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                                                                                                                                 Date : 20050429

                                                                                                                             Dossier : T-404-05

                                                                                                                  Référence : 2005 CF 591

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA PROTONOTAIRE ARONOVITCH

ENTRE :

                                        LE TRÈS HONORABLE JEAN CHRÉTIEN

                                                                                                                                          demandeur

                                                                          - et -

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LA PROTONOTAIRE ARONOVITCH

[1]                Le très honorable Jean Chrétien, le demandeur désigné dans la demande originale de contrôle judiciaire, conteste le refus de monsieur le juge John Gomery de se récuser en tant que commissaire de la Commission d'enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires (la Commission). Selon le demandeur, les parties comparaissant devant la Commission se sont heurtées au non-respect de leurs droits à l'équité procédurale et il y a lieu de craindre la partialité du commissaire.


[2]                La requête dont je suis saisie est déposée au nom du commissaire, en application de l'article 109 des Règles des Cours fédérales (les Règles). Il s'agit d'une requête en autorisation d'intervenir dans la contestation déposée par le demandeur. Alors que le demandeur s'oppose à la requête, le défendeur, le procureur général du Canada (le procureur général), n'exprime aucun avis sur la requête.

[3]                Les seuls points soulevés par la requête sont les suivants : le commissaire devrait-il être autorisé à intervenir et, dans l'affirmative, selon quelles modalités? Pour les motifs qui suivent, je suis d'avis qu'il serait utile pour la Cour et conforme à l'intérêt public que le commissaire soit autorisé à intervenir, mais à titre restreint, de telle sorte que ne soit pas mise en doute l'impartialité du commissaire.

[4]                Je suis arrivée à la conclusion que le commissaire ne devra pas s'exprimer sur les règles touchant la crainte de partialité ni sur les règles touchant la récusation du président d'une commission d'enquête, mais il est opportun qu'il puisse s'exprimer sur sa compétence et sur la procédure qu'il applique. Il sera également autorisé à faire appel de la décision finale de la Cour pour le cas où le procureur général déciderait de ne pas le faire.


LES FAITS

[5]                Je ferai un compte rendu de la preuve produite par les parties au soutien de la requête, en commençant par les faits exposés par le commissaire. Les faits communiqués par toutes les parties ne sont pas contestés.

[6]                Le commissaire a divisé en deux parties les interrogatoires menés par la Commission. L'étape 1A explorait la création, l'intention et les objectifs du programme de commandites, les moyens par lesquels il était administré et la mesure dans laquelle il répondait aux normes d'une bonne gestion. La phase 1B, qui se poursuit, explore l'application des sommes consacrées aux commandites et à la publicité, la mesure dans laquelle il y a eu optimisation des ressources, enfin le point de savoir s'il y a eu influence ou ingérence politique. Les témoignages doivent prendre fin en juin 2005. Les conclusions factuelles de la Commission doivent être publiées le 1er novembre 2005, et ses recommandations le 15 décembre 2005.

[7]                Le 7 mai 2004, le commissaire faisait une déclaration liminaire certifiant son indépendance et il établissait des règles de pratique et de procédure. Le 21 juin 2004, il recueillait les dépositions de parties qui revendiquaient un intérêt pour agir devant la Commission. Le demandeur et le procureur général ont tous deux revendiqué un intérêt pour agir, intérêt qui leur a été reconnu par le commissaire à l'époque.


[8]                Le commissaire a déclaré que le rôle du procureur général consisterait à « représenter les intérêts du gouvernement du Canada dans les travaux de la Commission » et à donner des « consultations juridiques » aux fonctionnaires fédéraux qui comparaissaient ou étaient interrogés devant la Commission.

[9]                Le 31 janvier 2005, l'avocat du demandeur déposait devant la Commission une requête en récusation du commissaire, fondée sur l'existence d'une crainte raisonnable de partialité. H. Lorne Morphy, avocat du commissaire dans la présente requête, a également présenté des arguments au nom du commissaire durant l'audition de la requête en récusation. Le 1er février 2005, le commissaire rejetait la requête en récusation qui, selon lui, n'établissait pas une crainte raisonnable de partialité, et il a refusé de se récuser.

