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Date : 2020-03-09


Dossier : IMM-4078-19

Référence : 2020 CF 351

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 9 mars 2020

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

CERALUS SIFFORT

LOUDWIN GEDEON

DWYNE RALLY SIFFORT

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Ceralus Siffort, son épouse Loudwin Gedeon et leur fils mineur, Dwyne Rally Siffort [les demandeurs], demandent le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la CISR selon laquelle les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  M. Siffort et Mme Gedeon sont citoyens d’Haïti. Leur fils est citoyen des États-Unis d’Amérique, où il est né.

[3]  Le père de M. Siffort était membre de l’Organisation politique Lavalas, un groupe politique aligné sur le Fanmi Lavalas [Lavalas]. Lavalas est un parti politique en Haïti autrefois dirigé par l’ancien président Jean-Bertrand Aristide. En 2007, M. Siffort s’est joint à un groupe appelé Parler pour changer, qui critiquait tous les partis politiques, y compris Lavalas. Il affirme craindre la persécution des activistes de gauche et de droite en Haïti.

[4]  Mme Gedeon a quitté Haïti à l’âge de 15 ans. Sa famille soutenait Lavalas, et Mme Gedeon affirme craindre la persécution en Haïti pour ce motif. Elle prétend également craindre d’être victime de violence fondée sur le sexe.

[5]  Les demandes d’asile des demandeurs ont été instruites par un tribunal composé de trois commissaires de la SPR. Deux commissaires ont conclu que M. Siffort n’était pas un réfugié ni une personne à protéger. Le troisième commissaire a exprimé une opinion dissidente; il aurait accordé l’asile à M. Siffort. Les trois commissaires ont conclu que Mme Gedeon n’était ni une réfugiée ni une personne à protéger.

[6]  La SAR a confirmé la décision majoritaire de la SPR le 3 juin 2019. La SAR a conclu que Parler pour changer n’existe plus et qu’il n’y avait aucune preuve que les activistes politiques chercheraient maintenant à faire du mal à M. Siffort ou à Mme Gedeon. La SAR a également conclu que le sexe de Mme Gedeon ne la mettait pas en soi en danger.

[7]  La SAR a mal interprété l’affidavit de l’oncle de Mme Gedeon et a refusé sans motif raisonnable de l’admettre comme nouvel élément de preuve. Un certain nombre des constatations de fait de la SAR étaient également déraisonnables. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Le contexte

[8]  M. Siffort est né en 1979. Il a quitté Haïti pour les États-Unis en 2008, après avoir été menacé par les partisans de Lavalas. Il est retourné en Haïti en 2016 lorsque sa mère a été agressée à son domicile. Les assaillants de sa mère auraient dit à un ami de M. Siffort qu’ils réservaient à celui-ci un pire sort qu’à sa mère. M. Siffort est retourné aux États-Unis.

[9]  Mme Gedeon a quitté Haïti avec sa famille en 2000. Elle a revendiqué le statut de réfugié aux États-Unis en 2002 en raison de la persécution subie par sa famille en Haïti, mais sa demande a été refusée.

[10]  M. Siffort et Mme Gedeon se sont rencontrés aux États-Unis. Ils se sont mariés en 2014. Leur fils est né aux États-Unis la même année.

[11]  M. Siffort indique qu’il a entendu dire que les États-Unis pourraient éliminer le statut de protection temporaire pour les Haïtiens. Les demandeurs ont franchi la frontière canadienne le 8 août 2017.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[12]  La SAR a rejeté deux affidavits présentés par les demandeurs en tant que nouveaux éléments de preuve. L’affidavit de l’oncle de Mme Gedeon a été jugé non crédible, et il a été conclu que le nouvel affidavit de M. Siffort contenait une combinaison d’éléments de preuve dont disposait déjà la SPR et d’opinions sur les événements actuels. La SAR a admis sept articles de presse comme éléments de preuve de la situation qui règne en Haïti.

[13]  La SAR a confirmé la conclusion de la majorité des commissaires de la SPR selon laquelle M. Siffort n’était pas exposé à un risque prospectif en Haïti. La SAR a conclu qu’il était difficile de dire si l’agression alléguée contre la mère de M. Siffort et les menaces proférées à l’endroit de celui-ci ont été perpétrées par des partisans de Lavalas. La SAR était d’accord avec la SPR sur le fait qu’il n’était pas plausible que M. Siffort néglige de demander à son ami une description des hommes qui ont agressé sa mère et l’ont menacé en son absence. La SAR a également conclu qu’il était invraisemblable que M. Siffort ait été en mesure de faire un rapport de police par téléphone. En outre, la SAR a conclu que Parler pour changer n’existe plus et qu’il n’y avait aucune preuve que M. Siffort risquait toujours d’être victime de représailles politiques après tant d’années.

