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Date : 20200226


Dossier : IMM-3453-19

Référence : 2020 CF 310

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 février 2020

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

MANUELA FERNAND VELASCO CHAVARRO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté l’appel de la demanderesse et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], selon laquelle la demanderesse n’a ni qualité de réfugiée au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger au titre du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, parce que la SAR et la SPR ont appliqué la théorie discréditée de la plainte immédiate, qui repose sur le mythe stéréotypé ou le cliché selon lequel toutes les victimes d’agression sexuelle signalent l’agression le plus rapidement possible. Non seulement ce mythe est manifestement faux, mais cette théorie est exclue du droit pénal canadien depuis 1983, a déjà été rejetée par la Cour et, à mon avis, ne devrait aucunement faire partie de la législation canadienne sur l’immigration.

[3]  Si la SAR et la SPR doivent toutes deux évaluer, entre autres, la crédibilité et la crainte subjective de demandeurs d’asile, elles ne peuvent pas s’appuyer sur le cliché selon lequel toutes les victimes d’agression sexuelle signalent l’agression le plus rapidement possible.

II.  Les faits

[4]  La demanderesse est une citoyenne de la Colombie. Elle est arrivée au Canada en avril 2016 munie d’un visa de résident temporaire [VRT] valide jusqu’en octobre 2016. En août 2016, soit quatre mois plus tard, elle a présenté sa demande d’asile fondée sur sa crainte de subir un préjudice en Colombie aux mains de membres ou de partisans des Forces armées révolutionnaires de Colombie [les FARC] ou d’être persécutée par ceux-ci.

[5]  La demanderesse a été agressée sexuellement par des partisans des FARC. De plus, elle et les membres de sa famille ont été harcelés par des partisans des FARC. En conséquence, elle a été forcée d’abandonner son travail consistant à aider les agriculteurs défavorisés en région rurale, en Colombie, travail qui suscitait la colère des FARC et a conduit aux menaces, au harcèlement et à l’agression sexuelle.

[6]  Plus précisément, selon son témoignage, la demanderesse a été enlevée et agressée sexuellement par des partisans des FARC, en octobre 2015, après avoir présenté une séance d’information pour le compte du SENA, un centre de gestion agricole qui fournit de l’information aux agriculteurs et aux groupes vulnérables en Colombie. Elle a déclaré que les membres des FARC l’avaient avertie qu’elle n’était pas la bienvenue dans la région.

[7]  Les FARC ont dit à la demanderesse qu’il lui était interdit de fournir d’autres renseignements aux agriculteurs et aux personnes vulnérables des collectivités rurales. Les partisans des FARC l’ont également découragée de prévenir la police.

[8]  La demanderesse s’est rendue à l’hôpital trois jours après l’agression sexuelle, mais n’a pas révélé au personnel médical qu’elle avait été victime d’une telle agression. Elle a plutôt demandé de l’aide pour des motifs liés à ses antécédents de dépression majeure et d’anxiété. Il convient de noter que, bien que la SPR ait conclu que la non-divulgation de l’agression sexuelle était un facteur défavorable quant à la crainte subjective, la SAR a annulé cette conclusion.

[9]  Après l’agression sexuelle, en novembre 2015 et en janvier 2016, la demanderesse a été suivie par les personnes qui l’avaient agressée. En outre, sa mère et sa tante ont reçu des appels de menace, appels passés vraisemblablement par les mêmes partisans des FARC.

[10]  La demanderesse est arrivée au Canada en avril 2016, munie d’un visa temporaire, et a commencé à vivre dans une famille d’accueil. Elle n’a pas parlé immédiatement de l’agression sexuelle à la famille, mais elle a fini par le faire environ deux mois après avoir emménagé avec elle. C’est à ce moment-là ou dans ces environs qu’elle a appris qu’elle pouvait demander le statut de réfugié au Canada.

[11]  Après avoir trouvé un avocat, rencontré un thérapeute et un travailleur social, reçu un traitement et rempli les documents requis, elle a préparé sa demande d’asile à l’aide de son avocat et l’a déposée en août 2016, soit deux mois après qu’elle eut révélé l’agression sexuelle à sa famille d’accueil et qu’elle eut appris qu’elle pouvait demander le statut de réfugié.

