Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Date : 20200220

Dossier : IMM-2909-19

Référence : 2020 CF 281

Ottawa (Ontario), le 20 février 2020

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

YAMILÉE NOËL

demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Mme Yamilée Noël demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] qui confirme le refus de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de lui accorder le statut de réfugiée ou de personne à protéger. Les deux instances ont conclu au manque de crédibilité du récit de la demanderesse.

II.  Faits

[2]  Le récit des faits provient du fondement de la demande d’asile de la demanderesse et de la preuve administrée par la SPR.

[3]  La demanderesse est une comptable de formation qui habitait Port-au-Prince avec sa mère et ses frères et sœur. Son père, que sa mère visite régulièrement, habite aux Gonaïves.

[4]  Elle rencontre le père de son fils en février 2013 et a une relation avec lui d’avril à décembre 2013. Durant cette période, il la bat à 2 ou 3 reprises, est désobligeant à son égard et insulte sa mère.

[5]  La demanderesse est déjà séparée de monsieur lorsque son fils nait en juillet 2014. Monsieur refuse alors de reconnaître son fils et n’a aucun contact avec lui jusqu’en 2016. Il revient en 2016 pour reprendre sa relation avec la demanderesse et prendre ses responsabilités à l’égard de l’enfant. Il se présente chez la demanderesse et devant son refus de reprendre la relation, il la bat et la menace de la faire kidnapper et de lui prendre l’enfant.

[6]  Le 23 mai 2016, la demanderesse soumet une demande de visa étudiant pour le Canada et un visa lui est délivré le 25 mai 2016.

[7]  Le 26 mai 2016, deux ou trois individus cagoulés, accompagnés de deux policiers, kidnappent la demanderesse en lui disant qu’ils agissent pour le compte de son ex-conjoint. Ils la gardent captive jusqu’au 8 juin 2016, moment où l’un des ravisseurs la libère en lui disant qu’elle doit fuir parce que ses comparses s’apprêtent à la tuer. Il ajoute qu’on ne doit pas apprendre qu’il l’a aidée à fuir puisque lui-même serait alors en danger.

[8]  Lorsqu’elle reprend sa liberté, elle apprend que son ex-conjoint a enlevé leur fils chez elle le 26 mai 2016.

[9]  La demanderesse quitte Haïti le 22 juin 2016 pour le Canada, où elle demande l’asile le 15 juillet 2016. Elle dit craindre son ex-conjoint et les amis de ce dernier advenant son retour en Haïti.

III.  Décision contestée

[10]  À l’instar de la SPR, la SAR conclut au manque de crédibilité du récit de la demanderesse. Elle relève certaines contradictions entre les faits relatés dans son Fondement de la demande d’asile [FDA] et le témoignage rendu devant la SPR et ce, sur des éléments qui sont au cœur même de la demande d’asile. La SAR retient trois éléments cruciaux.

[11]  Premièrement, la demanderesse indique dans son FDA que ses ravisseurs lui ont demandé une rançon. Cependant, lorsque le membre de la SPR lui demande à plusieurs reprises si ses ravisseurs lui ont dit autre chose, elle répond seulement qu’on lui a dit que son ex-conjoint leur a ordonné de la kidnapper et de la tuer si elle refusait de lui rendre leur fils. Elle n’aurait pas mentionné la rançon.

[12]  Deuxièmement, la SPR et la SAR ont retenu le fait que le témoignage de la demanderesse n’est pas conforme à son FDA en ce qui concerne les conditions de sa captivité. Alors qu’elle indique dans son FDA qu’elle a été maintenue attachée dans le noir, elle explique plutôt dans le cadre de son témoignage qu’elle était gardée dans une pièce sous surveillance et que la pièce était verrouillée lorsque le surveillant s’absentait.

[13]  Troisièmement, les deux instances tirent une inférence négative du fait que la demanderesse est retournée vivre chez elle à Port-au-Prince du 8 juin 2016, moment de sa libération, au 22 juin 2016, moment où elle quitte le pays. La seule explication donnée pour ce choix est que son ex-conjoint aurait pu la retrouver partout en Haïti et que de toute façon, elle devait aller récupérer son passeport à l’ambassade du Canada avant de quitter, ce qu’elle a fait le 9 juin 2016. Elle ne pouvait donc pas se réfugiée chez son père aux Gonaïves, par exemple.

