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Date : 20051124

Dossier : IMM-892-05

Référence : 2005 CF 1595

Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

ENTRE :

EMILCE ROCIO TORRES GONZALEZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que la demanderesse, une citoyenne colombienne de 31 ans, n'était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[2]                Mme Gonzalez a fondé sa demande d'asile sur la crainte d'être persécutée par les membres d'une force paramilitaire qui l'avaient maltraitée sur une durée de quatre mois en 1997. La demanderesse et ses deux fils, âgés respectivement de dix et de huit ans à la date de la décision de la Commission, ont quitté la Colombie en mai 1997 pour se rendre aux États-Unis en qualité de visiteurs. Ils sont restés aux États-Unis quatre ans et trois mois, période pendant laquelle ils n'ont pas présenté de demande d'asile.

[3]                Selon le récit de Mme Gonzalez, des hommes se disant membres d'une force paramilitaire ont un jour emménagé dans la maison voisine de celle de sa tante, chez qui elle habitait alors à Bogota. Mme Gonzalez affirme avoir été maltraitée par ces hommes et d'autres, qui l'ont soumise à des agressions tant physiques que sexuelles et l'ont forcée à faire la cuisine pour eux. À un moment donné, elle a été forcée à habiter dans les montagnes, dans une maison dont elle s'est échappée une semaine plus tard.

[4]                La demanderesse a confié ses enfants à une autre tante, qui vivait aussi à Bogota, peu après l'arrivée de ses nouveaux voisins. Après sa fuite, la demanderesse a rejoint ses enfants chez la tante en question, où elle est restée environ un mois avant de quitter la Colombie avec eux. La tante qui habitait dans la maison voisine de celle des soi-disant paramilitaires y est restée jusqu'à ce que les demandeurs quittent la Colombie, puis a emménagé chez l'autre tante.

[5]                La Commission a conclu que la demanderesse n'avait pas démontré qu'elle courrait un risque permanent ou persistant de persécution en Colombie. Plus précisément, la Commission a noté qu'aucun élément de preuve n'indiquait que les paramilitaires avaient recherché la demanderesse, ses enfants ou ses tantes ou leur avaient fait du mal pendant qu'elle se cachait chez la deuxième tante après s'être échappée de la maison où elle était séquestrée dans les montagnes. La Commission a aussi noté que les paramilitaires n'avaient inquiété aucune des deux tantes de la demanderesse depuis que celle-ci avait quitté la Colombie en 1997.

[6]                La Commission a rejeté l'explication de la demanderesse selon laquelle elle n'avait pas présenté de demande d'asile aux États-Unis parce qu'elle craignait d'être renvoyée en Colombie. Elle a notamment estimé peu plausible la déclaration de la demanderesse comme quoi elle n'était pas au courant de la procédure américaine de demande d'asile. La Commission a conclu que les explications de la demanderesse étaient trop peu convaincantes pour établir l'existence d'une crainte subjective de persécution.

[7]                La Commission a conclu que le risque couru par la demanderesse est général en Colombie. Selon la Commission, la demanderesse ne serait pas menacée individuellement, et la preuve documentaire n'étayait pas la thèse d'une crainte de persécution objectivement fondée.

[8]                La Commission a accepté un rapport de psychologue portant que la demanderesse souffre du syndrome de stress post-traumatique; elle a cependant conclu que, même compte tenu de ce rapport, ses prétentions n'étaient pas objectivement fondées.

Les questions en litige

[9]                Les questions en litige dans la présente espèce sont les points de savoir si la Commission a tiré des conclusions de fait manifestement déraisonnables et si elle a méconnu des éléments pertinents de preuve documentaire.

La norme de contrôle

[10]            Il est de droit constant qu'il n'appartient pas à la Cour fédérale, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, de substituer sa décision à celle de la Section de la protection des réfugiés, même dans le cas où elle pourrait ne pas avoir conclu dans le même sens : Singh c.Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration),(1983), 3 D.L.R. (4th) 452 (C.A.F.); et Oparanyamele c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1247 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 40.

[11]            Les conclusions de fait de la Section de la protection des réfugiés ne sont révisables que si elles sont erronées, ou tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait. Ces conclusions doivent être manifestement déraisonnables pour que la Cour puisse intervenir : Liang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1501 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 9.