[10]            Le demandeur a déposé le 3 mars 2005 devant la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de cette décision, dans laquelle il sollicitait :

(i)          une ordonnance de la nature d'un bref de certiorari annulant la décision du commissaire portant sur la requête en récusation;

(ii)         un jugement déclaratoire affirmant que l'accomplissement de la mission du commissaire donne lieu à une crainte raisonnable de partialité; et

(iii)        une ordonnance enjoignant au commissaire de se démettre de ses fonctions.


[11]            Le 5 avril 2005, le demandeur obtenait l'autorisation de modifier sa demande de contrôle judiciaire, avec le consentement du procureur général, pour y inclure d'autres allégations au soutien de ses prétentions. Lesdites allégations se rapportent à la décision du commissaire d'assigner de nouveau un fonctionnaire, Alex Himelfarb, greffier du Conseil privé et secrétaire du Cabinet, pour l'interroger davantage.

[12]            Cette nouvelle assignation avait eu lieu en février 2005. Le défendeur en avait été informé par l'avocat de la Commission, Bernard Roy, c.r., le 15 février 2005. Le défendeur avait écrit le 25 février 2005 une lettre dans laquelle il s'opposait formellement à la nouvelle assignation du témoin, en alléguant le caractère inopportun de cette mesure. Le défendeur avait renouvelé cette opposition le 28 février 2005, date à laquelle M. Himelfarb a comparu de nouveau devant la Commission. Le demandeur et le défendeur ont tous deux prétendu que le témoignage de M. Himelfarb était hors de propos. Le commissaire a rejeté l'objection et autorisé l'interrogatoire du témoin. Lorsque M. Himelfarb eut terminé son témoignage, le demandeur a réaffirmé la position, qu'il partageait avec le procureur général, selon laquelle l'interrogatoire était inopportun.

[13]            La Cour a devant elle une seconde demande de contrôle judiciaire qui concerne le commissaire. Elle a été déposée par M. Alfonso Gagliano, une autre personne à qui a été reconnu l'intérêt pour agir devant la Commission. Cette demande porte sur le refus du commissaire d'autoriser le contre-interrogatoire de Charles Guité, eu égard à des déclarations faites devant le Comité des comptes publics de la Chambre des communes, ainsi que sur le point de savoir si telles déclarations sont protégées par le privilège parlementaire. Le commissaire a obtenu le statut d'intervenant dans cette procédure, par une ordonnance en date du 17 février 2005.

[14]            S'agissant du témoignage du demandeur dans la présente requête, des coupures de presse et des déclarations provenant d'une diversité de médias sont produites, qui indiquent la position adoptée par le premier ministre, le très honorable Paul Martin, et par ses ministres. Cette preuve embrasse la période qui avait précédé la requête en récusation, jusqu'à l'apparition télévisée du premier ministre le 21 avril 2005.

[15]            La preuve rend compte des déclarations publiques du premier ministre, qui affirmait que c'était son gouvernement qui avait établi la Commission et qu'il était fermement résolu à soutenir le commissaire dans l'accomplissement de son mandat.

[16]            D'autres déclarations ont été faites à la Chambre des communes au nom du gouvernement, par le ministre des Travaux publics, M. Scott Brison, et par le procureur général du Canada, M. Irwin Cotler. Dans leurs déclarations, ces ministres assurent eux aussi le commissaire de leur soutien et affirment l'engagement du gouvernement de coopérer avec le commissaire et de le voir occuper sa charge jusqu'à l'achèvement de son mandat.

[17]            Finalement, le demandeur rappelle la position adoptée par le procureur général lors de l'audience concernant la requête en récusation. Devant le commissaire, l'avocat du vérificateur général avait présenté de longs arguments à l'encontre de la requête. Ces arguments avaient été pleinement appuyés par le procureur général, pour qui le demandeur n'avait pas satisfait au critère juridique d'une récusation et qui invitait le commissaire à rejeter la requête en récusation.


Le champ de l'intervention projetée

[18]            S'agissant du champ de l'intervention projetée du commissaire, le commissaire a allégué son intérêt pour agir afin de présenter des arguments et de s'exprimer sur les points suivants :

a)              les règles de la crainte raisonnable de partialité dans la mesure où elles se rapportent aux commissions d'enquête fédérales;

b)             l'étendue des fonctions de la Commission telle qu'elle est exposée dans son mandat;

c)              la compétence et le pouvoir procédural de la Commission, notamment au regard des règles de la Commission, l'assignation de témoins et la recevabilité de preuves;

d)             les règles relatives au point de savoir si le commissaire devrait être empêché d'aller de l'avant avec l'enquête et d'accomplir son mandat; et

e)              la norme applicable de contrôle.

f)              l'exercice d'un droit d'appel. [Non souligné dans l'original.]

