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                                                                                                                                 Date : 20041018

                                                                                                                           Dossier : T-2003-03

                                                                                                                Référence : 2004 CF 1439

ENTRE :

                                                    WARREN GIBSON LIMITED

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

               LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE et

                                                         MICHELLE LARONDE

                                                                                                                                    défenderesses

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE PHELAN

Exposé sommaire

[1]                Une employée se plaint de discrimination sexuelle, alléguant qu'elle a fait l'objet de mesures disciplinaires différentes parce qu'elle était une femme. Pour déterminer si l'employeur s'était livré à une telle discrimination, le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) a établi une comparaison entre le traitement appliqué à l'employée et le traitement appliqué à une personne qui n'était pas un employé de la demanderesse, et il a tenu compte de circonstances non similaires dans sa comparaison.


[2]                La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire visant la conclusion du Tribunal selon laquelle cette contravention à la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi) avait été démontrée et l'octroi d'une indemnité équivalant à neuf mois de salaire, d'une indemnité spéciale de 5 000 $ et des intérêts et débours.

Les faits

[3]                La plaignante est Michelle Laronde, et Mike Rumble est un employé d'Allan Downey, un sous-traitant de l'employeur, Warren Gibson Limited. Ce sont là les principaux acteurs dans la présente demande de contrôle judiciaire.

[4]                Warren Gibson Limited est une importante entreprise de camionnage sise à Alliston (Ontario). Elle compte quatre équipes de chauffeurs : l'équipe américaine, l'équipe de Windsor, l'équipe locale et l'équipe volante. Les chauffeurs de l'équipe américaine effectuent des trajets aller-retour entre Alliston et des destinations américaines, ceux de l'équipe de Windsor font le trajet Windsor-Alliston aller-retour et ceux de l'équipe locale effectuent généralement des parcours au Canada dans un rayon de cent milles d'Alliston; l'équipe volante regroupe les chauffeurs qui ne sont assignés à aucune des autres équipes.


[5]                Warren Gibson Limited (l'entreprise) a crû avec les années, et elle est devenue le principal transporteur de pièces pour l'usine de montage Honda installée à Alliston. Puisque l'usine Honda applique la logistique « juste à temps » dans ses opérations, l'entreprise a intégré à son système de livraison un élément crucial appelé « fenêtre » . Il s'agit de l'intervalle de temps dans lequel le chauffeur doit livrer la remorque au client. « À temps tout le temps » est plus que le slogan de l'entreprise, sans cesse répété à tous les chauffeurs, c'est le fondement du succès de l'entreprise.

[6]                Mme Laronde a été engagée pour faire partie de l'équipe américaine au mois de mai 1994, comme employée en probation. Elle est devenue permanente au mois d'avril 1995; elle a travaillé pour l'entreprise jusqu'au 2 octobre 1996, date à laquelle l'entreprise a mis fin à son emploi.

[7]                Avant son licenciement, Mme Laronde avait déposé une plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), dans laquelle elle alléguait que l'entreprise lui avait imposé des mesures disciplinaires plus rigoureuses que celles qu'elle appliquait aux chauffeurs de sexe masculin pour des incidents semblables, qu'elle lui avait refusé des promotions, en contravention de l'article 7 de la Loi et qu'elle avait eu un comportement discriminatoire à son endroit en ne fournissant pas un climat de travail exempt de harcèlement ainsi que l'exige l'article 14 de la Loi.

[8]                Devant le Tribunal, la Commission et Mme Laronde ont soutenu qu'il y avait eu dix-huit incidents différents constituant des contraventions à la Loi. Le Tribunal a rejeté dix-sept de ces incidents.


[9]                Pour conclure que l'entreprise avait imposé à Mme Laronde des sanctions disciplinaires plus sévères qu'aux chauffeurs de sexe masculin, pour des fautes similaires, et avait ainsi établi une distinction défavorable, le Tribunal s'est fondé sur les incidents suivants :

a)          Le 6 juin 1996, Mme Laronde ne s'est pas réveillée à temps et, par conséquent, s'est présentée en retard pour opérer un changement de chargement avec un autre chauffeur afin que chacun puisse ensuite effectuer sa livraison respective - celle de la plaignante étant à l'usine Honda d'Alliston. En application de la politique de mesures disciplinaires progressives appliquée par l'entreprise, une infraction grave a été inscrite au dossier de la plaignante. Son appel devant le comité de gestion a été rejeté.

b)          Le 18 juin 1996, Mme Laronde a livré un chargement avec un retard important. Encore une fois, une infraction grave a été inscrite à son dossier. Elle n'a pas interjeté appel devant le comité de gestion.

c)          Le 27 juin 1996, le répartiteur de M. Rumble a établi un rapport d'incident à l'égard de ce dernier parce qu'il était parti trop tard. Aucun élément de preuve n'indique que le chargement avait été livré en retard ou que le client s'était plaint. Il s'agissait du premier incident de ce genre pour M. Rumble.


