique de ceux‑ci (Jama c Canada (Procureur général), 2019 CF 533 [l’ordonnance de communication]), qui portaient sur la validité des caviardages faits par le défendeur, pour des raisons de sécurité nationale, dans le dossier certifié du tribunal [le DCT] déposé devant la Cour. Cette ordonnance et ces motifs faisaient également référence aux résumés de la preuve, le cas échéant, et aux autres renseignements que le défendeur a mis à ma disposition, en ma qualité de juge désigné affecté au dossier, et qui devaient être communiqués à la demanderesse afin qu’elle soit raisonnablement informée des motifs de la décision du délégué. L’ordonnance de communication fournit la description suivante en ce qui concerne l’historique des procédures dans le cadre de la présente affaire :

[traduction]
A.
  La demande de passeport et la décision contestée

[6]  La demanderesse est née en mars 1989 à Mogadiscio, en Somalie. Elle est citoyenne canadienne.

[7]  Le 31 décembre 2015 ou vers cette date, la demanderesse a présenté une demande de passeport en son nom au bureau du Programme de passeport d’Edmonton du ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada [le Programme de passeport]. Le 4 janvier 2016, elle a été avisée que sa demande de passeport ferait l’objet d’une vérification de sécurité secondaire.

[8]  En mai 2016, la demanderesse a intenté une action devant la Cour pour obtenir un bref de mandamus afin d’obliger le Programme de passeport à rendre une décision au sujet de sa demande. En septembre 2016, le Programme de passeport a informé la demanderesse qu’il avait mis au point un nouveau processus d’examen des demandes de passeport déposées par des personnes qui, comme elle, font l’objet d’une vérification secondaire. La demanderesse a accepté de participer à ce nouveau processus d’examen et d’abandonner, par le fait même, son action en justice.

[9]  Les étapes de ce nouveau processus d’examen ont été décrites dans une lettre transmise à la demanderesse en date du 14 septembre 2016. Dans le cadre de ce processus, la demanderesse devait recevoir un résumé non classifié des renseignements dont disposait le délégué afin d’être raisonnablement informée du dossier sur lequel pourrait être fondé le refus de lui délivrer un passeport. Suivant la réception de ce résumé, la demanderesse aurait la possibilité de fournir tout renseignement à l’appui de sa demande ou de réfuter les informations contenues dans le résumé. La lettre indiquait que le ministre ou son délégué prendrait ensuite une décision concernant la demande de la demanderesse en se fondant sur les renseignements à sa disposition, y compris tout renseignement que cette dernière lui aurait communiqué. La demanderesse serait par la suite informée de la décision du ministre ou de son délégué par le Programme de passeport.

[10]  Dans une lettre datée du 1er février 2017, la demanderesse a reçu un résumé non classifié des renseignements à l’appui d’un éventuel refus de sa demande de passeport [la lettre relative à l’équité]. Ce résumé est rédigé en ces termes :

  Mme JAMA a maintenu des liens avec des personnes présentant un risque pour la sécurité nationale et a organisé des activités extrémistes. Mme JAMA est associée à une entité inscrite aux termes du paragraphe 83.05(1) du Code criminel, à savoir Al Chabaab.

  Les dossiers du gouvernement indiquent que Mme JAMA a quitté Toronto en 2010 pour aller rendre visite à sa famille en Somalie. Mme JAMA a habité avec son époux (Mohamed SAKR) dans une zone contrôlée par Al Chabaab à Mogadiscio, en Somalie; son époux parlait de cette organisation en raison de l’endroit où ils vivaient. Toutefois, Mme JAMA a soutenu que ni elle ni son époux n’étaient liés à Al Chabaab. Au milieu de 2012, Mme JAMA vivait le deuil de son époux, décédé quelques mois auparavant. M. Sakr a été tué lors d’une attaque de drone, en Somalie, en février 2012. M. Sakr, reconnu comme une figure influente d’Al Chabaab, s’était vu retirer sa citoyenneté britannique par les autorités de ce pays pour des raisons de sécurité nationale.

  Mme JAMA a été arrêtée par la police du Nord du pays (police du Somaliland) en juillet 2011; ses biens ont été confisqués et elle a été expulsée. Elle a transité par le Royaume‑Uni, où elle a été brièvement détenue par les autorités britanniques et a été renvoyée au Canada le 15 juillet 2011.

  Les dossiers du gouvernement indiquent que Mme JAMA a été expulsée du Somaliland. Les autorités du Somaliland ont saisi divers appareils électroniques qu’elle avait en sa possession. Lors d’une rencontre avec un organisme canadien en 2011, Mme JAMA a révélé qu’elle était mariée et a discuté du testament qu’elle avait écrit à l’intention de son époux. Au sujet de sa déclaration concernant le fait d’être une « chahid » (martyre), comme elle l’a indiqué dans son testament, Mme JAMA a affirmé qu’elle voulait devenir une martyre, comme une bonne musulmane, et a expliqué que selon l’islam, les personnes qui meurent en martyres se voient accorder une place spéciale au ciel. Elle a ajouté qu’elle n’avait pas l’intention de se faire du mal à elle‑même ni de blesser autrui.

