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Date : 20200309


Dossier : T-2038-18

Référence : 2020 CF 352

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 mars 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MARK ANDREW JOHNSTON

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  En août 2018, le demandeur était détenu à l’Établissement de Kent à Agassiz, en Colombie‑Britannique, où il purgeait une peine de huit ans et six mois pour quatre chefs d’accusation de fraude de plus de 5 000 $ et pour d’autres infractions. En tant que détenu sous responsabilité fédérale qui respectait son plan correctionnel et qui participait aux programmes recommandés, le demandeur recevait des paiements du Service correctionnel du Canada [le SCC] à un taux quotidien modeste. Ces paiements étaient déposés régulièrement dans un compte en fiducie dont le SCC était titulaire au nom du demandeur. Le demandeur avait ensuite accès aux fonds à diverses fins approuvées pendant son incarcération. Les fonds restants seraient versés au demandeur au moment de sa libération.

[2]  Le 16 août 2018, le SCC a commencé à retenir 100 % du revenu de détenu du demandeur parce qu’il n’avait pas payé les dépens de près de 10 000 $ que la Cour l’avait condamné à verser au procureur général du Canada [le PGC]. Les retenues ont continué d’être prélevées jusqu’à ce que le demandeur soit libéré le 14 mars 2019 pour finir de purger sa peine dans la collectivité.

[3]  Sur le fondement de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de prélever ces retenues sur son revenu de détenu. Il soutient que le SCC n’avait pas le pouvoir de prélever les retenues en vue d’exécuter l’ordonnance relative aux dépens et que, même si le SCC avait un tel pouvoir, il était déraisonnable de retenir 100 % de son revenu de détenu.

[4]  Pour les motifs qui suivent, je suis convaincu que la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11 [la LGFP], confère au SCC le pouvoir de déduire du revenu d’un détenu une créance envers la Couronne fédérale, y compris une créance découlant d’une ordonnance relative aux dépens. De plus, bien que je ne puisse affirmer que l’affaire ne suscite aucun doute au vu du dossier dont je dispose, je suis prêt à accepter que le SCC a agi en vertu de ce pouvoir lorsqu’il a effectué les retenues en question sur le revenu de détenu du demandeur. Toutefois, il était déraisonnable pour le SCC de retenir la totalité du revenu du demandeur sans tenir compte des objectifs et des principes qui régissent le système correctionnel et sans tenir compte de l’incidence que les retenues auraient sur le demandeur. Par conséquent, la demande doit être accueillie.

[5]  J’en dirai davantage sur la question de la réparation plus loin dans la décision.

II.  CONTEXTE

[6]  Le demandeur a commencé à purger sa peine de ressort fédéral en juillet 2013. Après le processus d’évaluation initiale, il a été placé à l’Établissement de Bath, un pénitencier à sécurité moyenne à Bath, en Ontario. Toutefois, en mars 2015, à la suite d’une inconduite, le demandeur a été transféré à l’unité d’isolement de l’Établissement de Millhaven, un pénitencier à sécurité maximale qui est aussi situé à Bath, en Ontario. En décembre 2016, on a recommandé le transfèrement non sollicité du demandeur à l’Établissement de Kent. Il a finalement été transféré à l’Établissement de Kent le 25 avril 2017 ou vers cette date.

[7]  Le demandeur n’approuvait pas cette décision. Plutôt que de recourir en premier lieu à la procédure interne de règlement des griefs, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire devant notre Cour en mai 2017 (dossier de la Cour no T-751-17).

[8]  La demande de contrôle judiciaire était étayée par l’affidavit du demandeur souscrit le 11 août 2017 et déposé le 16 août 2017. Le demandeur a ensuite demandé l’autorisation de déposer un affidavit supplémentaire qu’il avait souscrit le 27 octobre 2017. Peu après le dépôt de cette requête, on a découvert que quelqu’un (le demandeur, selon toute vraisemblance) avait modifié ou fabriqué quatre des pièces jointes à l’affidavit supplémentaire. L’en-tête du SCC figurait sur les quatre documents. Les documents tels qu’ils ont été déposés par le demandeur comprenaient de faux renseignements concernant les délais de réponse prévus pour les griefs que le demandeur avait déposés, y compris un grief que le demandeur avait présenté concernant la décision de transfèrement. Le demandeur avait l’intention de s’appuyer sur ces renseignements pour faire valoir qu’il ne devrait pas être tenu de recourir à la procédure de règlement des griefs avant de demander le contrôle judiciaire de la décision de transfèrement parce que cela prendrait trop de temps.

[9]  Le PGC a sollicité une ordonnance visant à radier l’avis de demande du demandeur et à rejeter sa demande de contrôle judiciaire au motif qu’il avait tenté de commettre une fraude envers la Cour en déposant des éléments de preuve faux ou fabriqués. Le PGC a également demandé une majoration des dépens afférents à la requête en raison de l’inconduite du demandeur. En réponse, le demandeur n’a pas contesté vigoureusement l’allégation selon laquelle il avait altéré les pièces en question.

[10]  Dans une ordonnance du 10 janvier 2018, la protonotaire Aylen a accueilli la requête du PGC et a rejeté la demande de contrôle judiciaire au motif qu’elle constituait un abus de procédure et parce que le demandeur n’était pas sans reproche. Quant aux dépens, la protonotaire Aylen a conclu que l’inconduite du demandeur justifiait d’accorder une somme plus élevée. Elle a adjugé des dépens de 9 962,32 $ (taxes et débours compris) en faveur du PGC.

[11]  Le demandeur a interjeté appel de cette ordonnance, mais celle-ci a fait l’objet d’un désistement en mars 2018.

[12]  Entre-temps, le demandeur a continué de purger sa peine à l’Établissement de Kent.

[13]  Le 17 juillet 2018, un parajuriste des services juridiques du SCC a envoyé un courriel au chef des finances de l’Établissement de Kent en joignant l’ordonnance de la protonotaire Aylen et en demandant si le demandeur avait payé les dépens adjugés contre lui. Cette demande a été transmise à d’autres employés du bureau des finances, qui ont été chargés d’examiner la question.

[14]  Le 18 juillet 2018, Grace Landrath, une fonctionnaire du bureau des finances à qui la demande du parajuriste avait été transmise, a transféré à son tour la chaîne de courriels à un de ses collègues en lui demandant d’[traduction« assimiler la demande à une créance ». Hormis ce qui ressortait de la chaîne de courriels, à savoir que le demandeur avait été condamné à des dépens et qu’il ne les avait pas payés, Mme Landrath n’a aucunement expliqué ni justifié pourquoi ces retenues sur le revenu du demandeur devaient être prélevées.

[15]  Après que le SCC a confirmé que le demandeur devait cette somme au PGC plutôt qu’à lui, des mesures doivent avoir été prises pour prélever les retenues sur le revenu de détenu du demandeur, car celles‑ci ont commencé le 16 août 2018. Toutefois, ni le dossier certifié du tribunal ni l’affidavit déposé par le défendeur dans la présente demande n’indique en quoi consistaient ces mesures, qui d’autre a joué un rôle dans la prise de décision, ni pourquoi les retenues ont été fixées à une somme équivalant à 100 % du revenu de détenu du demandeur. Aucun autre document approuvant ces retenues, sauf le courriel du 18 juillet 2018 de Mme Landrath, ne figure au dossier de la présente demande.

