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Date : 20040610

Dossier : IMM-4692-03

Référence : 2004 CF 840

Toronto (Ontario), le 10 juin 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY                            

ENTRE :

                                                   KAMRAN AMIR CHAUDHARY

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Kamran Amir Chaudhary demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) dont les motifs portent la date du 11 avril 2003. Dans cette décision, la Commission a conclu que M. Chaudhary n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Le demandeur sollicite une ordonnance annulant cette décision et renvoyant sa demande à un tribunal différemment constitué pour réexamen.


LES FAITS

[2]                Monsieur Chaudhary, un citoyen du Pakistan, est un musulman chiite du Pendjab. Il revendique au Canada le statut de réfugié au sens de la Convention, aux termes de l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), au motif qu'il craint d'être persécuté par les partisans du Sipah-e Sahaba du Pakistan (le SSP) du fait de sa religion et de son appartenance à un groupe social, soit les musulmans chiites. Il demande aussi qu'on lui reconnaisse le statut de personne à protéger, aux termes de l'article 97 de la LIPR, du fait de sa crainte que le SSP lui fasse du mal.

[3]                Monsieur Chaudhary affirme que le SSP a l'intention de le tuer parce qu'il lui impute la faute de la conversion de son ami sunnite, Khawar, à la foi chiite. La conversion de Khawar a eu lieu en février 2001. Le demandeur a affirmé que le père de Khawar est venu le voir dans son atelier à la mi-mars et l'a accusé d'être responsable de la conversion de son fils et menacé de sévères représailles. Le père de Khawar lui a dit qu'il avait envoyé son fils dans une autre ville pour éviter que le SSP n'apprenne sa conversion.


[4]                Le demandeur dit avoir reçu un appel du SSP le 25 mars 2001 : on l'a prévenu qu'on le tuerait si on trouvait des preuves qu'il avait propagé le chiisme dans son atelier. Le demandeur affirme que, le 15 avril 2001, après avoir conduit Khawar de l'imambargah(lieu de culte) à l'arrêt d'autobus, il a été tiré hors de sa voiture par quatre motocyclistes, qui l'ont battu à coup de crosses de hockey. Il affirme qu'il a aussi été battu par des sunnites en septembre 2001 et qu'il a reçu des menaces de mort. Les deux fois qu'il a été battu, il affirme qu'il a été sauvé par des passants.

[5]                Le demandeur affirme que les membres de sa famille et lui-même ont signalé ces incidents à la police. Toutefois, la police n'a rien fait parce qu'il ne pouvait pas identifier ses agresseurs. Le demandeur s'est rendu chez un ami à Islamabad et le jour suivant son père l'a informé que des hommes de main du SSP avaient fouillé toute la maison familiale à sa recherche. Le demandeur s'est ensuite rendu à Multan et il a appris que le SSP était sans cesse à sa recherche et qu'il menaçait sa famille. Lors d'un autre incident en septembre 2001, il a été battu par des membres du SSP à Multan. La police a refusé de faire quoi que ce soit après qu'il eut signalé l'incident et lui a conseillé de quitter Multan. Avec l'aide de sa famille, il a pris des arrangements avec un agent qui l'a aidé à quitter le Pakistan en octobre 2001.

[6]                Le demandeur est arrivé au Canada le 2 octobre 2001. Il a présenté sa demande d'asile le 13 octobre 2001. L'audience devant la Commission a eu lieu le 20 décembre 2002.

La décision de la Commission


[7]                La Commission a conclu que le demandeur n'avait pas l'élément subjectif d'une crainte, vu son manque d'empressement à présenter sa demande d'asile, et que sa crainte n'avait pas de fondement objectif, en ce sens qu'un bon nombre de ses affirmations n'était pas vraisemblables. Plus particulièrement, la Commission a conclu que les affirmations suivantes n'était pas vraisemblables :

- il n'était pas vraisemblable que Khawar, l'ami du demandeur qui s'était converti au chiisme, ne tienne pas compte des conseils de son père et retourne sur les lieux où il avait vécu et été menacé;

- il n'était pas vraisemblable que le demandeur risque d'être vu avec Khawar par le SSP lorsqu'il l'a conduit de l'imambargah(lieu de culte) à l'arrêt d'autobus;

- il n'était pas vraisemblable que le SSP échoue dans ses tentatives d'assassiner le demandeur, si c'était son intention. Si le SSP avait réellement proféré des menaces de mort, ses membres auraient trouvé le moyen de tuer le demandeur;

- il n'était pas vraisemblable que le demandeur soit la cible du SSP, parce qu'il ne correspondait pas au type de musulmans chiites qui étaient la cible de violences au Pakistan.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[8]                1. La Commission a-t-elle fondé sa décision sur des conclusions sur la vraisemblance qui étaient manifestement déraisonnables et qu'elle a tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte de la preuve dont elle disposait?


