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Date : 20050210

Dossier : T-1069-04

Référence : 2005 CF 208

Ottawa (Ontario), le 10 février 2005

EN PRÉSENCE DE L'HONORABLE JUGE BEAUDRY

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

SAM LÉVY ET ASSOCIÉS INC., syndic de faillite

et

SAMUEL S. LÉVY, syndic de faillite

                                                                             

                                                                                                                                          défendeurs

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La présente demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R. 1985, ch. F-7, concerne une décision du tribunal administratif disciplinaire, en l'occurrence un délégué du surintendant des faillites (le délégué), rendue le 4 mai 2004. Dans cette décision, le délégué a accordé une suspension d'instance en attendant que la Cour fédérale se prononce sur les demandes de contrôle judiciaire dans les dossiers T-2473-03 et T-75-04.


QUESTIONS EN LITIGE

[2]                Les questions en litige sont les suivantes :

1.         Le délégué avait-t-il le pouvoir de suspendre l'instance disciplinaire qu'il est appelé à présider en attendant le résultat des procédures de contrôle judiciaire pendantes devant cette Cour dans lesquelles est attaquée la constitutionnalité des dispositions législatives constitutives de sa charge?

2.         Si le délégué possédait ce pouvoir, aurait-il dû néanmoins refuser d'ordonner la suspension de l'instance?

[3]                Pour les raisons suivantes, je réponds de façon positive à la première question et de façon négative à la deuxième question. Par conséquent, je rejetterai cette demande de contrôle judiciaire.

CONTEXTE FACTUEL

[4]                En août 2001, les défendeurs ont été convoqués à une audition disciplinaire aux termes des articles 14.01 et 14.02 de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité (Loi). Cette audition disciplinaire était fixée pour une période de cinq semaines, soit du 29 septembre au 30 octobre 2003.


[5]                Le 28 juillet 2003, environ deux mois avant la date prévue pour le début de l'audition disciplinaire, les défendeurs demandaient au délégué de reporter l'audition au motif que la cause Métivier c. Mayrand, [2003] R.J.Q. 3035 (C.A. Qué) (Métivier) était en délibéré devant la Cour d'appel du Québec. Dans cette affaire, le syndic Métivier prétendait que les articles 14.01 et 14.02 de la Loi étaient incompatibles avec l'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits (la Déclaration).

[6]                Par décision datée du 28 juillet 2003, le délégué accordait la demande des défendeurs et fixait l'audition au 11 novembre 2003.

[7]                Le 30 octobre 2003, la Cour d'appel du Québec rendait son jugement dans Métivier et déclarait que les articles 14.01 et 14.02 de la Loi étaient compatibles avec l'alinéa 2e) de la Déclaration.

[8]                Quelques jours avant l'audition, les défendeurs déposaient plusieurs requêtes préliminaires devant le délégué dont notamment une requête pour faire déclarer inopérants les articles 14.01, 14.02 et 14.03 de la Loi en vertu de l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et des alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration, et ce, malgré la décision rendue par la Cour d'appel du Québec dans l'affaire Métivier.

[9]                Le demandeur a contesté la compétence du délégué à trancher une telle requête. Cependant, dans une décision rendue le 4 décembre 2003, le délégué concluait qu'il était compétent pour statuer sur les questions soulevées par cette requête. Le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision dans le dossier T-2473-03. Le 3 février 2005, mon collègue le juge Martineau a rejeté cette demande (2005 CF 171).


[10]            Les 10 et 11 décembre 2003, le délégué entendait donc la requête des défendeurs sur les questions constitutionnelles et la rejetait le 19 décembre 2003. Cette décision est attaquée par les défendeurs par voie de contrôle judiciaire dans le dossier T-75-04 et doit être déterminée sous peu.

[11]            Le 30 avril 2004, l'analyste principal a demandé au délégué de fixer l'audition disciplinaire. Les défendeurs ont contesté cette demande et ont demandé au délégué de suspendre l'audition disciplinaire jusqu'à ce que cette Cour se soit prononcée sur les demandes de contrôle judiciaire dans les dossiers T-2473-03 et T-75-04.