Pour les motifs qui suivent, l'intervention du commissaire se limitera essentiellement aux points énumérés dans les alinéas b), c) et f) ci-dessus.

ANALYSE

[19]            Le droit d'intervenir, sauf s'il est conféré par la loi, requiert une autorisation en application de l'article 109 des Règles. L'élément principal des Règles est que le futur intervenant doit montrer en quoi sa participation « aidera à la prise d'une décision sur toute question de fait et de droit se rapportant à l'instance » . Selon la jurisprudence, cela signifie que la partie ne devra pas simplement reformuler ce que les autres parties feront valoir, mais qu'elle devra aider la Cour en apportant à l'instance une perspective additionnelle ou différente[1].

[20]            La Cour a défini les facteurs qu'elle prend généralement en compte lorsqu'elle exerce son pouvoir d'accorder ou non le statut d'intervenant, et il n'est pas nécessaire que ces critères soient tous remplis[2]. Ce sont : le point de savoir si le futur intervenant est directement concerné par l'issue du litige; le point de savoir s'il existe une question à trancher et s'il existe un véritable intérêt public; le point de savoir s'il y a absence évidente d'un autre moyen efficace ou raisonnable de soumettre la question à la Cour; le point de savoir si la position du futur intervenant est adéquatement défendue par l'une des parties au litige; enfin le point de savoir si l'intérêt de la justice sera mieux servi par l'intervention du futur intervenant[3].

[21]            Cependant, les tribunaux administratifs ne sont pas placés sur le même pied que les autres futurs intervenants, et seul un rôle restreint leur est reconnu dans le contrôle judiciaire de leurs décisions. Les cours de justice ont toujours considéré qu'il est inopportun, voire malséant, pour un tribunal administratif impartial d'être à même de défendre la justesse de sa décision, pour essentiellement se ranger aux arguments de l'une des parties au différend. La jurisprudence montre qu'il existe de bonnes raisons d'empêcher un tribunal administratif, qui doit être et paraître impartial, de devenir le défenseur de sa propre décision[4].

[22]            Dans l'arrêt Northwestern Utilities, précité, le juge Estey, rédigeant l'arrêt unanime de la Cour suprême, s'exprimait ainsi :


La Cour, à cet égard, a toujours voulu limiter le rôle du tribunal administratif dont la décision est contestée à la présentation d'explications sur le dossier dont il était saisi et d'observations sur la question de sa compétence, même lorsque la loi lui confère le droit de comparaître.

Puis il expliquait ce qu'il voulait dire par « compétence » :

Au sens où j'ai employé ce mot ici, la « compétence » n'inclut pas la transgression du pouvoir d'un tribunal par l'inobservation des règles de justice naturelle. [Non souligné dans l'original.]

[23]            Les règles de justice naturelle auxquelles se réfère le juge Estey, la notion d'équité procédurale, requièrent que les décisions soient rendues sans qu'il y ait lieu de craindre la partialité du décideur, censé être exempt de toute prévention[5]. Lorsque, comme c'est le cas ici, un déni d'équité procédurale est allégué, le tribunal administratif n'obtiendra pas l'autorisation d'intervenir d'aucune manière ou sera prié de se montrer circonspect[6]. La Cour d'appel de l'Ontario a exposé ce point dans l'arrêt Ontario (Avocat des enfants) c. Ontario (Commissaire à l'information et à la protection de la vie privée), [2005] O.J. No. 1426 (C.A.) (QL), au paragraphe 40. Lorsque le point essentiel à décider dans un contrôle judiciaire est celui de savoir si un tribunal administratif a traité un plaideur avec équité, [traduction] « l'impartialité appellera parfois un intérêt pour agir qui sera plus circonscrit... » [7].


