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Dossier : IMM-3309-19

Référence : 2020 CF 200

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 février 2020

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

SOMELA RRUSTEMAJ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La Cour est saisie d’une demande fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision du 30 avril 2019 [la décision], par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté l’appel interjeté par la demanderesse à l’encontre du refus de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de lui reconnaître la qualité de réfugiée et celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

II.  CONTEXTE

[2]  La demanderesse est une citoyenne de l’Albanie. Elle affirme qu’elle est en danger en Albanie en raison de sa relation antérieure avec son ex-fiancé. Celui-ci a été violent tout au long de leur relation et il a même menacé la demanderesse et des membres de sa famille.

[3]  La demanderesse est venue au Canada pour la première fois en septembre 2016. Toutefois, elle n’a présenté une demande d’asile qu’en juillet 2017, après son retour d’Albanie, où, à la demande de son père, elle avait participé à une séance de médiation avec son ex-fiancé, au cours de laquelle ce dernier avait proféré de nouvelles menaces à l’encontre de la demanderesse et de sa famille.

[4]  La demanderesse affirme qu’elle a rencontré son ex-fiancé lorsqu’elle avait 15 ans et qu’elle a dû l’épouser sous la pression de ses parents. Elle soutient qu’il l’a souvent maltraitée pendant leur relation et qu’elle a été hospitalisée à plusieurs reprises. Ces mauvais traitements ont eu de graves répercussions physiques et psychologiques sur la demanderesse et elles ont abouti à un avortement et à une tentative de suicide. Elle a aussi indiqué que son ex-fiancé proférait continuellement des menaces de mort à son égard pendant cette période et qu’il contrôlait toutes ses activités quotidiennes.

[5]  La demanderesse affirme avoir tenté à deux reprises de fuir son ex-fiancé en se cachant dans une autre ville. Toutefois, malgré ses efforts pour lui échapper, il l’a retrouvée à ces deux occasions.

[6]  La demanderesse soutient également que son ex-fiancé s’est livré au commerce de la drogue, mais qu’en raison de son amitié et de son association avec des agents de police, il n’a jamais été accusé, malgré le fait qu’il ait été pris en flagrant délit. Il se vantait devant elle de son immunité et de ses amis policiers.

[7]  La demanderesse affirme que, par suite de l’échec de la tentative de médiation de son père en mai 2017, elle a été agressée par un homme qui prétendait connaître son ex-fiancé, ce qui l’a incitée à présenter une demande d’asile à son retour au Canada.

[8]  Le 5 janvier 2018, la SPR a conclu que la demanderesse n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger. Premièrement, la SPR a tiré des conclusions défavorables concernant la crédibilité de la demanderesse, parce qu’elle avait omis de fournir des preuves des conversations qu’elle aurait eues sur Facebook avec son ex-fiancé pour corroborer l’authenticité de leur relation ainsi que de son retour en Albanie en 2017 pour rencontrer son ex‑fiancé. Deuxièmement, la SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[9]  Le 30 avril 2019, la SAR a rejeté l’appel de la demanderesse et a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Bien qu’elle ait conclu que la SPR avait commis une erreur dans son analyse de la crédibilité de la demanderesse, la SAR s’est ralliée à la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État.

[10]  La SAR a conclu que la conclusion de la SPR concernant la crédibilité de la demanderesse était le résultat d’une conclusion inappropriée relative à la vraisemblance et de l’omission d’appliquer les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, publiées le 13 novembre 1996 [les Directives sur la persécution en raison du sexe]. La SAR a souligné que les conclusions relatives à la vraisemblance ne doivent être tirées que dans les cas les plus évidents et que le fait que la demanderesse ait omis de fournir des renseignements tirés de ses anciens comptes Facebook et de ses téléphones cellulaires ne permettait pas de remettre en question sa crédibilité. La SAR a également conclu que la SPR avait commis une erreur en examinant le retour de la demanderesse en Albanie d’un point de vue purement objectif. En effet, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas tenu compte de la situation particulière de la demanderesse et des effets de la violence conjugale, conformément aux Directives sur la persécution en raison du sexe et aux conclusions tirées par la Cour suprême du Canada dans R c Lavallee, [1990] 1 RCS 852, 108 NR 321.

[11]  La SAR a néanmoins conclu qu’en tenant compte des conditions générales dans le pays et de la situation particulière de la demanderesse, la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État.

[12]  Premièrement, la SAR a fait remarquer que la SPR a tenu compte du niveau de démocratie en Albanie, des lacunes des services de police et des éléments de preuve indiquant que la violence familiale demeure un [traduction« problème grave » en Albanie et que les agents de police n’ont souvent pas la formation ni les capacités nécessaires pour intervenir efficacement. Toutefois, la SAR a également fait remarquer que la SPR avait conclu à juste titre que des améliorations opérationnelles concrètes avaient été apportées en Albanie au cours des dernières années. Par conséquent, la SAR a conclu que l’analyse de la SPR relative à la capacité opérationnelle de protection de l’État était juste en ce qui concerne la situation de la demanderesse, parce que : (1) il n’y avait aucune preuve de communication récente avec l’agent de persécution; (2) rien ne permettait de penser que ce dernier s’intéressait toujours à elle; (3) rien ne permettait de croire que son ex-fiancé ou sa famille faisait pression sur elle pour qu’elle continue sa relation avec lui, et (4) sa famille semblait pleinement l’appuyer dans sa démarche de couper tous les liens avec son ex-fiancé.