[12]  Dans une décision datée du 1er novembre 2016, la SPR a établi que la demanderesse n’avait qualité ni de réfugiée au sens de la Convention, ni de personne à protéger [la décision de la SPR]. Selon la SPR, la question déterminante était celle de la crédibilité. L’évaluation défavorable de la crédibilité était fondée sur trois facteurs : 1) la demanderesse a fourni des renseignements incohérents quant au moment où elle a pris la décision de quitter la Colombie; 2) elle n’a pas révélé au personnel médical en Colombie qu’elle venait d’être agressée sexuellement; 3) elle a attendu quatre mois après son arrivée pour présenter sa demande d’asile au Canada.

[13]  La demanderesse a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[14]  Dans une décision datée du 7 mai 2019, la SAR a rejeté l’appel et a confirmé la décision de la SPR [la décision de la SAR]. La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en concluant que la non-divulgation par la demanderesse des détails de son agression sexuelle au personnel médical avait nui à sa crédibilité. Cette inférence défavorable a été annulée. La SAR a confirmé les deux autres conclusions de la SPR concernant la crédibilité de la demanderesse.

[15]  Il est important de noter que la SAR a reproché à la demanderesse son « inaction » [le délai de deux mois] quant à la préparation et au dépôt de sa demande, ce qui a miné sa crédibilité ainsi que sa crainte subjective de persécution. La SAR a également estimé que les renseignements incohérents qu’elle a fournis relativement au moment où elle a pris la décision de quitter la Colombie enlèvent « toute crédibilité à [son] histoire ».

IV.  Les questions en litige

[16]  La demanderesse présente un certain nombre de questions et de sous-questions à trancher. Cependant, je n’aborderai que la question de la crédibilité et de l’absence de crainte subjective en m’appuyant sur les deux mois qu’a pris la demanderesse pour déposer sa demande d’asile dans un bureau intérieur après avoir appris qu’elle pouvait le faire.

V.  La norme de contrôle

[17]  En ce qui concerne la norme de contrôle applicable, les parties s’accordent pour dire qu’il s’agit de la norme de la décision raisonnable, et je suis du même avis. La norme de la décision raisonnable exige que la cour de révision accorde une attention respectueuse au décideur : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, motifs de la majorité rédigés par le juge en chef Wagner, au par. 84 [Vavilov]. Au moment d’évaluer le caractère raisonnable, la Cour doit examiner le fil du raisonnement à la recherche d’une analyse cohérente et rationnelle et le résultat du raisonnement au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux par. 83-86. La décision faisant l’objet du contrôle doit être justifiée, intelligible et transparente : Vavilov, au par. 99. Le contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor à la recherche d’erreurs : Vavilov, au par. 102. Comme il a été établi avant l’arrêt Vavilov, les décisions ne doivent pas être jugées au regard d’une norme de perfection, et la norme de la décision raisonnable n’est pas une « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » : Vavilov, aux par. 91 et 102.

VI.  Analyse

[18]  À mon humble avis, la conclusion de la SAR et de la SPR selon laquelle la demanderesse a pris trop de temps pour déposer sa demande d’asile est déraisonnable. Cette conclusion se fonde sur le mythe discrédité et stéréotypé selon lequel toutes les femmes victimes d’agression sexuelle réagissent de la même manière et signalent l’agression sexuelle le plus rapidement possible. Ce vieux mythe stéréotypé rejeté concernant les victimes d’agressions sexuelles est connu sous le nom de « théorie de la plainte immédiate ».

[19]  Pour les motifs ci-après, j’estime que cette théorie ne devrait pas faire partie de la législation canadienne sur l’immigration. La théorie de la plainte immédiate a été complètement discréditée il y a des décennies, parce qu’elle est manifestement fausse et parce qu’elle est sexiste du fait qu’elle est presque universellement appliquée aux femmes victimes de violence sexuelle. Elle a été rejetée par les tribunaux et le Parlement dans le contexte du droit pénal. Elle a également été dénoncée par la Cour dans le contexte de l’immigration. Cette théorie n’aurait pas dû être appliquée en l’espèce. En outre, la SAR a fait preuve d’incohérence en s’attaquant au fondement de l’évaluation de la crédibilité par la SPR fondée sur la théorie de la plainte immédiate (la demanderesse n’a pas signalé l’agression sexuelle au personnel médical en Colombie), sans s’attaquer au fondement de sa deuxième conclusion sur la crédibilité (le fait qu’elle ait supposément tardé à divulguer l’agression sexuelle à sa famille d’accueil et aux autorités responsables des réfugiés). Les deux conclusions étaient fondées, autant l’une que l’autre, sur la théorie discréditée de la plainte immédiate et doivent être annulées.