[24]            Le commissaire dit qu'il ne souhaite pas intervenir dans ce contrôle judiciaire pour défendre sa décision de ne pas se récuser, ni pour répondre, comme le ferait une partie adverse, aux accusations précises portées contre lui. Il reconnaît qu'il serait déplacé pour lui de s'exprimer sur les arguments avancés contre lui. Au lieu de cela, affirme-t-il, l'objet de son éventuelle intervention serait de préserver son indépendance par rapport au procureur général, et d'aider la Cour.

Le commissaire peut-il s'exprimer sur les règles qui se rapportent à la crainte de partialité et à la destitution de commissaires chargés d'enquêtes indépendantes?

[25]            Le commissaire débute son argumentation en faisant valoir qu'il est essentiel que le commissaire soit indépendant et paraisse indépendant[8]. Le commissaire craint que, si le procureur général est le seul défenseur du commissaire devant la Cour en même temps qu'il est partie devant la Commission pour représenter les intérêts du gouvernement du Canada, et cela d'une manière continue, alors le commissaire sera vu comme un organe non indépendant de la Couronne. Puisqu'il est dans l'intérêt public que son indépendance soit préservée, le commissaire propose qu'il soit autorisé, devant la Cour, à ajouter des arguments exposant son propre point de vue, à côté de ceux du procureur général, pour ce qui concerne les règles se rapportant à la crainte de partialité et à la destitution du responsable d'une enquête. À cela, le commissaire ajoute que son intervention apporterait, quant aux règles applicables, une perspective qui ne serait pas celle du procureur général.


[26]            On fait valoir au nom du commissaire que les circonstances de la présente affaire la font échapper à la jurisprudence généralement applicable à l'intervention des tribunaux administratifs dans l'examen de leurs propres décisions. Il n'y a pas de parties adverses devant la Commission, comme il y en aurait devant un tribunal administratif. Le demandeur et le procureur général ont tous deux qualité pour agir et ils occupent une position parallèle, et non contradictoire, devant la Commission. Selon le commissaire, il n'y a pas de litige entre le demandeur et le procureur général qui ferait que l'intervention du commissaire poserait un problème.

[27]            Finalement, le commissaire soutient que, contrairement à la situation ordinaire du contrôle judiciaire d'une décision administrative, où les parties ne comparaîtront pas de nouveau devant le tribunal, le procureur général continuera dans le cas présent de comparaître devant la Commission après l'instruction de la demande de contrôle judiciaire.

[28]            Il ne fait aucun doute à mon avis, et le commissaire n'en disconvient pas, que le procureur général est validement désigné comme partie défenderesse dans la présente instance. Le demandeur signale l'article 303 des Règles, qui prévoit que, en première instance, le demandeur doit désigner à titre de défendeur toute personne directement touchée par l'ordonnance recherchée dans la demande, autre que l'office fédéral visé par la demande. Le paragraphe 303(2) précise ensuite que, si aucun autre défendeur ne peut être désigné, alors le procureur général du Canada doit être désigné comme défendeur. Qu'il s'agisse de la première règle ou de la seconde, il est clair que le procureur général est désigné validement comme défendeur dans la demande de contrôle judiciaire pour s'exprimer sur son bien-fondé.

[29]            Sur ce point, mention a été faite de la décision que j'ai rendue dans l'affaire Hoechst, précitée, note 6, où le procureur général, désigné comme défendeur selon l'article 303 des Règles, faisait valoir qu'il comparaissait comme défendeur dans l'intérêt public, le rôle et le mandat du procureur général étant d'aider la Cour à arriver à une décision qui soit conforme au droit. Le commissaire fait observer que le procureur général, dans la présente affaire, n'est pas indépendant et ne représente pas l'intérêt public comme c'était le cas dans l'affaire Hoechst, et cela en raison de l'intérêt qu'il représente devant la Commission.

[30]            Qui plus est, d'ajouter le commissaire, la Cour a reconnu dans l'affaire Hoechst qu'un organisme ou un tribunal administratif dont la décision est contestée est fondé à espérer qu'une partie sera présente au contrôle judiciaire afin de défendre le caractère raisonnable de sa décision. Le commissaire fait observer non seulement que, en l'espèce, le procureur général n'est pas indépendant de par l'intérêt dont il est dépositaire, mais encore que le commissaire n'a aucun moyen de connaître la position que le procureur général adoptera durant le contrôle judiciaire, ni le moyen de savoir s'il peut compter qu'il opposera une défense vigoureuse. Cela montre, aux yeux du commissaire, non seulement qu'il devrait être autorisé à compléter les conclusions du procureur général sur le droit applicable avec les siennes propres, qui exposeront son point de vue, mais également qu'il devrait pouvoir faire appel de toute décision défavorable. Le commissaire dit qu'il ne peut espérer que le procureur général s'en chargera.