  Les médias ont rapporté que Mme JAMA avait été arrêtée par la police à Hargeisa (Somaliland) le 15 juillet 2011 et que d’après les renseignements contenus dans son ordinateur portatif, elle était membre d’Al Chabaab. Dans d’autres reportages, également en lien avec l’arrestation de Mme JAMA, les médias ont rapporté que Mme JAMA était reconnue comme un membre haut placé de l’organisation.

  En plus des informations susmentionnées, Sécurité publique Canada s’appuie sur des renseignements classifiés. Ces renseignements, qui illustrent plus avant le fait que Mme JAMA soutient Al Chabaab et désire être une martyre, ne peuvent être divulgués, dans la mesure où leur divulgation porterait atteinte aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale.

[11]  La demanderesse, par l’entremise de son avocat, a donné suite au résumé non classifié le 4 mars 2017, en répondant aux allégations qui y étaient formulées. Dans une lettre datée du 1er juin 2017, la demanderesse a été avisée qu’en se fondant sur les renseignements qu’ils détenaient actuellement, y compris ceux qu’elle avait fournis jusqu’à maintenant, les représentants de Sécurité publique Canada n’étaient pas convaincus qu’elle avait mis fin à son association avec des personnes présentant un risque pour la sécurité nationale ou qu’elle avait cessé d’organiser des activités extrémistes, et ils étaient donc disposés à recommander au ministre de rejeter sa demande de passeport. Elle a également été avisée qu’avant qu’une recommandation ne soit formulée, elle aurait une deuxième occasion de présenter des renseignements pour répondre aux préoccupations des représentants ministériels [la lettre préalable à la recommandation].

[12]  Le 29 juin 2017, la demanderesse a répondu à la lettre préalable à la recommandation, en décrivant principalement les répercussions négatives qu’a eues sur elle le fait de ne pas avoir de passeport et de voir sa demande de passeport refusée.

[13]  Tel qu’il a été indiqué au début des présents motifs, dans une lettre datée du 8 février 2018, la demanderesse a été informée de la décision prise par le délégué en vertu de l’article 10.1 du DPC de ne pas délivrer de passeport à son nom et de la décision prise en vertu du paragraphe 10.2(2) du DPC de ne pas lui fournir de services de passeport pendant une période de quatre ans.

B.  L’historique des procédures

[14]  La présente procédure de contrôle judiciaire a été intentée le 13 mars 2018. La demanderesse demande les mesures de redressement substantielles suivantes :

a.  une ordonnance pour l’obtention d’un bref de certiorari et d’un bref de mandamus annulant la décision du ministre de refuser de fournir un passeport à la demanderesse et enjoignant au Programme de passeport de lui délivrer ce document;

b.  une ordonnance selon laquelle la décision du ministre est ultra vires et invalide, puisqu’elle porte atteinte de façon déraisonnable aux droits de la demanderesse, notamment à ses droits procéduraux, de même qu’à ceux prévus par la loi ou garantis par la Charte.

[15]  Le 13 avril 2018, il a été ordonné que la présente affaire soit traitée comme une instance à gestion spéciale. Le 30 avril 2018, le juge Simon Noël a été désigné comme juge responsable de la gestion de l’instance dans cette affaire.

[16]  Le juge Noël a tenu une première conférence de gestion de l’instance le 8 mai 2018, en présence de l’avocat de la demanderesse et de l’avocat du procureur général. À la suite de cette rencontre, le juge Noël a rendu une ordonnance établissant un échéancier pour le dépôt des copies caviardées et non caviardées du DCT, ainsi que d’un affidavit classifié expliquant le fondement des caviardages effectués dans ce dernier et d’un affidavit public expliquant la nature de ces caviardages, d’une manière ne portant pas atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

[17]  La version non caviardée du DCT devait être déposée auprès du greffe désigné de la Cour et devait [traduction] « clairement indiquer les renseignements dont la divulgation, selon le défendeur, risquait de porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui, aux termes de l’alinéa 6(2)a) de la Loi sur la prévention des voyages de terroristes ». Cette version ne devait pas faire partie du dossier public de la Cour. La version caviardée du DCT devait clairement montrer les passages caviardés et devait être fournie à la demanderesse et faire partie du dossier public de la Cour. L’affidavit classifié devait être déposé auprès du greffe désigné, alors que l’affidavit public devait être fourni à la demanderesse et inclus dans le dossier public de la Cour.