[14]  La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle Mme Gedeon n’était pas exposée à un risque prospectif en Haïti. Mme Gedeon n’a pas été en mesure de démontrer pourquoi on souhaiterait connaître ses opinions politiques uniquement parce que ses parents étaient autrefois des partisans de Lavalas. De même, la SAR a conclu que Mme Gedeon ne correspondait pas au profil d’une femme qui serait exposée à plus qu’une simple possibilité de violence sexuelle en Haïti.

[15]  Enfin, la SAR a conclu que la nouvelle preuve relative à la situation qui règne dans le pays, y compris un rapport faisant état de 21 hommes tués lors d’une manifestation contre l’actuel président Jovenel Moïse, n’a pas donné lieu à plus qu’une possibilité que les demandeurs soient persécutés en Haïti. La SAR a fait remarquer que des milliers de personnes manifestaient dans un pays de 10 millions d’habitants, et que les manifestations étaient un cri de ralliement qui retentissait dans tout le pays.

IV.  Les questions à trancher

[16]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

V.  Analyse

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[17]  La décision de la SAR, y compris son évaluation de la recevabilité de nouveaux éléments de preuve, est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au par. 10). La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100). Ces critères sont respectés si les motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été rendue et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux par. 85 et 86, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47).

[18]  L’équité procédurale est une question que doit trancher la Cour. La norme applicable à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale est généralement celle de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au par. 34, citant Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au par. 79). La question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre.

B.  La SAR a-t-elle raisonnablement rejeté les nouveaux éléments de preuve des demandeurs?

[19]  La SAR a raisonnablement rejeté le nouvel affidavit de M. Siffort au motif qu’il contenait des reformulations d’éléments de preuve dont disposait déjà la SPR et des opinions à l’égard des événements actuels. La SAR a admis à juste titre les nouveaux éléments de preuve des demandeurs concernant la situation actuelle dans le pays.

[20]  Les motifs pour lesquels la SAR a rejeté l’affidavit de l’oncle de Mme Gedeon sont troublants. La SAR a résumé l’affidavit de l’oncle de Mme Gedeon ainsi :

L’affidavit de Francius Gedeon respecte le critère énoncé au paragraphe 110(4) de la LIPR, puisqu’il porte sur des événements qui ont eu lieu le 28 décembre 2018 et que la décision de la SPR a été rendue le 21 décembre 2018. Toutefois, j’estime que l’affidavit n’est pas crédible et que, par conséquent, il n’est pas admissible. L’affidavit est rédigé par l’oncle de l’appelante associée. Il est écrit que, le 28 décembre 2018, un certain M. Louis Jodel Chamblain ainsi qu’un groupe d’hommes armés ont fait irruption dans son domicile, l’ont frappé et l’ont questionné. L’oncle de l’appelante associée mentionne que M. Chamblain lui a dit que son frère, Saincius (le père de l’appelante associée), l’épouse de son frère et leurs deux enfants (dont l’appelante associée) ont financé des manifestations d’opposition dans le but de renverser le gouvernement du Parti haïtien Tèt Kale (PHTK). Selon les allégations du déposant, M. Chamblain lui a dit que son frère, l’épouse de son frère et leurs deux enfants sont des partisans du parti Lavalas et que c’était regrettable qu’ils n’aient pas été assassinés pendant qu’ils vivaient en Haïti. Enfin, le déposant affirme que M. Chamblain a dit qu’il savait que la nièce du déposant, Loudwin Gedeon (l’appelante associée), se trouve au Canada et se cache au sein de la diaspora.

[21]  La SAR a jugé que le moment où sont survenus les événements décrits dans l’affidavit était suspect : à peine une semaine après que la SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs. Toutefois, il semble que la SAR ait mal interprété la preuve de l’oncle concernant le lien de M. Chamblain avec la famille de Mme Gedeon :

M. Chamblain est soi-disant à l’origine de la persécution qu’a subie la famille de l’appelante associée il y a environ 19 ans. Pourtant, il s’agit d’un homme dont l’appelante associée n’aurait jamais entendu parler auparavant. Le fait qu’il a rendu visite à l’oncle de l’appelante associée quelques jours à peine après que la SPR a rendu sa décision et qu’il a expressément mentionné le nom de l’appelante associée n’est pas seulement suspect; cela dépasse l’entendement.

[22]  Cependant, l’oncle de Mme Gedeon n’a pas dit que M. Chamblain avait menacé sa famille par le passé. Il a déclaré que M. Chamblain était un chef de file dans la répression des critiques du PHTK et qu’il croyait que Mme Gedeon et sa famille envoyaient de l’argent aux manifestants. Selon l’oncle de Mme Gedeon, M. Chamblain a indiqué qu’il savait que ses parents avaient soutenu Lavalas, qu’ils soutenaient actuellement le mouvement anti-PHTK et qu’il serait préférable qu’ils aient été assassinés pendant qu’ils vivaient encore en Haïti. Il n’a pas prétendu connaître Mme Gedeon personnellement.