[31]            Le procureur général répond qu'il a produit un avis de comparution dans la demande et qu'il entend s'y opposer. La position du procureur général est qu'il n'est pas un « défenseur » du commissaire, mais plutôt le défenseur de la décision du commissaire, rôle que le procureur général est souvent appelé à assumer en tant que défendeur, et cela dans l'intérêt public. C'est d'ailleurs le rôle que le procureur général est appelé à assumer, périodiquement, dans le cas des offices établis en vertu de lois fédérales, bien que la Couronne soit souvent un plaideur devant lesdits offices.

[32]            Je relève également le point avancé par le demandeur, pour qui la preuve constituée par les déclarations publiques du premier ministre et des ministres de la Couronne, outre la conduite du procureur général dans la requête en récusation présentée devant la Commission, confirme que le procureur général s'emploiera énergiquement à défendre le commissaire et à faire appel.

[33]            Il est difficile d'ailleurs d'accepter l'observation du commissaire, qui affirme ne pas savoir ce que le procureur général fera ou si un appel sera interjeté. La preuve indique le contraire. Il n'y a rien de tiède dans la position adoptée à ce jour par le procureur général quant à savoir si le juge Gomery devrait ou non se récuser.

[34]            Qui plus est, ainsi que le font observer le demandeur et le procureur général, il existe un litige entre eux sur la question de la partialité et sur celle de la récusation du juge Gomery. Le demandeur et le procureur général ont toujours eu sur ces questions des idées diamétralement opposées.

[35]            C'est aux plaideurs qu'il appartient de débattre le droit. Je ne vois pas en quoi, dans ce débat, le commissaire pourrait présenter une autre perspective indépendante ou essentiellement neutre portant sur les règles de la partialité ou sur les règles régissant la destitution d'un commissaire.

[36]            La partialité que l'on suppose chez le commissaire, et le point de savoir s'il sera empêché de poursuivre son enquête, sont précisément les questions de fond soulevées dans la demande de contrôle judiciaire. Il est difficile d'imaginer que le commissaire puisse présenter sur ces questions des arguments juridiques qui ne soient pas intéressés ou ne portent pas sur le fond. L'impartialité du commissaire sera à mon avis mieux protégée s'il ne participe pas au débat même qui sépare le demandeur et le procureur général.

[37]            Finalement, je ne suis pas persuadée que les arguments du commissaire sur le droit applicable, arguments qui s'ajouteraient à ceux des parties, apporteraient quelque chose de nouveau ou d'utile à la délibération de la Cour sur le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire.

Le commissaire peut-il s'exprimer sur sa compétence et sur la norme de contrôle?

[38]            Le commissaire voudrait s'exprimer sur la compétence de la Commission. Son avocat reconnaît que le caractère raisonnable ou non de sa décision de ne pas se récuser, un aspect que l'on pourrait rattacher généralement à la compétence, ne fait pas intervenir la compétence au sens que la jurisprudence donne à ce mot.

[39]            L'avocat du demandeur est d'avis qu'il n'y a aucune question de compétence sur laquelle le commissaire puisse s'exprimer. La question du « caractère raisonnable » de la décision, question que la Cour suprême a exposée dans l'arrêt Paccar, précité, note 4, et sur laquelle un office ayant des connaissances spécialisées peut s'exprimer en tant qu'intervenant, n'est pas pertinente ici. Si je comprends bien sa position, il se réfère à la jurisprudence selon laquelle l'analyse de la norme de contrôle n'intervient pas dans une question d'équité procédurale, selon les propos tenus par le juge Binnie dans l'arrêt Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 100.

[40]            Je reconnais qu'il n'y a pas lieu ici d'accorder au commissaire l'autorisation de s'exprimer sur la question générale de la compétence ou sur la norme de contrôle. Cela dit, je suis d'avis qu'il peut y avoir une question de compétence pour ce qui concerne la nouvelle assignation du greffier du Conseil privé à titre de témoin, assignation que j'ai évoquée précédemment, et je suis d'avis que le commissaire devrait être autorisé à s'exprimer sur l'étendue des fonctions de la Commission, ainsi que sur sa compétence et sur le pouvoir procédural de la Commission selon les règles de la Commission, y compris sur l'assignation de témoins et la recevabilité de preuves.