[20]  Par le passé, la Cour a cassé une décision de la SPR fondée sur la théorie de la plainte immédiate, qu’elle avait jugée déraisonnable. Je cite la décision de la juge Gleason (tel était alors son titre) dans l’affaire Rezmuves c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 973 [Rezmuves] :

[36]  De plus, le type d’interrogatoire auquel a procédé le commissaire révèle une attitude sexiste qui n’a pas sa place dans une audience et est d’autant plus inacceptable dans une audience devant la SPR où une femme relate des agressions sexuelles et des viols qu’elle aurait subis et qui l’ont poussée à demander l’asile au Canada.

[37]  Le principe de la plainte immédiate en common law – selon lequel le défaut de rapporter une agression sexuelle rapidement est un facteur pouvant être considéré comme minant la crédibilité d’un plaignant – a été aboli par la législation pénale en 1983 (Code criminel, LRC 1985, c C‑46, art. 275). Dans l’ouvrage The Law of Evidence in Canada, les auteurs font remarquer au paragraphe 1.63, que ce principe était [traduction] « fondé sur des stéréothypes (sic) qui permettaient à l’accusé de saper le témoignage de la victime et d’échapper à la condamnation ». La Cour d’appel de l’Ontario a fait les observations suivantes à ce sujet R c WB (2000), 49 OR (3rd) 321, aux paragraphes 145 et 146, 134 OAC 1 :

[traduction]

L’abrogation du principe de droit de la plainte immédiate a signifié le rejet clair par le législateur des deux fondements de ce principe de common law. En révoquant cette règle conçue par un juge, le législateur a déclaré qu’il était injuste de laisser entendre que les plaignants dans des affaires d’agressions sexuelles étaient moins crédibles que les plaignants dans d’autres types d’affaires, et qu’il était injuste de présumer que toutes les victimes d’agressions sexuelles, peu importe leur âge et les circonstances de l’agression, présentent une plainte sans attendre. Les deux suppositions véhiculaient des stéréotypes qui rabaissaient les plaignants (dont la plupart étaient de sexe féminin) et ne tenaient pas compte des réalités de l’existence. Il était insensé de laisser entendre qu’il fallait présumer des victimes d’un crime traumatisant comme l’agression sexuelle qu’elles réagissent toutes de la même façon et qu’elles fassent une plainte spontanée (R c W (R), [1992] 2 RCS 122, à la page 136. De fait, cette supposition est aujourd’hui si erronée qu’il est difficile de s’imaginer qu’elle a déjà été reconnue dans la common law.

En révoquant la règle de la plainte spontanée, le législateur a voulu éliminer une règle qui traitait les plaignants d’agressions sexuelles comme des citoyens de seconde classe. De plus, le Parlement a également voulu écarter une présomption qui risquait vraiment d’induire le juge des faits en erreur et de dénaturer la quête de la vérité. L’abrogation de la règle a été très favorable aussi bien à l’égalité qu’à la quête de la vérité à laquelle les tribunaux sont tenus.

[38]  Les mêmes stéréotypes sous‑tendent les questions que le commissaire a posées à M. Rezmuves au sujet de son opinion sur Mme Rezmuves et des conclusions qu’il a tirées quant à la crédibilité de cette dernière.

[21]  Le contexte dans lequel la théorie de la plainte immédiate a été abolie a été présenté par le juge Major pour la majorité de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c D.D., [2000] 2 RCS 275. Il est utile de le souligner :

B. Le droit relatif au moment de la révélation

60  Au Moyen-Âge, l’opinion exprimée dans le témoignage du Dr Marshall était contraire à notre droit. Une jurisprudence remontant au 13e siècle révèle qu’à une époque, la common law contenait l’exigence absolue que les victimes d’agression sexuelle soulèvent immédiatement une « clameur publique » pour que leur recours puisse être entendu. L’extrait archaïque suivant cité dans Wigmore on Evidence (2e éd. 1923), vol. III, à la p. 764, en fournit un exemple :

[traduction]

Par conséquent, lorsqu’une vierge a été déflorée par la force, contre la paix de Sa Majesté le Roi, elle doit sur‑le‑champ, pendant que l’acte est tout récent, demander réparation en soulevant une clameur publique dans les villages voisins et montrer aux hommes honnêtes le tort qui lui a été fait, le sang et sa robe tachée de sang ainsi que la déchirure de sa robe; et elle doit donc s’adresser au prévôt du peuple, au sergent de Sa Majesté le Roi, aux coroners et au vicomte et faire appel à la première cour de comté.