[13]  Deuxièmement, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que le fait que la demanderesse n’eût pas demandé la protection de la police était un facteur pertinent lui permettant de conclure que la demanderesse n’avait pas prouvé qu’elle ne pouvait pas obtenir la protection de l’État en Albanie. La SAR a également fait remarquer que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que la preuve dérivée présentée par la demanderesse concernant les liens de son ex-fiancé avec le service de police local était quelque peu vague et insuffisante pour établir qu’elle était incapable d’obtenir la protection de la police.

[14]  Troisièmement, la SAR a convenu avec la demanderesse que la SPR a commis une erreur en faisant référence à des organismes gouvernementaux qui ne sont pas expressément chargés de la protection dans sa conclusion; toutefois, la SAR a conclu que la SPR ne s’appuyait pas uniquement sur l’existence de ces organismes pour conclure que la protection de l’État était accessible.

[15]  Enfin, d’après sa propre évaluation de la situation personnelle de la demanderesse, la SAR a jugé que c’est à juste titre que la SPR avait conclu que la demanderesse n’avait pas démontré qu’elle ne pourrait pas obtenir une protection de l’État adéquate en Albanie. La SAR a fait remarquer que la demanderesse est une jeune femme relativement instruite et que les mauvais traitements qu’elle avait subis n’étaient pas attribuables à sa structure familiale, parce qu’elle n’avait jamais été mariée à son ex-fiancé et que sa famille était favorable à ce qu’elle rompe les liens avec lui. La SAR a fait remarquer que l’absence de structure familiale distingue cette affaire d’une grande partie des commentaires sur la nature de la violence familiale en Albanie et la réticence de la police albanaise à intervenir.

IV.  LES QUESTIONS À TRANCHER

[16]  Les questions en litige soulevées par la présente demande sont les suivantes :

V.  LA NORME DE CONTRÔLE

[17]  La présente demande a été instruite avant que la Cour suprême du Canada ne rende les récents arrêts Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], et Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66. La décision de la Cour a été mise en délibéré. Les observations des parties portant sur la norme de contrôle s’inspiraient donc du cadre d’analyse de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Toutefois, compte tenu des circonstances de l’espèce, ainsi que des instructions de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, au par. 144, la Cour a jugé qu’il était nécessaire de demander aux parties de présenter des observations supplémentaires au sujet de la norme de contrôle applicable. J’ai appliqué le cadre élaboré dans l’arrêt Vavilov pour examiner la présente demande. Bien que cela ait modifié la norme applicable à l’examen de la Cour quant à la question de savoir si la SAR a commis une erreur dans l’application du critère juridique pour apprécier le caractère adéquat de la protection de l’État, ma conclusion demeure inchangée.

[18]  Aux paragraphes 23 à 32 de l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont cherché à simplifier la manière avec laquelle les tribunaux choisissent la norme de contrôle applicable aux questions dont ils sont saisis. Les juges majoritaires ont éliminé l’approche contextuelle et catégorique adoptée dans l’arrêt Dunsmuir en faveur de l’instauration d’une présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique. Toutefois, ils ont fait observer que cette présomption peut être écartée sur le fondement (1) d’une intention législative claire de prescrire une autre norme de contrôle (Vavilov, aux par. 33-52) et (2) de certains scénarios où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte, comme les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, aux par. 53-64).

[19]  Avant que la Cour suprême du Canada ne rende sa décision dans l’affaire Vavilov, la demanderesse a soutenu que la norme de la décision correcte s’appliquait à la question de l’équité procédurale ainsi qu’à la question de savoir si la SAR a appliqué le critère juridique approprié pour apprécier le caractère adéquat de la protection de l’État en Albanie. La demanderesse a également soutenu que la norme de la décision raisonnable s’appliquait à l’appréciation de la preuve par la SAR et à l’application des Directives sur la persécution en raison du sexe. Toutefois, le défendeur soutient que la norme de la décision raisonnable s’applique à toutes les questions en l’espèce.

[20]  Le 16 janvier 2020, les parties ont été invitées à présenter des observations écrites sur la norme de contrôle applicable à la lumière de la décision Vavilov. La demanderesse n’aborde pas la question de l’équité procédurale, mais elle semble soutenir que la norme de la décision raisonnable s’applique aux autres questions en l’espèce. Entre-temps, le défendeur continue de soutenir que la norme de la décision raisonnable s’applique à toutes les questions en l’espèce, étant donné que [traduction« les arguments de la demanderesse visent essentiellement à contester le bien-fondé de la décision ».

[21]  Je conviens avec la demanderesse que la norme de la décision raisonnable devrait s’appliquer à l’examen par la Cour de toutes les questions en litige, sauf la question de l’équité procédurale, puisque rien ne réfute la présomption suivant laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique à ces questions.

[22]  Certains tribunaux ont conclu que la norme de contrôle applicable à une allégation de manquement à l’équité procédurale est celle de la « décision correcte » (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au par. 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux par. 59-61 [Khosa]). Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada ne s’est pas penchée sur la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale (Vavilov, au par. 23). Toutefois, une approche plus judicieuse sur le plan de la doctrine veut qu’aucune norme de contrôle ne s’applique à la question de l’équité procédurale. Dans l’arrêt Moreau-Bérubé c Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, la Cour suprême du Canada a déclaré que la question de l’équité procédurale :

[…] n’exige pas qu’on détermine la norme de révision judiciaire applicable. Pour vérifier si un tribunal administratif a respecté l’équité procédurale ou l’obligation d’équité, il faut établir quelles sont les procédures et les garanties requises dans un cas particulier. [Moreau-Bérubé, au par. 74.]