[12]            La décision manifestement déraisonnable a été décrite par la Cour suprême du Canada comme étant « clairement irrationnelle » ou « de toute évidence non conforme à la raison » , à ce point défectueuse qu'aucun degré de retenue judiciaire n'en puisse justifier le maintien :Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, paragraphe 52. La Cour suprême précise au paragraphe 18 de Voice Construction Ltd. c. C.G.W.U., [2004] 1 R.C.S. 609 que, pour qu'on puisse parler de décision manifestement déraisonnable, « il doit s'agir d'une décision frôlant l'absurde » .

Les conclusions de fait étaient-elles manifestement déraisonnables?

[13]            La demanderesse soutient que la Commission, du fait qu'elle a accepté le rapport du psychologue selon lequel elle souffre du syndrome de stress post-traumatique, doit être considérée comme ayant admis les événements sous-jacents qui, selon le psychologue, ont causé ce syndrome. Par conséquent, suivant ce raisonnement, la Commission n'était pas fondée à conclure que Mme Gonzalez n'éprouvait pas une crainte subjective de persécution attribuable à ces événements.

[14]            Je ne puis souscrire à ce point de vue sur le poids de la preuve médicale, qui, si je l'acceptais, aurait pour effet de substituer l'opinion du psychologue au mandat de la Commission, qui est d'apprécier la preuve et d'établir les faits. La Commission était fondée à attribuer au rapport du psychologue le poids qu'elle estimait juste compte tenu de l'ensemble de la preuve.

[15]            La conclusion de la Commission selon laquelle la demanderesse ne courait pas un risque persistant de persécution en Colombie était basée, en partie, sur la propre déclaration de la demanderesse comme quoi les paramilitaires n'avaient essayé qu'une fois de savoir où elle était après son départ en 1997. À l'audience, la demanderesse avait déclaré qu'on n'avait pas pris de mesures pour établir où elle se trouvait.

[16]            Qui plus est, la demanderesse a déclaré dans son témoignage que l'ensemble des Colombiens se trouve aux prises avec la situation difficile qui règne dans ce pays : [TRADUCTION] « [...] beaucoup de gens doivent faire face à ce genre de problèmes, mais beaucoup de gens aussi ne peuvent quitter le pays parce qu'ils n'ont pas d'argent. Dieu merci, j'ai pu quitter le pays. » (Dossier du tribunal, page 166.) Ainsi que la Commission l'a constaté, la preuve n'incite pas à conclure à l'existence d'un risque spécial pour la demanderesse.

[17]            La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur en concluant au caractère vague de sa preuve touchant le point de savoir pourquoi elle n'avait pas présenté de demande d'asile aux États-Unis et affirme avoir donné des explications plausibles de ce fait. Il est de droit constant que le temps mis à présenter une demande d'asile est un facteur important que la Commission peut prendre en considération dans l'examen d'une telle demande : Heer c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1988] A.C.F. no 330 (QL). Dans la présente espèce, le fait que la demanderesse ait laissé passer plus de quatre ans avant de présenter une demande d'asile laisse supposer l'absence de crainte subjective de persécution, et il était loisible à la Commission de rejeter ses explications. La demanderesse voudrait en fait que la Cour apprécie elle-même les raisons qu'elle a invoquées devant la Commission et substitue son opinion à celle de la Commission. Or, à moins que la conclusion de la Commission ne soit manifestement déraisonnable, ce que je nie en l'occurrence, la Cour n'est pas habilitée à intervenir.

La Commission a-t-elle méconnu des éléments de preuve documentaire?

[18]            La demanderesse soutient que la Commission n'a pas tenu compte, dans l'examen de la demande d'asile, d'éléments de preuve pertinents dont elle disposait. La preuve documentaire touchant la situation en Colombie contenait de nombreux passages qui étayaient la demande d'asile, et le fait que la Commission n'en ait pas fait mention dans l'exposé de ses motifs constitue, selon la demanderesse, une erreur susceptible de contrôle judiciaire : Padilla c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 13 Imm. L.R. (2d) 1; Toro c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) [1981] 1 C.F. 656 (C.A.F.); et Tung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1991), 124 N.R. 388 (C.A.F.).

[19]            Les références de la Commission à la preuve documentaire sont plutôt sommaires, c'est le moins qu'on puisse dire. À part l'examen du rapport de psychologue mentionné plus haut, les seuls passages de l'exposé des motifs de la Commission qui se rapportent à la preuve documentaire sont une brève évocation de la situation générale en Colombie et la conclusion selon laquelle « la preuve documentaire ne permet pas de conclure qu'ils [les demandeurs] ont d'autres motifs de crainte fondée objectivement » .