[18]  Le 12 juillet 2018, à la suite d’une autre conférence de gestion de l’instance tenue le 6 juin 2018, en présence de l’avocat de la demanderesse et de celui du procureur général, le juge Noël a désigné Me Colin Baxter en tant qu’amicus curiae [l’ami de la cour] dans la présente affaire et a énoncé les conditions de sa nomination. Le juge Noël a également indiqué que le juge en chef nommerait un juge désigné [traduction] « chargé de trancher toutes les autres questions ».

[19]  Le 30 juillet 2018, en ma qualité de juge désigné affecté au dossier, j’ai tenu une conférence de gestion de l’instance avec l’avocat de la demanderesse, l’avocat du procureur général et l’ami de la cour. Lors de cette conférence, les 30 et 31 octobre 2018 ont été provisoirement fixés comme dates pour la tenue d’une audience ex parte à huis clos, au cours de laquelle la Cour, avec l’aide de l’ami de la cour, évaluerait l’allégation du ministre selon laquelle la divulgation des passages caviardés du DCT porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

[20]  Cette audience ex parte à huis clos a été tenue les 30 et 31 octobre 2018, comme prévu au départ, en présence de l’avocat du procureur général et de l’ami de la cour. Un résumé public de cette audience a été versé au dossier public de l’affaire et communiqué aux avocats, y compris à celui de la demanderesse, le 5 novembre 2018. Ce résumé est ainsi libellé :

La Cour (le juge LeBlanc) a émis aujourd’hui (le 5 novembre 2018) une directive verbale, dans laquelle elle demande que le résumé présenté ci‑dessous soit communiqué à tous les avocats inscrits au dossier et qu’il soit versé au dossier public de l’affaire susmentionnée.

Résumé

[traduction]
« Dans la présente affaire, la Cour a tenu des audiences ex parte à huis clos les 30 et 31 octobre 2018.

Me Barrett‑Morris et Me Seguin ont comparu au nom du procureur général du Canada, et Me Baxter s’est présenté en tant qu’ami de la cour.

Le procureur général a appelé un témoin travaillant pour le Service canadien du renseignement de sécurité, qui a témoigné au sujet des caviardages dans le DCT et des raisons pour lesquelles la divulgation nuirait, à son avis, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Ce témoin a comparu les deux jours, au cours desquels il a été contre‑interrogé par Me Baxter et interrogé par la Cour.

Dans le cadre de l’audience, le procureur général a consenti à éliminer certains caviardages du DCT.

En ce qui concerne les résumés, l’ami de la cour fournira les résumés proposés à la Cour et au procureur général au plus tard le 2 novembre 2018, et le procureur général pourra y répondre, bien que rien n’empêche les avocats de tenir entre eux des discussions informelles afin de parvenir à une entente au sujet de ces derniers.

Les avocats fourniront également des observations écrites, avant la tenue d’une audience ex parte à huis clos, au cours de laquelle l’avocat du procureur général du Canada et l’ami de la cour présenteront leurs observations de vive voix. Les dates pour le dépôt des observations et la tenue de l’audience seront déterminées plus tard par la Cour, en fonction de la disponibilité des transcriptions d’audience et de l’horaire de la Cour et des avocats. Les observations devront porter sur les questions suivantes, que la Cour est appelée à trancher dans le cadre du présent contrôle judiciaire, en vertu de la Loi sur la prévention des voyages de terroristes (la Loi) :

(1)  La divulgation des renseignements caviardés dans le DCT porterait‑elle atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui? D’autres caviardages, en plus de ceux déjà proposés par le procureur général, peuvent‑ils être éliminés du DCT? Voir l’al. 6(2)b) de la Loi.

(2)  Dans l’exercice de ses fonctions judiciaires, la Cour est‑elle tenue d’appliquer un critère de pondération juridique entre l’obligation d’informer raisonnablement la demanderesse de la preuve à réfuter et l’obligation d’empêcher la divulgation de renseignements qui pourraient porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui? Dans la négative, quel est le critère juridique approprié en vertu de la Loi?

(3)  Afin que la demanderesse soit raisonnablement informée des motifs des décisions du ministre, quels résumés peuvent être fournis qui ne porteraient pas atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui? Voir l’al. 6(2)c) de la Loi.