[23]  En ce qui concerne la question de savoir si la SAR a commis une erreur en appliquant le critère juridique pour apprécier le caractère adéquat de la protection de l’État, les cours de justice ont souvent conclu dans le passé que la norme de la décision correcte s’applique aux questions concernant l’application du critère juridique approprié par un décideur. Voir, à titre d’exemple, les décisions Castro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 13, au par. 6, et Kotlarova c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 444, au par. 19. Toutefois, à la suite de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Vavilov, l’application d’un critère juridique par un décideur ne relève d’aucune des exceptions énumérées permettant de réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable, sauf s’il s’agit d’une question constitutionnelle, d’une question de droit générale ou d’une question « d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble ». Toutefois, un libellé clair dans le régime législatif applicable et une jurisprudence abondante par lequel un critère juridique applicable est établi impose des contraintes strictes à l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un décideur, et tout écart serait généralement considéré comme déraisonnable en l’absence de motifs convaincants et explicites. Voir Vavilov, aux par. 105-114, 129-132 et plus particulièrement au par. 111 :

[111]  Il coule de source que le droit — tant la loi que la common law — limitera l’éventail des options qui s’offrent légalement au décideur administratif chargé de trancher un cas particulier : voir Dunsmuir, par. 47 et 74. Par exemple, le décideur administratif qui interprète la portée de son pouvoir de réglementation dans le but de l’exercer ne peut retenir une interprétation incompatible avec les principes de common law applicables en ce qui concerne la nature des pouvoirs législatifs : voir Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810, par. 45‑48. Un organisme chargé par la loi d’évaluer un taux d’imposition applicable conformément à un régime fiscal existant en particulier ne peut non plus faire fi de ce régime ni baser ses calculs sur un système « fictif » qu’il a créé arbitrairement : Montréal (Ville), par. 40. Lorsqu’une relation est régie par le droit privé, il serait déraisonnable de la part du décideur de faire abstraction de ce fait lorsqu’il se prononce sur les droits des parties dans le cadre de cette relation : Dunsmuir, par. 74. De la même manière, lorsque la loi habilitante prévoit l’application d’une norme bien connue en droit et dans la jurisprudence, une décision raisonnable sera généralement conforme à l’acception consacrée de cette norme : voir, p. ex., l’analyse des « motifs raisonnables de soupçonner » dans l’arrêt Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006, par. 93‑98.

[24]  En ce qui concerne l’application par la SAR des Directives sur la persécution en raison du sexe et son évaluation des éléments de preuve présentés, la norme de la décision raisonnable s’applique. Cela est conforme à la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov. Voir Rasaiah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 632, aux par. 14-16.

[25]  Au moment de contrôler une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse consistera à établir si la décision « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au par. 99). La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle unique qui varie et « s’adapte au contexte » (Vavilov, au par. 89, citant Khosa, au par. 59). Ces contraintes d’ordre contextuel « cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solution qu’il peut retenir » (Vavilov, au par. 90). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que lorsque la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100). La Cour suprême du Canada énumère deux types de lacunes fondamentales qui rendent une décision déraisonnable : 1) le manque de logique interne du raisonnement; et 2) le caractère indéfendable d’une décision « compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur [elle] » (Vavilov, au par. 101).

VI.  LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[26]  Les dispositions suivantes de la LIPR sont pertinentes à l’égard de la présente demande de contrôle judiciaire :

Définition de réfugié

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care


 

VII.  LES ARGUMENTS

A.  La demanderesse

[27]  La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur : (1) en violant son droit à l’équité procédurale; 2) en appliquant le mauvais critère juridique pour apprécier la protection de l’État; 3) en omettant d’appliquer les Directives sur la persécution en raison du sexe, et (4) en appréciant la preuve de façon déraisonnable, soit en ignorant les éléments de preuve pertinents, en accordant un poids inapproprié à des faits non pertinents et en rejetant son témoignage concernant les liens entre son ex-fiancé et la police. Pour ces motifs, la demanderesse soutient que la présente demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie et que l’affaire devrait être renvoyée à la SAR pour faire l’objet d’un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

(1)  L’équité procédurale

[28]  La demanderesse soutient que la SAR a violé son droit à l’équité procédurale en ne tenant pas compte de ses observations concernant le fait que les autorités albanaises n’aient pas intenté de poursuites contre son ex-fiancé et les problèmes que rencontrent les femmes qui cherchent à obtenir la protection de l’État en Albanie.

(2)  Le critère juridique pour l’appréciation de la protection de l’État

[29]  La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur en concluant que la SPR avait appliqué le critère approprié pour apprécier la question de savoir si la demanderesse pouvait bénéficier d’une protection adéquate de l’État en Albanie.

[30]  La demanderesse soutient qu’un décideur doit d’abord évaluer le degré de démocratie et de corruption dans un pays lorsqu’il apprécie le caractère adéquat de la protection de l’État, parce qu’une conclusion selon laquelle un demandeur d’asile aurait dû en faire davantage et épuiser tous les recours possibles est directement proportionnelle au degré de démocratie et de corruption dans ce pays. La demanderesse cite la décision rendue par la Cour dans Sow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 646, au par. 10.

[31]  Si la SAR avait tenu compte du degré de démocratie et de corruption en Albanie, elle aurait constaté que la preuve documentaire révèle que l’Albanie a des lacunes sur le plan de l’indépendance judiciaire et de la liberté, et que la corruption est endémique dans les services de police et d’application de la loi en Albanie.

