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Date : 20200320


Dossier : IMM‑1792‑19

Référence : 2020 CF 395

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

BRYANT DALINGAY BANATAO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire concerne la décision par laquelle un agent d’immigration (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a refusé la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (demande CH) présentée par le demandeur. L’agent a conclu que les motifs d’ordre humanitaire avancés étaient insuffisants pour justifier la prise de mesures spéciales au titre du par. 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]  Le demandeur est un citoyen des Philippines. Il est arrivé au Canada en avril 2014 grâce à un visa de résident temporaire (VRT) — aussi appelé un visa de visiteur — et est par la suite resté au pays en renouvelant ses VRT. Tout au long de son séjour, le demandeur a habité chez la famille de sa sœur à Kelowna, en Colombie‑Britannique. La nièce du demandeur est une enfant ayant des besoins spéciaux, car elle est atteinte d’un trouble du spectre de l’autisme (TSA). Le demandeur signale qu’il s’est rapidement créé un lien et un [traduction« fort attachement » entre lui et sa nièce, ce qui est inhabituel chez un enfant atteint d’un TSA.

[3]  Le 11 juillet 2017, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, en faisant principalement valoir qu’il serait dans l’intérêt supérieur de sa nièce qu’il reste au Canada avec la famille de sa sœur.

[4]  Dans une décision en date du 20 février 2019, l’agent a refusé la demande CH. C’est cette décision qui est visée par la présente demande de contrôle judiciaire.

[5]  Le demandeur soutient que l’agent a mal évalué l’intérêt supérieur de l’enfant, c’est‑à‑dire celui de la nièce du demandeur.

[6]  Pour les motifs exposés ci‑après, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II.  Faits

A.  Le demandeur

[7]  Monsieur Bryant Dalingay Banatao (le demandeur) est un citoyen des Philippines âgé de 51 ans. Son épouse et ses cinq enfants résident tous aux Philippines. La sœur du demandeur, Chona Hazel Ortiz (Mme Ortiz) et les membres de sa famille sont des citoyens canadiens qui habitent à Kelowna, en Colombie‑Britannique. Une des filles de Mme Ortiz, Kezia‑Janelle Ortiz (Kezia), est une enfant de 10 ans ayant des besoins spéciaux; en septembre 2015, elle a reçu un diagnostic de TSA. Le demandeur a signalé, dans sa demande CH, qu’il avait rencontré sa nièce pour la première fois en 2013, quand la famille de sa sœur s’était rendue aux Philippines pour assister à un mariage, et qu’un [traduction] « fort attachement » entre lui et sa nièce avait tout de suite pris naissance.

[8]  À la demande de sa sœur, le demandeur est venu au Canada à titre de visiteur le 28 août 2014; il a été hébergé par la famille de sa sœur à Kelowna. Par la suite, le demandeur a fait proroger son VRT à plusieurs reprises et est resté au Canada pendant plusieurs années.

[9]  Le 11 juillet 2017, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, en faisant valoir qu’il serait dans l’intérêt supérieur de Kezia qu’il reste au Canada. Le demandeur a soutenu que sa sœur avait besoin de son aide et de son soutien pour prendre soin de Kezia, et qu’il était l’une des rares personnes qui soient en mesure de l’approcher et de communiquer avec elle.

[10]  Dans une lettre datée du 20 février 2019, l’agent a refusé la demande CH présentée par le demandeur.

B.  La décision sur la demande CH

[11]  En ce qui concerne le facteur de l’établissement au Canada, l’agent a conclu que les années de résidence accumulées par le demandeur au Canada étaient le fruit d’un choix personnel. De l’avis de l’agent, les éléments de preuve ne permettaient pas de conclure que l’établissement du demandeur découlait de circonstances indépendantes de sa volonté ou d’une incapacité prolongée de quitter le Canada. Bien que le demandeur ait affirmé qu’il subvenait à ses besoins grâce à ses économies et à ses investissements, l’agent a relevé l’absence d’éléments de preuve permettant de confirmer l’importance des économies et investissements en question. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer le soutien financier qu’il recevait de la famille de Mme Ortiz. Somme toute, l’agent a accordé peu de poids au degré d’établissement du demandeur au Canada.

[12]  Pour ce qui est de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a reconnu que le demandeur avait prêté assistance à Kezia et à la famille pendant qu’il était au Canada, et qu’il y aurait sans doute une période d’adaptation pour celle-ci si le demandeur devait retourner aux Philippines. Toutefois, à la lumière de la preuve, l’agent a constaté que Kezia, qui allait bientôt avoir 10 ans, fréquentait l’école à temps plein. De plus, l’agent a souligné que Kezia et sa famille bénéficiaient d’une aide financière provinciale et de ressources communautaires. L’agent a également conclu que les parents de Kezia pouvaient envisager de se servir de l’aide financière relative au TSA de leur fille pour obtenir des services destinés à la soutenir dans le développement de ses capacités d’interaction sociale et de communication.

