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Date : 20200312


Dossier : IMM‑4686‑19

Référence : 2020 CF 371

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 12 mars 2020

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

RAPHAEL NORMAN REID,

REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE, CONSTANCE NAKATSU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Raphael Norman Reid est citoyen de la Jamaïque. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision relative à un examen des risques avant renvoi [l’ERAR] rendue par un agent principal [l’agent] de Citoyenneté et Immigration Canada. L’agent a conclu que M. Reid ne serait pas personnellement exposé à une menace prospective à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il devait retourner en Jamaïque.

[2]  La décision relative à l’ERAR a été communiquée à M. Reid le 17 janvier 2019. Sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été présentée le 29 juillet 2019, soit plus de six mois plus tard. M. Reid demande donc une prorogation de délai. Le ministre ne s’oppose pas à une prorogation de délai, mais il juge que la demande est sans fondement (Canada (Procureur Général) c Hennelly, 1999 CanLII 8190 (CAF), [1999] ACF no 846 (QL)).

[3]  Pour les motifs qui suivent, la décision de l’agent était équitable sur le plan procédural et raisonnable. La demande de prorogation de délai et la demande de contrôle judiciaire sont rejetées.

II.  Contexte

[4]  M. Reid est arrivé au Canada le 7 novembre 2018 muni d’un faux passeport. Une mesure d’exclusion a été prise contre lui. Il a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, mais cette demande a été rejetée (Reid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 222 [Reid]).

[5]  M. Reid a ensuite demandé un ERAR. Une décision en sa défaveur a été rendue le 7 décembre 2018, mais le dossier a été rouvert afin de permettre la présentation d’observations supplémentaires. La décision défavorable a été confirmée le 17 janvier 2019.

[6]  M. Reid affirme qu’en 2009, il a appris que son ami Christopher avait été tué par le gang Stone Crusher en Jamaïque. Il l’a signalé à la police, qui ne lui a fait aucun suivi. Par la suite, un ami lui a appris qu’on lui avait accolé l’étiquette de [traduction« mouchard » qui [traduction« devait mourir ». Il a alors déménagé de Saint James à Saint Ann.

[7]  M. Reid explique qu’au début de 2015, lui et un ami appelé OCP se trouvaient à un lave‑auto lorsqu’ils ont été pris pour cibles par le gang Stone Crusher. OCP a été abattu, mais M. Reid a pu s’échapper et se rendre à la maison de sa tante. La fusillade a été signalée, mais les auteurs n’ont jamais été retrouvés. M. Reid affirme que la police a par la suite tué certains membres du gang Stone Crusher, et que d’autres personnes ont perdu la vie au lave‑auto. Il a continué à déménager d’une ville à l’autre jusqu’à ce qu’il vienne au Canada en novembre 2018.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[8]  L’agent a estimé que M. Reid n’avait pas réussi à établir un lien entre la persécution dont il aurait été victime de la part du gang Stone Crusher et l’un ou l’autre des motifs énumérés à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. L’agent a donc limité son examen à la question de savoir si M. Reid avait qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

[9]  L’agent a constaté que le décès par balle de Christopher avait été établi au moyen de copies de son certificat de décès et d’une lettre de la police datée du 7 décembre 2018. Cependant, aucun de ces éléments ne prouvait que Christopher avait été tué par des membres du gang Stone Crusher. M. Reid a affirmé avoir signalé à la police le meurtre de Christopher par le gang Stone Crusher, mais aucune copie du rapport de police n’a été présentée.

[10]  L’agent a jugé que les autres affirmations de M. Reid, notamment qu’on lui avait accolé l’étiquette de [traduction« mouchard », qu’il avait dû déménager à Saint Ann, que son ami OCP avait été tué au lave‑auto, que la police avait par la suite tué des membres du gang Stone Crusher ou que la violence était liée à sa situation personnelle, n’étaient pas corroborées.

[11]  L’agent a reconnu que les aptitudes cognitives de M. Reid étaient limitées et qu’il n’avait peut-être pas compris quels documents devaient être produits. Cependant, l’agent a estimé que les difficultés que pouvait éprouver M. Reid étaient compensées par le fait qu’il était représenté par un avocat.

[12]  M. Reid a présenté des éléments de preuve documentaire démontrant l’existence de la criminalité et de la violence en Jamaïque, mais ces éléments de preuve n’ont pas convaincu l’agent que M. Reid était personnellement exposé à une menace. En outre, l’agent a estimé que M. Reid n’avait pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État. L’agent a donc conclu que M. Reid ne serait pas personnellement exposé à une menace prospective à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il devait retourner en Jamaïque.

IV.  Questions en litige

[13]  Le ministre soulève une objection préliminaire selon laquelle certains des éléments de preuve présentés par M. Reid à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire n’avaient pas été présentés à l’agent et qu’ils ne peuvent donc pas servir de fondement à la contestation de la décision rendue par ce dernier (citant Dayebga c Canada (Citoyenneté et immigration), 2013 CF 842, au para 25). M. Reid convient que ces éléments de preuve devraient être retirés du dossier.

[14]  Les autres questions soulevées par la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. La décision de l’agent était‑elle équitable sur le plan procédural?

  3. La décision de l’agent était‑elle raisonnable?

  4. Une prorogation de délai devrait‑elle être accordée?

V.  Analyse

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[15]  Le bien‑fondé de la décision de l’agent est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 16). Il est généralement jugé que les questions relatives à l’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12).

[16]  Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si le refus de l’agent de tenir une audience relève de l’équité procédurale, et est donc susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, ou s’il relève plutôt de l’interprétation et de l’application de la loi par l’agent, et est donc susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Il existe de la jurisprudence à l’appui de l’application de l’une ou l’autre des normes (voir par exemple Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1515, au para 37; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, aux para 14 à 17; AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 629, au para 15).