[16]  Nul ne conteste que les retenues équivalant à 100 % du revenu de détenu du demandeur ont commencé le 16 août 2018 et se sont poursuivies jusqu’à ce que le demandeur soit libéré le 14 mars 2019, soit pendant un total de sept mois. Aucune preuve indiquant le montant total qui a été déduit de la paie du demandeur n’a été présentée. Toutefois, selon le témoignage non contesté du demandeur, après avoir perdu tout son revenu de détenu, la seule somme d’argent à laquelle il a eu accès était la somme [traduction« minime » que sa famille lui avait envoyée pour qu’il puisse continuer à communiquer avec elle par téléphone.

[17]  Le demandeur a communiqué avec Mme Landrath pour obtenir des précisions sur la raison pour laquelle sa rémunération avait été réduite à zéro, mais il n’a pas officiellement déposé un grief à l’encontre de cette décision.

[18]  Le demandeur a intenté la présente demande de contrôle judiciaire à la fin de novembre 2018, alors qu’il était encore incarcéré à l’Établissement de Kent.

[19]  Dans son avis de demande, le demandeur a fait état non seulement des retenues prélevées sur son revenu de détenu, mais aussi des retraits effectués directement de son compte en fiducie. Toutefois, dans son affidavit à l’appui de la présente demande, le demandeur ne fait état que des retenues sur son revenu de détenu, et rien d’autre dans le dossier ne permet de croire que le SCC a retiré des fonds de son compte en fiducie en vue d’exécuter l’ordonnance relative aux dépens. Par conséquent, je suis parti du principe que seules les retenues sur le revenu de détenu du demandeur sont en cause en l’espèce.

III.  QUESTION PRÉLIMINAIRE

[20]  Le défendeur soutient essentiellement que la présente demande devrait être rejetée parce qu’elle est prématurée. Plus particulièrement, il affirme que la Cour ne devrait pas examiner la demande sur le fond parce que le demandeur ne s’est pas prévalu d’un autre recours efficace, à savoir la procédure interne de règlement des griefs du SCC, avant de solliciter le contrôle judiciaire. Le défendeur soutient également que le défaut du demandeur de présenter en premier lieu un grief à l’encontre de la décision a eu pour conséquence que le dossier de la présente demande de contrôle judiciaire est incomplet.

[21]  L’argument du défendeur selon lequel, en règle générale, la Cour ne devrait pas statuer sur une affaire avant que le demandeur ait épuisé toutes les autres voies de recours efficaces qui lui sont raisonnablement ouvertes est solidement étayé par la jurisprudence : voir Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 RCS 713, aux par. 40‑45 [Strickland]. La procédure de règlement des griefs des délinquants a souvent été reconnue par notre Cour comme un autre recours efficace à l’égard des mesures prises par le SCC (bien qu’il s’agisse d’une décision prise au cas par cas) : voir, par exemple, Nome c Canada (Procureur général), 2016 CF 187, aux par. 19‑26, et les décisions qui y sont citées. Toutefois, je n’appliquerais pas ce principe en l’espèce, essentiellement pour trois raisons.

[22]  Premièrement, bien que le dossier de la présente demande de contrôle judiciaire soit très peu volumineux, ce n’est pas une raison pour refuser de trancher la demande sur le fond.

[23]  Conformément à l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, lorsque le demandeur a intenté la présente demande, il a demandé que le SCC lui transmette les documents ou les éléments matériels pertinents en sa possession. Le SCC a répondu en fournissant un dossier comportant des [traduction« copies certifiées conformes des documents relatifs à la décision rendue par le directeur de l’Établissement de Kent le 24 novembre 2018 ou vers cette date concernant les retenues prélevées sur les indemnités de M. Johnston afin de payer les dépens adjugés par la Cour fédérale du Canada ». La mention d’une décision rendue par le directeur d’établissement le 24 novembre 2018 ou vers cette date est déroutante, étant donné que les retenues ont commencé des mois plus tôt et qu’aucune décision du directeur d’établissement à cette date ni à toute autre date ne figure au dossier. Quoi qu’il en soit, le défendeur est présumé avoir fourni tous les documents pertinents en la possession du SCC.

[24]  Le seul document qui étaye le processus décisionnel ayant mené aux retenues est la chaîne de courriel décrite précédemment. Le défendeur a également fourni l’affidavit de Linda Saele, directrice adjointe par intérim des services de gestion de l’Établissement de Kent, souscrit le 20 février 2019. L’affidavit présente un certain contexte général et précise le fondement juridique sur lequel repose la décision du SCC de prélever les retenues. Si le dossier à l’appui de la décision initiale de juillet ou août 2018 de déduire 100 % du revenu du demandeur est peu étoffé (et il l’est), ce n’est pas parce que le demandeur n’a pas déposé de grief à l’encontre de cette décision. C’est plutôt en raison de la façon dont cette décision a été prise au départ. De plus, et plus important encore, l’état du dossier ne m’empêche pas d’évaluer le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire.

[25]  Deuxièmement, même s’il est vrai que le demandeur aurait dû déposer un grief avant de demander le contrôle judiciaire en novembre 2018, absolument rien ne nous assure que ce recours peut encore être exercé aujourd’hui. Comme je l’ai déjà mentionné, le demandeur a été remis en liberté en mars 2019. Comme il s’agit d’un changement important dans la situation du demandeur, le défendeur aurait dû fournir la preuve qu’il pouvait toujours se prévaloir de la procédure de règlement des griefs s’il espérait persuader la Cour de rejeter la demande au motif qu’elle est prématurée. Aucune preuve de cette nature n’a été présentée.

[26]  L’affidavit de Mme Saele décrit la procédure de règlement des griefs du SCC. Selon elle, en l’espèce, le demandeur aurait dû commencer par demander au directeur de l’Établissement de Kent de réduire ou d’annuler les retenues prélevées sur son revenu de détenu. S’il n’était pas satisfait de la réponse à cette demande, il aurait pu présenter un grief conformément aux articles 90 et 91 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la LSCMLC], et aux articles 74 à 82 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 [le RSCMLC].

[27]  Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, l’affidavit de Mme Saele a été souscrit le 20 février 2019, avant que le demandeur soit mis en liberté dans la collectivité. L’affidavit ne dit pas si les recours prévus par la LSCMLC ou le RSCMLC, le cas échéant, peuvent être exercés par un délinquant qui n’est plus incarcéré. Le défendeur n’a déposé aucun autre élément de preuve pour répondre à cette question. Si je rejetais la présente demande de contrôle judiciaire au motif qu’elle est prématurée et qu’il s’avérait que le demandeur ne puisse plus se prévaloir du recours auquel il aurait eu accès pendant son incarcération, il pourrait être privé de tout recours, sauf peut‑être celui de revenir devant notre Cour. Je ne suis pas disposé à prendre un tel risque et ce ne serait pas une utilisation judicieuse des ressources limitées.