(3)  L’application des Directives sur la persécution en raison du sexe

[32]  La demanderesse soutient que la SAR n’a pas appliqué les Directives sur la persécution en raison du sexe dans son analyse du caractère adéquat de la protection de l’État dont elle pouvait se réclamer en Albanie. Bien que la SAR ait explicitement mentionné et pris en considération les Directives sur la persécution en raison du sexe dans son analyse de la conclusion de la SPR en matière de crédibilité, ces directives ne sont pas citées dans l’analyse de la SAR sur la protection de l’État. Par conséquent, la demanderesse soutient que la SAR aurait dû se pencher sur sa capacité d’obtenir une protection adéquate de l’État en Albanie, compte tenu de sa situation personnelle.

(4)  L’appréciation de la preuve

[33]  La demanderesse soutient que la SAR a apprécié de façon déraisonnable la preuve présentée concernant sa capacité de demander une protection adéquate de l’État en Albanie : (1) en ignorant et en rejetant des éléments de preuve clés qui contredisent des conclusions de la SAR; (2) en accordant un poids inapproprié à des faits non pertinents; et (3) en rejetant de façon déraisonnable le témoignage de la demanderesse concernant les liens entre son ex-fiancé et la police.

[34]  Premièrement, la demanderesse soutient que la SAR a ignoré en l’espèce de nombreux éléments de preuve cruciaux qui contredisent les conclusions de la SPR. La demanderesse soutient que le fait de ne pas tenir compte d’éléments de preuve importants concernant une question sur laquelle une décision est fondée est suffisant pour annuler cette décision. Voir Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 157 FTR 35, au par. 17 [Cepeda-Gutierrez] et Pinto Ponce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 181, au par. 35.

[35]  Plus précisément, la demanderesse soutient que la SAR a omis de tenir compte :

[36]  Deuxièmement, la SAR a commis une erreur en accordant un poids inapproprié à des faits non pertinents. En particulier, la demanderesse soutient que la SAR a jugé que les circonstances personnelles étaient non pertinentes pour déterminer le caractère adéquat de la protection de l’État sur le plan opérationnel et s’est fondée presque entièrement sur les initiatives et les lois du gouvernement en matière de lutte contre la violence familiale plutôt que sur les éléments de preuve qui démontrent que, sur le terrain, la protection qu’offre l’État albanais aux survivants de la violence familiale présente des lacunes pratiques.

[37]  Troisièmement, la SAR a rejeté de façon déraisonnable son témoignage concernant les liens entre son ex-fiancé et la police, parce qu’il s’agissait d’un « récit indirect ». Ce n’est pourtant pas le cas. La demanderesse était avec son ex-fiancé à sa sortie du poste de police et c’est à ce moment qu’il lui a dit directement qu’il avait été libéré même s’il était coupable. Si la SAR avait examiné ces éléments de preuve, elle aurait conclu que la demanderesse avait une réticence subjective à faire appel à l’État, ce qui renvoie à la décision rendue par la Cour dans l’affaire Aurelien c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 707.

B.  Le défendeur

[38]  Le défendeur soutient : (1) qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale en l’espèce; (2) que la SAR a appliqué le critère juridique approprié pour apprécier le caractère adéquat de la protection de l’État, et (3) que la SAR a effectué une évaluation raisonnable de la preuve en l’espèce.

(1)  L’équité procédurale

[39]  Bien que la demanderesse prétende qu’il y a eu plusieurs manquements à l’équité procédurale, le défendeur soutient que ces questions concernent l’évaluation de la preuve par la SAR. Par conséquent, la présente affaire ne soulève aucune question d’équité procédurale.

(2)  Le critère juridique pour l’appréciation de la protection de l’État

[40]  Le défendeur soutient que la SAR a appliqué le critère juridique approprié pour apprécier le caractère adéquat de la protection de l’État dont la demanderesse peut se réclamer en Albanie.

[41]  Premièrement, une analyse détaillée des institutions démocratiques d’un pays n’est pas nécessaire, parce que la présomption d’existence d’une protection adéquate de l’État découle de la souveraineté et de la capacité d’un pays de protéger ses citoyens plutôt que de ses valeurs démocratiques (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689).

[42]  Deuxièmement, le défendeur souligne que la Cour a conclu, dans Kerdikoshvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1265, au par. 11, que « plus les institutions de l’État sont démocratiques, plus le demandeur d’asile doit avoir cherché à épuiser les recours qui s’offrent à lui ». Par conséquent, le défendeur soutient que la demanderesse commet une erreur en droit en suggérant que l’analyse de l’« éventail démocratique » devrait servir à déterminer le niveau de preuve exigé pour réfuter la présomption d’existence d’une protection de l’État. La jurisprudence indique plutôt que l’absence d’institutions démocratiques n’est qu’un facteur qui pourrait aider un demandeur d’asile à réfuter la présomption relative à la protection de l’État.

(3)  L’appréciation de la preuve

[43]  Comme il est présumé qu’un État est en mesure de protéger ses citoyens, le défendeur souligne qu’il incombe à la demanderesse de prouver que l’État est incapable de lui offrir une protection ou qu’il refuse de le faire. La SAR a correctement apprécié tous les éléments de preuve pertinents et elle a conclu, à juste titre, que la demanderesse n’avait pas démontré qu’elle ne pouvait pas se réclamer d’une protection adéquate de l’État en Albanie.