[17]  Dans la décision AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 165 [AB], le juge William Pentney a refusé d’appliquer l’une ou l’autre des normes, choisissant plutôt d’appliquer les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au para 20.

[18]  Comme l’a fait observer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au para 55 [Chemin de fer Canadien Pacifique], tenter de caser la question de l’équité procédurale dans une analyse relative à la norme de contrôle applicable est un exercice non rentable. En définitive, la question est de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre (Chemin de fer Canadien Pacifique, aux para 41 et 56, citant Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au para 79).

B.  La décision de l’agent était‑elle équitable sur le plan procédural?

[19]  M. Reid affirme que l’agent a tiré des conclusions voilées quant à la crédibilité, prétextant un manque d’éléments de preuve objectifs, et qu’il aurait dû tenir une audience. Le ministre répond que l’agent n’a pas rejeté la crédibilité de M. Reid, mais qu’il a plutôt accordé peu de poids à ses éléments de preuve non corroborés.

[20]  Comme l’a fait observer le juge Pentney dans la décision AB, aux para 26 et 27 :

Il peut être difficile de faire la distinction entre une conclusion de preuve insuffisante et une conclusion déguisée sur la crédibilité […]. Cela oblige à examiner avec soin la décision que rend un agent, à la lumière du dossier.

Pour procéder à cette analyse, il est utile de rappeler les conseils utiles qu’a donnés le juge Russel Zinn dans la décision Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 [Ferguson]. Dans cette affaire, le juge Zinn a conclu que, dans le cadre d’un ERAR, le fardeau de la preuve incombe au demandeur et l’agent doit soit évaluer la crédibilité de la preuve soumise et déterminer ensuite le poids à y attribuer, soit procéder simplement à un examen de la valeur probante ou du poids de la preuve, sans se prononcer sur la crédibilité. Dans les cas où il convient d’accorder peu de poids, voire aucun, à la preuve produite par le demandeur, il n’est peut‑être pas nécessaire d’en évaluer la crédibilité.

[21]  La seule affirmation de M. Reid qui était corroborée par des éléments de preuve était celle concernant le décès par balle de Christopher. Les affirmations voulant que le gang Stone Crusher était responsable du meurtre ou que M. Reid avait signalé l’incident à la police n’étaient corroborées par aucun élément de preuve. M. Reid a affirmé qu’il avait appris d’un ami qu’on lui avait accolé l’étiquette de [traduction« mouchard » qui [traduction« devait mourir ». Rien ne corroborait le récit du meurtre d’OCP et d’autres personnes au lave‑auto ni l’identité des responsables.

[22]  Bien que certaines des observations de l’agent, prises isolément, puissent être perçues comme des conclusions défavorables quant à la crédibilité, je suis d’avis qu’il était agnostique quant à l’honnêteté de M. Reid. Même si l’agent avait cru à la totalité du récit de M. Reid, le seul élément de preuve reliant les incidents au gang Stone Crusher était du ouï‑dire, dont l’exactitude ne pouvait être vérifiée.

[23]  L’agent n’a pas tiré de conclusions voilées quant à la crédibilité; il a de façon raisonnable conclu que des aspects principaux du récit de M. Reid n’étaient pas suffisamment étayés par des éléments de preuve objectifs. Le refus de l’agent de tenir une audience n’a pas rendu sa décision inéquitable.

C.  La décision de l’agent était‑elle raisonnable?

[24]  M. Reid soutient que l’agent a déraisonnablement exigé des documents corroborants, que l’agent a conclu de façon déraisonnable qu’il ne serait exposé qu’à un risque généralisé de violence et que l’agent a conclu de façon déraisonnable qu’il n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[25]  Il incombait à M. Reid d’établir le bien‑fondé de sa demande selon la prépondérance des probabilités. Il lui revenait notamment de démontrer chacun des faits sur lesquels il s’appuyait (Ferguson, aux para 23 à 27).

[26]  Comme il a déjà été mentionné, la majeure partie du récit de M. Reid tenait du ouï‑dire et n’était étayée par aucun élément de preuve corroborant. Il n’y avait que très peu d’éléments de preuve convaincants pour établir que M. Reid était personnellement exposé à un risque auquel n’était pas exposé l’ensemble de la population en Jamaïque.

[27]  La présomption de protection de l’État est forte et elle ne peut être réfutée que si l’on confirme de façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection. Sauf dans le cas d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger ses citoyens (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux para 724 à 726); Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, aux para 29 et 31). Étant donné l’insuffisance d’éléments de preuve objectifs pour établir que M. Reid était personnellement exposé à un risque en Jamaïque, l’agent a de façon raisonnable conclu que la présomption de protection de l’État n’avait pas été réfutée.

D.  Une prorogation de délai devrait‑elle être accordée?

[28]  Compte tenu des conclusions qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Reid n’est pas suffisamment fondée pour justifier une prorogation de délai.

VI.  Conclusion

[29]  La demande de prorogation de délai et la demande de contrôle judiciaire sont rejetées. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de prorogation de délai et la demande de contrôle judiciaire sont rejetées.

  2. À la demande du ministre, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est remplacé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur.

« Simon Fothergill »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM‑4686‑19

 

INTITULÉ :

RAPHAEL NORMAN REID, REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE, CONSTANCE NAKATSU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 FÉVRIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 12 MARS 2020

COMPARUTIONS :

Nastaran Roushan

POUR LE DEMANDEUR

Suzanne Bruce

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nastaran Roushan

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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