Vers la fin des années 1700, cette exigence formelle s’était transformée en présomption de fait. Voir, p. ex., Hawkins’ Pleas of the Crown, où l’auteur déclare : [traduction] « Le fait qu’une femme n’ait fait aucune plainte dans un délai raisonnable après le fait constitue une présomption forte, mais pas concluante, contre elle » (cité par le juge Hawkins dans R. c. Lillyman, [1896] 2 Q.B. 167, aux pp. 170 et 171).

61  Compte tenu de la rigidité de la common law, la notion de clameur publique a persisté au cours de la majeure partie du 20e siècle. Voir Kribs c. The Queen, 1960 CanLII 7 (SCC), [1960] R.C.S. 400, le juge Fauteux, à la p. 405 :

[traduction]

Il s’agit d’un principe de nécessité. Il est fondé sur des présomptions de fait qui, dans le cours normal des événements, sont naturellement liées à la conduite de la plaignante peu après la survenance des actes de violence allégués. L’une de ces présomptions est qu’elle devrait se plaindre à la première occasion raisonnable et l’autre, qui en est une conséquence, est que si elle ne le fait pas, son silence peut naturellement être interprété comme la contradiction implicite de sa version.

Ce raisonnement a été suivi dans l’arrêt Timm c. La Reine, 1981 CanLII 207 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 315.

62  Aujourd’hui et depuis un certain temps, le fondement de l’arrêt Kribs fait l’objet de nombreuses critiques, n’est pas suivi et a été écarté. Le Rapport du groupe de travail fédéral‑provincial sur l’uniformisation des règles de preuve (1983), à la p. 335, cité par Sopinka, Lederman et Bryant, op. cit., à la p. 322, déclare :

Les attentes de l’Angleterre médiévale relativement aux réactions de la victime innocente d’une agression sexuelle ne sont plus pertinentes. Une victime peut avoir une plainte réelle à formuler mais la retarder à cause d’inquiétudes aussi légitimes que la perspective d’être embarrassée et humiliée ou la possibilité de la destruction de liens familiaux ou personnels. Le retard peut également être attribué à la jeunesse ou au manque d’expérience de la plaignante ou à des menaces de représailles émanant de l’accusé. Dans la société contemporaine, il n’y a plus de rapport logique entre le bien‑fondé d’une plainte et la promptitude avec laquelle elle est formulée.

À la suite de cette critique, le Parlement a choisi d’abolir le précédent établi dans Kribs et Timm (voir art. 275 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46).

63  L’application de l’erreur reflétée dans la common law des premiers temps constitue maintenant une erreur justifiant l’annulation. Voir R. c. W. (R.), 1992 CanLII 56 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 122, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef), à la p. 136 :

Enfin, la Cour d’appel s’est fondée sur le fait qu’aucune des deux enfants plus âgées n’était [traduction] « consciente que quelque chose d’inconvenant s’était produit ou ne s’en préoccupait, ce qui, en réalité, est le meilleur critère quant à la nature des actes. » Il faut en conclure qu’elle s’est appuyée sur l’opinion stéréotypée mais douteuse qu’il est probable que les victimes d’agression sexuelle dénonceront ces actes, un stéréotype qui a trouvé expression dans la doctrine aujourd’hui mise de côté de la plainte immédiate. En fait, selon la documentation sur le sujet, c’est plutôt le contraire qui serait vrai; en réalité, il arrive fréquemment que les victimes d’abus ne dénoncent pas celui‑ci, et si elles le font, ce n’est peut‑être pas avant un long moment.

L’importance de l’omission de la plaignante de faire une plainte en temps opportun ne doit pas faire l’objet de quelque conclusion défavorable présumée fondée sur des hypothèses stéréotypées, maintenant rejetées, quant à la façon dont les personnes (particulièrement les enfants) réagissent aux actes d’agression sexuelle : R. c. M. (P.S.) (1992), 1992 CanLII 2785 (ON CA), 77 C.C.C. (3d) 402 (C.A. Ont.), aux pp. 408 et 409; R. c. T.E.M. (1996), 1996 ABCA 312 (CanLII), 187 A.R. 273 (C.A.).