[12]            Par décision datée du 4 mai 2004, le délégué accueillait la demande de suspension d'instance des défendeurs. C'est cette décision qui fait l'objet du présent contrôle judiciaire.

DÉCISION CONTESTÉE


[13]            Le délégué a conclu qu'il était préférable de suspendre l'audition disciplinaire jusqu'à ce que les questions constitutionnelles soient tranchées par la Cour fédérale. Même si le délégué était d'avis que ce dossier était ouvert depuis longtemps, il croyait que la balance des inconvénients favorisait les défendeurs car les questions soulevées étaient importantes et faisaient déjà l'objet de débats judiciaires au Québec et en Ontario. En effet, l'audition disciplinaire était prévue pour une période de cinq semaines. Selon lui, la suspension s'inscrivait dans son pouvoir de gestion d'instance. Si les défendeurs avaient raison en bout de ligne devant la Cour fédérale, il considérait que ce serait une injustice grave qui leur serait causée en termes de temps et d'argent en procédant à l'audition disciplinaire.

ANALYSE

1.         Le délégué avait-t-il le pouvoir de suspendre l'instance disciplinaire qu'il est appelé à présider en attendant le résultat des procédures de contrôle judiciaire pendantes devant cette Cour dans lesquelles est attaquée la constitutionnalité des dispositions législatives constitutives de sa charge?

Norme de contrôle

[14]            En prenant en considération les critères émis par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Dr Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, il faut déterminer la norme de contrôle applicable selon l'analyse pragmatique et fonctionnelle. Quatre facteurs doivent être examinés soit :

1)         Existe-t-il une clause privative ou un droit d'appel;

2)         L'expertise du tribunal;

3)         L'objet de la loi dans son ensemble et la disposition en cause;

4)         La nature de la question.


Clause privative ou droit d'appel

[15]            Dans la cause sous étude, il n'y a aucune clause privative et un droit d'appel est prévu au paragraphe 14.02(5). Ceci indique une norme de contrôle plus exigeante.

L'expertise du tribunal    

[16]            La loi confère au surintendant le pouvoir de délivrer des licences de syndic (alinéa 5(3)a) de la Loi ), d'émettre des instructions relativement à la pratique des syndics (alinéa 5(4)b) de la Loi) et de faire des enquêtes concernant leur conduite (alinéa 5(3)e) de la Loi). Dans certaines circonstances, il peut aussi suspendre ou annuler une licence après avoir donné au syndic visé l'occasion de se faire entendre (paragraphes 13.2(5) et 14.01(1) de la Loi). Il peut même prendre des mesures conservatoires à l'égard de certains actifs lorsqu'il croit que ces derniers doivent être sauvegardés (article 14.03 de la Loi).

[17]            Le délégué préside le tribunal disciplinaire à l'égard des syndics sous l'empire de la Loi et non d'un autre ordre professionnel. Il doit analyser la crédibilité des témoins, les pratiques suivies par le syndic et la connaissance du tribunal de faillite en regard de l'application de la Loi pour déterminer s'il y a infraction ou non. Ceci exige des compétences spécialisées. Il doit avoir une solide expérience dans un domaine précis . Ce facteur milite en faveur d'une grande déférence.


L'objet de la loi dans son ensemble et la disposition en cause

[18]            La Loi confère au surintendant le pouvoir de contrôler l'administration des affaires et les actifs des syndics. Elle lui permet d'adopter des mesures administratives et conservatoires pour la protection du public. Ce facteur suggère une plus grande déférence de la part de la cour de révision (Dr. Q, précité, paragraphe 31).