[28]  Troisièmement, la demande en l’espèce soulève des questions importantes qui débordent le cadre de la présente affaire. Les détenus forment un groupe particulièrement vulnérable. Ils sont soumis à de nombreuses restrictions sévères et subissent de nombreux désavantages, en plus de la perte de liberté inhérente à une peine d’incarcération. Ils sont également confrontés à de réels obstacles en matière d’accès à la justice. En contrôle judiciaire, les tribunaux exercent « l’obligation constitutionnelle de veiller à la légalité de l’action administrative » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au par. 29 [Dunsmuir]). En l’espèce, des questions de grande importance ont été soulevées et débattues à fond. La Cour ne devrait pas se soustraire à son obligation de veiller à la légalité des décisions du SCC visant les détenus sous responsabilité fédérale. Le défendeur n’a pas indiqué que la présente demande de contrôle judiciaire est théorique. Il sera utile pour les parties de statuer sur le bien‑fondé de la demande, car la décision mettra fin au présent litige. Elle fournira également des directives au SCC et aux autres détenus dans l’éventualité où les mêmes questions se poseraient à l’avenir.

IV.  NORME DE CONTRÔLE

[29]  Le demandeur soutient que la décision du SCC selon laquelle il avait le pouvoir de prélever des retenues sur son revenu afin d’exécuter l’ordonnance relative aux dépens devrait être examinée selon la norme de la décision correcte, tandis que la décision de réduire son revenu à zéro devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Le défendeur soutient qu’à tous les égards, la décision devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable.

[30]  Après l’instruction de la présente demande, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a énoncé un cadre d’analyse révisé pour déterminer la norme de contrôle applicable au bien‑fondé d’une décision administrative. La norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer, sous réserve d’exceptions précises, comme « lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige » (Vavilov, au par. 10).

[31]  En appliquant l’arrêt Vavilov, on peut certainement soutenir que rien ne justifie de déroger à la présomption selon laquelle la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable pour tous les aspects importants de la décision du SCC, y compris la question du pouvoir de faire ce qu’il a fait. Il n’est cependant pas nécessaire de trancher cette question en l’espèce. Comme je l’expliquerai plus loin, même en appliquant la norme plus rigoureuse de la décision correcte, je suis convaincu que le SCC avait le pouvoir de prélever des retenues sur le revenu de détenu du demandeur afin d’exécuter l’ordonnance relative aux dépens.

[32]  En ce qui concerne le montant des retenues, les parties conviennent, tout comme moi, que la décision de retenir 100 % du revenu de détenu du demandeur devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Le cadre révisé pour déterminer la norme de contrôle dans l’arrêt Vavilov confirme qu’il s’agit de la bonne norme.

[33]  Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont également tenu à préciser les modalités d’application de la norme de la décision raisonnable (au par. 143). Les principes soulignés par les juges majoritaires ont été tirés en grande partie de la jurisprudence antérieure, en particulier de l’arrêt Dunsmuir. Comme je l’ai déjà dit, bien que la présente demande ait été instruite avant la publication de l’arrêt Vavilov, le fondement sur lequel les parties ont fait valoir leurs thèses respectives quant au caractère raisonnable de la décision du SCC sont compatibles avec le cadre de l’arrêt Vavilov. J’ai appliqué ce cadre pour conclure que la décision du SCC de retenir 100 % du revenu de détenu du demandeur est déraisonnable; or, l’issue aurait été la même suivant le cadre de l’arrêt Dunsmuir.

[34]  L’exercice de tout pouvoir public « doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au par. 95). Pour cette raison, le décideur administratif est tenu « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov, au par. 96). Les contraintes juridiques qui ont une incidence sur le processus décisionnel administratif, y compris le cadre législatif dans lequel la décision est prise, sont particulièrement importantes dans l’appréciation du caractère raisonnable de la décision (Vavilov, aux par. 106 et 108).

[35]  Une décision est raisonnable lorsqu’elle est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). L’évaluation du caractère raisonnable d’une décision doit être sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse (Vavilov, aux par. 12‑13). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision du SCC de retenir la totalité de son revenu de détenu pour exécuter l’ordonnance relative aux dépens est déraisonnable. Il doit démontrer que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100) ou qu’elle est « indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur [elle] » (Vavilov, au par. 101).

[36]  La difficulté en l’espèce réside dans le fait que la décision de commencer à prélever des retenues sur le revenu de détenu du demandeur n’est aucunement motivée. La seule explication au dossier se trouve dans l’affidavit de Mme Saele, qui a bien sûr été donnée après coup et en réponse à la demande de contrôle judiciaire. Dans son affidavit, Mme Saele renvoie au paragraphe 155(1) de la LGFP, au paragraphe 78(2) et à l’article 96 de la LSCMLC, aux paragraphes 104.1(5) à (7) du RSCMLC, ainsi qu’à la Directive du commissaire 860 – Argent des délinquants, puis affirme simplement ce qui suit : [TRADUCTION] « Conformément aux dispositions susmentionnées, le SCC a commencé à saisir le revenu du demandeur le 16 août 2018. » Mme Saele ne fournit aucune autre explication pour justifier la décision d’effectuer des retenues sur le revenu de détenu du demandeur, hormis les dispositions législatives auxquelles elle renvoie. Elle n’aborde pas du tout la décision de réduire à zéro le revenu de détenu du demandeur.

[37]  Comme la Cour l’a souligné dans l’arrêt Vavilov, « il est parfois difficile d’employer une méthode de contrôle judiciaire qui accorde la priorité à la justification, par le décideur, de ses décisions dans les cas où aucuns motifs écrits ne sont communiqués » (au par. 137). Comme nous le verrons plus loin, la source du pouvoir du SCC de prélever des retenues sur le revenu de détenu du demandeur afin d’exécuter l’ordonnance relative aux dépens peut être établie malgré l’absence de motifs justifiant la décision initiale de le faire. Toutefois, le dossier en l’espèce ne permet pas de savoir pourquoi on a retenu une somme équivalant à 100 % du revenu de détenu du demandeur plutôt qu’une somme moindre, ou aucune somme du tout. Néanmoins, je « doi[s] tout de même examiner la décision à la lumière des contraintes imposées au décideur afin de déterminer s’il s’agit d’une décision raisonnable » (Vavilov, au par. 138). Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont également formulé une observation importante : « Toutefois, il est peut‑être inévitable que faute de motifs, l’analyse soit alors centrée sur le résultat plutôt que sur le raisonnement du décideur. Il ne s’ensuit pas pour autant que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est moins rigoureux dans ces circonstances; il prend seulement une forme différente. » (ibid.) La question déterminante est celle de savoir si le résultat, c’est‑à‑dire retenir la totalité du revenu de détenu du demandeur parce qu’il n’avait pas payé les dépens adjugés contre lui, est défendable compte tenu des contraintes juridiques pertinentes.

V.  CADRE LÉGISLATIF

[38]  Plusieurs contraintes juridiques interreliées forment le cadre dans lequel la décision de prélever des retenues sur le revenu d’un détenu est prise et à quel pourcentage ces retenues sont effectuées. Compte tenu de leur importance, il convient de les exposer en détail ici.

[39]  En ce qui concerne l’objectif du système correctionnel fédéral, l’article 3 de la LSCMLC le décrit ainsi :

But du système correctionnel

Purpose of correctional system

3 Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois.

3 The purpose of the federal correctional system is to contribute to the maintenance of a just, peaceful and safe society by

(a) carrying out sentences imposed by courts through the safe and humane custody and supervision of offenders; and

(b) assisting the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community as law-abiding citizens through the provision of programs in penitentiaries and in the community.