2. La décision de la Commission sur l'élément subjectif de la crainte du demandeur était-elle fondée sur des conclusions de fait manifestement déraisonnables?

ANALYSE DES OBSERVATIONS DES PARTIES

[9]                Le demandeur affirme que certaines conclusions clés de la Commission quant à la vraisemblance sont manifestement déraisonnables et ont été tirées sans tenir compte de la preuve. Le défendeur allègue que le demandeur n'a pas établi que la décision de la Commission est manifestement déraisonnable ou que la Commission a commis une erreur de droit ou de fait susceptible de contrôle judiciaire. Essentiellement, la position du défendeur est que le demandeur ne correspond pas au type de personnes qui risquent vraisemblablement d'être la cible du SSP, selon la preuve documentaire, telles que les leaders politiques ou professionnels comme les médecins et les éducateurs au sein de la collectivité chiite. Il ne faisait pas de prosélytisme et, par conséquent, le SSP n'avait aucune raison de le prendre pour cible personnellement.

[10]            Selon moi, deux des conclusions que la Commission a tirées en matière de vraisemblance qui paraissent avoir été déterminantes dans sa conclusion selon laquelle le demandeur ne risquait pas objectivement la persécution relèvent grandement de la conjecture. Autrement dit, ces conclusions sont manifestement déraisonnables. Je ne peux mesurer l'incidence que ces conclusions ont eu sur l'ensemble de la demande et, par conséquent, par prudence, j'accueillerai la demande de contrôle judiciaire.


[11]            Premièrement, la Commission a conclu qu'il n'était pas vraisemblable que le SSP ait été incapable de tuer le demandeur. Aux pages 4 et 5 de ses motifs, la Commission a affirmé : « De plus, si le SSP avait eu l'intention d'assassiner le demandeur, il aurait trouvé l'occasion de le faire [...] J'estime invraisemblable que le Sipah-e Sahaba, un groupe terroriste, ait pu échouer àdeux reprises s'il a reçu l'instruction d'assassiner l'intéressé. J'estime plutôt que, si tant est qu'il soit vrai qu'on a menacé de mort le demandeur, le Sipah-e Sahaba serait parvenu à ses fins. »

[12]            Le défendeur soutient que la Commission pouvait raisonnablement conclure que le SSP aurait mis à exécution ses menaces à la première occasion si les menaces à la vie du demandeur avaient été réelles. Il était loisible à la Commission de rejeter les raisons fournies par le demandeur pour expliquer pourquoi cela ne s'était pas produit. Autrement dit, dans l'évaluation de la crédibilité du demandeur, il lui était possible de retenir contre lui le fait qu'il n'avait pas été tué par le SSP.


[13]            Je suis d'avis que ce raisonnement est abusif et qu'il ne repose sur aucun élément de preuve au dossier. Il n'y a aucun élément de preuve auquel la Commission renvoie, ou que je peux trouver au dossier, qui établit la « performance » de cette organisation militante ou terroriste relativement à l'assassinat des personnes qu'elle prend pour cible. Je note aussi que le demandeur n'a pas affirmé qu'il avait échappé au SSP à de multiples occasions, mais seulement deux fois, lors d'incidents où apparemment il n'y a eu aucune utilisation d'armes à feu, mais de bâtons. L'allégation du demandeur n'est pas, pour la seule raison qu'il a échappé à deux attaques, invraisemblable en soi, comme l'affirme la Commission. Finalement, en s'appuyant sur ce raisonnement, la Commission ne pouvait que commettre une erreur de jugement : vu que vous n'avez pas été tué par votre prétendu persécuteur, je ne crois pas que vous étiez vraiment menacé. On ne peut conclure à l' « invraisemblance » à partir de ce seul raisonnement et une telle conclusion ne peut justifier la non-application du principe de la véracité des témoignages établi dans l'arrêt Maldonado c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1980] 2 C.F. 302 (C.A.).

[14]            Ensuite, je considère que la conclusion de la Commission selon laquelle il n'était pas vraisemblable que le demandeur ait couru le risque d'être vu en présence de Khawar en le déposant à l'arrêt d'autobus après l'avoir rencontré de façon inattendue à l'imambargah ne tient pas compte du témoigne du demandeur selon lequel il l'avait rencontré par hasard et qu'il n'avait passé que peu de temps avec lui. Il ressort de la transcription du témoignage du demandeur qu'il a été surpris de rencontrer Khawar à l'imambargah. Il n'est pas absolument invraisemblable que le demandeur, qui a toujours qualifié son amitié avec Khawar d'étroite, lui offre de l'emmener à l'arrêt d'autobus, surtout que le SSP n'avait commis jusque-là aucun acte de mise à exécution de ses menaces du 25 mars 2001.