La nature de la question

[19]            Selon la question soulevée, il peut y arriver que l'une des trois normes de contrôle connues s'applique, soit la décision correcte, la décision déraisonnable simpliciter, la décision manifestement déraisonnable. Par exemple, si le tribunal doit interpréter une loi en dehors de son champ d'expertise, il s'agira de la norme de la décision correcte. D'autre part, s'il s'agit d'une question mixte de droit et de fait, la norme de la décision déraisonnable simpliciter trouvera application. Enfin, la norme de la décision manifestement déraisonnable devra être considérée lorsqu'une question de fait aura été soumise.

[20]            Le demandeur prétend qu'il s'agit ici d'une question de compétence lorsque le délégué a décidé de suspendre l'instance en attendant que les questions constitutionnelles soient décidées par la Cour fédérale. D'autre part les défendeurs soumettent qu'il ne s'agit que d'une question purement factuelle en prenant en considération des éléments purement matériels. Je crois plutôt qu'il s'agit d'une question mixte de droit et de fait.


[21]            En prenant compte des quatre facteurs, j'en arrive à la conclusion que la norme de contrôle applicable est celle de la décision déraisonnable simpliciter.

[22]            Le demandeur ne conteste pas le fait qu'un tribunal administratif, tel le délégué du surintendant, est maître de sa procédure et peut accorder des ajournements pour assurer le bon fonctionnement de l'instance et l'équité procédurale. Ainsi, le demandeur ne conteste pas le pouvoir du délégué d'ajourner l'audition d'une affaire, par exemple pour respecter les principes de justice naturelle (partie, témoin ou procureur malade). Cependant, il conteste le pouvoir du délégué de suspendre une audition.

[23]            Au soutien de son argumentation, le demandeur cite de la doctrine qui énonce que dans certaines circonstances, une suspension d'instance en attendant le résultat d'une instance civile serait contraire aux devoirs d'agir de façon expéditive. En se référant à la jurisprudence, il plaide qu'agir ainsi équivaut à « décider de ne pas décider » donc un refus d'exercer sa juridiction.


[24]            Il soumet notamment la décision Anheuser-Busch, Inc. c. Carling O'Keefe Breweries of Canada Limited et Registraire des marques de commerce, [1983] 2 C.F. 71 où la Cour d'appel fédérale a déclaré que le registraire des marques de commerce n'avait pas la compétence de suspendre l'instance en attendant l'issue d'une décision devant la Cour fédérale. Dans cette cause, les pouvoirs du registraire étaient énoncés à l'article 44 de la Loi sur les marques de commerce (aujourd'hui l'article 45). Je reproduis cet article ainsi que l'article 14.02 de la Loi aux fins de comparaison.



ANCIEN ARTICLE 44 (aujourd'hui l'article 45) de la Loi sur les marques de commerce

44.(1) Le registraire peut, à tout moment, et doit, sur la demande écrite présentée après trois années à compter de la date de l'enregistrement par une personne qui verse les droits prescrits, à moins qu'il ne voie une raison valable à l'effet contraire, donner au propriétaire inscrit un avis lui enjoignant de fournir, dans les trois mois, un affidavit ou une déclaration statutaire indiquant, à l'égard de chacune des marchandises ou de chacun des services que spécifie l'enregistrement, si la marque de commerce est employée au Canada et, dans la négative, la date où elle a été ainsi employée en dernier lieu et la raison de son défaut d'emploi depuis cette date.

(2) Le registraire ne doit recevoir aucune preuve autre que cet affidavit ou cette déclaration statutaire, mais il peut entendre des représentations faites par ou pour le propriétaire inscrit de la marque de commerce, ou par ou pour la personne à la demande de qui l'avis a été donné.

(3) Lorsqu'il apparaît au registraire, en raison de la preuve à lui fournie ou de l'omission de fournir une telle preuve, que la marque de commerce, soit à l'égard de la totalité des marchandises ou services spécifiés dans l'enregistrement, soit à l'égard de l'une quelconque de ces marchandises ou de l'un quelconque de ces services, n'est pas employée au Canada, et que le défaut d'emploi n'a pas été attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient, l'enregistrement de cette marque de commerce est susceptible de radiation ou modification en conséquence.