[20]            Le dossier du tribunal contient la table des matières du cahier de documentation de la Section de la protection des réfugiés sur la Colombie, mais aucun des rapports pris individuellement n'y est reproduit. Or, les conclusions écrites de la demanderesse sont accompagnées de plusieurs de ces rapports. Des passages soulignés de tels documents contenus dans le dossier de la demanderesse indiquent par exemple qu'il est arrivé que des personnes retournant en Colombie soient tuées, même après plusieurs mois ou plusieurs années d'absence.

[21]            La demanderesse fait valoir que ces éléments de preuve contredisent manifestement les conclusions de la Commission et que celle-ci aurait dû en tenir compte expressément dans l'exposé de ses motifs. Lorsqu'un tribunal se contente de citer la preuve documentaire qui étaye sa conclusion, sans proposer d'observations sur la preuve contradictoire, il y a lieu de se demander s'il a pris en considération la totalité des éléments dont il disposait : Costa c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1994) 23 Imm. L.R. (2d) 316 (C.F. 1re inst.).

[22]            Il est de droit constant que le fait que tous les éléments de preuve documentaire ne soient pas mentionnés dans l'exposé des motifs de la Commission ne vicie pas sa décision ni n'indique que le tribunal n'ait pas pris en considération des éléments déterminés : Woolaston c. Canada (Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration), [1973] R.C.S. 102, à la page 108; et Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.), à la page 319. La Commission est présumée avoir pris en considération et apprécié l'ensemble de la preuve produite jusqu'à ce que cette présomption soit réfutée : Florea c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.F.) (QL).

[23]            Après avoir examiné les passages de la preuve documentaire soulignés par la demanderesse, je ne puis conclure qu'ils contredisent manifestement la conclusion de la Commission selon laquelle la demande d'asile n'est pas étayée par des éléments objectifs. La preuve indique que, dans la situation d'instabilité et de violence qui est celle de la Colombie, les paramilitaires peuvent s'emparer de personnes telles que la demanderesse pour se servir d'elles à leurs propres fins. En outre, ils n'oublient pas facilement leurs ennemis et disposent de bases de données hautement perfectionnées sur les personnes et les lieux. Mais on ne voit pas très bien pourquoi ils s'intéresseraient encore à une jeune femme qui a quitté la Colombie il y a huit ans, alors qu'elle semble n'avoir été pour eux qu'un objet d'exploitation sexuelle et une cuisinière. Ce fait, en soi, est épouvantable, mais ne signifie pas pour autant que la crainte qu'elle allègue d'être persécutée si elle retournait en Colombie soit objectivement fondée.

[24]            Deux conditions doivent être remplies pour établir l'existence d'une « crainte fondée » de persécution chez un demandeur d'asile. Celui-ci doit ressentir subjectivement une telle crainte, et elle doit être fondée objectivement : Rajudeen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1984), 55 N.R. 129 (C.A.F.); et Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 1 R.C.S. 689.

[25]            Il eût été préférable que, dans la présente espèce, la Commission expose en détail ses motifs de conclure que la preuve documentaire n'étayait pas la thèse de l'existence d'une crainte objectivement fondée de persécution chez la demanderesse. Cependant, l'absence d'éléments de preuve tendant à établir l'aspect subjectif de la crainte alléguée suffit en soi à motiver le rejet de la demande d'asile. Et quand il est évident qu'une nouvelle audience ne pourrait donner lieu à un résultat différent, il convient de refuser de rendre une ordonnance qui en prescrirait la tenue : Popov c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 75 F.T.R. 90 (C.F. 1re inst.).

[26]            Les parties n'ont pas proposé de questions d'importance générale, et il n'en est certifié aucune.

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE QUE la demande soit rejetée. Aucune question n'est certifiée.

                                                                                                            « Richard G. Mosley »

                                                                                                                        Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-892-05

INTITULÉ :                                                    EMILCE ROCIO TORRES GONZALEZ

                                                                        c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 9 NOVEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :                                    LE 24 NOVEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Cynthia Mancia

POUR LA DEMANDERESSE

Nicole Butcher

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cynthia Mancia

Mancia and Mancia

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

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