L’avocat de la demanderesse est autorisé à déposer devant la Cour des observations écrites portant sur la question 2 ci‑dessus et à signifier ces dernières à l’avocat du procureur général du Canada et à l’ami de la cour. La date pour le dépôt et la signification de ces observations sera déterminée plus tard par la Cour, au moment où elle déterminera également la date à laquelle l’avocat du procureur général et l’ami de la cour devront présenter les observations auxquelles il est fait référence ci‑dessus. »

[…]

[21]  Les dates pour le dépôt et la signification des observations écrites des parties et de l’ami de la cour sur les questions no 1, 2 et 3, telles qu’elles sont énoncées dans le résumé public en cause, ainsi que les dates pour la tenue d’une audience publique et d’une audience ex parte à huis clos, au cours de laquelle des observations sur ces questions seront présentées de vive voix, ont été discutées lors d’une conférence de gestion de l’instance tenue le 6 décembre 2018, en présence de l’avocat de la demanderesse, de l’avocat du procureur général et de l’ami de la cour.

[22]  L’audience publique sur la question no 2 a été tenue le 4 février 2019 par la voie d’une vidéoconférence, à laquelle ont participé l’avocat de la demanderesse, l’avocat du procureur général et l’ami de la cour. L’audience ex parte à huis clos concernant les questions no 1 et 3 a été tenue le 7 février 2019, dans une salle d’audience sécurisée, en présence de l’avocat du procureur général et de l’ami de la cour. Les deux parties, ainsi que l’ami de la cour, ont déposé des observations écrites publiques avant l’audience du 4 février. Le procureur général et l’ami de la cour ont également produit des observations écrites classifiées concernant les questions no 1 et 3 en prévision de l’audience du 7 février.

[9]  L’ordonnance de communication exigeait que certains renseignements auparavant caviardés dans le DCT soient divulgués et que les résumés suivants soient transmis à la demanderesse :

  1. Elle est soupçonnée d’utiliser un certain nombre de pseudonymes, y compris des variations de ces derniers;
  2. Elle a quitté le Canada pour la Somalie en 2010 afin de rejoindre le groupe Al Chabaab;
  3. En septembre 2011, elle a tenté de retourner en Afrique de l’Est;
  4. Elle a gardé le contact avec des personnes associées à Al Chabaab;
  5. Elle a manifesté le désir de se poser en martyre dans des pays autres que le Canada;
  6. Les documents trouvés dans ses dossiers et ses effets à Hargeisa, en 2011, y compris son testament et d’autres fichiers électroniques, indiquent qu’elle est en mesure d’entreprendre des activités pouvant constituer une menace, compatibles avec son désir de devenir une martyre;
  7. Elle est ou était un membre haut placé d’Al Chabaab;
  8. Elle a participé au recrutement et à la radicalisation d’un Canadien, qu’elle a encouragé à se rendre, en fin de compte, en Syrie, et elle a financé en partie son voyage jusque là‑bas;
  9. Elle soutient l’EI et Al Chabaab et aurait exprimé des opinions extrémistes;
  10. Les renseignements caviardés dans le [DCT] comprennent des renseignements datant entre les mois de juin 2012 et de décembre 2016.

[10]  Le 10 juillet 2019, la demanderesse a fait part de son intention de contester la constitutionnalité de la Loi sur la prévention des voyages de terroristes, LC 2015, c 36, art 42 [la Loi], et de modifier son avis de demande en conséquence [la contestation constitutionnelle]. La Loi, en vertu de laquelle l’ordonnance de communication a été délivrée, régit le contrôle judiciaire des décisions prises en vertu de l’article 10.1 du DPC dans les cas où ces décisions sont fondées, en totalité ou en partie, sur des renseignements classifiés. De façon plus précise, la Loi régit la façon dont ces renseignements doivent être traités, notamment la manière dont les demandes de non‑divulgation pour des raisons liées à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui doivent être analysées.

[11]  Le 30 juillet 2019, une conférence de gestion de l’instance [la CGI] a été tenue pour donner suite à l’ordonnance de communication et à l’intention déclarée de la demanderesse de contester la constitutionnalité de la Loi. L’objectif premier de cette CGI était d’établir un échéancier pour les prochaines étapes à suivre, dans le cadre de la présente instance, jusqu’à la tenue de l’audience sur le fond de la demande sous‑jacente, y compris la contestation constitutionnelle.

[12]  Toutefois, quelques jours avant la CGI, le défendeur a informé la Cour qu’une nouvelle question avait été soulevée [la nouvelle question] et que celle‑ci risquait d’avoir une incidence sur la demande sous‑jacente. Comme l’incidence possible de cette nouvelle question sur la demande sous‑jacente devait être évaluée, il a été jugé prématuré d’établir un échéancier pour les prochaines étapes menant à l’audience proprement dite sur le fond de la demande sous‑jacente, bien qu’un échéancier ait été fixé lors de la CGI en ce qui a trait aux prochaines étapes qui permettront aux parties de se préparer pour la contestation constitutionnelle.