Le commissaire pourra-t-il faire appel d'une décision défavorable rendue par la Cour?

[41]            En général, un intervenant n'a pas le droit d'interjeter appel lorsque la décision rendue dans la procédure dans laquelle il est intervenu est contraire à ses intérêts[9].


[42]            L'un des facteurs à prendre en compte pour savoir si un intervenant devrait avoir le droit d'interjeter appel est la question de savoir s'il est possible que le défendeur ait un intérêt vital ou une raison majeure de faire appel avec autant d'énergie que le ferait l'intervenant[10]. Alors, l'appel se limitera en général aux points sur lesquels l'intervenant a été autorisé à s'exprimer devant la juridiction inférieure. Cela vaut à plus forte raison pour un office ou tribunal, qui ne doit pas être un défenseur de sa propre décision en appel, non plus qu'en première instance.

[43]            Comme je l'ai dit, l'ensemble de la preuve montre que la demande se heurtera à une vigoureuse défense, de la même manière que le procureur général a opposé une défense à la requête en récusation présentée au commissaire. Cela dit, il est dans l'intérêt public et dans l'intérêt de la justice que l'affaire suive son cours jusqu'à un éventuel appel, si cela s'impose. J'accorderai donc au commissaire l'autorisation de faire appel d'une décision défavorable, pour le cas où le procureur général ne s'en chargerait pas. L'étendue du rôle du commissaire dans l'appel devra être définie par la Cour d'appel.

Dispositif


[44]            J'arrive à la conclusion qu'il sera dans l'intérêt public et qu'il sera utile pour la Cour, dans sa délibération relative au bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire, que le commissaire soit autorisé à s'exprimer sur l'étendue des fonctions de la Commission telle qu'elle est exposée dans son mandat, ainsi que sur la compétence et le pouvoir procédural de la Commission au regard des règles de la Commission, sur l'assignation de témoins et sur la recevabilité de preuves. En outre, le commissaire sera autorisé à interjeter appel pour le cas où le procureur général s'en abstiendrait, sous réserve que le champ de son intervention devra être redéfini par la Cour d'appel.

                                                                                                                             « Roza Aronovitch »                   

                                                                                                                                         Protonotaire                         

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            T-404-05

INTITULÉ :                                           LE TRÈS HONORABLE JEAN CHRÉTIEN c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                     OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                   LE 26 AVRIL 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :      LA PROTONOTAIRE ARONOVITCH

DATE DES MOTIFS :                          LE 29 AVRIL 2005

COMPARUTIONS :

PETER DOODY                                                          POUR LE DEMANDEUR

BRIAN SAUNDERS

JOANNA HILL                                                            POUR LE DÉFENDEUR

H. LORNE MORPHY                                                  POUR LE DEMANDEUR DU STATUT D'INTERVENANT

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BORDEN LADNER GERVAIS LLP

1100-100, RUE QUEEN

OTTAWA (ONTARIO)

K1P 1J9                                                                       POUR LE DEMANDEUR

JOHN H. SIMS

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

MINISTÈRE DE LA JUSTICE

ÉDIFICE BANQUE DU CANADA

234, RUE WELLINGTON, TOUR EST

OTTAWA (ONTARIO)

K1A 0H8                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

DAVIES WARD PHILLIPS & VINEBERG LLP

44e ÉTAGE

1 FIRST CANADIAN PLACE

TORONTO (ONTARIO)

M5X 1B1                                                                     POUR LE DEMANDEUR DU STATUT D'INTERVENANT


                                                                                                                                 Date : 20050429

                                                                                                                     N ° de greffe : T-404-05

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA PROTONOTAIRE ARONOVITCH

ENTRE :

                                        LE TRÈS HONORABLE JEAN CHRÉTIEN

                                                                                                                                          demandeur

                                                                          - et -

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                                ORDONNANCE

VU LA REQUÊTE déposée par monsieur le juge John Gomery, commissaire (le commissaire) de la Commission d'enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires (la Commission), en vue d'obtenir une ordonnance :

