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Date : 20050817

Dossier : IMM-10649-04

Référence : 2005 CF 1124

Ottawa (Ontario) le 17ième jour d'août 2005

Présent :        Monsieur le juge Lemieux

ENTRE :

                                                       MARIE-FRANCE JEUDY

                                                                                                                    partie demanderesse

                                                                             

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Marie France Jeudy est une Haïtienne âgée de 39 ans à qui, par sa décision du 26 octobre 2004, la Section de la protection des réfugiés (le tribunal) ne reconnaît pas la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni de personne à protéger.


[2]                La question principale soulevée par cette demande de contrôle judiciaire de la requérante est de savoir s'il y a des motifs sérieux de croire que celle-ci, par son renvoi en Haïti, serait personnellement exposée soit au risque d'être soumise à la torture; soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou de peines cruels et inusités alors que d'autres personnes originaires de ce pays ou qui s'y trouvent ne le sont généralement pas.

[3]                Le 11 février 2004, un affrontement sanglant entre les rebelles et la police a eu lieu à St-Marc, en Haïti, quinze jours avant le départ du président Aristide sous escorte des forces américaines. C'était depuis le 29 janvier 2004 que la communauté de St-Marc était confrontée à de graves problèmes.

[4]                Propriétaire d'un commerce bien établi à St-Marc, madame Jeudy, apprend vers 13h de l'après-midi du 11 février 2004 que son conjoint de fait, Johnny Pierre, un policier, est tué et que, les « chimères » ont carbonisé son corps.

[5]                Répondant aux conseils de sa soeur, Myriame, qui lui avait dit qu'elle ne devait pas rentrer à la maison, elle ira se réfugier à Port-au-Prince et quitte Haïti le 18 février 2004.


[6]                Le tribunal constate que Johnny Pierre est un parmi plusieurs autres victimes et que tant du côté des groupes armés que de la police, on compte des morts. Selon le tribunal, la demanderesse aurait déclaré que son conjoint ne se souciait guère des menaces qu'il recevait des « chimères » ; pour sa part, elle n'a jamais eu de problèmes particuliers.

[7]                Le tribunal est d'avis :

La mort de son conjoint de fait est attribuable au conflit armé du 11 février 2004. C'est dans l'exercice de ses fonctions que son ami Johnny Pierre est décédé le 11 février 2004. Quant au fait que son commerce a été pillé et brûlé, la demanderesse a témoigné pour dire que son commerce n'est pas le seul qui fût pillé et brûlé, tous les autres commerces ayant subi le même sort que le sien. La demanderesse n'était pas personnellement ciblée par les groupes armés qui voulaient venger sa relation avec un policier. Encore une fois, la demanderesse a été claire pour dire que tous les commerçants de St-Marc ont vu leur établissement saccagé, brisé et pillé le 11 février 2004. Et que d'autres ont, comme elle, fui St-Marc sur-le-champ pour se diriger vers Port-au-Prince; donnant en exemple d'autres commerçants qui ont fait comme elle. Questionnée quant à savoir si le grand responsable de son malheur et de ses problèmes était le 11 février 2004 ou le fait qu'elle avait pour conjoint de fait un agent de police, la demanderesse viendra dire que c'est bel et bien le 11 février 2004 qui est responsable de tout son malheur et que sans cet affrontement qui l'a privée de sa seule source de revenu et du support de son conjoint, elle serait toujours à Haïti. C'est dire implicitement que la vie aurait subi son cours normal étant entendu qu'elle et Johnny Pierre, qui était policier depuis 1998 et aurait continué à exercer sa fonction de policier et que leur relation qui durait depuis 1999 se serait poursuivie. [je souligne]


[8]                Selon le tribunal, pour avoir qualité « de réfugié au sens de la Convention » sous l'article 96 ou celle de « personne à protéger » , sous l'article 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la « Loi » ) la demanderesse d'asile doit pouvoir établir que son renvoi dans son pays de citoyenneté l'exposerait personnellement au préjudice craint. Il n'est pas suffisant, d'après le tribunal, que la demanderesse établisse que le préjudice en question a été infligé dans son pays. La demanderesse doit démontrer qu'elle serait personnellement exposée au danger et/ou au risque, compte tenu de sa situation particulière ou de celle de personne dans une situation semblable.

[9]                L'article 97 de la Loi visant les personnes à protéger se lit:


97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n'a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture au sens de l'article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d'autres personnes originaires de ce pays ou qui s'y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes -- sauf celles infligées au mépris des normes internationales -- et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l'incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats. [je souligne]

                      . . .

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

                      . . .



[10]            Le tribunal conclut qu'il n'y a aucun lien personnel entre la demanderesse et la persécution alléguée pour l'un des cinq motifs énoncés dans la Convention en l'espèce, appartenance au groupe social - femme d'un policier. Le tribunal estime que la cause directe des problèmes et le malheur de madame Jeudy tient à l'événement qui a eu lieu à St-Marc le 11 février 2004, à savoir des affrontements qui ont fait des victimes tant d'un côté : groupes armés : « chimères » que de l'autre « policier et membre de la CIMO » .

[11]            La procureure de Mme Jeudy ne conteste pas sérieusement cette conclusion sur l'application de la Convention en l'espèce; elle concentre son argumentation sur l'article 97 de la Loi.

