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         Date : 20050630

Dossier : IMM-6587-04

Référence : 2005 CF 911

ENTRE :

                       

                                                       THOMAS NEGASH

demandeur

                                                                    - et -

               LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                            MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION


[1]                Les présents motifs font suite à l'audition, le 21 juin 2005, d'une demande de contrôle judiciaire visant une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, selon laquelle le demandeur n'est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Cette décision a été rendue en date du 17 juin 2004.

CONTEXTE

[2]                Le demandeur est né en Éthiopie en 1972. Son père est un Éthiopien d'origine érythréenne; sa mère est aussi une Éthiopienne, mais non d'origine érythréenne. Le demandeur a vécu à Addis Abeba jusqu'à l'été 1998.

[3]                Durant le conflit qui a opposé l'Éthiopie et l'Érythrée en 1998, le père du demandeur a disparu et son entreprise a été saisie par les autorités éthiopiennes. En juillet 1998, des membres des services de sécurité se seraient présentés chez le demandeur et auraient interrogé sa mère relativement à ses liens avec le Front populaire de libération de l'Érythrée (le FPLE). Le demandeur prétend qu'il n'a eu aucun lien avec le FPLE, mais, craignant que les autorités gouvernementales ne le croient pas lorsqu'il dit se considérer comme un Éthiopien car il est né en Éthiopie et sa mère est Éthiopienne, il s'est caché chez le seul autre membre de sa famille vivant en Éthiopie, une tante qui habitait à Awassa. Il allègue avoir vécu dans la clandestinité durant deux ans et demi, jusqu'à ce qu'il puisse quitter l'Éthiopie.


[4]                Le demandeur prétend qu'il craint avec raison d'être persécuté s'il devait retourner en Éthiopie parce que les autorités gouvernementales le considéreront comme un Érythréen, alors que le gouvernement érythréen le considérera comme un Éthiopien. Il craint donc d'être privé de ses droits en tant que citoyen en Éthiopie, d'être détenu et d'être expulsé.

DÉCISION FAISANT L'OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

[5]                La SPR a déterminé que le demandeur n'est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger parce que le temps qu'il a pris à quitter l'Éthiopie est incompatible avec une véritable crainte subjective de persécution et que, à l'époque où la décision faisant l'objet du présent contrôle a été rendue, les conditions étaient telles dans ce pays que le demandeur ne pouvait pas avoir une crainte objective de persécution. La SPR a souligné qu'une personne née en Éthiopie ou à l'étranger dont le père ou la mère est Éthiopien est un ressortissant de l'Éthiopie. Elle a donc conclu que le demandeur était un ressortissant éthiopien. Elle a ajouté qu'aucun Éthiopien ne pourrait être privé de sa nationalité par les autorités gouvernementales sans son consentement.


QUESTION EN LITIGE

[6]                L'avocat du demandeur prétendait que la SPR a commis une erreur de droit en concluant que ce dernier sera reconnu comme un citoyen de l'Éthiopie et qu'il n'a donc aucune raison de craindre d'être persécuté. Il faisait valoir que la SPR disposait de documents pertinents sur les conditions existant dans le pays qui menaient de façon convaincante à une conclusion différente de celle à laquelle elle est arrivée relativement aux personnes se trouvant dans la même situation que le demandeur. L'avocat se fondait sur le passage suivant de la décision Cepeda-Gutierrez et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[1], où le juge Evans, aujourd'hui juge à la Cour d'appel fédérale, a écrit aux paragraphes 16 et 17 :

[...] les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal [...] et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l'organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l'ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l'organisme a analysé l'ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » [...]. Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés.

[renvois omis]


ANALYSE

[7]                La preuve sur laquelle l'avocat du demandeur s'appuie consiste en deux documents sur les conditions existant dans le pays : un rapport de la Human Rights Watch daté de janvier 2003 et intitulé « Eritrea & Ethiopia - The Horn of Africa War: Mass Expulsions and the Nationality Issue (June 1998-April 2002) » [2] et une lettre datée du 22 mars 2004 que lui a fait parvenir P. S. Gilkes[3].