[10]            M. Rumble n'était pas un employé de l'entreprise - son employeur était Allan Downey, lequel fournissait à l'occasion des services de chauffeur à l'entreprise, à titre de sous-traitant. Les services des sous-traitants étaient fournis « au besoin » ; ils ont été décrits ainsi dans la preuve :

[traduction] M. SAUNDERS :

Q.             Dans un témoignage antérieur, il a été question de M. Al Downey relativement aux retards. Qui est M. Downey?

R.             M. Al Downey était un sous-traitant. Il n'était pas notre employé. Il n'était pas couvert par notre CECVU, il appartenait à ce que nous appelons le groupe des fermiers. L'agriculture était en fait leur principale occupation; ils étaient éleveurs ou cultivaient du fourrage. Pendant la saison morte, ils conduisaient pour nous quand nous avions besoin de camions supplémentaires. La relation était - il n'y avait pas de contrat entre les deux parties. Leurs services étaient fournis au besoin; c'était comme un service de chauffeur, mais avec des gens qui possédaient leur propre véhicule.

LE PRÉSIDENT : Ils avaient leur propre véhicule.

LE TÉMOIN :         Oui. Ils avaient également leurs propres droits d'exploitation. Si quelque chose arrivait, comme un accident, c'est leur responsabilité qui était engagée. Gibson était totalement exonérée. Ils n'étaient pas assujettis à la politique disciplinaire de l'entreprise.

M. SAUNDERS :

Q.             En cas de retard de M. Downey, que se passait-il?

R.             Ce sont les répartiteurs qui intervenaient lorsque les sous-traitants ne se conformaient pas à la politique. S'il y avait abus, les répartiteurs cessaient tout simplement d'avoir recours à leurs services. Je n'avais rien à voir avec ces opérations. (Dossier de la demanderesse, vol. 5, pages 1086-1087).

[11]            Les sous-traitants n'étaient pas soumis au processus disciplinaire de l'entreprise, et c'étaient les répartiteurs et non la direction de l'entreprise qui s'occupaient des questions relatives à l'exécution des services.


[12]            Relativement aux incidents en cause, le Tribunal a retenu le cas de M. Rumble comme élément de comparaison pour l'examen de la question du traitement discriminatoire. Il a conclu qu'il incombait à l'entreprise d'expliquer pourquoi M. Rumble n'avait eu qu'un avertissement et que l'entreprise ne s'était pas acquittée de son fardeau de preuve en invoquant le fait que c'était le répartiteur qui s'était occupé de la question.

[13]            L'entreprise fonde sa demande de contrôle judiciaire sur les motifs suivants : a) l'erreur du Tribunal dans le choix du cas de M. Rumble comme élément de comparaison, b) l'octroi déraisonnable d'une indemnité de neuf mois de salaire à une employée ayant deux ans d'ancienneté, c) l'octroi déraisonnable d'une indemnité spéciale.

[14]            Selon la Commission, la présente demande soulève les questions suivantes : a) la norme de contrôle, b) le défaut de l'entreprise d'invoquer l'argument de l'élément de comparaison approprié, c) la question de savoir si le cas de M. Rumble est un élément de comparaison approprié, d) le caractère raisonnable de l'octroi des dommages-intérêts et d'une indemnité spéciale.

Analyse

La norme de contrôle

[15]            Selon l'entreprise, la norme de contrôle à appliquer est énoncée au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale et, plus particulièrement, à l'alinéa d) : « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée [...] sans tenir compte des éléments dont il dispose » .


[16]            La Commission soutient que la norme de contrôle applicable est celle qui a été énoncée dans la décision International Longshore & Warehouse Union (Section maritime) section locale 400 c. Oster, [2002] 2 C.F. 430, dans laquelle le juge Gibson a indiqué que la norme de contrôle applicable aux décisions du Tribunal en cette matière était « la norme de la décision correcte en ce qui a trait aux questions de droit, la norme de la décision raisonnable simpliciter dans le cas des questions mixtes de droit et de fait et la norme de la décision manifestement déraisonnable en ce qui concerne 'l'appréciation des faits et les décisions dans un contexte de droits de la personne' » .