(4) Lorsque le registraire en arrive à une décision sur la question de savoir s'il y a lieu ou non de radier ou de modifier l'enregistrement de la marque de commerce, il doit notifier sa décision, avec les motifs pertinents, au propriétaire inscrit de la marque de commerce et à la personne à la demande de qui l'avis a été donné.

(5) Le registraire doit agir en conformité de sa décision si aucun appel n'en est interjeté dans le délai prévu par la présente loi ou, si un appel est interjeté, il doit agir en conformité du jugement définitif rendu dans cet appel.

*****

ARTICLE 14.02

Avis au syndic

14.02 (1) Lorsqu'il se propose de prendre l'une des mesures visées au paragraphe 14.01(1), le surintendant envoie au syndic un avis écrit et motivé de la mesure qu'il entend prendre et lui donne la possibilité de se faire entendre.

Procédure de l'audition

(2) Lors de l'audition, le surintendant :

a) peut faire prêter serment;

b) n'est lié par aucune règle juridique ou procédurale en matière de preuve;

c) règle les questions exposées dans l'avis d'audition avec célérité et sans formalisme, eu égard aux circonstances et à l'équité;

d) fait établir un résumé écrit de toute preuve orale.

Dossier et audition

(3) L'audition et le dossier de l'audition sont publics à moins que le surintendant ne juge que la nature des révélations possibles sur des questions personnelles ou autres est telle que, en l'espèce, l'intérêt d'un tiers ou l'intérêt public l'emporte sur le droit du public à l'information. Le dossier de l'audition comprend l'avis prévu au paragraphe (1), le résumé de la preuve orale visé à l'alinéa (2)d) et la preuve documentaire reçue par le surintendant.

Décision

(4) La décision du surintendant est rendue par écrit, motivée et remise au syndic dans les trois mois suivant la clôture de l'audition, et elle est publique.

Examen de la Cour fédérale

(5) La décision du surintendant, rendue et remise conformément au paragraphe (4), est assimilée à celle d'un office fédéral et comme telle est soumise au pouvoir d'examen et d'annulation prévu à la Loi sur les Cours fédérales.

OLD SECTION 44 (now section 45) of the Trade-Marks Act

44. (1) The Registrar may at any time and, at the written request made after three years from the date of the registration of a trade-mark by any person who pays the prescribed fee shall, unless the Registrar sees good reason to the contrary, give notice to the registered owner of the trade-mark requiring the registered owner to furnish within three months an affidavit or a statutory declaration showing, with respect to each of the wares or services specified in the registration, whether the trade-mark was in use in Canada at any time during the three year period immediately preceding the date of the notice and, if not, the date when it was last so in use and the reason for the absence of such use since that date.

(2) The Registrar shall not receive any evidence other than the affidavit or statutory declaration, but may hear representations made by or on behalf of the registered owner of the trade-mark or by or on behalf of the person at whose request the notice was given.

(3) Where, by reason of the evidence furnished to the Registrar or the failure to furnish any evidence, it appears to the Registrar that a trade-mark, either with respect to all of the wares or services specified in the registration or with respect to any of those wares or services, was not used in Canada at any time during the three year period immediately preceding the date of the notice and that the absence of use has not been due to special circumstances that excuse the absence of use, the registration of the trade-mark is liable to be expunged or amended accordingly.

(4) When the Registrar reaches a decision whether or not the registration of a trade-mark ought to be expunged or amended, he shall give notice of his decision with the reasons therefor to the registered owner of the trade-mark and to the person at whose request the notice referred to in subsection (1) was given.

(5) The Registrar shall act in accordance with his decision if no appeal therefrom is taken within the time limited by this Act or, if an appeal is taken, shall act in accordance with the final judgment given in the appeal.

*****

SECTION 14.02

Notice of proposed decision to trustee

14.02 (1) Where the Superintendent intends to exercise any of the powers referred to in subsection 14.01(1), the Superintendent shall send the trustee written notice of the powers that the Superintendent intends to exercise and the reasons therefor and afford the trustee a reasonable opportunity for a hearing.