[44]  Premièrement, la SAR a conclu à juste titre que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption d’existence d’une protection de l’État, du fait qu’elle n’avait pas tenté de se réclamer de cette protection en Albanie. La SAR est parvenue à cette conclusion en examinant la situation personnelle de la demanderesse ainsi que les éléments de preuve concernant les programmes d’aide aux survivants de violence familiale financés par le gouvernement et les unités de violence familiale désignées au sein des services de police de l’Albanie. Par conséquent, le défendeur affirme qu’il était raisonnable de la part de la SAR d’exiger de la demanderesse qu’elle épuise toutes les voies pour obtenir une protection.

[45]  Deuxièmement, le défendeur soutient que la demanderesse n’a pas produit d’éléments de preuve clairs et convaincants pour démontrer que la protection offerte par l’État en Albanie était inadéquate sur le plan opérationnel. La SAR a présenté une analyse minutieuse et détaillée du dossier dont elle était saisie et elle a axé son analyse sur les réalités pratiques de la protection de l’État tout en tenant compte de la situation personnelle de la demanderesse. Par conséquent, il était loisible à la SAR de conclure que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État. Le défendeur s’appuie sur les conclusions tirées par la Cour dans des affaires similaires et il cite notamment Gjeta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 52, aux par. 16 et 31; Mernacaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 752, au par. 19; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 943, au par. 29; Hafuzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1206, aux par. 33-36, et Zazaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 435, aux par. 63-65.

VIII.  ANALYSE

[46]  Dans son analyse sur la protection de l’État, la SPR tire les conclusions suivantes :

[traduction

[20]  Le CND de l’Albanie explique les défis que rencontrent les femmes albanaises victimes de violence conjugale, notamment le fait que la société albanaise ne « discute pas ouvertement » de la violence conjugale et qu’elle estime qu’il s’agit d’une question « privée ». En l’espèce, l’appelante ne vit plus dans une relation conjugale avec Jurgen. Elle ne vit pas dans une relation familiale avec Jurgen et elle n’est pas dépendante de lui financièrement. Elle n’a pas de lien juridique, financier ou contractuel avec lui. Elle n’est pas mariée, ne vit pas en union de fait, n’habite pas avec lui et elle n’a aucun statut juridique avec Jurgen, ni d’obligation légale envers lui. En outre, il n’y a aucun élément de preuve indiquant que des membres de la famille de la demandeure d’asile auraient été victimes de violence fondée sur le sexe, parce qu’elle a mis un terme à sa relation avec Jurgen. Étant donné que la demandeure d’asile n’a pas fait appel aux autorités de l’Albanie, qu’elle a mis un terme à sa relation avec Jurgen, que les éléments de preuve ne permettaient pas de démontrer les liens allégués de Jurgen avec la police, qu’il n’y avait aucun élément de preuve concernant la violence fondée sur le sexe qu’aurait subie des membres de la famille de l’appelante, qu’il y avait différentes préoccupations concernant la crédibilité, lesquelles sont présentées ci-dessus, qu’il n’y avait aucun élément de preuve indiquant que Jurgen aurait continué de lui manifester un intérêt après mai 2017 et à la lumière de la preuve documentaire concernant la protection générale offerte par l’État de l’Albanie, et plus particulièrement la protection offerte aux victimes de violence conjugale, le tribunal est d’avis que la demandeure d’asile n’a pas réfuté la présomption d’existence d’une protection adéquate de l’État au moyen d’une preuve « claire et convaincante ».

[21]  Comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Kadenko, « [l]e fardeau de preuve qui incombe au revendicateur est en quelque sorte directement proportionnel au degré de démocratie atteint chez l’État en cause: plus les institutions de l’État seront démocratiques, plus le revendicateur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s’offrent à lui. » Le tribunal est d’avis que la demandeure d’asile n’a pas épuisé « tous les recours qui s’offrent » à elle. Bien que le tribunal convienne que la protection de l’État albanais n’est pas parfaite, il juge que les éléments de preuve sont insuffisants, selon la prépondérance des probabilités, pour établir que les autorités de l’Albanie sont incapables de fournir à la demandeure d’asile une protection de l’État adéquate, compte tenu de sa situation particulière, ou qu’elles refusent de le faire.

[Renvois omis.]

[47]  Cette analyse est problématique parce que, bien que la SPR estime que la relation conjugale entre la demanderesse et son ex-fiancé a pris fin, elle s’appuie néanmoins sur [traduction« la preuve documentaire concernant la protection générale offerte par l’État de l’Albanie, et plus particulièrement la protection offerte aux victimes de violence conjugale ».

[48]  L’analyse de la décision de la SPR (voir par. 15-19) révèle que la [traduction« violence conjugale » est le principal élément pris en considération par la SPR lors de l’examen de la preuve documentaire. Pourtant, la SPR conclut que la demanderesse ne vit plus dans une relation conjugale.

[49]  La SPR se contente d’un survol de la question générale de la violence faite aux femmes en Albanie.

[50]  L’examen de la décision de la SPR a permis à la SAR de confirmer que la demanderesse n’entretenait plus de relation conjugale avec son ex-fiancé :

[38]  L’appelante et Jurgen n’ont jamais été mariés. De plus, les membres de la famille immédiate de l’appelante n’ont jamais été en faveur de sa relation avec Jurgen et ils semblent appuyer l’appelante. Par conséquent, à l’heure actuelle, l’appelante n’a aucun lien familial avec Jurgen.

[51]  Bien qu’elle critique certains aspects de l’analyse de la SPR concernant la protection de l’État, la SAR appuie les conclusions générales de la SPR.