[40]  Le SCC est l’entité chargée de veiller à ce que l’objectif du système correctionnel soit atteint par ces moyens.

[41]  L’article 4 de la LSCMLC énonce plusieurs principes qui guident le SCC dans l’atteinte de cet objectif, notamment :

Principes de fonctionnement

Principles that guide Service

4 Le Service est guidé, dans l’exécution du mandat visé à l’article 3, par les principes suivants :

4 The principles that guide the Service in achieving the purpose referred to in section 3 are as follows:

[…]

c.2) il assure la prestation efficace des programmes offerts aux délinquants, notamment les programmes correctionnels et les programmes d’éducation, de formation professionnelle et de bénévolat, en vue d’améliorer l’accès aux solutions de rechange à la mise sous garde dans un pénitencier et de promouvoir la réadaptation;

(c.2) the Service ensures the effective delivery of programs to offenders, including correctional, educational, vocational training and volunteer programs, with a view to improving access to alternatives to custody in a penitentiary and to promoting rehabilitation;

d) le délinquant continue à jouir des droits reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou la restriction légitime est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée;

(d) offenders retain the rights of all members of society except those that are, as a consequence of the sentence, lawfully and necessarily removed or restricted;

[…]

h)  il est attendu que les délinquants observent les règlements pénitentiaires et les conditions d’octroi des permissions de sortir, des placements à l’extérieur, des libérations conditionnelles ou d’office et des ordonnances de surveillance de longue durée et participent activement à la réalisation des objectifs énoncés dans leur plan correctionnel, notamment les programmes favorisant leur réadaptation et leur réinsertion sociale;

(h) offenders are expected to obey penitentiary rules and conditions governing temporary absences, work release, parole, statutory release and long-term supervision and to actively participate in meeting the objectives of their correctional plans, including by participating in programs designed to promote their rehabilitation and reintegration; and

[…]

[42]  Conformément à l’article 15.1 de la LSCMLC, le SCC élabore un plan correctionnel pour chaque délinquant afin de lui assurer les meilleurs programmes dans le but de favoriser sa réhabilitation et de le préparer à sa réinsertion sociale à titre de citoyen respectueux des lois. Entre autres, le plan correctionnel établit les objectifs du délinquant en ce qui a trait à sa participation aux programmes et à « l’exécution de ses obligations découlant d’ordonnances judiciaires, notamment à l’égard de la restitution aux victimes ou de leur dédommagement ou en matière d’aliments pour enfants ».

[43]  Le paragraphe 78(1) de la LSCMLC porte précisément sur la rétribution des délinquants. Il prévoit ce qui suit :

Rétribution

Payments to offenders

78 (1) Le commissaire peut autoriser la rétribution des délinquants, aux taux approuvés par le Conseil du Trésor, afin d’encourager leur participation aux programmes offerts par le Service ou de leur procurer une aide financière pour favoriser leur réinsertion sociale.

78 (1) For the purpose of

(a) encouraging offenders to participate in programs provided by the Service, or

(b) providing financial assistance to offenders to facilitate their reintegration into the community,

the Commissioner may authorize payments to offenders at rates approved by the Treasury Board.

[44]  La Directive du commissaire 730, qui établit les échelles de rémunération des détenus sous responsabilité fédérale, reprend le libellé du paragraphe 78(1) de la LSCMLC et précise que l’un de ses objectifs consiste à « encourager les délinquants à participer aux affectations aux programmes qui contribuent à leur réadaptation et à leur réinsertion sociale dans la collectivité ainsi qu’à la protection de la société ».

[45]  L’espèce concerne les retenues sur la rétribution du délinquant à laquelle il aurait autrement droit. Ces retenues sont régies par d’autres dispositions de la LSCMLC et du RSCMLC et par une autre directive du commissaire.

[46]  Tout d’abord, le paragraphe 78(2) de la LSCMLC permet les retenues sur la rétribution autorisée par le commissaire en vertu du paragraphe 78(1) de la LSCMLC ou sur les revenus d’une source réglementaire. (Le paragraphe 104.1(1) du RSCMLC explique ce qu’on entend par revenu d’une source réglementaire. Cette question n’a aucune incidence en l’espèce).

[47]  L’article 78(2) de la LSCMLC est libellé comme suit :

Retenues

Deductions

(2) Dans le cas où un délinquant reçoit la rétribution mentionnée au paragraphe (1) ou tire un revenu d’une source réglementaire, le Service peut :

(2) Where an offender receives a payment referred to in subsection (1) or income from a prescribed source, the Service may

a) effectuer des retenues en conformité avec les règlements d’application de l’alinéa 96z.2) et les directives du commissaire;

(a) make deductions from that payment or income in accordance with regulations made under paragraph 96(z.2) and any Commissioner’s Directive; and

b) exiger du délinquant, conformément aux règlements d’application de l’alinéa 96z.2.1), qu’il verse à Sa Majesté du chef du Canada, selon ce qui est fixé par directive du commissaire, jusqu’à trente pour cent de ses rétribution et revenu bruts à titre de remboursement des frais engagés pour son hébergement et sa nourriture pendant la période où il reçoit la rétribution ou tire le revenu ainsi que pour les vêtements de travail que lui fournit le Service.

(b) require that the offender pay to Her Majesty in right of Canada, in accordance with regulations made pursuant to paragraph 96(z.2.1) and as set out in a Commissioner’s Directive, an amount, not exceeding thirty per cent of the gross payment referred to in subsection (1) or gross income, for reimbursement of the costs of the offender’s food and accommodation incurred while the offender was receiving that income or payment, or for reimbursement of the costs of work-related clothing provided to the offender by the Service.

[48]  Ces dispositions doivent être lues conjointement avec les règlements connexes du RSCMLC. Essentiellement, l’alinéa 78(2)a) de la LSCMLC prévoit des retenues sur le revenu d’un détenu à certaines fins qui sont définies ailleurs, tandis que l’alinéa 78(2)b) prévoit que le délinquant peut être tenu d’effectuer des paiements à Sa Majesté du chef du Canada à titre de remboursement de certains frais engagés pour son incarcération, plus précisément le coût de la nourriture, de l’hébergement et des vêtements de travail. Les « fins » visées à l’alinéa 78(2)a) ainsi que la façon dont les fonds doivent être retenus ou recouvrés auprès des détenus sont abordées dans le RSCMLC. Plus précisément, la mention à l’alinéa 78(2)a) des « règlements d’application de l’alinéa 96(z.2) » de la LSCMLC renvoie aux règlements « précisant l’objet des retenues visées à l’alinéa 78(2)a) et en fixant le plafond ou le montant, ou permettant au commissaire de fixer ces derniers par directive » (voir l’al. 96(z.2)) de la LSCMLC. De même, la mention à l’alinéa 78(2)b) des « règlements d’application de l’alinéa 96(z.2.1) » renvoie aux règlements « prévoyant les modalités de recouvrement de la somme prévue à l’alinéa 78(2)b), notamment le transfert à Sa Majesté de l’argent déposé dans les comptes en fiducie créés conformément à l’alinéa 96q), et permettant au commissaire de prendre des directives pour en fixer le montant — en pourcentage ou autrement — et pour prévoir les circonstances dans lesquelles le versement n’en est pas exigé » (voir l’al. 96(z.2.1) de la LSCMLC).