Procedure at hearing

(2) At a hearing referred to in subsection (1), the Superintendent

(a) has the power to administer oaths;

(b) is not bound by any legal or technical rules of evidence in conducting the hearing;

(c) shall deal with the matters set out in the notice of the hearing as informally and expeditiously as the circumstances and a consideration of fairness permit; and

(d) shall cause a summary of any oral evidence to be made in writing.

Record

(3) The notice referred to in subsection (1) and, where applicable, the summary of oral evidence referred to in paragraph (2)(d), together with such documentary evidence as the Superintendent receives in evidence, form the record of the hearing and the record and the hearing are public, unless the Superintendent is satisfied that personal or other matters that may be disclosed are of such a nature that the desirability of avoiding public disclosure of those matters, in the interest of a third party or in the public interest, outweighs the desirability of the access by the public to information about those matters.

Decision

(4) The decision of the Superintendent after a hearing referred to in subsection (1), together with the reasons therefor, shall be given in writing to the trustee not later than three months after the conclusion of the hearing, and is public.

Review by Federal Court

(5) A decision of the Superintendent given pursuant to subsection (4) is deemed to be a decision of a federal board, commission or other tribunal that may be reviewed and set aside pursuant to the Federal Courts Act.


[25]            Selon moi, les stipulations de l'article 44 sont beaucoup plus coercitifs que ceux du paragraphe 14. 02(2) avec l'emploi du mot « doit » à plusieurs endroits. Selon l'article 44, le registraire doit suivre les étapes - c'est un processus bien précis; tandis que dans le paragraphe 14.02(2), il n'y a rien de tel. En effet, le délégué se voit octroyer beaucoup plus de discrétion et de latitude en comparaison du registraire.

[26]            Quant aux défendeurs, ils allèguent que l'article 14.02 de la Loi confère explicitement au délégué le pouvoir de suspendre l'audition disciplinaire par les mots « règle les questions exposées ... » à l'alinéa 14.02(2)c). Si la Cour en venait à la conclusion qu'il n'y a pas de pouvoirs explicites, les défendeurs soutiennent que le délégué possède des pouvoirs implicites pour agir comme il l'a fait. Puisque le délégué possède le pouvoir de suspendre ou d'annuler la licence d'un syndic, il peut certainement suspendre l'audition disciplinaire.


[27]            Je suis d'avis que les paramètres de l'alinéa 14.02(2)c) octroient les pouvoirs nécessaires au délégué pour suspendre l'instance en tenant compte des circonstances et de l'équité. Bien sûr, il procède avec célérité et sans formalisme mais il possède le pouvoir d'ajourner ou de suspendre l'instance selon les circonstances particulières de chaque cas.

[28]            Je souscris aussi à l'argumentation des défendeurs que si le délégué peut se prononcer sur des questions constitutionnelles, il possède sûrement le pouvoir de statuer sur des reports d'audition (suspension d'instance). Mon collègue, le juge Martineau au paragraphe 23 de sa décision du 3 février 2005 entre les mêmes parties (2005 CF 171), s'exprimait ainsi au sujet du pouvoir du tribunal de statuer sur la constitutionnalité des dispositions législatives en cause :

Pour les motifs exposés plus haut, je suis donc d'avis que le tribunal a compétence pour trancher toute question de droit se soulevant au niveau de l'application des dispositions législatives en cause. Par conséquent, le tribunal est présumé détenir le pouvoir concomitant de statuer sur la constitutionnalité des dispositions de sa loi habilitante. D'autre part, à mon sens, il n'existe aucune disposition dans la Loi qui renverse cette présomption. Par conséquent, le tribunal a le pouvoir de statuer sur la constitutionnalité des dispositions législatives en cause. [soulignés dans l'original]

[29]            En conclusion sur cette question, je considère que le délégué pouvait suspendre l'instance jusqu'à ce que la Cour fédérale se soit prononcée sur les deux demandes de contrôle judiciaire.