[40]  Au contraire, la famille de l’appelante semble l’appuyer et, à ce titre, je partage l’avis de la SPR selon lequel cela augmenterait les chances de l’appelante d’obtenir une protection significative et adéquate des autorités albanaises si elle en faisait la demande. À cette fin, je souligne que l’appelante n’a fait état d’aucun élément de preuve laissant croire que les personnes se trouvant dans sa situation précise rencontrent les mêmes obstacles pour obtenir une protection que celles qui sont victimes de violence intrafamiliale, comme la violence conjugale.

[41]  En définitive, je conclus que la SPR a correctement évalué la preuve documentaire, y compris les éléments de preuve sur les lacunes de la police en Albanie en matière de violence familiale. La SPR a examiné la preuve documentaire à la lumière de la situation personnelle de l’appelante, et a conclu à juste titre que cette dernière n’avait pas réussi à établir qu’elle serait privée de la protection adéquate de l’État en Albanie.

[42]  Pour en arriver à cette conclusion, j’ai tenu compte du fait que j’ai conclu plus tôt que la SPR s’était trompée dans ses conclusions quant à la crédibilité, et j’ai examiné si ces erreurs avaient eu une incidence sur son analyse de la protection de l’État. Au bout du compte, j’ai conclu qu’elles ne l’ont pas fait. L’analyse de la protection de l’État effectuée par la SPR reposait en grande partie sur l’examen des conditions en Albanie, dans le contexte de la situation de l’appelante. Dans l’ensemble, cette analyse semblait reposer sur l’acceptation de la relation antérieure de l’appelante avec Jurgen.

[43]  En outre, après avoir examiné l’analyse de la protection de l’État faite par la SPR, j’ai présumé que les allégations de l’appelante sont généralement crédibles. Bien que la SPR ait brièvement fait référence à ses conclusions quant à la crédibilité dans son analyse de la protection de l’État, j’ai conclu que ces références ne minent pas les conclusions de la SPR. Autrement dit, même en acceptant la crédibilité des éléments essentiels de la demande d’asile de l’appelante, je conclus que la SPR n’a pas commis d’erreur en concluant que l’appelante n’avait pas réussi à établir qu’elle serait incapable d’obtenir une protection adéquate de l’État en Albanie. Comme cette conclusion était déterminante pour la demande d’asile de l’appelante, je conclus également que la SPR n’a pas commis d’erreur en concluant que l’appelante n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[52]  Les deux décisions s’appuient en grande partie sur la preuve documentaire liée à la violence familiale, et il est souligné dans les deux cas que la demanderesse n’entretenait plus de relation conjugale avec son ex-fiancé.

[53]  Les conclusions de la SAR suivant lesquelles « [l]’analyse de la protection de l’État effectuée par la SPR reposait en grande partie sur l’examen des conditions en Albanie, dans le contexte de la situation de l’appelante » sont difficilement conciliables avec les conclusions de la SPR qui s’appuient presque exclusivement sur la preuve documentaire relative à la violence familiale.

[54]  Toutefois, cette approche semble s’appuyer sur la conclusion de la SAR selon laquelle la demanderesse (qui doit s’acquitter du fardeau de la preuve) « n’a fait état d’aucun élément de preuve laissant croire que les personnes se trouvant dans sa situation précise rencontrent les mêmes obstacles pour obtenir une protection que celles qui sont victimes de violence intrafamiliale, comme la violence conjugale » [italiques ajoutés].

[55]  Le degré de précision recherché par la SAR en l’espèce n’est pas clair, mais les éléments de preuve concernant la violence faite aux femmes et l’incapacité ou la réticence de l’État à intervenir en cette matière sont assez complets dans le dossier.

[56]  La demanderesse soutient que [traduction« les lois de l’Albanie sur la violence faite aux femmes non mariées ne prévoient aucune protection policière. Il est abusif de la part de la SAR de tenir pour acquis que l’État offre une protection ». La demanderesse a fait référence à un rapport produit en décembre 2017 par le ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni [le rapport du ministère de l’Intérieur du R.-U.] pour prouver le manque de protection de l’État.

[57]  Le rapport du ministère de l’Intérieur du R.-U., Albania: Women Fearing Domestic Violence, 2016, page 13, par. 6.1.1, cite une enquête nationale sur la population qui fournit des renseignements sur la catégorie des anciens époux ou conjoints qui commettent des actes de violence contre des femmes. Apparemment, il en est ainsi, parce que l’épouse ou la conjointe est considérée comme un bien appartenant à l’homme en Albanie.

[58]  La Commission européenne a déjà souligné le mauvais fonctionnement des mécanismes de lutte contre la violence fondée sur le sexe en Albanie (voir le par. 7.2.7 du rapport du ministère de l’Intérieur du R.-U.).

[59]  Voici un extrait du rapport du ministère de l’Intérieur du R.-U. sur l’Albanie publié en décembre 2017 concernant l’accessibilité de la protection qu’offre l’État albanais aux femmes victimes de violence fondée sur le sexe :