[13]  Dans une directive publique datée du 25 novembre 2019, la Cour a informé la demanderesse qu’elle était parvenue à une conclusion semblable à celle du défendeur et de l’ami de la cour, soit que la nouvelle question n’avait aucune incidence importante sur la demande sous‑jacente. La demanderesse a également été informée du fait que la conclusion de la Cour avait été tirée à la suite de deux audiences ex parte tenues à huis clos, en se fondant sur l’examen des éléments de preuve classifiés déposés par le défendeur ainsi que des observations classifiées présentées de vive voix et par écrit par ce dernier et par l’ami de la cour, qui a pris part à ces deux audiences.

[14]  Dans cette même directive, les avocats des deux parties ont reçu l’ordre de fournir à la Cour les renseignements suivants :

  1. le calendrier proposé pour le dépôt des dossiers de la demanderesse et du défendeur concernant le fond de la demande sous‑jacente, y compris les dates des contre‑interrogatoires relativement à l’affidavit, le cas échéant;
  2. la ou les dates provisoires acceptables pour la tenue de l’audience sur le fond, la durée estimée de celle‑ci et l’endroit privilégié pour instruire l’affaire;
  3. la nécessité de tenir ou non une audience ex parte à huis clos, la ou les dates provisoires acceptables et la durée estimée de la portion ex parte à huis clos de l’audience, aux fins d’examen par la Cour.

[15]  Une CGI a par la suite été tenue le 11 décembre 2019 afin de donner suite à la directive du 25 novembre 2019. Au cours de cette CGI, l’avocat de la demanderesse a informé la Cour qu’il envisageait de déposer une preuve d’expert pour [traduction] « préciser le contexte et combler les lacunes dans le dossier afin de fournir à la Cour le fondement nécessaire pour rendre une décision équitable à l’égard des questions dont elle est saisie ». Il s’est engagé à faire connaître sa décision à cet égard à la Cour, à l’avocat du défendeur et à l’ami de la cour, au plus tard le 20 décembre 2019, ce qu’il a fait le 17 décembre 2019, en confirmant qu’il déposerait la preuve en question au plus tard le 31 janvier 2020. L’avocat du défendeur a indiqué, lors de cette CGI, qu’il se réservait le droit de s’opposer au dépôt de la preuve d’expert de la demanderesse, si cette preuve dépassait les limites établies dans l’arrêt Access Copyright.

[16]  Le 16 janvier 2020, une autre CGI a été organisée dans le but d’établir un échéancier procédural jusqu’à la tenue de l’audience sur le fond de la demande sous‑jacente, y compris la contestation constitutionnelle. Les audiences publiques et ex parte à huis clos sur le fond de la demande sous‑jacente, y compris la contestation constitutionnelle, ont été provisoirement prévues les 26 et 27 mars 2020, respectivement. L’avocat du défendeur s’est engagé à informer la Cour et l’avocat de la demanderesse, au plus tard le 4 février 2020, de son intention de demander ou non qu’une décision anticipée soit rendue quant à l’admissibilité de la preuve d’expert de la demanderesse qui devait être déposée le 31 janvier 2020.

[17]  Le 4 février 2020, l’avocat du défendeur a informé la Cour et l’avocat de la demanderesse qu’il demanderait qu’une décision anticipée soit rendue concernant l’admissibilité de l’affidavit de M. Aziz. Le dossier de requête du défendeur a été déposé le 10 février 2020 et le dossier en réponse de la demanderesse a été présenté le 17 février 2020.

III.  LES EXCEPTIONS PRÉVUES DANS L’ARRÊT ACCESS COPYRIGHT NE S’APPLIQUENT PAS EN L’ESPÈCE

A.  L’exception relative à l’équité procédurale

[18]  La demanderesse soutient que la preuve de M. Aziz, dans la mesure où elle fait état des recherches universitaires actuelles sur la déradicalisation des musulmans en Occident, aidera à attirer l’attention de la Cour sur les failles de la procédure élaborée par le gouvernement du Canada, dans le cadre du processus d’examen des demandes de passeport, afin de déterminer les risques pour la sécurité nationale que peuvent représenter les personnes qui reviennent de régions contrôlées par des organisations terroristes.

[19]  Selon la demanderesse, cette documentation courante démontre que la meilleure façon de composer avec les personnes qui reviennent de ces régions consiste à mener des entrevues axées sur les raisons pour lesquelles elles sont parties combattre dans les zones de conflit, celles pour lesquelles elles souhaitent revenir au Canada, les organisations avec lesquelles elles se sont associées, la nature des activités qu’elles ont menées à l’étranger et l’endroit où ces activités se sont déroulées. Comme la demanderesse n’a pas été interrogée par les autorités responsables des passeports au cours du processus ayant mené à la décision du délégué de ne pas renouveler son passeport, elle prétend, en s’appuyant sur la preuve de M. Aziz, que ce processus était inéquitable sur le plan de la procédure.