2.         Si le délégué possédait ce pouvoir, aurait-il dû néanmoins refuser d'ordonner la suspension de l'instance?

[30]            Les critères applicables pour décider de la demande de suspension d'instance ont été élaborés dans l'arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110 et dans R.J.R.-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 :


1)         il doit y avoir une question sérieuse à juger;

2)         le requérant doit établir qu'il subira un préjudice irréparable en cas de refus du redressement;

3)         l'appréciation de la prépondérance des inconvénients.

Le premier critère revêt la forme d'une évaluation préliminaire et provisoire du fond du litige. La manière traditionnelle consiste à se demander si la partie qui demande l'injonction interlocutoire est en mesure d'établir une apparence de droit suffisante. Selon une formulation plus récente, il suffit de convaincre la cour de l'existence d'une question sérieuse à juger, par opposition à une réclamation futile ou vexatoire. Le critère de la "question sérieuse" suffit dans une affaire soulevant la constitutionnalité d'une loi quand l'intérêt public est pris en considération dans la détermination de la prépondérance des inconvénients. Le deuxième critère se penche sur la question du préjudice irréparable. Le troisième critère, celui de la prépondérance des inconvénients, consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond. (Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110)

a)         Question sérieuse à trancher

[31]            Le demandeur soutient que le recours ne soulève aucune question sérieuse puisque la Cour d'appel du Québec a déjà confirmé la compatibilité des articles 14.01 et 14.02 de la Loi avec la Déclaration dans Métivier.

[32]            Les défendeurs, quant à eux, allèguent qu'il s'agit d'une question sérieuse puisqu'elle touche directement les pouvoirs du délégué. La question pendante devant la Cour fédérale concerne la validité constitutionnelle des articles en question. Ceci va au coeur même de sa compétence.

[33]            Comme il a été mentionné dans l'arrêt Metropolitan Stores, précité, les questions constitutionnelles représentent des questions sérieuses. Par conséquent, je suis d'avis que les questions soulevées appuient la thèse des défendeurs quant au premier critère.

b)         Préjudice irréparable

[34]            Le demandeur prétend que les défendeurs n'ont pas démontré qu'ils subiraient un préjudice irréparable advenant que l'instance disciplinaire se poursuive. Les défendeurs quant à eux indiquent que non seulement ils perdraient temps et argent dans la préparation et l'audition de cinq semaines mais ils risquent de voir leur licence suspendue ou annulée. DansR.J.R.-Macdonald, précité, on a défini le terme irréparable au paragraphe 59 :

[...] Le terme "irréparable" a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu'à son étendue. C'est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu'une partie ne peut être dédommagée par l'autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise [...] [mes soulignés]

[35]            Selon moi, les défendeurs rencontrent ce critère car ils risquent de perdre leur entreprise par l'annulation ou la suspension de leur licence.

c)         La balance des inconvénients

[36]            En comparant les inconvénients d'une suspension de l'audition pour les parties, je crois que ceux des défendeurs l'emportent.

[37]            Dans Metropolitan Stores, précité, la Cour suprême du Canada mentionne que lorsqu'une disposition législative est contestée, l'intérêt public doit être considéré. Il ne faut pas se limiter à l'application des critères traditionnels régissant l'octroi ou le refus de suspension dans les affaires civiles.

[38]            Le demandeur plaide que la suspension de l'audition causerait un tort irréparable à l'intérêt public et qu'elle devrait être annulée. Il cite les propos du juge Beetz dans l'arrêt Metropolitan Stores, précité aux paragraphes 55 et 56 :

Qu'elles soient ou non finalement jugées constitutionnelles, les lois dont les plaideurs cherchent à obtenir la suspension, ou de l'application desquelles ils demandent d'être exemptés par voie d'injonction interlocutoire, ont été adoptées par des législatures démocratiquement élues et visent généralement le bien commun, par exemple: assurer et financer des services publics tels que des services éducatifs ou l'électricité; protéger la santé publique, les ressources naturelles et l'environnement; réprimer toute activité considérée comme criminelle; diriger les activités économiques notamment par l'endiguement de l'inflation et la réglementation des relations du travail, etc. Il semble bien évident qu'une injonction interlocutoire dans la plupart des cas de suspension et, jusqu'à un certain point, comme nous allons le voir plus loin, dans un bon nombre de cas d'exemption, risque de contrecarrer temporairement la poursuite du bien commun.