[17]            Bien que l'entreprise ait raison en ce qui concerne la norme de contrôle prévue par la loi, le problème en l'espèce n'est pas que le Tribunal n'a pas tenu compte de la preuve relative à M. Rumble (il y a eu des éléments de preuve et des arguments), et le choix du cas de ce dernier comme élément de comparaison n'est pas une pure question de fait.

[18]            Le choix du cas de M. Rumble comme élément de comparaison exigeait du Tribunal qu'il examine des faits et que, sur la base de ceux-ci, il conclue que cet élément pouvait servir de critère juridique pour l'évaluation de la différence de traitement. Le choix de l'élément de comparaison est une question mixte de droit et de fait qui appelle l'application de la norme de la décision raisonnable.


Le défaut d'invoquer un argument

[19]            Une preuve considérable a été versée au dossier au sujet de M. Rumble, du fait qu'il n'était pas un employé et du processus suivi en matière de gestion de l'exécution des services des sous-traitants (voir le dossier de la demanderesse, pages 456, 744-746, 1086-1087, 1320-1322, par exemple).

[20]            La validité du recours au cas de M. Rumble comme élément de comparaison a été soulevée dans l'argumentation (voir le vol. II de la transcription, pages 1530-1533). Il se peut que la question n'ait pas été soulevée aussi clairement et avec autant d'insistance devant le Tribunal qu'elle ne l'a été devant cette Cour, mais l'argument a été invoqué. Quoi qu'il en soit, la Cour dispose d'amplement d'éléments sur ce point pour statuer sur la demande de contrôle judiciaire à cet égard.

Le cas de M. Rumble comme élément de comparaison

[21]            Pour qu'un élément de comparaison soit valide, il doit présenter avec la situation du plaignant suffisamment de similitudes pour permettre l'évaluation du traitement relatif appliqué aux personnes placées dans des situations similaires. La seule similitude en l'espèce est qu'il s'agissait dans les deux cas de chauffeurs qui effectuaient du transport pour le compte de l'entreprise.


[22]            Le fait que M. Rumble n'était pas un employé de l'entreprise, qu'il n'était pas assujetti aux politiques d'emploi de cette dernière et que le code de discipline de l'entreprise ne lui était pas applicable sont des distinctions fondamentales qui influent directement sur la validité du choix du cas de M. Rumble comme élément de comparaison. L'entreprise n'exerçait pas sur M. Rumble le même pouvoir de contrôle ou de sanction que sur Mme Laronde.

[23]            Il semble que, relativement à la question de savoir si l'entreprise avait établi des distinctions interdites, le Tribunal n'ait pas tenu compte des différences de fond qui existaient entre l'élément de comparaison et la plaignante en matière de statut ou qu'il n'y ait pas attaché d'importance. Si l'entreprise n'est pas en mesure de punir les deux personnes de la même façon, il est alors impossible de comparer les sanctions appliquées par les employeurs respectifs ou pour leur compte.

[24]            Pour ces motifs, je conclus que le choix du cas de M. Rumble comme élément de comparaison était déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et la décision annulée.

Le caractère raisonnable de l'octroi de l'indemnité pour pertes salariales et de l'indemnité spéciale

[25]            Compte tenu de la décision de la Cour au sujet des principaux motifs invoqués à l'appui de la demande de contrôle judiciaire, il n'est pas nécessaire de trancher ces questions.


[26]            Il ne serait pas non plus utile de le faire puisque l'indemnisation est fonction de l'examen et de la qualification de la conduite des parties. Toute hypothèse relative aux indemnités qui seraient accordées si les faits et les questions mixtes de fait et de droit étaient différentes serait purement théorique.

[27]            Pour ces motifs, la Cour ne statuera pas sur les questions de l'indemnité pour pertes salariales et de l'indemnité spéciale.

[28]            En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la décision du Tribunal sera annulée. Les dépens devant la présente Cour sont adjugés à la demanderesse.

                                                                                                                                                                                                                       

Juge

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE

Avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                           T-2003-03

INTITULÉ :                          WARREN GIBSON LIMITED c. LA COMMISSION

CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE et al

DATE DE L'AUDIENCE :                            10 juin 2004

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Toronto (Ontario)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE DU JUGE PHELAN

EN DATE DU :                                               18 octobre 2004

COMPARUTIONS :

Douglas Gray                                                                            POUR LA DEMANDERESSE

Philippe Dufresne                                                                       POUR LES DÉFENDERESSES                                                                                                         

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Douglas Gray

Toronto (Ontario)                                                                    POUR LA DEMANDERESSE

Philippe Dufresne

Commission canadienne des droits de la personne         

Toronto (Ontario)                                                                      POUR LES DÉFENDERESSES           

                                             

                                     

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