[20]  En toute déférence, je ne peux pas souscrire à cette observation. La demanderesse admet que [traduction] « la plupart des documents traitant de ce phénomène [les musulmans qui reviennent de l’étranger] dans le contexte canadien ont été publiés après que le [délégué] a décidé de refuser de délivrer un passeport à la demanderesse » et que, par conséquent, [traduction] « elle n’aurait pas pu y avoir accès, à l’époque où le décideur initial lui a demandé de présenter ses observations » (exposé des faits et du droit, au par. 35).

[21]  Selon l’aveu même de la demanderesse, cette documentation n’était pas à la disposition du délégué lui‑même – et n’aurait pas pu l’être –, au moment où il a rendu sa décision. Par conséquent, même en supposant, sans trancher la question, que les recherches universitaires actuelles de M. Aziz puissent maintenant soutenir l’argument selon lequel la demanderesse aurait dû être interrogée de la manière suggérée dans ces recherches, au cours du processus ayant mené à la décision du délégué de ne pas renouveler son passeport, il va sans dire que nul ne peut blâmer les personnes qui ont mené ce processus pour leur défaut de tenir compte d’une théorie qui n’existait pas à l’époque. La preuve de M. Aziz ne peut être, par conséquent, d’aucune aide à la Cour, même en [traduction] « remettant dans leur contexte » les arguments soulevés par la demanderesse en matière d’équité procédurale, comme l’affirme cette dernière.

[22]  Il est juste de supposer que la demanderesse aurait demandé à être interrogée, si cette théorie avait existé lorsque sa demande de passeport a été traitée, et que tout refus à cet égard de la part des autorités responsables des passeports aurait pu servir de fondement à un argument d’équité procédurale dans le cadre du contrôle judiciaire. Toutefois, ce n’est pas ainsi que les choses se sont déroulées ou auraient pu se dérouler, compte tenu de l’inexistence de cette théorie pendant toute la période en cause.

[23]  Il convient de souligner, à ce stade‑ci, que l’équité procédurale, dont le contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas, consiste à déterminer s’il y a eu une participation valable et si le processus était impartial (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux par. 30-34 et 45), alors que la portion en question de la preuve de M. Aziz semble porter d’abord et avant tout sur la façon de déterminer si les musulmans revenant de l’étranger peuvent représenter une menace pour la sécurité nationale, une question qui porte sur le fond plutôt que sur le processus.

[24]  En outre, si la demanderesse pensait, comme elle l’affirme maintenant, que le fondement de la décision du délégué était lié à des préoccupations qu’il a pu avoir concernant le fait qu’elle est une personne qui revient dans son pays, au sens où M. Aziz l’entend dans ses recherches universitaires, rien ne l’empêchait, à mon avis, d’indiquer les raisons justifiant son départ vers des zones de conflit et son désir de revenir au Canada, les organisations avec lesquelles elle s’est associée, la nature des activités qu’elle a menées à l’étranger et l’endroit où celles‑ci se sont déroulées, lorsqu’elle s’est vu offrir la possibilité de répondre aux préoccupations du délégué, tel qu’il est indiqué dans la lettre relative à l’équité qui lui a été envoyée le 1er février 2017 [la lettre relative à l’équité].

[25]  En fait, c’est ce qu’elle a fait dans sa réponse à la lettre relative à l’équité. Commentant son voyage en Somalie en 2010, elle a reconnu qu’elle vivait avec son époux dans des régions de la Somalie contrôlées par Al Chabaab, mais elle a insisté sur le fait que cela [traduction] « ne veut pas dire qu’elle faisait partie du groupe ni ne montre qu’elle appuyait ce dernier ». Parallèlement, elle a nié être une figure influente d’Al Chabaab, une allégation qui, selon elle, [traduction] « n’a jamais été prouvée et est complètement fausse ». En ce qui concerne le fait que son époux, également reconnu comme une figure influente d’Al Chabaab, s’est vu retirer sa citoyenneté britannique par les autorités de ce pays, elle a affirmé que cela [traduction] « ne prouve pas qu’il représentait un risque pour le pays », étant donné qu’il [traduction] « a toujours clamé son innocence à l’égard de leurs prétentions ».

[26]  En ce qui concerne les raisons de son retour au Canada, elle a affirmé, pour l’essentiel, que son expulsion du Somaliland, après qu’elle a été arrêtée chez sa mère en pleine nuit par les autorités de la région, avait été orchestrée par le gouvernement du Canada qui, selon ce que lui ont dit les autorités du Somaliland, [traduction] « voulait qu’elle revienne au pays ». Autrement dit, revenir au Canada n’était pas son premier choix.