[12]            Quant au risque d'être personnellement exposée à des traitements ou peines cruels et inusités, à de la torture et/ou une menace à sa vie, le tribunal estime qu'en vertu du sous-alinéa 97(1)b)ii) de la Loi, la protection est limitée aux personnes qui sont exposées à un risque particulier alors que d'autres, originaires du même pays, ne le sont généralement pas. Il ne peut donc s'agir d'un risque aléatoire auquel la demanderesse et d'autres personnes seraient exposées indistinctement. Pour le tribunal, le préjudice craint par la demanderesse d'asile est un risque aléatoire auquel s'exposent indistinctement d'autres personnes qui vivent à Haïti et qui, comme elle, ont fui la violence qui a éclaté à St-Marc le 11 février 2004.


[13]            Selon le tribunal, les éléments de preuve soumis en l'espèce sont insuffisants pour autoriser le tribunal de conclure à l'existence d'une possibilité sérieuse que la demanderesse soit persécutée pour l'un des cinq motifs prévus à la Convention et, de la même manière, estime que les éléments de preuve soumis sont insuffisants pour conclure à l'existence d'une possibilité sérieuse que la revendicatrice soit personnellement exposée à une menace à sa vie et/ou à des traitements ou peines cruels et inusités et/ou à de la torture advenant son retour dans son pays de citoyenneté.

[14]            D'après les prétentions de la procureure de la demanderesse, celle-ci avait une crainte particulière et personnelle du fait que son mari était policier. Une telle prétention soulève essentiellement une question de fait qui doit s'apprécier selon la norme de contrôle énoncée par le législateur au paragraphe 18.1(4)d), c'est-à-dire, le tribunal a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose, ce qui équivaut à une décision manifestement déraisonnable.

[15]            En l'espèce, l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans Syndicat canadien de la fonction publique, local 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, est pertinent. Au paragraphe 85, le juge L'Heureux-Dubé écrit, au nom de la Cour:


¶ 85        Nous devons nous souvenir que la norme quant à la révision des conclusions de fait d'un tribunal administratif exige une extrême retenue: Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, le juge La Forest aux pp. 849 et 852. Les cours de justice ne doivent pas revoir les faits ou apprécier la preuve. Ce n'est que lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal qu'une conclusion de fait sera manifestement déraisonnable, par exemple, en l'espèce, l'allégation suivant laquelle un élément important de la décision du tribunal ne se fondait sur aucune preuve; voir également: Conseil de l'éducation de Toronto, précité, au par. 48, le juge Cory; Lester, précité, le juge McLachlin à la p. 669. La décision peut très bien être rendue sans examen approfondi du dossier: National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, le juge Gonthier à la p. 1370. [je souligne]

[16]            Je cite aussi le paragraphe 4 des motifs du juge Décary dans Aguebor c. Canada (Ministre de l'emploi et de l'immigration), [1993] 160 N.R. 315 (C.A.F.):

¶ 4       Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n'a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être. L'appelant, en l'espèce, ne s'est pas déchargé de ce fardeau.

[17]            La procureure reproche au tribunal d'avoir mal apprécié le témoignage de Mme Jeudy. Bien que la demanderesse a répondu que personnellement elle n'avait aucun problème lorsque Johnny était vivant, ce que le tribunal n'a pas discerné, selon la procureure, est son témoignage qu'après la mort de Johnny elle n'avait plus aucune protection des rebelles qui sont venus « dans mon commerce pour venir à bout, pour me courir après. Si j'avais été présente, on m'aurait tuée aussi » (notes sténographiques, dossier certifié, page 78).


[18]            Cependant, elle témoigne aussi « que les malfaiteurs-là s'en prenaient à tous les commerçants » (dossier certifié, page 80) et répond « oui » à la question « diriez-vous que lorsqu'il y a des affrontements entre les "chimères" et la police, que c'est là l'occasion pour des pilleurs, des voleurs, de s'en prendre aux commerces? » . Il y a aussi son témoignage qu'elle pouvait vivre en tranquilité à Cayes.

[19]            J'ai lu attentivement les notes sténographiques du témoignage de Mme Jeudy devant le tribunal.

[20]            L'article 96 de la Loi incorporant les dispositions de la Convention n'a aucune application. Mme Jeudy, d'après son témoignage, n'a aucune crainte reliée à un des motifs de la Convention.

[21]            Quant à l'article 97 de la Loi, la demanderesse ne m'a pas convaincu que le tribunal a mal apprécié la preuve et que les conclusions du tribunal à l'effet qu'elle n'était pas personnellement visée sont susceptibles à être révisées. La preuve au dossier pouvait raisonnablement appuyer les inférences tirées par le tribunal.

                                        ORDONNANCE

Pour ces motifs, cette demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question certifiée n'a été proposée.

« François Lemieux »

                                                                                                                                                                        

                                                                                                  J u g e                      


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                            IMM-10649-04

INTITULÉ :                           MARIE-FRANCE JEUDY c. MINISTRE DE LA

CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :    Montréal, Québec

DATE DE L'AUDIENCE :        le 3 août 2005

MOTIFS de l'ordonnance : Le juge Lemieux

DATE DES MOTIFS :         le 17 août 2005

COMPARUTIONS :

Me Évelyne Fiset                                                               POUR LA DEMANDERESSE

477, Saint-François Xavier

Bureau 308, Montréal (Québec)

H2Y 2T2

Téléphone:                            (514) 904-0048

Télécopieur:                          (514) 904-10281

Me Edith Savard                                                             POUR LA DÉFENDERESSE

Ministère fédéral de la Justice

200, boul. René-Lévesque Ouest

Tour Est, 5e étage, Montréal (Québec)

H2Z 1X4

Téléphone:                            (514) 283-1876

Télécopieur:                          (514) 283-3856

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Mme Évelyne Fiset                                                          POUR LA DEMANDERESSE

Montréal, (Québec)

John H. Sims

Sous-procureur général du Canada                              POUR LA DÉFENDERESSE


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