1.    donnant au commissaire l'autorisation d'intervenir dans la demande de contrôle judiciaire selon des modalités qui lui permettraient :

a)       de présenter des arguments oraux et écrits sur les questions concernant :

(i)        les règles de la crainte raisonnable de partialité dans la mesure où elles intéressent les commissions fédérales d'enquête;

(ii)        l'étendue des fonctions de la Commission telle qu'elle est précisée dans son mandat;


(iii)       la compétence et le pouvoir procédural de la Commission, notamment au regard des règles de la Commission, l'assignation de témoins et la recevabilité de preuves;

(iv)       les règles quant à savoir si le commissaire devrait être empêché d'aller de l'avant avec l'enquête et d'accomplir ses fonctions; et

(v)       la norme de contrôle applicable;

b)       d'exercer un droit d'appel;

2.    modifiant l'intitulé de manière à désigner comme intervenant dans la demande de contrôle judiciaire monsieur le juge John Gomery, commissaire de la Commission d'enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires;

3.    imposant la signification au commissaire de tous les documents comme s'il était un défendeur;

ET APRÈS lecture de l'affidavit de Kevin Toyne et des observations écrites du commissaire, du demandeur et du défendeur;

ET APRÈS avoir entendu les avocats du commissaire, du demandeur et du défendeur;

LA COUR ORDONNE :

1.    La requête est accordée comme il est indiqué ci-après, et pour le reste elle est rejetée.

2.    Le commissaire est autorisé à intervenir dans la demande de contrôle judiciaire, selon des modalités qui lui permettront :

a)       de présenter des arguments écrits et oraux sur les questions qui concernent :

(i)        l'étendue des fonctions de la Commission telle qu'elle est précisée dans son mandat;


(ii)        la compétence et le pouvoir procédural de la Commission, au regard des règles de la Commission, l'assignation de témoins et la recevabilité de preuves;

b)       d'exercer un droit d'appel, uniquement dans l'éventualité où le procureur général déciderait de ne pas interjeter appel, et sous réserve que le champ de l'intervention du commissaire devra être redéfini par la Cour d'appel fédérale;

3.    l'intitulé est modifié de manière à désigner comme intervenant dans cette demande de contrôle judiciaire monsieur le juge John Gomery, commissaire de la Commission d'enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires;

4.    tous les documents devront être signifiés au commissaire comme s'il était un défendeur;

5.    si les parties ne peuvent s'entendre sur les dépens, elles pourront présenter de brèves conclusions sur ce point au plus tard dix (10) jours après la date de cette ordonnance.

                                                                                                                             « Roza Aronovitch »                   

                                                                                                                                         Protonotaire                         

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.



[1] Ferroequus Railway Co. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [2003] A.C.F. no 1621 (C.A.) (QL), et Canada (Procureur général) c. Sasvari, [2004] A.C.F. no 2006 (protonotaire).

[2] Syndicat canadien de la fonction publique (Section du transport aérien) c. Lignes aériennes Canadien International Ltée, [2000] A.C.F. no 220 (C.A.) (QL) (l'arrêt SCFP); et Mielke c. Canada (Procureur général), [2003] A.C.F. no 1170 (protonotaire) (QL).

[3] Arrêt SCFP, supra.

[4] Northwestern Utilities Ltd. c. Edmonton (Ville), (arrêt Northwestern Utilities) [1979] 1 R.C.S. 684; et Association canadienne des travailleurs des industries mécaniques et assimilées, Section locale 14 c. Paccar of Canada Ltd., (l'arrêt Paccar) [1989] 2 R.C.S. 983.

[5] Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

[6] Arrêt Northwestern Utilities, supra; Mercier c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 3 C.F. 3 (C.A.); Bell Canada c. Association canadienne des employés du téléphone, [1997] A.C.F. no 1783; et Hoechst Marion Roussel Canada c. Canada (Procureur général), [2002] 1 C.F. 76 (protonotaire).

[7] Arrêt Avocat des enfants, supra

[8]Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d'enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97.

[9] Edmonton Friends of the North Environmental Society c. Canada (Ministre de la Diversification de l'économie de l'Ouest), [1991] 1 C.F. 416 (C.A.).

[10] Décision Mielke, supra; et décision Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1997), 72 C.P.R. (3d) 187 (C.F. 1re inst.).


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