[49]  Les règlements pertinents pris en vertu de ces dispositions se trouvent à l’article 104.1 du RSCMLC, sous l’intertitre « Retenues et remboursements concernant les frais d’hébergement, de nourriture, de vêtements de travail et d’accès aux services téléphoniques ». Seuls trois règlements sont pertinents en l’espèce.

[50]  Premièrement, le paragraphe 104.1(2) du RSCMLC dispose que des retenues peuvent être effectuées en vertu de l’alinéa 78(2)a) de la Loi à titre de remboursement à Sa Majesté du chef du Canada :

  • a) des frais engagés pour l’hébergement et la nourriture du délinquant, ainsi que pour les vêtements de travail que lui fournit le Service;

  • b) des frais d’administration associés à l’accès aux services téléphoniques que fournit le Service au délinquant.

[51]  Deuxièmement, le paragraphe 104.1(3) du RSCMLC dispose que ces retenues doivent être effectuées avant que les gains du délinquant soient versés dans son compte dans le Fonds de fiducie des détenus.

[52]  Troisièmement, le paragraphe 104.1(4) du RSCMLC dispose que le commissaire « peut fixer, par directive, le plafond ou le montant des retenues visées à l’alinéa 78(2)a) de la Loi et le montant du versement — en pourcentage ou autrement — visé à l’alinéa 78(2)b) de la Loi ».

[53]  Cela nous amène, enfin, à la Directive du commissaire [DC] applicable, à savoir la DC 860 – Argent des délinquants. La DC 860 vise trois objectifs, mais un seul est pertinent en l’espèce, à savoir : « Encourager les délinquants à établir un budget de manière à disposer de fonds pour leurs dépenses autorisées et pour leur mise en liberté ».

[54]  La DC 860 énonce les responsabilités respectives du directeur de l’établissement et du délinquant en ce qui concerne l’argent de ce dernier. Selon la directive, chaque délinquant est responsable de l’établissement de son budget personnel pour s’assurer de la disponibilité de fonds pour, entre autres, les dépenses et les biens personnels pendant son incarcération (p. ex., appels téléphoniques, cantine, hygiène personnelle), ses dépenses pendant sa mise en liberté dans la collectivité et les « obligations imposées par le tribunal ».

[55]  La DC 860 prévoit que les détenus ont deux comptes détenus en fiducie par le SCC, soit un compte courant et un compte d’épargne. Une fois les retenues applicables prélevées sur le revenu du détenu (dont il sera question plus loin), en règle générale, 90 % du montant net est déposé dans le compte courant du détenu et les 10 % restants sont déposés dans le compte d’épargne du détenu. Les délinquants peuvent déposer des fonds provenant d’autres sources dans leur compte d’épargne (p. ex., les fonds en leur possession au moment de leur admission, les chèques de pensions, les cadeaux, etc.). Les virements du compte d’épargne au compte courant ne doivent pas dépasser 750 $ par année (bien qu’en vertu du paragraphe 30 de la DC 860, le directeur de l’établissement ait le pouvoir d’autoriser des demandes de virements excédant ce montant annuel à certaines fins précises, notamment « le remboursement de toute dette envers l’État ou le remboursement des obligations imposées par le tribunal, y compris la restitution aux victimes et les pensions alimentaires pour enfants »).

[56]  Selon le paragraphe 29 de la DC, le compte courant « peut être utilisé pour tout achat à l’appui du Plan correctionnel ou pour les activités constructives et légitimes des détenus ».

[57]  Comme le prévoit le paragraphe 104.1(4) du RSCMLC, la DC 860 fixe certains pourcentages du revenu de détenu jusqu’à un montant maximal fixe pour les paiements relatifs au coût de la nourriture et de l’hébergement. La directive prévoit également, au paragraphe 15, que le directeur de l’établissement peut réduire ou annuler les retenues pour la nourriture et l’hébergement à la demande du délinquant. Pour obtenir une réduction ou une annulation des retenues, le délinquant doit convaincre le directeur de l’établissement que les retenues en question « constituent une mesure excessive conformément au paragraphe 104.1(7) du RSCMLC ». Ce pouvoir de réduire ou d’annuler les retenues sera abordé en détail plus loin.

[58]  De plus, le paragraphe 4 de la DC 860 est libellé ainsi :

Les retenues seront prélevées sur le revenu du délinquant avant que la somme ne soit versée au Fonds de fiducie des détenus. Les retenues suivront l’ordre de priorité suivant :

a)  remboursement de toute dette envers l’État

b)  les retenues pour l’hébergement et/ou la nourriture

c)  les retenues pour l’administration du système téléphonique des détenus

d)  les cotisations à la Caisse de bienfaisance des détenus.

[59]  Il ressort de cette liste que la DC 860 prévoit des retenues sur le revenu d’un délinquant à des fins autres que celles énumérées dans la LSCMLC et le RSCMLC, comme nous l’avons vu précédemment. L’une de ces fins est « le remboursement de toute dette envers l’État ». Cette fin est définie à l’annexe de la DC 860 et s’entend des « ordonnances des tribunaux, [d]es demandes de paiement de l’Agence du revenu du Canada, [d]es dépens adjugés à l’État et d’autres sommes dues à l’État ». Il s’agit du genre de « remboursement » en cause en l’espèce.

[60]  Le demandeur soutient que le SCC n’avait pas le pouvoir de prélever des retenues sur son revenu de détenu pour exécuter l’ordonnance relative aux dépens, principalement parce que cette fin n’est pas mentionnée dans la LSCMLC ni dans le RSCMLC. Bien que je convienne que cette fin ne figure pas dans la LSCMLC ni dans le RSCMLC, je ne suis pas d’accord pour dire que le SCC n’avait pas le pouvoir de prélever des retenues sur le revenu du demandeur à cette fin.

[61]  La DC 860 repose sur plusieurs dispositions législatives, y compris les dispositions de la LSCMLC et du RSCMLC examinées précédemment. Le paiement des dépens adjugés en faveur de la Couronne fédérale n’est mentionné nulle part dans les dispositions citées de la LSCMLC ou du RSCMLC ou dans d’autres dispositions. Toutefois, la DC 860 cite également plusieurs dispositions de la LGFP. Curieusement, les dispositions citées semblent n’avoir rien à voir avec les questions traitées dans la DC 860, alors que l’article 155 de la LGFP, la disposition de la Loi qui traite expressément du prélèvement de retenues pour acquitter une dette envers la Couronne fédérale, n’est pas mentionné. Malgré cela, je suis convaincu que l’article 155 de la LGFP confère au SCC le pouvoir de prélever des retenues sur le revenu d’un détenu conformément à la DC 860 afin d’acquitter une dette envers la Couronne fédérale, y compris des dépens impayés. Comme l’affirme Mme Saele dans son affidavit, le SCC est du même avis.

[62]  L’article 155 de la Loi prévoit en partie ce qui suit :

Déduction et compensation

Deduction and set-off

155 (1) Le ministre compétent responsable du recouvrement d’une créance soit de Sa Majesté du chef du Canada, soit de Sa Majesté du chef d’une province s’il s’agit d’impôts provinciaux visés par une entente entre le Canada et la province en vertu de laquelle le Canada est autorisé à percevoir les impôts pour le compte de la province, peut autoriser, par voie de déduction ou de compensation, la retenue d’un montant égal à la créance sur toute somme due au débiteur ou à ses héritiers par Sa Majesté du chef du Canada.