[27]  Enfin, dans sa réponse à la lettre relative à l’équité, la demanderesse a parlé de l’organisation avec laquelle elle était prétendument associée, selon le délégué, ainsi que de la nature des activités qu’elle a menées pendant qu’elle était en Somalie et de l’endroit où celles‑ci se sont déroulées. En fait, elle a nié toute association avec Al Chabaab ou tout soutien envers ce groupe. Elle a reconnu avoir maintenu des liens avec des personnes qu’elle a rencontrées en Somalie, mais elle prétend qu’aucune d’entre elles ne [traduction] « représentait, à [sa] connaissance, un risque pour la sécurité nationale ». En ce qui concerne les activités qu’elle a menées pendant qu’elle était en Somalie, il est indiqué dans sa réponse à la lettre relative à l’équité qu’elle n’a jamais participé à des activités en lien avec Al Chabaab pendant son séjour là‑bas.

[28]  J’ajouterai également que depuis le 1er janvier 2020, la demanderesse est en mesure de présenter une nouvelle demande pour le renouvellement de son passeport, puisque la période de quatre ans sans droit à des services de passeport que lui a imposée le délégué dans sa décision est désormais expirée, et de demander, par le fait même, l’entrevue à laquelle elle croit maintenant avoir droit dans le cadre du traitement de sa demande de renouvellement.

[29]  Pour toutes ces raisons, je suis d’avis que l’exception relative à l’équité procédurale prévue dans l’arrêt Access Copyright ne s’applique pas dans le cas de la demanderesse.

B.  L’exception relative aux informations générales

[30]  Cette exception ne s’applique pas, non plus, dans le cas de la demanderesse.

[31]  La demanderesse soutient que dans sa preuve, M. Aziz aborde des questions pertinentes à l’égard de la demande sous‑jacente, dont la Cour n’a pas été mise au fait. Tel qu’il a été mentionné précédemment, ces questions sont les suivantes :

  1. la signification donnée, dans la religion islamique, au terme chahid;
  2. le profil des musulmans en Occident qui adoptent les visions radicales et apocalyptiques du monde islamique et qui voyagent à l’étranger pour soutenir des organisations terroristes comme l’EI, Al Chabaab et d’autres groupes;
  3. les méthodes utilisées pour déterminer si les musulmans revenant de l’étranger, qui ont habité sur des territoires contrôlés par de telles organisations, constituent une menace pour la sécurité nationale.

[32]  Pour commencer, en ce qui concerne le concept de chahid ou de martyre selon l’islam, la preuve de M. Aziz montre que ce concept n’est pas au cœur de l’islam dans son ensemble et qu’il n’a pas toujours été le principal sujet de discussion entourant la guerre entre les théologiens et les juristes sunnites. M. Aziz est d’avis que le martyre ne se limite pas à mourir sur le champ de bataille, mais qu’il englobe aussi toute mort induite d’une manière que la personne n’a pas choisie. Selon M. Aziz, ce concept nécessite donc [traduction] « une analyse approfondie du Coran et des hadiths par des universitaires qualifiés », car il est [traduction] « beaucoup plus nuancé que ne le pensent les gens, dans bien des cas ». M. Aziz soutient que selon le Coran, les hadiths et les avis émis par les juristes musulmans, il est clair que [traduction] « les musulmans n’ont pas l’ordre de chercher à devenir des martyrs en usant de violence contre autrui ou en se suicidant » (affidavit de M. Aziz, dossier de requête du défendeur, p. 14, au par. 28).

[33]  Il est clair que cela touche au cœur même d’une des préoccupations exprimées par le délégué dans la lettre relative à l’équité, dans laquelle il est indiqué que la demanderesse aurait affirmé vouloir devenir une martyre, comme une bonne musulmane, lors d’une entrevue auprès des autorités canadiennes. En fait, la demanderesse s’est fondée sur la preuve de M. Aziz pour répondre à cette préoccupation, dans sa réponse à la lettre relative à l’équité, datée du 4 mars 2017, dans laquelle elle affirme qu’il [traduction] « existe de nombreuses façons d’être un chahid selon l’islam, qui n’ont aucun lien avec le fait de combattre, et cela est loin d’être mon intention ». À mon avis, ce qui découle de cette réponse et de la preuve de M. Aziz est que le délégué n’a pas porté suffisamment attention aux différentes significations des notions de chahid ou de martyr selon l’islam et que sa décision est donc déraisonnable, dans la mesure où elle est fondée sur cette préoccupation particulière.

[34]  La preuve de M. Aziz sur ce point ne fournit manifestement pas des informations générales impartiales susceptibles d’aider la Cour à comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont le délégué était saisi (Delios c Canada, 2015 CAF 117, aux par. 44-45). Elle sert, à mon avis, à étayer un argument que la demanderesse a fait valoir devant le délégué. La Cour ne sait absolument pas pourquoi cette preuve n’a pas été présentée au délégué au moment opportun.