[15]            Le demandeur allègue aussi que le commissaire n'a pas tenu compte de la preuve selon laquelle les représailles et les menaces de représailles contre ceux que l'on soupçonne de s'être convertis est chose courante au Pakistan. Je suis d'accord avec le défendeur que les éléments de preuve sur lesquels s'appuie le demandeur ne permettent pas de tirer une conclusion sur ce point, étant donné qu'il s'agit de conversions de l'islam à d'autres religions, plutôt que de conversions entre sunnites et chiites. La Commission n'a pas commis d'erreur en ne renvoyant pas de façon expresse à ces éléments de preuve et il faut présumer qu'elle les a pris en considération : Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'immigration) (1992), 147 N.R. 317 (F.C.A.) et Florea c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.)(QL).

[16]            Dans sa deuxième observation, le demandeur allègue que la Commission a accordé [traduction] « trop d'importance » au fait qu'il avait tardé à présenter sa demande d'asile au Canada, vu qu'il s'agit d'un laps de temps qui n'est pas anormal, soit seulement onze jours. Le défendeur convient que, à première vue, onze jours n'est pas un retard anormal. Néanmoins, ce retard était un facteur pertinent que la Commission pouvait prendre en considération pour l'évaluation des actes du demandeur. La Commission a donné au demandeur l'occasion de s'expliquer, mais les réponses du demandeur ne l'ont pas convaincue. Il n'était pas déraisonnable de la part de la Commission de conclure que le demandeur aurait dû présenter sa demande à l'aéroport Pearson, surtout qu'il a affirmé que son agent avait pris son passeport à l'aéroport et était disparu, plutôt que d'attendre onze jours avant de présenter une demande de l'intérieur du Canada.

[17]            Selon moi, bien que la Commission se soit défendue de ne pas tenir compte du critère juridique applicable à l'espèce, soit qu'un retard n'est pas un facteur déterminant dans l'évaluation de la crainte subjective, le seul facteur que la Commission ait mentionné comme l'amenant à douter de la crainte subjective du demandeur est ce retard de onze jours dans la présentation de sa demande d'asile au Canada et le fait que ses explications n'étaient pas acceptables.

[18]            S'il n'y avait aucun motif d'intervention de la Cour relativement à la conclusion de la Commission sur la crainte objective du demandeur d'être persécuté, sa conclusion quant à la crainte subjective ne serait pas un motif suffisant d'intervention, vu que la Commission a apparemment considéré que le retard n'était qu'un facteur parmi d'autres pour douter de la crainte subjective. Cependant, combinée au problème que j'ai soulevé ci-dessus relativement à la crainte objective du demandeur, je suis d'avis que la conclusion de la Commission sur la crainte subjective ne me permet pas de confirmer sa décision. Une fois l'élément objectif de la décision de la Commission enlevé, tout ce qui reste à l'appui de l'analyse de la crainte subjective faite par la Commission est ce petit retard du demandeur après être arrivé au Canada. Comme je l'ai dit, la Commission ne donne aucune autre raison pour mettre en doute la crainte subjective du demandeur d'être persécuté.

[19]            Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Vu qu'on ne m'a pas demandé de certifier une question de portée générale, aucune ne sera certifiée.


                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE : La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Commission est annulée et un tribunal différemment constitué réexaminera la demande d'asile du demandeur en tenant compte des présents motifs. Aucune question n'est certifiée.

« Richard G. Mosley »

                                                                                                                                                     Juge                        

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes


COUR FÉDÉRALE

                                             AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                             IMM-4692-03

INTITULÉ :                            KAMRAN AMIR CHAUDHARY                                          

c.

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :     TORONTO (ONTARIO )

DATE DE L'AUDIENCE : LE 8 JUIN 2004     

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :           LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :          LE 10 JUIN 2004

COMPARUTIONS :

John Svaglio

POUR LE DEMANDEUR

Michael Butterfield

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :    

John Svaglio

Avocat

Pickering (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR


                               COUR FÉDÉRALE

                                          Date : 20040610

                                            Docket : IMM-4692-03

ENTRE :

KAMRAN AMIR CHAUDHARY

                                                                            demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                               défendeur

                                                                                                                       

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

                                                                                               


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