C. L’opportunité d’une directive du juge

64  Étant donné que l’énoncé de principe exprimé par le Dr Marshall reflète l’état actuel du droit canadien, il aurait pu et aurait dû faire l’objet d’une directive du juge au jury.  Puisque cela aurait écarté efficacement la possibilité que le jury suive un raisonnement stéréotypé, il n’était pas nécessaire d’intégrer au procès les dangers de la preuve d’expert.

65  Le juge du procès doit reconnaître et dire au jury qu’il n’existe aucune règle immuable sur la façon dont se comportent les victimes de traumatismes comme une agression sexuelle. Certaines personnes font une plainte immédiate, certaines tardent à révéler l’agression tandis que d’autres ne la révéleront jamais. De nombreuses raisons expliquent le retard, dont à tout le moins la gêne, la crainte, le sentiment de culpabilité ainsi que le manque de compréhension et de connaissance.  Dans l’évaluation de la crédibilité du plaignant, le moment de la plainte ne constitue qu’une circonstance à examiner dans la mosaïque factuelle d’une affaire donnée. À lui seul, le retard de la révélation ne donnera jamais lieu à une conclusion défavorable à la crédibilité du plaignant.

[22]  En l’espèce, la SPR et la SAR ont reproché à la demanderesse d’avoir tardé à déposer sa demande d’asile, invoquant sa prétendue « inaction » et s’appuyant sur celle-ci. Je tiens à souligner que le retard en question n’est pas d’une durée de quatre mois comme l’ont constaté les deux tribunaux; il ne s’agit que d’un retard de deux mois, puisque, avant cela, elle ne savait pas qu’elle pouvait demander le statut de réfugié. Selon la preuve présentée devant les tribunaux, la demanderesse n’a pas divulgué l’agression sexuelle à sa famille d’accueil canadienne avant d’avoir vécu avec elle pendant deux mois. Ce retard aurait dû être excusé par les deux tribunaux au motif que les victimes d’agression sexuelle ne réagissent pas toutes de la même manière et signalent leur agression à différents moments.

[23]  Je souligne que les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, date d’entrée en vigueur : 13 novembre 1996 [les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe] ne traitent pas de la nécessité d’éliminer du droit des réfugiés la théorie de la plainte immédiate, dans la même mesure et pour les mêmes raisons qu’elle a été éliminée de notre droit pénal.

[24]  Cela dit, les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe abordent la question de la divulgation en temps opportun de la violence sexuelle, mais dans une perspective différente qui est toutefois beaucoup plus étroite. Elles tiennent spécifiquement compte des femmes issues de sociétés où la préservation de la virginité ou de la dignité de l’épouse est la norme culturelle. Dans de telles circonstances, les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe précisent que ces femmes peuvent être réticentes à parler de leurs expériences de violence sexuelle afin de garder leur honte pour elles-mêmes et de ne pas déshonorer leur famille ou leur collectivité. En outre, il est demandé qu’une attention particulière soit accordée aux cas où la victime de violence sexuelle pourrait être réticente à témoigner. Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe prévoient ce qui suit :

D. Problèmes spéciaux lors des audiences relatives à la détermination du statut de réfugié

Les femmes qui revendiquent le statut de réfugié font face à des problèmes particuliers lorsque vient le moment de démontrer que leur revendication est crédible et digne de foi. Certaines difficultés peuvent survenir à cause des différences culturelles. Ainsi,

1. Les femmes provenant de sociétés où la préservation de la virginité ou la dignité de l’épouse constitue la norme culturelle peuvent être réticentes à parler de la violence sexuelle dont elles ont été victimes afin de garder leur sentiment de « honte » pour elles-mêmes et de ne pas déshonorer leur famille ou leur collectivité.

2. Les femmes provenant de certaines cultures où les hommes ne parlent pas de leurs activités politiques, militaires ou même sociales à leurs épouses, filles ou mères peuvent se trouver dans une situation difficile lorsqu’elles sont interrogées au sujet des expériences de leurs parents de sexe masculin.

Les revendicatrices du statut de réfugié victimes de violence sexuelle peuvent présenter un ensemble de symptômes connus sous le nom de syndrome consécutif au traumatisme provoqué par le viol et peuvent avoir besoin qu’on leur témoigne une attitude extrêmement compréhensive. De façon analogue, les femmes qui ont fait l’objet de violence familiale peuvent de leur côté présenter un ensemble de symptômes connus sous le nom de syndrome de la femme battue et peuvent hésiter à témoigner. Dans certains cas, il conviendra de se demander si la revendicatrice devrait être autorisée à témoigner à l’extérieur de la salle d’audience par affidavit ou sur vidéo, ou bien devant des commissaires et des agents chargés de la revendication ayant reçu une formation spéciale dans le domaine de la violence faite aux femmes. Les commissaires doivent bien connaître les Lignes directrices pour la protection des femmes réfugiées publiées par le comité exécutif du HCR.