[14]  La SAR confirme donc la décision de la SPR, étant d’avis que « les omissions dans le témoignage de Mme Noël, le caractère évolutif de ce dernier sur des aspects important de ses allégations, le manque de cohérence de son comportement après sa libération, amène à juger l’ensemble de ses allégations non crédibles, au regard de la prépondérance des probabilités ».

IV.  Question en litige et norme de contrôle

[15]  Cette demande de contrôle judiciaire ne soulève qu’une seule question:

La SAR a-t-elle erré dans son appréciation de la crédibilité de la demanderesse?

[16]  La norme de contrôle applicable à cette analyse est celle de décision raisonnable (Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65), et la Cour doit faire preuve d’une grande déférence face aux conclusions de la SAR et de la SPR, qui sont des tribunaux administratifs spécialisés investis par le législateur de la tâche d’évaluer la crédibilité des demandes d’asile qui leur sont présentées.

V.  Analyse

[17]  La demanderesse plaide essentiellement que la SAR a procédé à une analyse microscopique de la preuve et que sa décision est entachée par une absence de justification, de transparence ou d’intelligibilité.

[18]  De façon plus spécifique, elle allègue que la SAR a erré en concluant que son témoignage devant la SPR est silencieux sur la question de la rançon demandée par ses ravisseurs. Bien qu’elle n’ait pas précisé ce fait dans le segment de son témoignage où la SPR lui demande de décrire en détail les évènements entourant son enlèvement, elle l’a tout de même mentionné en début d’audience. La SAR et la SPR ont donc tiré une inférence négative tout simplement parce qu’elle ne l’a pas répété plus tard dans son témoignage. Elle soutient que cette inférence est déraisonnable et qu’elle constitue un cloisonnement indu de son témoignage qui doit être considéré comme un tout.

[19]  Je ne partage pas l’avis de la demanderesse et suis plutôt satisfaite que la décision de la SAR est bien fondée en fait et en droit, qu’elle est raisonnable et logique, et qu’elle ne contient aucune erreur qui justifierait l’intervention de la Cour.

[20]  Une jurisprudence constante nous enseigne que la qualité du témoignage rendu à l’audience par un demandeur d’asile, son aptitude à répondre de façon franche et claire aux questions qui lui sont posées, la cohérence et l’uniformité des réponses données sont des éléments pertinents servant à apprécier sa crédibilité. Les contradictions dans la preuve d’un demandeur, tout comme un comportement incompatible avec la crainte alléguée, sont des considérations pertinentes qui aident le décideur dans son analyse de la crédibilité d’un demandeur d’asile.

[21]  Quant à la première contradiction soulevée par la SAR, je reconnais que la demanderesse a effectivement mentionné en début d’audience qu’on lui avait demandé une rançon. À la page 22 du procès-verbal de l’audience tenue devant la SPR le 5 mai 2017, lorsque la SPR tente de savoir à partir de quel moment la demanderesse a craint pour sa vie en Haïti, elle donne essentiellement un court sommaire de son narratif :

PAR LA DEMANDEUR

Oui. Et que... i1 savait me battre, me maltraiter, il arrivait même à me faire kidnapper. Au moment de mon enlèvement, on m’a demandé une rançon, j’avais dit « j’ai pas d’argent [sic] je n’ai que seulement ma vie ».

Parmi les kidnappeurs, il y en a un qui m’a promis de me libérais s’il me libère de quitter le pays « parce que si les autres savaient que je t’avais libéré moi aussi je vais être obligé de quitter le pays ».

Après il m’a libéré le 8 juin. Le père de mon enfant avait ses amis qui est un corps de gangs(ph) [sic].

[22]  La SPR choisit ensuite de laisser la demanderesse continuer son récit en lui indiquant qu’elle poserait ses questions par la suite. Elle reprend ensuite le fil de son interrogatoire pour discuter de la vie de la demanderesse en Haïti, de sa rencontre et de sa relation avec le père de son fils, etc. Ce n’est qu’à la page 52 du procès-verbal que la SPR demande à la demanderesse d’expliquer en détail les circonstances entourant l’enlèvement dont elle aurait été victime le 26 mai 2016. Or, la demanderesse demeure très vague dans ses réponses et bien que la SPR lui demande à plusieurs reprises si les ravisseurs lui ont dit autre chose, elle n’ajoute rien et surtout ne mentionne pas la rançon.

[23]  Dans ces circonstances, je pense que bien qu’il était erroné de conclure que la demanderesse est demeurée silencieuse sur la question de la rançon dans le cadre de son témoignage, je crois qu’il était néanmoins raisonnable pour la SAR de tirer une inférence négative des réponses données à ses questions spécifiques concernant l’enlèvement de la demanderesse et sa captivité.