[13]  L’agent a conclu que, si le demandeur retournait aux Philippines, Kezia continuerait de recevoir l’amour et le soutien de ses deux principaux pourvoyeurs de soins, de sa fratrie et de sa famille élargie. Il a aussi signalé que la famille disposerait de ressources communautaires et éducatives. En examinant la documentation officielle concernant l’autisme de Kezia, y compris une [traduction] « Évaluation psychologique confidentielle », l’agent n’a pu relever aucune référence au demandeur ni à son rôle dans le bien-être de Kezia. À la suite d’un examen attentif de l’intérêt supérieur de Kezia, l’agent a conclu que les circonstances ne justifiaient pas une exemption fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[14]  De plus, après avoir fait observer que l’épouse et les cinq enfants du demandeur se trouvaient aux Philippines, l’agent s’est penché sur l’intérêt supérieur des propres enfants de ce dernier. De l’avis de l’agent, il était raisonnable de croire que les enfants du demandeur aux Philippines bénéficieraient de la présence de leur père dans leurs vies après une absence de plusieurs années; il a donc attribué un poids important à ce facteur dans le cadre de sa décision globale.

III.  Questions préliminaires

A.  Intitulé de la cause

[15]  Le « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration », et non le « ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada », doit être désigné à titre de défendeur.

[16]  L’intitulé de la cause est donc modifié, avec effet immédiat.

B.  Admissibilité de nouveaux éléments de preuve

[17]  Le demandeur a tenté de produire de nouveaux éléments de preuve au moyen d’un affidavit et de pièces qui y étaient jointes. Toutefois, comme l’a signalé le défendeur, ces pièces ne sont pas admissibles dans le cadre d’un contrôle judiciaire, car elles n’ont pas été dûment soumises au décideur.

[18]  Par conséquent, je conclus que les pièces contenant le passeport de Mme Ortiz, le certificat de mariage de Mme Ortiz et le plan d’enseignement individualisé de Kezia ne sont pas admissibles.

IV.  Question en litige et norme de contrôle

[19]  La question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent concernant l’intérêt supérieur de l’enfant est raisonnable.

[20]  Avant la récente décision de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [Vavilov], la norme de contrôle qui s’appliquait dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision rendue par un agent d’immigration sur une demande CH fondée sur l’article 25 de la LIPR était celle de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (CanLII), au par. 44 [Kanthasamy]; Douti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1042 (CanLII), au par. 4; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 988 (CanLII), au par. 24. Il n’y a toutefois pas lieu de déroger à la norme de contrôle suivie dans la jurisprudence antérieure, étant donné que l’application du cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov entraîne la même norme de contrôle, soit celle de la décision raisonnable.

[21]  Comme l’ont souligné les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (arrêt Vavilov, au par. 85). De plus, « la cour de révision doit être convaincue [que la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (arrêt Vavilov, au par. 100).

V.  Analyse

[22]  Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant en ne tenant pas compte adéquatement de l’intérêt supérieur de Kezia, la nièce du demandeur. Le demandeur signale [traduction] « [qu’]un élément clé dans tout diagnostic de TSA est la difficulté pour la personne atteinte de former des relations sociales significatives » et le demandeur soutient qu’il était exceptionnel que Kezia ait noué des liens avec lui.

[23]  Le demandeur fait valoir que, bien qu’il y eusse de nombreux éléments de preuve démontrant que le demandeur aidait grandement Kezia, l’agent a commis une erreur en ne tenant pas dûment compte d’éléments de preuve pertinents et en mettant plutôt l’accent sur le soutien qui serait accessible après le départ du demandeur du Canada. Le demandeur affirme que le lien entre sa nièce et lui est unique et ne peut être recréé par d’autres fournisseurs de soins. Le demandeur s’appuie à cet effet sur l’arrêt Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, au par. 4 [Hawthorne], pour affirmer que, dans le cadre de l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant, les difficultés que vivrait l’enfant si la personne concernée était renvoyée du Canada constituent l’un des principaux enjeux. Le demandeur soutient que, en raison de son autisme, Kezia éprouverait des difficultés à la suite du renvoi du demandeur et que l’agent n’a pas adéquatement pris en compte cet aspect, contrairement aux principes énoncés dans l’arrêt Kanthasamy.