[traduction

5.3.8  Le rapport du GREVIO fournit des précisions supplémentaires concernant les poursuites publiques et privées :

Selon les règles en vigueur en Albanie, les infractions pénales font l’objet de poursuites « publiques », c’est-à-dire engagées par le parquet, hormis celles qui appartiennent à la catégorie des infractions faisant l’objet de poursuites « privées », c’est-à-dire à la diligence de la victime. Les enquêtes et poursuites concernant cette deuxième catégorie ne peuvent être engagées que si la victime porte plainte, et prennent fin si la victime retire sa plainte ou pardonne à l’auteur de l’infraction. L’article 284 du CPP [Code albanais de procédure pénale] énumère les infractions faisant l’objet de poursuites à la diligence de la victime. Parmi ces infractions, plusieurs sont visées par la Convention d’Istanbul : blessures légères infligées intentionnellement (article 89 du CP [Code pénal albanais]), agression sexuelle sur femme adulte (article 102, paragraphe 1, du CP), agression sexuelle ou homosexuelle par abus de fonction officielle (article 105 du CP), agression sexuelle ou homosexuelle sur personne consanguine ou par abus de confiance (article 106 du CP) et concubinage, séparation, mariage ou dissolution du mariage forcés (articles 130 du CP). S’agissant des blessures légères infligées intentionnellement, il est à noter que l’Albanie n’a pas fait usage de la possibilité d’émettre une réserve relative à l’article 55, paragraphe 1, en ce qui concerne l’article 35 à l’égard des infractions mineures. La violence domestique ne figure pas dans l’article 284 du CPP et doit donc faire l’objet de poursuites engagées par le parquet.

En conséquence, toute violence physique, y compris les blessures légères infligées intentionnellement et les voies de fait, doit être poursuivie d’office dès lors qu’elle est commise dans la sphère privée. Cependant, la violence sexuelle n’est pas incluse dans la définition de la violence domestique figurant à l’article 130/a du CP [Code pénal albanais], et ne peut donc faire l’objet d’enquêtes et de poursuites que si la victime signale les faits ou dépose une plainte.

La violence sexuelle étant un sujet tabou, le fait d’inclure cette forme de violence dans la catégorie des infractions poursuivies à l’initiative du parquet pourrait également servir à révéler au grand jour ce phénomène actuellement sous-déclaré. À la lumière des considérations qui précèdent, le fait que, dans le droit albanais, les violences physiques ne relevant pas de la violence domestique, les violences sexuelles relevant ou non de la violence domestique et le mariage forcé doivent faire l’objet d’enquêtes et de poursuites ex parte, n’est pas conforme aux exigences de l’article 55 de la Convention [d’Istanbul]. En attendant des victimes de ces formes de violence qu’elles prennent l’initiative d’engager des poursuites contre les auteurs, la loi méconnaît la réticence des victimes à signaler les faits et accroît le risque de victimisation secondaire ou de violences supplémentaires.

[Non souligné dans l’original; renvois omis.]

[60]  Le rapport du ministère de l’Intérieur du R.-U. de décembre 2017 indique également ce qui suit :

[traduction

3.1.5  Le même rapport indique également ce qui suit : « il existe en Albanie une tendance à promouvoir le pardon sous prétexte des valeurs familiales traditionnelles. Les femmes et les jeunes filles elles-mêmes sont nombreuses à penser qu’elles devraient tolérer la violence pour préserver la cohésion familiale. Cette tendance influence, par exemple, les actes des agents des services répressifs et judiciaires qui favorisent la médiation en dehors de tout cadre juridique et sans tenir dûment compte de la sécurité des victimes. »

[…]

5.3.2  Dans son rapport de juillet 2016, le CEDAW se dit « préoccupé par le problème très répandu de la non‑exécution des ordonnances judiciaires, y compris celles concernant le paiement de la pension alimentaire » ainsi que par la « non-application fréquente des ordonnances de protection et des ordonnances de protection en cas d’urgence ».

5.3.3  Dans le rapport du Département d’État des États-Unis publié en 2016, il est précisé que « les services de police n’ont souvent pas la formation ou la capacité nécessaire pour traiter efficacement les cas de violence familiale ».

[…]

5.3.6 Le rapport du GREVIO précise qu’il existe d’autres obstacles qui nuisent à la mise en œuvre des ordonnances d’urgence d’interdiction (OUI) et des ordonnances de protection (OP) :

Les autres obstacles entravant la mise en œuvre efficace du dispositif des OUI/OP sont liés, principalement, à un manque de diligence de la part des fonctionnaires responsables. Ces obstacles sont les suivants : a) le non-respect des délais procéduraux, tels que le délai de 24 heures pour notifier la victime, les services répressifs, les huissiers et les services sociaux de la délivrance d’une OUI, ou l’absence de délai clairement défini en cas de recours contre la décision de délivrer une OUI/OP; b) l’usage limité, par les services répressifs et des poursuites, de leur faculté d’engager une procédure d’OUI; c) la non-exécution ou la non-mise en œuvre sous la contrainte des OUI/OP par les services répressifs responsables, en particulier les huissiers. En outre, le GREVIO a été informé dans ce contexte de cas dans lesquels des huissiers avaient demandé à des victimes de les payer pour exécuter des OUI ou des OP. La responsabilité des auteurs qui enfreignent les ordonnances de protection et des agents qui ne garantissent pas leur exécution peut être engagée au titre des dispositions pertinentes de la législation pénale. Le rapport étatique fournit des données sur le nombre de violations d’ordonnances de protection, mais aucune information sur les éventuelles sanctions appliquées en conséquence.

[Renvois omis.]

[61]  Bien entendu, la SAR commet une erreur susceptible de révision lorsqu’elle ne traite pas des éléments de preuve qui contredisent ses propres conclusions (voir Cepeda-Gutierrez, au par. 17).

[62]  À mon avis, la SAR écarte des éléments de preuve qui donnent à penser qu’il n’y a pas de protection réelle en Albanie pour les femmes qui se trouvent dans la situation de la demanderesse.

