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Date : 20200220


Dossier : IMM-4541-19

Référence : 2020 CF 283

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 20 février 2020

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

ZHENG ZHANG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse, Mme Zheng Zhang, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 11 juillet 2019 par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] a rejeté son appel, fondé sur le paragraphe 63(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et interjeté contre le refus d’un agent d’immigration de délivrer un visa de résident permanent à ses parents.

[2]  La demanderesse, qui est née en Chine, a immigré au Canada et obtenu la citoyenneté en 2006. En 2015, elle a tenté de parrainer ses parents au titre de l’alinéa 117(1)c) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227. Sa mère, Haiying Sun, est la demanderesse principale sur la demande de résidence permanente [la demande RP]. Son père, Long Zhang, figure comme personne à charge sur cette demande.

[3]  Le 7 mars 2018, un agent d’immigration de l’unité du regroupement familial du Centre de traitement des demandes d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada – Ottawa [CTD‑Ottawa] a informé Mme Sun qu’elle et son époux devaient subir un examen médical aux fins de l’immigration [EMI] avant le 7 avril 2018.

[4]  Le 22 mars 2018, la demanderesse a informé par courriel le CTD‑Ottawa que son père était hospitalisé pour un contrôle diagnostique du diabète et a sollicité une prorogation de deux (2) mois. Le CTD‑Ottawa a accepté de prolonger l’échéance de l’EMI jusqu’au 30 avril 2018 et a invité la demanderesse à contacter leur bureau si l’état de santé de son père l’[traduction] « empêchait » encore de subir l’examen médical.

[5]  Le 10 avril 2018, la demanderesse a informé le CTD‑Ottawa que son père avait été transféré aux soins intensifs et que rien ne permettait de déterminer clairement à quel moment il recevrait son congé ou serait de nouveau transféré à l’unité des soins médicaux. La demanderesse a sollicité deux mois de plus pour pouvoir remplir l’exigence de l’EMI. Le CTD‑Ottawa a octroyé une deuxième prorogation jusqu’au 20 juin 2018. La demanderesse a de nouveau été invitée à contacter le CTD‑Ottawa si l’état de santé de son père l’[traduction] « empêchait » encore de subir l’examen médical.

[6]  Le 24 mai 2018, la demanderesse a informé le CTD‑Ottawa que son père était encore à l’unité des soins intensifs de l’hôpital et qu’elle n’était pas en mesure de leur fournir la date à laquelle il serait [traduction] « pleinement rétabli et recevrait son congé ». Elle a ainsi sollicité une autre prorogation de six mois pour pouvoir remplir l’exigence de l’EMI; aussi, elle a demandé ce qui se produirait si son père venait à décéder et si sa mère pouvait malgré tout passer l’examen médical.

[7]  Dans une lettre datée du 14 juin 2018, un agent d’immigration du CTD‑Ottawa [l’agent] a rejeté la demande RP. Il a pris acte de la demande de prorogation de six mois de la demanderesse, mais a expliqué qu’il [traduction] « ne pouvait pas accorder des prorogations indéfinies jusqu’à l’avènement du pire scénario possible ». L’agent a ensuite expliqué que l’affection médicale du père de la demanderesse [traduction] « pourrait entraîner l’interdiction de territoire au Canada [de la mère de la demanderesse] au titre de l’alinéa 42a) de la [LIPR] » et a suggéré que cette dernière envisage d’autres options que la résidence permanente au Canada, comme de présenter une demande de [traduction] « super visa pour parents et grands‑parents ». S’appuyant sur le paragraphe 11(1) de la LIPR, l’agent n’était pas convaincu que la mère de la demanderesse n’était pas interdite de territoire.

[8]  Malgré le rejet de sa demande RP, la mère de la demanderesse s’est présentée à un EMI le 19 juin 2018, un jour avant l’expiration de la deuxième prorogation.

[9]  La demanderesse a interjeté appel de la décision de l’agent devant la SAI. Elle soutenait que la décision était invalide en droit, attendu que l’agent n’avait pas respecté l’obligation d’équité procédurale lorsqu’il avait rejeté la demande RP avant l’expiration du deuxième délai (le 20 juin 2018) et qu’il n’avait pas répondu à la demande de renseignements contenue dans son courriel du 24 mai 2019. Subsidiairement, elle faisait valoir que des considérations d’ordre humanitaire justifiaient que la SAI exerce sa compétence discrétionnaire et lui accorde des mesures spéciales.

[10]  Le 11 juillet 2019, la SAI a rejeté l’appel. Elle a conclu que la décision de l’agent était valide en droit. Après avoir pondéré les facteurs favorables et défavorables, la SAI a également conclu que les considérations d’ordre humanitaire ne justifiaient pas la prise de mesures spéciales.

II.  Analyse

[11]  Bien que la demanderesse soulève plusieurs enjeux dans son mémoire des arguments, la question déterminante à mon sens touche au fait que la SAI n’a pas raisonnablement analysé ses allégations en matière d’équité procédurale, pour ce qui est du traitement que l’agent a réservé à sa demande RP.