Quoique le respect de la Constitution doive conserver son caractère primordial, il y a lieu à ce moment-là de se demander s'il est juste et équitable de priver le public, ou d'importants secteurs du public, de la protection et des avantages conférés par la loi attaquée, dont l'invalidité n'est qu'incertaine, sans tenir compte de l'intérêt public dans l'évaluation de la prépondérance des inconvénients et sans lui accorder l'importance qu'il mérite. Comme il fallait s'y attendre, les tribunaux ont généralement répondu à cette question par la négative. Sur la question de la prépondérance des inconvénients, ils ont jugé nécessaire de subordonner [page136] les intérêts des plaideurs privés à l'intérêt public et, dans les cas où il s'agit d'injonctions interlocutoires adressées à des organismes constitués en vertu d'une loi, ils ont conclu à bon droit que c'est une erreur que d'agir à leur égard comme s'ils avaient un intérêt distinct de celui du public au bénéfice duquel ils sont tenus de remplir les fonctions que leur impose la loi. [mes soulignés]


[39]            À mon avis, il est important de faire une distinction entre la législation qui a comme but de protéger l'intérêt public tel que la santé, l'éducation, les services publics et celle qui vise un secteur bien défini telle que la Loi en cause ici. En effet, un mécanisme a été mis sur pied afin de discipliner les syndics pour des manquements à leurs obligations. Il faut donc se demander si l'intérêt public a été considéré par le délégué lorsqu'il a décidé d'accorder la suspension. Voici comment il s'exprime à la page 4 de sa décision :

[...] In the case now before me, the Respondents have been enjoined by the Superintendent from taking new cases. This order remains in effect, and their practice is therefore restricted to the completion of cases now on hand. Furthermore, even this right is subject to certain conservatory measures, including the necessity to have an official cosign all cheques issued by the trustees. The public is therefore protected, and this removes some of the urgency. Nor can I overlook the fact, as was argued before me, that preparation for the hearing on the merits, as well as the hearing itself, would not only be time consuming but also very costly, and not just for the Respondents. [mes soulignés]

[40]            Je suis satisfait que l'intérêt public a été considéré et a fait l'objet d'une évaluation dans le cadre de la prépondérance des inconvénients par le délégué. Les mesures conservatoires sont toujours en vigueur. Les défendeurs sont encadrées et ne sont plus autorisés à ouvrir de nouveaux dossiers. Ils doivent obtenir une signature additionnelle pour émettre des chèques. Je suis donc d'accord avec le délégué que l'urgence est moins grande de continuer avec l'audition de l'enquête disciplinaire.

[41]            Ceci étant dit, je suis d'avis que le délégué n'a commis aucune erreur révisable dans son application des trois critères qui sous-tendent l'ordonnance d'une suspension. Par conséquent, cette demande de contrôle judiciaire est rejetée avec frais en faveur des défendeurs.


                                                     

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée avec frais en faveur des défendeurs.

              « Michel Beaudry »                

Juge


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                     

DOSSIER :                                         T-1069-04

INTITULÉ :                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

SAM LÉVY ET ASSOCIÉS INC., syndic de faillite et

SAMUEL S. LÉVY, syndic de faillite

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Québec (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 15 décembre 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    Le juge Beaudry

DATE DES MOTIFS :                                   le 10 février 2005

COMPARUTIONS :

Bernard Letarte                                     POUR LE DEMANDEUR

Daniel Des Aulniers                               POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John H. Sims, c.r.                                  POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                                  

Grondin, Poudrier, Bernier                                 POUR LES DÉFENDEURS

Québec (Québec)


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