[24]  Pour ce qui est du fait que la demanderesse indique dans son FDA qu’elle était maintenue attachée dans le noir alors que lors de son témoignage devant la SPR, elle explique plutôt qu’elle était maintenue dans une pièce verrouillée à clé et que lorsqu’elle sortait de la pièce, elle était accompagnée d’un des ravisseur, voici comment elle tente de concilier les deux versions :

PAR LA DEMANDEUR

Quand vous êtes dans une chambre et qui fait noir, vous voyez que vous n’êtes pas capable de sortir, vous êtes attachée. C’est attachée que vous êtes (inaudible)

[…]

Oui c’est ça. C’est ça attaché (inaudible). Le fait de ne pas pouvoir sortir, pour moi c’est une attache.

[25]  Je suis d’avis qu’il était parfaitement raisonnable pour la SAR de ne pas se satisfaire d’une telle explication. Cet élément est au cœur de la demande d’asile de la demanderesse et on ne peut qualifier de microscopique le questionnement de la SPR à ce sujet, ni l’analyse qui est faite de cette preuve par la SAR. La SAR a tenu compte de l’ensemble de la preuve, du fait que la demanderesse est une personne instruite qui a œuvré comme comptable pendant 6 ans en Haïti, du fait qu’elle vient d’une famille où tous les membres sont instruits, du fait que bien que la demanderesse ait témoigné en créole, elle a confirmé comprendre le français et avoir bien compris le contenu de son FDA. La SAR était donc bien fondée de conclure que cette importante contradiction entachait la crédibilité de la demanderesse.

[26]  Finalement, je suis également d’avis qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure que le comportement de la demanderesse après sa libération est incompatible avec une crainte réelle de mauvais traitement. La demanderesse plaide devant la Cour qu’une telle conclusion démontre l’insensibilité de la SAR et son non-respect des Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, qui requiert qu’elle tienne compte de la vulnérabilité d’une demanderesse d’asile craignant d’être persécutée en raison de son sexe. La demanderesse plaide vaguement que ces directives requéraient que la SAR fasse preuve d’une plus grande compréhension face au comportement qu’elle a adopté suite à sa libération. Or, le témoignage de la demanderesse n’est ni confus ni émotif lorsqu’elle confirme être retournée directement chez elle après sa libération et y être restée du 8 juin au 22 juin 2016. Elle justifie son comportement par le fait qu’elle était certaine que son ex-conjoint la retrouverais partout en Haïti et que de toute façon elle devait être chez elle à Port-au-Prince pour récupérer son passeport à l’ambassade canadienne, ce qu’elle a fait le 9 juin 2016. Avec respect, je ne vois pas de façon d’appliquer les Directives no 4 qui rendrait ces explications crédibles et compatibles avec les allégations de crainte de la demanderesse. La demanderesse allègue avoir été libérée in extremis par l’un de ses ravisseurs et avoir appris de ce dernier que ses comparses avaient décidé de la tuer. Selon le récit de la demanderesse, les instructions quant à son enlèvement venait de son ex-conjoint. La preuve démontre également que lorsqu’ils se fréquentaient, elle et son ex-conjoint se voyaient surtout chez elle; c’est également chez elle que son ex-conjoint aurait enlevé son fils. Il me semble qu’il coule de source que c’est le premier endroit où il l’aurait cherchée en apprenant sa fuite. Le fait qu’elle y soit retournée contredit sa crainte et le fait qu’elle y soit demeurée sans aucun problème pendant deux semaines après sa libération contredit son récit.

[27]  Il était donc logique et raisonnable pour la SAR de conclure comme elle l’a fait.

VI.  Conclusion

[28]  Puisque la SAR a apprécié l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée et qu’elle en a tiré des conclusions raisonnables, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée.

[29]  Les parties n’ont soumis aucune question d’importance générale pour fins de certification et je suis d’avis qu’aucune telle question n’émane des faits de ce dossier.


 

JUGEMENT dans IMM-2909-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

blanc

« Jocelyne Gagné »

blanc

Juge en chef adjointe


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2909-19

 

INTITULÉ :

YAMILÉEE NOËL c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 DÉCEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 FÉVRIER 2020

 

COMPARUTIONS :

Aristide Koudiatou

Rym Jawad

 

Pour la demanderesse

 

Suzon Létourneau

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Koudiatou Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.