155 (1) Where any person is indebted to

(a) Her Majesty in right of Canada, or

(b) Her Majesty in right of a province on account of taxes payable to any province, and an agreement exists between Canada and the province whereby Canada is authorized to collect the tax on behalf of the province,

the appropriate Minister responsible for the recovery or collection of the amount of the indebtedness may authorize the retention of the amount of the indebtedness by way of deduction from or set-off against any sum of money that may be due or payable by Her Majesty in right of Canada to the person or the estate of that person.

[…]

Assentiment du ministre compétent

Consent of other Minister

(4) La retenue d’argent prévue par le paragraphe (1) ne peut être effectuée sans l’assentiment du ministre compétent responsable, en l’absence de ce paragraphe, du paiement de la somme en cause.

(4) No amount may be retained under subsection (1) without the consent of the appropriate Minister under whose responsibility the payment of the sum of money due or payable referred to in that subsection would but for that subsection be made.

[63]  En vertu de cette disposition, le ministre de la Justice et procureur général du Canada (le ministre responsable du recouvrement de la dette en l’espèce) peut autoriser la retenue de fonds autrement payables au demandeur (c.‑à‑d. son revenu de détenu) pour recouvrer la dette qu’il a envers la Couronne fédérale, pourvu que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre sous la responsabilité duquel le revenu de détenu serait autrement payable au demandeur) y consente. Ainsi, le SCC a conclu à juste titre qu’il avait le pouvoir de prélever les retenues en cause en l’espèce.

[64]  Il peut être préoccupant en l’espèce qu’aucune des dispositions examinées précédemment et, surtout, l’article 155 de la LGFP, n’est mentionnée à l’appui de la décision initiale. De plus, il n’y a aucune preuve directe que le ministre (ou ses délégués) a expressément donné les approbations nécessaires pour que le recouvrement auprès du demandeur soit effectué conformément à l’article 155 de la LGFP. Quoi qu’il en soit, je suis disposé à présumer que le parajuriste des services juridiques qui a opéré le recouvrement de la dette agissait en vertu du pouvoir qui lui était délégué par le ministre de la Justice et procureur général du Canada de retenir les sommes dues au demandeur et que les fonctionnaires du bureau des finances de l’Établissement de Kent qui ont approuvé et fixé les retenues sur le revenu de détenu du demandeur agissaient en vertu du pouvoir qui leur était délégué par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile de consentir à cet arrangement. Bien que cela me suffise pour passer à ce que je considère comme la question principale en l’espèce, j’ajouterais ceci. Même s’il n’est peut‑être pas nécessaire que les ministres participent personnellement à une affaire comme celle qui nous occupe (un point sur lequel je ne me prononcerai pas), compte tenu de l’importance des intérêts en jeu dans une décision comme celle en cause en l’espèce, à l’avenir, on espérerait voir, à tout le moins, une plus grande participation de la haute direction au sein des ministères concernés, même à la première étape du processus décisionnel.

[65]  Quant à savoir s’il était raisonnable de prélever les retenues qui ont été prélevées en l’espèce compte tenu des contraintes juridiques ayant une influence sur la décision, il s’agit d’une question distincte, que je vais maintenant examiner.

VI.  ANALYSE

[66]  La question principale en l’espèce peut maintenant être formulée simplement : La décision du SCC de déduire la totalité du revenu de détenu du demandeur pour exécuter l’ordonnance relative aux dépens était‑elle raisonnable? À mon avis, elle ne l’était pas. Bien que je convienne avec le défendeur que la DC 860 et les dispositions législatives et réglementaires examinées précédemment confèrent le pouvoir de prélever des retenues sur le revenu d’un détenu pour exécuter une ordonnance relative aux dépens prononcée en faveur de la Couronne fédérale, je ne peux convenir que les retenues prélevées sur le revenu de détenu du demandeur en l’espèce ont été effectuées « conformément » à ces textes de loi, comme l’affirme Mme Saele dans son affidavit. Au contraire, j’estime qu’il est impossible de concilier le résultat en l’espèce avec ces textes de loi. En l’absence d’une explication justifiant pourquoi on a retenu 100 % du revenu de détenu du demandeur, je ne peux que conclure que ce résultat est indéfendable compte tenu des contraintes juridiques ayant une incidence sur le processus décisionnel du SCC.

[67]  Le revenu de détenu peut jouer un rôle important dans l’atteinte des objectifs du système correctionnel. En encourageant les délinquants à participer aux programmes définis dans leur plan correctionnel, il favorise leur réadaptation et leur réinsertion sociale en tant que citoyens respectueux des lois. Même l’apprentissage d’une compétence aussi fondamentale que la capacité d’établir un budget, notamment d’épargner en prévision de sa mise en liberté, peut favoriser l’atteinte de ces objectifs. Le fait d’avoir accès à des fonds pendant l’incarcération pour répondre à des besoins aussi élémentaires que la cantine, les appels téléphoniques et l’hygiène personnelle peut aussi faire en sorte que les conditions d’incarcération répondent au moins à un niveau d’humanité de base. En revanche, l’atteinte de ces objectifs peut être entravée ou même totalement compromise si le revenu du détenu lui est retiré. C’est sans aucun doute pourquoi, conformément au RSCMLC, le commissaire a imposé une limite dans la DC 860 au montant des retenues qui peuvent être prélevées sur le revenu d’un détenu aux fins prévues. Même en ce qui concerne les amendes et la restitution découlant d’une mesure disciplinaire du SCC, le taux est généralement plafonné à 25 % du revenu total à déposer dans le fonds de fiducie des détenus.

[68]  Les retenues aux fins de l’acquittement d’une dette envers la Couronne fédérale ne sont pas expressément assujetties à de telles limites dans la DC 860. Néanmoins, le SCC est ultimement régi par la LSCMLC. Je répète que l’article 3 de cette loi prévoit que le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois. Compte tenu du lien direct entre le versement d’un revenu au détenu et la réalisation de l’objectif du système correctionnel par les moyens indiqués, il incombe au SCC de tenir compte des conséquences que pourraient avoir les retenues visant à payer une dette envers la Couronne fédérale sur le détenu, même si la DC 860 ne l’exige pas.

[69]  Le SCC ne semble pas contester le fait que les facteurs que j’ai mentionnés dans les paragraphes précédents doivent être pris en compte pour décider s’il y a lieu d’effectuer des retenues sur le revenu d’un détenu et, le cas échéant, à quel taux. Toutefois, comme l’a affirmé Mme Saele dans son affidavit, le SCC estime qu’il n’a pas à tenir compte de ces facteurs avant de commencer à prélever les retenues. Il incombe plutôt au délinquant de soulever ces facteurs dans une demande auprès du directeur de l’établissement où il est incarcéré en vue de réduire ou d’annuler les retenues et, au besoin, de déposer un grief à l’encontre d’une décision qui lui est défavorable. Par conséquent, en l’espèce, le défendeur soutient que le demandeur aurait pu et aurait dû demander au directeur de l’Établissement de Kent de réduire ou d’annuler les retenues prélevées sur son revenu de détenu. Si le SCC n’a pas pris en compte ces facteurs, c’est tout simplement parce que le demandeur n’a pas présenté une telle demande.