[23]  L’hypothèse erronée de la SAR selon laquelle M. Chamblain était la personne responsable de la persécution historique des parents de Mme Gedeon était au cœur de sa conclusion selon laquelle l’affidavit de l’oncle n’était pas digne de foi. La décision de la SAR de ne pas admettre l’affidavit, qui satisfaisait par ailleurs aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR, était donc déraisonnable. Bien que le scepticisme de la SAR concernant le moment où sont survenus les événements décrits dans l’affidavit de l’oncle soit compréhensible, la SAR aurait dû admettre la preuve et ensuite en évaluer la crédibilité, convoquant une audience au besoin.

[24]  Ce qui précède est suffisant pour accueillir la demande de contrôle judiciaire. Je ferai néanmoins de brèves observations sur les autres questions soulevées.

C.  La décision de la SAR était-elle équitable sur le plan procédural?

[25]  La SAR a conclu qu’il était invraisemblable que M. Siffort ait été en mesure de faire un rapport de police par téléphone concernant les menaces proférées à son endroit, parce que sa carte d’identité et sa date de naissance ne pouvaient pas être vérifiées sans qu’il se présente à un poste de police. Les commissaires majoritaires de la SPR doutaient de la véracité des événements relatés dans le rapport de police, mais n’ont pas conclu que le rapport n’aurait pas pu être fait par téléphone.

[26]  Les demandeurs s’appuient sur la décision Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684, au par. 10, où le juge Roger Hughes a déclaré ce qui suit : « […] si la SAR décide de se plonger dans le dossier afin de tirer d’autres conclusions de fond, elle devrait prévenir les parties et leur donner la possibilité de formuler des observations ».

[27]  Il y a lieu d’établir une distinction entre l’espèce et l’affaire Husian. Comme l’a déclaré le juge Keith Boswell dans Bebri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 726, aucune des questions soulevées par la SAR n’a divergé de façon substantielle des conclusions de la SPR ou de l’argumentation des demandeurs à la SAR. Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale du fait que la SAR ait réexaminé les problèmes cernés dans la preuve documentaire des demandeurs.

D.  La décision de la SAR était-elle raisonnable?

[28]  La SAR a reconnu que M. Siffort était membre d’un groupe qui avait critiqué l’établissement politique. Néanmoins, la SAR était d’avis que M. Siffort pouvait exprimer librement ses opinions politiques en Haïti. La SAR a poursuivi :

Des milliers de personnes se sont emparées des rues pour protester contre les décisions du président en exercice et exiger sa démission. Je ne crois pas que ces manifestations aggraveraient le risque auquel s’exposerait l’appelant principal. En fait, de tels cris de ralliement résonnent dans tout le pays.

[29]  Les demandeurs affirment que cela est absurde, compte tenu du profil unique de M. Siffort et du climat politique actuel en Haïti. Le fait que d’autres personnes puissent manifester sans crainte de représailles n’indique rien au sujet de la situation de M. Siffort. Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que la SAR n’a pas raisonnablement évalué le risque particulier auquel M. Siffort est exposé en tant que personne qui a organisé des activités politiques indépendantes en Haïti par le passé.

[30]  Les conclusions d’invraisemblance de la SAR sont également susceptibles de faire l’objet de critiques. Les conclusions relatives à l’invraisemblance ne devraient être tirées que lorsqu’on peut raisonnablement établir « qu’il est impossible que l’événement en question se soit produit » (Divsalar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 653, au par. 24). Sans preuve, il n’était pas raisonnablement loisible à la SAR de conclure que M. Siffort n’aurait pas pu faire de rapport de police par téléphone. Bien que cela soit peut-être improbable, il n’est pas inconcevable que M. Siffort néglige de demander à son ami une description de ceux qui ont agressé sa mère et l’ont menacé en son absence. M. Siffort a dit qu’il espérait que la police ferait enquête et que son ami lui fournirait une description à ce moment-là.

[31]  Enfin, la SAR a conclu que Mme Gedeon ne serait pas la cible d’actes de violence sexuelle parce qu’elle est mariée. La SAR a également présumé qu’elle finirait par apprendre à parler créole couramment et qu’elle ne se ferait plus remarquer comme une personne ayant vécu toute sa vie adulte aux États-Unis. La SAR n’a pas tenu compte du risque que courrait Mme Gedeon lorsqu’elle ne serait pas accompagnée de son époux ou avant qu’elle ne soit en mesure de se fondre dans la majorité de la population haïtienne. De façon plus générale, la SAR a déclaré qu’un rapport rédigé par Nicole Phillips ne comportait « aucune affirmation générale de la sorte concernant un risque auquel seraient exposées toutes les femmes uniquement en raison de leur sexe ». Toutefois, le rapport indique plus qu’une simple possibilité de violence sexuelle à l’encontre des femmes haïtiennes, y compris les femmes vivant en milieu urbain et les travailleuses. Le profil de risque de Mme Gedeon en tant que rapatriée ayant vécu toute sa vie adulte aux États-Unis aurait dû être évalué dans ce contexte.

VI.  Conclusion

[32]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier aux fins d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire.

« Simon Fothergill »

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour d’avril 2020.

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.



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