[24]  Le demandeur avance que l’agent a commis une erreur en accordant trop de poids à l’évaluation psychologique confidentielle, qui ne fait aucune mention du demandeur. Celui-ci fait valoir que l’absence de référence à sa personne dans ce rapport [traduction] « ne prouve pas qu’il n’est pas dans l’intérêt supérieur de Kezia que [le demandeur] reste au Canada ».

[25]  Enfin, le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en accordant un poids important à l’intérêt supérieur des enfants du demandeur, malgré le fait qu’il n’y avait pratiquement aucun élément de preuve à cet égard. Le demandeur fait valoir que cette approche est à la fois abusive et déraisonnable. Selon ce qu’il avance, l’agent n’a pas envisagé la possibilité qu’il soit dans l’intérêt supérieur de ses enfants que le demandeur parraine toute sa famille après avoir obtenu la résidence permanente.

[26]  Le défendeur soutient pour sa part que la décision de l’agent est raisonnable, car celui-ci a examiné comme il se devait la situation des enfants dans son ensemble, et a accordé un poids important à leur intérêt supérieur. Le défendeur invoque à cet égard la décision Gayle c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 867, au par. 45, où la Cour a résumé l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant à effectuer dans le contexte d’une analyse des motifs d’ordre humanitaire. Le défendeur cite également l’arrêt Hawthorne, aux par. 4 à 7, où la Cour d’appel fédérale avait affirmé que, même si l’intérêt supérieur de l’enfant doit être pris en compte, il ne constitue pas nécessairement un facteur déterminant.

[27]  Le défendeur soutient que non seulement l’agent a examiné l’apport du demandeur au développement mental, émotionnel et spirituel de Kezia, mais il a aussi constaté que Kezia fréquentait l’école à temps plein et que sa famille aurait d’autres ressources à sa disposition une fois le demandeur revenu aux Philippines.

[28]  De plus, le défendeur fait valoir que l’agent n’a pas commis d’erreur en tenant compte des cinq enfants du demandeur aux Philippines, car ils sont, eux aussi, directement touchés par l’issue de la décision. Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour l’agent de tenir compte de la situation actuelle et de conclure que les enfants bénéficieraient de la présence de leur père.

[29]  À mon avis, l’agent n’a pas commis d’erreur dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant. Il a raisonnablement pris en compte la situation de Kezia dans son ensemble et a accordé un poids important à l’intérêt supérieur de l’enfant. L’agent a assurément reconnu le lien que le demandeur avait établi avec sa nièce; toutefois, à la lumière de la preuve, il a raisonnablement conclu qu’il existerait d’autres moyens d’assurer un soutien à Kezia, grâce à ses principaux pourvoyeurs de soins, aux ressources communautaires et à l’aide financière.

[30]  Il n’était pas déraisonnable de la part de l’agent de tenir compte de l’évaluation psychologique confidentielle, puisqu’il s’agissait d’un document officiel se rapportant au diagnostic de TSA de Kezia. Je trouve peu convaincante l’observation du demandeur selon laquelle l’agent aurait accordé un poids excessif à ce document en particulier. À mon avis, il s’agissait tout simplement d’un des éléments de preuve pris en compte par l’agent dans son évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[31]  Enfin, l’agent n’a pas commis d’erreur en évaluant l’intérêt supérieur des enfants du demandeur. Le demandeur a lui-même cinq enfants, dont le cadet a le même âge que Kezia — 10 ans. Il n’était pas déraisonnable de la part de l’agent de conclure que les propres enfants du demandeur bénéficieraient de la présence de leur père à la maison. Il ne fait aucun doute que ces enfants sont eux aussi directement touchés par la demande de résidence permanente présentée par le demandeur. En outre, le demandeur a lui-même reconnu que sa famille lui manquait, et qu’il avait [traduction] « fait des sacrifices en vivant loin d’elle juste pour venir en aide à Kezia ».

[32]  Par conséquent, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable, et qu’elle est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (arrêt Vavilov, au par. 85).

VI.  Question à certifier

[33]  J’ai demandé aux avocats des parties s’ils souhaitaient soumettre des questions à certifier. Chacun a indiqué que l’affaire n’en soulevait aucune, et je suis du même avis.

VII.  Conclusion

[34]  Pour les motifs énoncés plus haut, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1792‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

  3. L’intitulé de la cause est modifié de manière à ce que « le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration » soit désigné à titre de défendeur.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour d’avril 2020.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1792‑19

INTITULÉ :

BRYANT DALINGAY BANATAO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 SEPTEMBRE 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 MARS 2020

COMPARUTIONS :

Sandra Hakanson

 

pour le demandeur

Hilla Aharon

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ocana Law Group

Avocat

Kelowna (Colombie‑Britannique)

POUR LE demandeur

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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