[70]  Je ne crois pas que le droit de demander au directeur de l’établissement de réduire ou d’annuler les retenues libère le SCC de sa responsabilité de tenir compte des conséquences possibles des retenues sur le délinquant avant de commencer à les prélever.

[71]  Bien que cette question ne soit ultimement pas déterminante, je remarque que le fondement législatif sur lequel repose le pouvoir du directeur de l’Établissement de Kent de réduire ou d’annuler les retenues prélevées sur le revenu du demandeur soulève des préoccupations compte tenu de la raison pour laquelle ces retenues ont été effectuées, à savoir pour exécuter l’ordonnance relative aux dépens.

[72]  Dans son affidavit, Mme Saele indique que la décision de réduire ou d’annuler des retenues repose sur le paragraphe 104.1(7) du RSCMLC. Il prévoit ce qui suit :

(7) Lorsque le directeur du pénitencier détermine, selon les renseignements fournis par le délinquant, que des retenues ou des versements prévus dans le présent article réduiront excessivement la capacité du délinquant d’atteindre les objectifs de son plan correctionnel, de répondre à des besoins essentiels ou de faire face à des responsabilités familiales ou parentales, il réduit les retenues ou les remboursements ou y renonce pour permettre au délinquant d’atteindre ces objectifs, de répondre à ces besoins ou de faire face à ces responsabilités.

(7) Where the institutional head determines, on the basis of information that is supplied by an offender, that a deduction or payment of an amount that is referred to in this section will unduly interfere with the ability of the offender to meet the objectives of the offender’s correctional plan or to meet basic needs or family or parental responsibilities, the institutional head shall reduce or waive the deduction or payment to allow the offender to meet those objectives, needs or responsibilities.

[73]  Ce pouvoir de réduire ou d’annuler les retenues est limité aux « retenues ou [aux] versements prévus dans le présent article ». Or, l’article 104.1 du RSCMLC ne fait mention que des retenues ou des versements effectués en vertu du paragraphe 78(2) de la LSCMLC et, comme nous l’avons vu précédemment, le paragraphe 78(2) n’aborde pas les retenues en vue d’acquitter une dette envers la Couronne fédérale qui n’est pas liée au système correctionnel (p. ex., une dette découlant d’une ordonnance relative aux dépens d’un tribunal).

[74]  Bien que le défendeur se soit également appuyé sur le paragraphe 104.1(7) du RSCMLC dans son mémoire des faits et du droit, dans sa plaidoirie orale, son avocat a reconnu qu’à première vue, cette disposition ne semblait pas s’appliquer en l’espèce. Toutefois, l’avocat a également souligné que, même s’il ne s’appliquait pas directement, le paragraphe 104.1(7) faisait état de certains facteurs pertinents dont il faudrait tenir compte dans une demande d’allègement.

[75]  Dans l’éventualité où cela puisse servir dans d’autres affaires, je souligne la thèse du SCC en l’espèce selon laquelle un délinquant peut demander un allègement au titre du paragraphe 104.1(7) du RSCMLC relativement aux retenues effectuées pour l’acquittement d’une dette envers la Couronne fédérale qui n’est pas liée aux types précis de retenues mentionnées à l’article 104.1. De façon plus générale, que cette disposition confère ou non au directeur d’établissement le pouvoir de réduire ou d’annuler ces retenues, je conviens avec le défendeur qu’il doit y avoir une procédure interne pour permettre à un détenu de demander un allègement lorsque des retenues sont prélevées sur son revenu à d’autres fins que celles prévues au paragraphe 78(2) de la LSCMLC. De plus, je conviens avec le défendeur que le paragraphe 104.1(7) du RSCMLC énonce plusieurs éléments importants à prendre en compte. Quel que soit son fondement juridique précis dans la LSCMLC ou le RSCMLC, une telle procédure pour demander un allègement constitue une importante mesure de protection après coup. Toutefois, le fait que le demandeur puisse s’en prévaloir n’exonère pas le SCC de sa responsabilité d’examiner la question soulevée au paragraphe 104.1(7) du RSCMLC avant de commencer à prélever les retenues.

[76]  À mon sens, ce n’est pas lorsqu’une demande est présentée au directeur d’établissement au titre du paragraphe 104.1(7) du RSCMLC ou d’une procédure analogue qu’un employé du SCC devrait se demander pour la première fois si les retenues sur le revenu d’un délinquant « réduiront excessivement [sa] capacité […] d’atteindre les objectifs de son plan correctionnel, de répondre à des besoins essentiels ou de faire face à des responsabilités familiales ou parentales ». Le fait de procéder de cette manière n’est pas conforme aux obligations fondamentales du SCC découlant des articles 3 et 4 de la LSCMLC. Le SCC devrait plutôt tenir compte de ces facteurs lorsque la question de savoir s’il faut commencer à prélever les retenues se pose pour la première fois. Si les retenues entraîneront une réduction excessive de cette nature, elles ne devraient pas avoir lieu. Si ces facteurs ne sont pas pris en compte dès le départ, le SCC risque de prendre une mesure qui n’est pas conforme aux obligations que lui imposent les articles 3 et 4 de la LSCMLC, en particulier sa responsabilité globale à l’égard de la réadaptation des délinquants et de leur réinsertion sociale en tant que citoyens respectueux des lois. Le délinquant ne devrait pas avoir à attendre le délai nécessaire pour préparer une demande au titre du paragraphe 104.1(7) du RSCMLC ou d’une procédure analogue, puis pour recevoir une décision du directeur de l’établissement, pour faire corriger une décision erronée qui aurait pu être évitée au départ si seulement les conséquences possibles des retenues avaient été prises en compte. (Je remarque que Mme Saele n’a fourni aucun élément de preuve concernant le délai de traitement habituel d’une demande fondée sur le paragraphe 104.1(7) du RSCMLC à l’Établissement de Kent ou ailleurs ni le délai de traitement d’un grief déposé à l’encontre d’une décision défavorable par la suite).

[77]  Il va sans dire qu’une obligation imposée par un tribunal, comme une ordonnance relative aux dépens, est une affaire sérieuse que l’on ne peut tout simplement ignorer, même si on est incarcéré dans un pénitencier. Compte tenu de la responsabilité du SCC d’aider les délinquants à s’acquitter de leurs obligations imposées par le tribunal, y compris les ordonnances relatives aux dépens, il pourrait être approprié dans un cas donné que le SCC intervienne et facilite le paiement par les délinquants relativement à de telles obligations. Le principe directeur pour le SCC doit être d’agir conformément au plan correctionnel du délinquant et aux objectifs généraux du système correctionnel. Compte tenu des directives générales énoncées dans la DC 860, le fonctionnaire initialement chargé de décider s’il y a lieu d’approuver les retenues pour acquitter une dette envers la Couronne fédérale doit notamment examiner si les retenues réduiraient la capacité du délinquant d’atteindre les objectifs de son plan correctionnel, de répondre à des besoins essentiels ou de faire face à des responsabilités familiales ou parentales. Le fait de limiter les retenues à un certain pourcentage du revenu du délinquant pourrait permettre d’éviter cette conséquence dans un cas donné. Bien que, en théorie, des retenues équivalant à 100 % du revenu puissent se justifier, étant donné l’importance que peut avoir le revenu d’un détenu sur sa motivation à participer aux programmes recommandés, ainsi que les limites claires imposées sur les retenues effectuées aux autres fins énoncées dans la DC 860, on pourrait s’attendre à ce que ces retenues soient tout à fait exceptionnelles. À l’inverse, même des retenues minimales ordinaires pourraient réduire excessivement la capacité du délinquant d’atteindre les objectifs de son plan correctionnel. Tout dépend des circonstances de l’affaire. Compte tenu des conséquences que peut avoir sur le délinquant la réduction ou même l’annulation de son revenu, le SCC doit démontrer qu’il a tenu compte de ces conséquences et qu’elles sont justifiées avant de prendre cette mesure (voir Vavilov, au par. 135).