[8]                La SPR a cité ces deux documents dans ses motifs. Cela dit, je suis convaincu que les passages cités ont été choisis avec un très grand soin. Dans un cas, la SPR a écrit :

Même après que l'on eut mis fin aux expulsions, en juin 2000, soit après la signature du cessez-le-feu entre l'Éthiopie et l'Érythrée, il est resté sur place durant encore six mois.

Le paragraphe de la lettre de M. Gilkes cité au soutien de la proposition selon laquelle les expulsions avaient cessé en juin 2002 se lit en fait en partie comme suit :

[traduction] Avec le cessez-le-feu signé en juin 2000, l'Éthiopie a essentiellement mis fin aux expulsions massives... [non souligné dans l'original]

[9]                Plus particulièrement, la SPR n'a pas fait référence aux passages suivants des conclusions de la lettre de 24 pages de M. Gilkes :


[traduction] ... L'Éthiopie a mis en application sa constitution de 1995, mais sans la plus grande partie des lois habilitantes nécessaires, c'est sa loi de 1930 sur la nationalité qui continue de prévoir les conditions de citoyenneté. Les deux pays ont cependant adopté de nombreuses dispositions particulières additionnelles.

Les expulsions ont débuté en 1991, lorsque le gouvernement érythréen de facto a renvoyé 150 000 Éthiopiens ou Érythréens ayant des liens avec des Éthiopiens. Pendant le conflit qui s'est étendu de 1998 à 2000 et par la suite, les deux pays ont expulsé des milliers d'autres personnes. [...] L'Éthiopie et l'Érythrée ont aussi détenu de nombreux citoyens de l'autre pays et ont pris des règlements limitant leurs droits.

Pendant le conflit, l'Éthiopie et l'Érythrée ont imposé d'importantes restrictions aux personnes qui voulaient entrer sur leur territoire respectif. Ces restrictions continuent de s'appliquer. Des limitations rigoureuses s'appliquent aux personnes qui font une demande de passeport érythréen et l'Éthiopie refuse aux Éthiopiens ayant des liens avec des Érythréens, même un lien aussi minime qu'avec un seul grand-parent, de voyager. Il pourrait être prématuré de parler de « nettoyage ethnique » , mais les mesures prises par les deux gouvernements laissent croire qu'ils pensent et agissent en ce sens... [non souligné dans l'original]

[10]            Bien que la décision Cepeda-Gutierrez, précitée, ne porte pas directement sur cette question, je suis convaincu qu'elle s'applique par analogie. Me fondant sur les faits de l'espèce, je conclus que la SPR a considérablement déformé le sens général des documents relatifs aux conditions existant dans le pays qui s'appliquaient directement pour arriver à la décision faisant l'objet du présent contrôle. Dans les circonstances, je suis convaincu que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle. Cela ne veut pas dire qu'elle ne pouvait pas arriver à la décision qu'elle a rendue, mais simplement que son analyse, fondée sur les documents dont elle disposait, n'est pas défendable, même si la norme de la décision manifestement déraisonnable est appliquée.


CONCLUSION

[11]            Les avocats ont été informés à la fin de l'audience que, compte tenu de la brève analyse qui précède, la demande de contrôle judiciaire allait être accueillie. Aucun d'eux n'a recommandé la certification d'une question grave de portée générale. La Cour est elle-même convaincue que la présente affaire ne soulève aucune question semblable. Par conséquent, aucune question ne sera certifiée.

_ « Frederick E. Gibson » __

          Juge

Ottawa (Ontario)

Le 30 juin 2005

Traduction certifiée conrforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-6587-04

INTITULÉ :                                                      THOMAS NEGASH

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                              LE 21 JUIN 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                      LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                                     LE 30 JUIN 2005

COMPARUTIONS :

Paul VanderVennen                                             POUR LE DEMANDEUR

Stephen Jarvis                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Paul VanderVennen                                             POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


COUR FÉDÉRALE

                                                                            Date : 20050630

                                                                           Dossier : IMM-6587-04

ENTRE :

THOMAS NEGASH

                                                                                                             demandeur

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                               défendeur

                                                        

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

                                                        



[1]               (1998), 157 F.T.R. 35.

[2]               Dossier du tribunal, page 87.

[3]       Dossier du tribunal, page 190.


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