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Date : 20200309


Dossier : T-1036-19

Référence : 2020 CF 345

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 mars 2020

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

 

LANDON KARAS

 

demandeur

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

(SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA)

défendeurs

 

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  La vue d’ensemble

[1]  Le Service correctionnel du Canada [le SCC] procède à des examens réglementaires réguliers et classe les délinquants à des fins de sécurité en leur attribuant une cote de sécurité maximale, moyenne ou minimale. Le demandeur, M. Landon Karas, est détenu à l'établissement Grande Cache où il purge une peine d'emprisonnement de longue durée, ayant été condamné pour une infraction grave au Code criminel, LRC 1985, c C-46 [le Code criminel].

[2]  À la suite de l’examen le plus récent dont il a fait l’objet, M. Karas a été informé que le directeur du pénitencier de Grande Cache avait maintenu sa cote de sécurité moyenne. Monsieur Karas sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Il demande une ordonnance enjoignant au directeur du pénitencier de lui attribuer la cote de sécurité minimale ou, à titre subsidiaire, de revenir sans délai sur sa décision.

[3]  Le défendeur affirme que la demande devrait être rejetée parce que M. Karas n’a pas épuisé les recours internes en matière de griefs. J’abonde dans son sens. Le défaut de M. Karas d’épuiser les recours internes en matière de griefs est irrémédiable. La demande est rejetée pour les motifs qui suivent.

II.  Le contexte

[4]  Lorsqu’il procède à un examen concernant l’attribution d’une cote de sécurité, le directeur du pénitencier doit tenir compte de divers facteurs, notamment de la gravité de l’infraction commise par le détenu, de toute accusation en instance contre lui, de sa conduite pendant qu’il purge sa peine, de ses antécédents sur le plan personnel, de toute maladie physique ou mentale ou de tout trouble mental dont il souffre, de sa propension à la violence et de son implication continue dans des activités criminelles (article 17 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 [le Règlement]).  

[5]  C’est le directeur du pénitencier qui prend la décision finale lors de l’examen de la cote de sécurité. D’autres personnes peuvent toutefois formuler des recommandations pour l’aider à prendre une décision éclairée. En l’espèce, le gestionnaire, Évaluation et interventions, l’agent de libération conditionnelle du demandeur et le sous‑directeur ont tous fait des recommandations au directeur du pénitencier.

[6]  Le détenu qui est insatisfait de la décision rendue par le directeur du pénitencier au sujet de sa cote de sécurité peut en appeler au commissaire du Service correctionnel (paragraphe 80(1) du Règlement).

[7]  Monsieur Karas s’était déjà vu attribuer la cote de sécurité moyenne, parce qu’il présentait un faible risque d’évasion, qu’il constituait une menace moyenne pour la sécurité du public et qu’il présentait un faible risque sur le plan de l’adaptation à l’établissement. Relativement à la présente demande, le gestionnaire, Évaluation et interventions, l’agent de libération conditionnelle du demandeur et le sous‑directeur de l’établissement ont tous recommandé que le demandeur soit considéré comme présentant un risque minimal pour la sécurité du public et qu’il soit donc reclassé comme délinquant à sécurité minimale. Malgré ces recommandations, le directeur du pénitencier a maintenu la cote de sécurité moyenne de M. Karas.

III.  Le défaut d’épuiser les recours internes en matière de griefs

A.  L’épuisement des recours

[8]  Avant de solliciter le contrôle judiciaire d’une décision administrative, le demandeur est censé épuiser les recours internes dont il dispose. Dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Ltd., 2010 CAF 61, la Cour d’appel qualifie de « principe habituel » la règle exigeant d’épuiser d’abord les recours internes, ajoutant qu’« à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés » (par. 31). Le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’« exceptionnelles » est exigeant (par. 33). Un des avantages de ce principe est qu’il garantit que la cour de révision disposera de toutes les conclusions tirées par le tribunal administratif, conclusions qui « se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire » (par. 32).

[9]  Dans l’arrêt Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, la Cour suprême du Canada a examiné les facteurs dont un tribunal peut tenir compte pour décider de l’opportunité d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour refuser de procéder à un contrôle judiciaire au motif qu’il existe un « autre recours approprié ». Parmi les facteurs énumérés par la Cour suprême du Canada, mentionnons notamment la commodité de l’autre recours, l’expertise relative de l’autre décideur, la célérité et les coûts. La Cour ajoute :