[35]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la preuve de M. Aziz sur ce point est une tentative faite par la demanderesse de compléter le dossier dont le délégué a été saisi et que, par conséquent, elle ne devrait pas être admise. Cela ne cadre tout simplement pas avec ce que prévoit l’exception relative aux informations générales énoncée dans l’arrêt Access Copyright.

[36]  Il en va de même, à mon avis, de la preuve présentée par M. Aziz concernant le profil des Occidentaux qui se rendent à l’étranger pour soutenir des organisations terroristes. Selon M. Aziz, il n’y a pas de profil uniforme parmi les Occidentaux radicalisés qui décident de rejoindre ou de soutenir un groupe terroriste à l’étranger. Selon lui, ces personnes proviennent de différents milieux, et divers facteurs, tels que l’idéologie, les conflits politiques, les aspects psychologiques, les réseaux sociaux, la présence d’un mentor charismatique et les antécédents criminels, peuvent conduire à leur radicalisation. Il précise toutefois que ce ne sont pas toutes les personnes qui se rendent à l’étranger qui sont favorables au terrorisme ou qui se livrent à la violence.

[37]  Dans sa réponse à la lettre relative à l’équité, la demanderesse a nié, encore une fois, s’être livrée à toute activité terroriste alors qu’elle vivait dans des parties de la Somalie contrôlées par Al Chabaab. La preuve de M. Aziz démontre implicitement que le délégué n’a peut‑être pas porté suffisamment attention à ce contexte nuancé, remettant ainsi en question le bien‑fondé, voire la légalité, des préoccupations qu’il a soulevées, dans la mesure où ces dernières sont liées aux activités réalisées par la demanderesse lors de son voyage en Somalie en 2010.

[38]  Je me dois également de conclure ici que la preuve de M. Aziz sur ce point particulier ne fournit manifestement pas des informations générales impartiales susceptibles d’aider la Cour à comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont le délégué était saisi. Comme pour sa preuve au sujet de la signification du concept de chahid, elle sert à étayer devant la Cour un argument que la demanderesse a fait valoir devant le délégué. Là encore, la Cour ne comprend pas pourquoi cette preuve n’a pas été présentée au délégué au moment opportun.

[39]  Enfin, j’ai déjà conclu que la preuve de M. Aziz relative au phénomène des musulmans revenant de l’étranger et à la meilleure façon d’évaluer le risque qu’ils pourraient représenter pour la sécurité nationale du Canada à leur retour n’a pas aidé la Cour à analyser le point que la demanderesse tente de faire valoir concernant les vices de procédure que présente le processus de demande et d’examen de passeport ayant mené au refus de sa demande de renouvellement de ce dernier.

[40]  La principale raison pour laquelle j’en suis venu à cette conclusion est que cette preuve, selon l’aveu même de la demanderesse, résulte de l’examen de recherches universitaires qui portent sur des concepts et des idées qui n’ont fait leur apparition qu’après que le délégué a rendu sa décision. À première vue, cette preuve ne peut, de quelque façon que ce soit, aider la Cour à comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont était saisi le délégué, puisqu’elle n’existait pas au moment où ce dernier a examiné la demande de renouvellement de passeport de la demanderesse et l’a rejetée.

[41]  Autoriser l’admission de cette preuve dans le cadre du contrôle judiciaire transformerait, à toutes fins utiles, l’examen du fond de la demande sous‑jacente en un nouveau procès, ce qui est incompatible avec le rôle confié à la Cour lors du contrôle judiciaire (Access Copyright, au par. 20).

[42]  Le défendeur demandait qu’une décision anticipée soit rendue concernant l’admissibilité de la preuve de M. Aziz. La demanderesse ne s’est pas opposée à ce que cette question soit tranchée de cette manière. Je suis convaincu qu’une décision anticipée permettra à l’audience sur le fond de la demande sous‑jacente, qui est en instance depuis près de deux ans maintenant, de se dérouler plus rapidement et de façon plus harmonieuse.

[43]  La requête du défendeur sera donc accueillie et l’affidavit de M. Aziz, y compris toutes les annexes, sera radié du dossier. Le défendeur demande que des dépens d’un montant déterminé lui soient adjugés, quelle que soit l’issue de la cause. Compte tenu du résultat de la présente requête, les dépens seront adjugés au défendeur, sans égard à l’issue de l’instance. En vertu du paragraphe 401(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, je fixe le montant des dépens afférents à la présente requête à 500 $, ce qui correspond à l’extrémité inférieure de la colonne III du tarif B. Cette colonne est celle qu’il convient d’utiliser par défaut, selon l’article 407 des Règles, sauf ordonnance contraire de la Cour.

 




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