[Non souligné dans l’original.]

[25]  Bien que les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe s’appliquent à un type restreint de signalement des agressions sexuelles visé par la théorie de la plainte immédiate, je suis d’avis que cette dernière devrait être supprimée du droit de l’immigration. Je souligne que les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe ont été adoptées en 1996. Elles n’ont pas été mises à jour de manière à tenir compte de l’état actuel du droit en ce qui concerne la théorie de la plainte immédiate.

[26]  Je note également que la SAR a, à juste titre, annulé la conclusion de la SPR selon laquelle le fait que la demanderesse n’avait pas signalé l’agression sexuelle au personnel médical en Colombie nuisait à sa crédibilité. À cet égard, la décision de la SAR n’est pas fondée précisément sur les dispositions applicables des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Je conclus que la SAR a compris son devoir de ne pas appliquer la théorie de la plainte immédiate à cet aspect de l’affaire. Pour les mêmes motifs, la SAR aurait également dû rejeter l’application de la théorie de la plainte immédiate relativement au temps qu’a pris la demanderesse pour divulguer l’agression sexuelle et ensuite déposer sa demande d’asile.

[27]  Je reconnais que la crainte subjective est l’un des éléments principaux d’une demande de statut de réfugié et qu’elle doit le demeurer. Il reste vrai qu’un retard déraisonnable dans l’accès au système de protection des réfugiés est un élément pertinent dans l’évaluation de la crainte subjective de persécution, bien que ce ne soit pas un facteur déterminant en soi : Huerta c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 271 (CAF), motifs du jugement : le juge Létourneau; Calderon Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 412, le juge Near (tel était alors son titre), au par. 19; Velez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 923, le juge Crampton (tel était alors son titre), au par. 28.

[28]  Cependant, le devoir d’évaluer la crainte subjective et le retard déraisonnable est déplacé lorsque le contrôle consiste à évaluer la conduite d’une victime d’agression sexuelle en fonction du stéréotype sexiste selon lequel toutes les victimes d’agression sexuelle doivent signaler l’agression le plus rapidement possible, comme le prévoit la théorie discréditée de la plainte immédiate.

[29]  À mon avis, la présente affaire est un exemple des rouages insidieux de cette théorie discréditée. J’utilise le mot insidieux parce que la théorie de la plainte immédiate n’a été expressément appliquée par aucun des décideurs, ce qui est tout à leur honneur. Je ne doute pas que les décisions ci-dessous auraient été différentes si les décideurs avaient tenu compte du fait que, lorsqu’il s’agit de victimes d’agressions sexuelles, la supposition selon laquelle la victime signale toujours rapidement l’agression est un mythe discrédité, comme l’a fait valoir l’avocate de la demanderesse.

[30]  En conséquence, alors qu’il y avait trois raisons de douter de la crédibilité et de la crainte subjective de la demanderesse, il n’en reste plus qu’une, à savoir que la demanderesse a fourni des renseignements incohérents quant au moment où elle a pris la décision de quitter la Colombie. Bien que je reconnaisse que cette conclusion ait été présentée dans le but de souligner l’incrédibilité de toute l’histoire, la SAR a néanmoins formulé d’autres conclusions quant à la crédibilité. Ainsi, en toute déférence, il est difficile de savoir quelles conclusions sur la crédibilité ont été déterminantes à cet égard. Il est risqué de confirmer la décision.

VII.  Conclusion

[31]  En résumé, les motifs de la SAR ne montrent pas une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti relativement à la théorie discréditée de la plainte immédiate. En examinant la décision de manière globale, et non pas comme une chasse au trésor à la recherche d’erreurs et en accordant « une attention respectueuse » au processus de raisonnement et à son résultat, je conclus que la décision n’est pas justifiée, transparente et intelligible. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

VIII.  Question certifiée

[32]  Aucune partie n’a proposé de question de portée générale, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3453-19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accordée, que la décision est cassée et que le dossier est renvoyé à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de mars 2020

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3453-19

 

INTITULÉ :

MANUELA FERNAND VELASCO CHAVARRO c
LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 FÉVRIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 26 FÉVRIER 2020

COMPARUTIONS :

Simone Morlese

POUR LA DEMANDERESSE

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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