[43]  La liste des facteurs pertinents n’est pas limitée, car il appartient aux cours de justice de les cerner et de les soupeser dans le contexte d’une affaire donnée : Matsqui, par. 36-37, citant Canada (Vérificateur général), p. 96. Il ne s’agit donc pas, pour déterminer s’il existe un autre recours approprié, de suivre une liste de vérification axée sur les similitudes et les différences entre les recours potentiels. L’examen auquel il faut se livrer est encore plus poussé. La cour doit tenir compte non seulement de l’autre recours disponible, mais aussi de la pertinence et du caractère opportun du contrôle judiciaire dans les circonstances. Bref, la question ne consiste pas simplement à décider si quelque autre recours est adéquat, mais également s’il convient de recourir au contrôle judiciaire. En définitive, cela requiert une analyse du type de la prépondérance des inconvénients : Khosa, par. 36; TeleZone, par. 56. Comme l’a dit le juge en chef Dickson au nom de la Cour : « Se demander si l’autre recours disponible est approprié équivaut à examiner l’opportunité d’exercer le pouvoir discrétionnaire d’accorder le contrôle judiciaire recherché. C’est aux tribunaux qu’il appartient d’identifier et de mettre en équilibre les facteurs applicables … » (Canada (Vérificateur général), p. 96). [Non souligné dans l’original.]

[10]  La jurisprudence de notre Cour est constante : le processus de règlement des griefs du SCC constitue un autre recours valable pouvant se substituer au contrôle judiciaire (Reda c. Canada (Procureur général), 2012 CF 79, par. 23; Giesbrecht c. Canada, 1998 CanLII 7905 (CF), [1998] A.C.F. no 621, par. 10 et 14; Olah c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1245, par. 11 à 14; Nome c. Canada (Procureur général), 2018 CF 1054, par. 7; Thompson c. Canada (Service correctionnel), 2018 CF 40, par. 14 à 17; Ouellette c. Canada (Procureur général), 2012 CF 801, par. 33). Dans MacInnes c. Établissement Mountain, 2014 CF 212 [MacInnes], le juge Michel Shore écrit, au paragraphe 18, que « la Cour ne doit pas […] faire obstacle [au processus de règlement des griefs] sauf dans des “circonstances exceptionnelles” telles qu’un cas d’urgence, une irrégularité manifeste entachant la procédure ou l’existence d’un préjudice physique ou intellectuel causé à un détenu ».

B.  Le processus de règlement des griefs du SCC

[11]  L’article 90 de la Loi sur le système correctionnel et la libération sous condition, LC 1992, c 20 [la Loi] établit une procédure de règlement juste et expéditif des griefs sur des questions relevant du commissaire. Le Règlement prévoit une procédure de règlement des griefs à deux paliers (articles 74 à 82 du Règlement). Des directives et des lignes directrices viennent préciser les modalités de ce processus (Directive du commissaire 081 [la Directive]).

[12]  Selon le Règlement, les décisions rendues au sujet des griefs peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Toutefois, le Règlement prévoit aussi que, lorsque le délinquant décide de prendre un recours judiciaire avant d’avoir épuisé les recours que lui offre la procédure de règlement des griefs, l’examen du grief est suspendu jusqu’à ce qu’une décision ait été rendue dans le recours judiciaire (paragraphe 81(1) du Règlement).

C.  Les circonstances ne sont pas exceptionnelles

[13]  Monsieur Karas a déposé un grief après avoir été informé de la décision du directeur du pénitencier de maintenir sa cote de sécurité moyenne. Le SCC a accusé réception du grief en vue d’une décision au dernier palier de la procédure de règlement des griefs et a informé le demandeur qu’il recevrait une réponse au plus tard en mai 2019. Monsieur Karas a été informé en avril 2019 que la date limite pour le règlement de son grief avait été révisée et qu’il recevrait une réponse au plus tard en novembre 2019. En juin 2019, à la suite de l’introduction de la présente demande, le SCC a suspendu l’examen du grief conformément au Règlement.

[14]  Monsieur Karas admet que l’obligation d’épuiser les recours que lui offre le processus de règlement des griefs du SCC ferait normalement obstacle au contrôle judiciaire. Il affirme toutefois que ce principe est souple. Il s’appuie sur Boulachanis c. Canada (Procureur général), 2019 CF 456 [Boulachanis] et MacInnes pour affirmer que ce principe ne devrait pas l’empêcher de présenter sa demande.

[15]  Monsieur Karas fait valoir que le processus de règlement des griefs est inadéquat parce qu’il est trop lent. Pour prouver cette lenteur, M. Karas a relaté l’expérience personnelle qu’il a vécue lors de deux griefs précédents. Les circonstances entourant ces griefs sont exposées dans un seul paragraphe de l’affidavit de M. Karas auquel a été annexée une décision finale en matière de griefs rendue relativement à un grief déposé antérieurement par M. Karas concernant sa cote de sécurité. Ces éléments de preuve ne démontrent pas que la lenteur rend la procédure inadéquate en soi.