[63]  En l’espèce, la SAR a « présumé que les allégations de l’appelante sont généralement crédibles » (au par. 43). Voici l’analyse qu’a fait la SAR de la situation personnelle de la demanderesse :

[35]  À cette fin, je conclus également que la SPR n’a pas commis d’erreur en concluant que le témoignage de l’appelante quant aux liens de Jurgen avec la police locale était quelque peu vague et insuffisant pour établir qu’elle serait incapable d’obtenir une protection policière dans les divers endroits où elle a vécu. Bref, le récit indirect de l’appelante à propos de ce que Jurgen lui avait dit au sujet de ses liens avec la police, dans un contexte complètement distinct de celui des mauvais traitements qu’il lui avait infligés, n’a eu qu’une valeur limitée pour établir que la police albanaise serait inefficace pour la protéger.

[36]  En troisième lieu, bien que je convienne avec l’appelante que la SPR a désigné des organismes d’État (comme l’ombudsman et le commissaire à la protection contre la discrimination) qui ne sont pas spécifiquement chargés d’assurer la protection, la SPR ne s’est pas fondée uniquement sur l’existence de ces organisations pour conclure que la protection de l’État serait assurée. L’existence de tels organismes peut être pertinente pour ce qui est de l’évaluation générale des institutions démocratiques d’un pays. Toutefois, je mets en garde la SPR contre le fait qu’elle se fie beaucoup à leur existence, car c’est manifestement une erreur de laisser entendre que la disponibilité d’un recours pour défaut de protection est en soi une preuve de protection étatique. Dans la présente affaire, comme il a été mentionné précédemment, j’estime que la référence de la SPR à ces organismes était accompagnée d’autres éléments de preuve plus pertinents qui justifiaient ses conclusions en ce qui concerne la protection de l’État.

[37]  D’après ma propre évaluation de la situation personnelle de l’appelante, je remarque qu’elle est une jeune femme relativement instruite. Elle a terminé des études secondaires dans sa ville natale de Koplik, puis a poursuivi des études universitaires à Shkoder, en Albanie, où elle a étudié pendant deux ans et demi. Elle a également déménagé à Tirana, la capitale, où, selon ses affirmations, Jurgen a fini par la trouver. Depuis son arrivée au Canada, l’appelante a poursuivi ses études au Collège St. Clair, à Windsor, en Ontario.

[38]  L’appelante et Jurgen n’ont jamais été mariés. De plus, les membres de la famille immédiate de l’appelante n’ont jamais été en faveur de sa relation avec Jurgen et ils semblent appuyer l’appelante. Par conséquent, à l’heure actuelle, l’appelante n’a aucun lien familial avec Jurgen.

[64]  Le fait que l’ex-fiancé de la demanderesse, Jurgen, représentait une menace réelle pour la demanderesse ne semble pas être mis en doute.

[65]  Le fait que la demanderesse soit une « jeune femme relativement instruite » n’est pas pertinent en l’espèce, puisque la demanderesse a déjà subi des actes de violence graves de la part de Jurgen et que ce dernier lui a dit qu’il la poursuivrait. La SAR s’appuie à tort sur des statistiques qui indiquent que les femmes instruites sont moins susceptibles de subir de la violence. En outre, Jurgen l’a déjà retrouvée et rien ne laisse croire qu’il n’y arrivera pas encore une fois.

[66]  Après que la demanderesse eut quitté l’Albanie pour fuir Jurgen, ce dernier est allé voir sa mère et sa petite sœur et il a menacé de tuer la demanderesse et sa sœur. La mère et la sœur de la demanderesse ont dû fuir le pays pour lui échapper. La preuve démontre clairement que Jurgen n’abandonne pas et que ses menaces à l’endroit de la demanderesse sont sérieuses. Après que la demanderesse eut quitté Jurgen, celui-ci la suivait partout, il la menaçait et il lui a dit qu’elle lui appartenait et qu’elle ne pouvait pas lui échapper. Lorsque, à la demande de son père, la demanderesse est retournée en Albanie pour participer à une réunion afin de conclure une trêve avec Jurgen, ce dernier a affirmé que la demanderesse avait deux choix : vivre avec lui ou mourir. La demanderesse n’est pas retournée en Albanie de son plein gré, elle est retournée pour plaire à son père, un autre représentant du patriarcat.

[67]  La SPR et la SAR ont toutes deux rejeté les explications selon lesquelles Jurgen entretenait des liens avec la police et exerçait une certaine influence sur celle-ci et qu’il jouissait d’une apparente immunité, parce qu’elles jugeaient que la preuve était [traduction« vague » et « indirecte », mais les éléments de preuve sont pourtant clairs et directs. Le témoignage de la demanderesse dans lequel elle rapporte ce que Jurgen lui a dit constitue une preuve directe. Il a commis des crimes, mais la police et les autorités ne l’ont jamais poursuivi.

[68]  L’analyse de la SAR concernant la protection de l’État est inexacte, tant en ce qui concerne l’évaluation de la situation particulière de la demanderesse que de l’examen des éléments de preuve pour l’appréciation du caractère adéquat de la protection offerte aux femmes par l’État en Albanie.

[69]  La décision comporte d’autres problèmes, mais l’enjeu central était la protection de l’État et la question de savoir si la demanderesse serait protégée si elle s’adressait à la police ou aux autorités. Des éléments de preuve indiquent qu’elle ne serait pas protégée. La SAR n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve et elle n’a pas apprécié raisonnablement la situation particulière de la demanderesse ni la menace réelle que Jurgen représente pour elle. Pour ce seul motif, l’affaire doit être renvoyée à des fins de réexamen.

[70]  Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier et la Cour est du même avis.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3309-19

LA COUR STATUE que :

« James Russell »

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de mai 2020

M. Deslippes



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