[78]  En l’espèce, rien dans le dossier ne démontre que le SCC a examiné les conséquences que pouvait avoir sur le demandeur, compte tenu de sa situation particulière, sa décision de réduire à zéro son revenu de détenu avant de la prendre. En effet, comme cette décision n’est aucunement justifiée, l’issue en soi mène inéluctablement à la conclusion que ces conséquences possibles n’ont pas du tout été examinées. Compte tenu de l’importance du revenu d’un détenu, comme je l’ai mentionné précédemment, l’issue est indéfendable. En toute équité, l’avocat du défendeur n’a pas vigoureusement soutenu le contraire à l’instruction de la présente demande et a même admis que le caractère raisonnable de la décision était [TRADUCTION] « douteux ».

[79]  Enfin, le demandeur soutient qu’en retenant 100 % de son revenu de détenu, le SCC a violé les droits qui lui sont garantis par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Compte tenu de mes conclusions ci‑dessus et de l’absence de preuve à l’appui de cette thèse, il n’est ni nécessaire ni approprié d’aborder cette question (voir Al-Abbas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1000, aux par. 17‑19, et la jurisprudence qui y est citée).

VII.  RÉPARATION

[80]  Ayant convenu avec le demandeur qu’il était déraisonnable pour le SCC de retenir 100 % de son revenu de détenu, je dois maintenant examiner quelle mesure de réparation, le cas échéant, devrait être accordée.

[81]  Les réparations prévues au paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales sont discrétionnaires (Strickland, aux par. 37‑38). Compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris du fait que le revenu de détenu du demandeur ne fait plus l’objet de retenues parce que ce dernier ne reçoit plus de revenu, j’ai conclu que la réparation appropriée consiste à déclarer illégale la décision du SCC de retenir 100 % du revenu de détenu du demandeur entre le 16 août 2018 et le 14 mars 2019. Évaluer le caractère raisonnable d’une décision administrative revient essentiellement à en évaluer la légalité. Ma conclusion selon laquelle le SCC a agi illégalement en retenant la totalité du revenu de détenu du demandeur découle de ma conclusion selon laquelle la décision de le faire est déraisonnable. Toutefois, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, aucune autre mesure de réparation n’est nécessaire.

[82]  Habituellement, lorsqu’une demande de contrôle judiciaire est accueillie, il convient d’annuler la décision en question et de renvoyer l’affaire à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision (voir Vavilov, au par. 141). En l’espèce, toutefois, cela ne servirait à rien puisque le demandeur ne reçoit plus de revenu de détenu. Il n’y a plus rien à décider.

[83]  Le demandeur a sollicité une ordonnance de restitution des fonds qui ont été déduits de son revenu de détenu. Le défendeur n’a pas abordé cette mesure de réparation dans ses observations et a plutôt fait valoir que la demande devrait être rejetée.

[84]  Je ne suis pas disposé à accorder la réparation sollicitée par le demandeur.

[85]  Le demandeur ne conteste pas (et il ne pourrait pas le faire en l’espèce) qu’il est endetté envers la Couronne fédérale en raison de l’ordonnance relative aux dépens du 10 janvier 2018. Les fonds ont été déduits de son revenu de détenu pour lui permettre de s’acquitter (du moins en partie) des obligations que lui imposait cette ordonnance. On peut présumer que le SCC a remis les fonds au ministère de la Justice, comme demandé. Même s’il était déraisonnable et, en réalité, illégal de la part du SCC de recouvrer les fonds du demandeur de la façon dont il l’a fait, ces fonds ont été utilisés pour rembourser une dette valide envers la Couronne fédérale. Rien ne m’autorise à ordonner que ces fonds soient remis au demandeur maintenant.

[86]  Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de décider si, dans tous les cas, la Cour aurait eu compétence en vertu du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales pour rendre une ordonnance de restitution dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire (voir Canada (Procureur général) c TeleZone Inc, 2010 CSC 62, [2010] 3 RCS 585, aux par. 26 et 52).

VIII.  DÉPENS

[87]  M. Sloan, l’avocat du demandeur, a reconnu que la présente affaire découle de l’ordonnance relative aux dépens du 10 janvier 2018 et a pris acte des circonstances qui ont donné lieu à cette ordonnance. Ainsi, il n’a pas sollicité de dépens au nom de son client dans la présente demande dans l’éventualité où il aurait gain de cause. En même temps, M. Sloan m’a demandé de tenir compte du fait qu’il agissait en vertu d’un certificat délivré par Aide juridique Ontario [AJO]. Selon lui, il pourrait convenir de verser une certaine indemnité à cet organisme au moyen d’une ordonnance relative aux dépens.

[88]  Je crois en effet qu’il convient de reconnaître l’apport d’AJO de cette façon. Comme je l’ai déjà dit, la présente affaire soulève des questions de grande importance. La viabilité d’AJO est essentielle pour que les groupes marginalisés et défavorisés, comme les détenus des pénitenciers, puissent surmonter les obstacles importants à l’accès à la justice auxquels ils sont confrontés. Le montant des dépens qui sera ordonné vise à la fois à fournir une indemnité raisonnable à AJO pour son apport et à reconnaître le rôle important que cet organisme a joué en permettant au demandeur de présenter sa demande.

[89]  Par conséquent, des dépens de 1 000 $, taxes et débours compris, sont adjugés à l’encontre du défendeur. Ces dépens sont versés en fiducie à M. Sloan conformément au paragraphe 400(7) des Règles des Cours fédérales. Il appartiendra ensuite à M. Sloan de remettre ces fonds à AJO conformément aux modalités de son certificat et au paragraphe 46(4) de la Loi de 1998 sur les services d’aide juridique, LO 1998, c 26.

IX.  CONCLUSION

[90]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens. La Cour déclare que la décision de retenir 100 % du revenu du demandeur pendant qu’il était détenu à l’Établissement de Kent pour exécuter l’ordonnance relative aux dépens du 10 janvier 2018 en faveur du procureur général du Canada était illégale.


JUGEMENT dans le dossier T-2038-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du Service correctionnel du Canada de retenir 100 % du revenu de détenu du demandeur pendant qu’il était détenu à l’Établissement de Kent pour exécuter l’ordonnance relative aux dépens du 10 janvier 2018 en faveur du procureur général du Canada est déclarée illégale.

  3. Le défendeur est condamné à verser des dépens de 1 000 $, taxes et débours compris, en fiducie à J. Todd Sloan, avocat.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2038-18

 

INTITULÉ :

MARK ANDREW JOHNSTON c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 novembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 9 mars 2020

COMPARUTIONS :

J. Todd Sloan

 

Pour le demandeur

 

Kevin Palframan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

J. Todd Sloan

Avocat

Kanata (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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