[16]  Dans Ewert c. Canada (Procureur général), 2009 CF 971 [Ewert], le juge François Lemieux a reconnu que ce régime ne saurait a priori être qualifié de déficient pour cause de lenteur – même de lenteur indue – dans le traitement des griefs (par. 39). Dans Rose c. Canada (Procureur général), 2011 CF 1495 [Rose], le juge Luc Martineau en arrive à la même conclusion, après examen d’un dossier de preuve limité mais plus étoffé que celui qui m’a été soumis en l’espèce :

[34] […] Bien que le dossier de preuve démontre que certains cas accusaient de toute évidence des retards excessifs, ces éléments de preuve statistiques anecdotiques ne suffisent tout simplement pas, de l’avis de la Cour, pour justifier une déclaration générale englobant tous les cas suivant lesquels la procédure de règlement des griefs accuse systématiquement des retards et ne constitue donc pas une solution de rechange appropriée au contrôle judiciaire […]

[17]  Monsieur Karas n’a pas démontré que le processus de règlement des griefs constitue une solution de rechange inappropriée au contrôle judiciaire en raison de sa lenteur.

[18]  Mais l’analyse ne se termine pas là. Monsieur Karas fait valoir que la question de la lenteur doit être examinée en fonction des circonstances propres à son cas (Ewert, par. 39). Il affirme notamment qu’une réponse tardive à son grief lui causera un préjudice dans une autre instance, à savoir la demande qu’il a introduite en vertu de l’article 745.6 du Code criminel en vue d’obtenir la réduction du délai préalable à sa libération conditionnelle. Il prévoit que cette demande sera prochainement instruite par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta.

[19]  Monsieur Karas a été avisé par son avocat que sa cote de sécurité est un facteur très important lors de l’examen d’une demande présentée en vertu de l’article 745.6. Il a peu de chances d’obtenir gain de cause s’il conserve sa cote de sécurité moyenne actuelle. Il affirme que, comme sa cote de sécurité moyenne compromet ses chances d’obtenir gain de cause dans sa demande fondée sur l’article 745.6 du Code criminel, la Cour devrait conclure que sa situation est exceptionnelle et lui permettre de contourner le processus de règlement des griefs du SCC.

[20]  Dans sa plaidoirie, l’avocat de M. Karas a également fait valoir que la décision finale qui a été rendue en réponse au grief précédent déposé par son client au sujet de sa cote de sécurité ne répondait pas adéquatement aux questions soulevées à l’époque. Il affirme que la réponse qui sera donnée en l’espèce sera également inadéquate. Il soutient qu’une nouvelle décision défavorable ne fera que répéter le même processus sans aucun contrôle véritable de la décision du directeur du pénitencier. Cet argument ne me convainc pas.

[21]  Parmi les circonstances exceptionnelles justifiant le tribunal d’examiner une demande de contrôle judiciaire lorsqu’il existe un autre recours approprié, mentionnons les cas d’urgence, une irrégularité manifeste entachant la procédure ou l’existence d’un préjudice physique ou intellectuel (Rose, par. 35; Boulachanis, par. 56; Gates c. Canada (Procureur général), 2007 CF 1058, par. 26; et Marachelian c. Canada (Procureur général), [2001] 1 CF 17, par. 9 et 10).

[22]  En l’espèce, M. Karas a présenté certains éléments de preuve tendant à démontrer qu’il risque de voir sa position affaiblie dans une autre instance advenant le cas où cette procédure serait instruite avant que le commissaire ne rende une décision finale sur son grief. Les éléments de preuve concernant ce préjudice sont limités et ses affirmations quant à ses perspectives d’obtenir gain de cause relativement à la demande qu’il a présentée en vertu de l’article 745.6 sont hypothétiques. Il aurait été possible pour le demandeur de faire valoir ses réserves sur le bien-fondé de la décision précédente en soumettant celle-ci à un contrôle judiciaire; toutefois, ces réserves ne nous permettent pas de conclure à l’existence de circonstances exceptionnelles en l’espèce.

[23]  Après avoir examiné toutes les circonstances de l’espèce, j’estime que le processus de règlement interne des griefs du SCC offre un autre recours approprié pour répondre aux questions soulevées par M. Karas relativement à la décision du directeur du pénitencier de maintenir sa cote de sécurité moyenne. Le contrôle judiciaire n’est pas indiqué.

IV.  Dispositif

[24]  La demande est rejetée. Le défendeur réclame les dépens. Compte tenu de la situation du demandeur et du fait que les questions soulevées sont relativement simples, aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T-1036-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour d’avril 2020.

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1036-19

 

INTITULÉ :

LANDON KARAS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AUTRE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 FÉVRIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 MARS 2020

COMPARUTIONS :

Kevin Mitchell

 

pour le demandeur

 

Andrew Cosgrave

 

pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dawson Duckett Garcia & Johnson

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE demandeur

 

Procureur général du Canada

Région des Prairies

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES défendeurs

 

 

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