[12]  Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a établi que la norme du caractère raisonnable était présumée s’appliquer au contrôle des décisions rendues par des décideurs administratifs (Vavilov, aux par. 10, 16 et 17). Aucune des exceptions décrites dans cet arrêt ne trouve à s’appliquer en l’espèce.

[13]  Suivant les directives formulées par la Cour suprême du Canada, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). Une décision sera jugée déraisonnable si les motifs, pris dans leur ensemble, révèlent qu’elle est fondée sur un raisonnement irrationnel ou si, lus en corrélation avec le dossier, ils ne permettent pas de comprendre le raisonnement du décideur quant à un point crucial (Vavilov, au par. 103). De plus, « la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel ‑ comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde » (Vavilov, aux par. 103 et 104).

[14]  Je conviens avec la demanderesse que la décision de la SAI est déraisonnable. Même pris dans leur ensemble, les motifs n’attestent aucune analyse rationnellement cohérente de la validité de la décision de l’agent de refuser la demande RP avant l’expiration du deuxième délai qui avait été accordé à ses parents pour passer l’EMI.

[15]  La SAI a conclu que la décision de l’agent de refuser la demande RP avant le 20 juin 2018 ne contrevenait pas à l’équité procédurale. Selon elle, la demande présentée par la demanderesse pour obtenir une troisième prorogation montrait essentiellement que la famille ne pouvait pas se conformer au délai alors fixé pour passer l’EMI. La SAI a également estimé que même si l’équité procédurale n’avait pas été respectée, le refus de la famille de remplir l’exigence de l’EMI aboutirait nécessairement à un refus de la demande, ajoutant que dans l’arrêt Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 SCR 202 [Mobil Oil], la Cour suprême du Canada « a conclu que, en dépit de la conclusion selon laquelle il y a eu manquement à un principe de justice naturelle, il ne conviendrait pas de casser une décision et de la renvoyer au décideur initial si l’issue était inéluctable ».

[16]  À mon avis, en qualifiant d’« inéluctable » l’issue au sens de l’arrêt Mobil Oil, la SAI a contredit certaines de ses autres conclusions. Lorsqu’elle s’est demandé s’il fallait faire droit à l’appel sur la base des motifs d’ordre humanitaire, elle a jugé négligeable la preuve démontrant que (i) la demanderesse avait épuisé les autres moyens possibles pour faire subir un examen médical à son père, ou qu’(ii) elle avait déployé tous les efforts raisonnables pour s’assurer que son père se conforme à l’exigence de l’EMI. Elle a de nouveau affirmé dans sa conclusion que le défendeur avait le pouvoir de soulager le malheur de la famille en ordonnant au médecin autorisé d’examiner le père de la demanderesse dans son lit d’hôpital, ou en exerçant son pouvoir discrétionnaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR de manière à le dispenser de l’exigence de l’EMI.

[17]  À mon avis, ces contradictions dans les conclusions de la SAI sapent la cohérence interne de la décision. D’une part, la SAI a conclu que l’agent n’avait pas contrevenu à l’équité procédurale lorsqu’il avait tranché sans préavis l’affaire avant l’expiration du délai relatif à l’EMI, en particulier parce qu’elle a conclu que l’issue était « inéluctable ». D’un autre côté, la SAI a reproché aux parents de la demanderesse de ne pas avoir épuisé tous les « autres moyens possibles » et elle a reconnu que le défendeur aurait pu en faire davantage, notamment en ordonnant que l’examen du père de la demanderesse se fasse à l’hôpital ou en le dispensant de l’exigence de l’EMI.

[18]  Dans la mesure où, comme l’a fait remarquer la SAI, il existait d’« autres moyens », la demanderesse aurait pu s’en prévaloir avant la date butoir du 20 juin 2018. Sur cette base, il n’était pas raisonnable de la part de la SAI de conclure que l’issue était inéluctable.

[19]  De plus, la conclusion de la SAI quant au caractère théorique des allégations liées à l’équité procédurale est également déraisonnable. La SAI a examiné ces allégations en ce qui touchait le refus prématuré de l’agent, et a jugé cet argument théorique au motif que le père de la demanderesse n’avait pas respecté l’exigence de l’EMI avant la date butoir du 20 juin 2018. Cependant, à cette date, l’agent avait déjà refusé la demande RP. La SAI ne peut raisonnablement ainsi reprocher à la demanderesse sa conduite postérieure au refus, sans effectuer d’analyse plus approfondie.

[20]  Pour terminer, je conclus que la décision de la SAI est déraisonnable parce qu’elle ne repose pas sur une analyse rationnelle et intrinsèquement cohérente (Vavilov, au par. 85).

[21]  Par conséquent, il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire.

[22]  Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens qu’aucune question de ce type ne se pose.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4541-19

LA COUR STATUE que :

  1. Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire.

  2. La décision de la Section d’appel de l’immigration est infirmée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision,

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de mars 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4541-19

INTITULÉ :

ZHENG ZHANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (Colombie‑Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 février 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge ROUSSEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 20 février 2020

COMPARUTIONS :

Deanna Okun-Nachoff

pour le demandeur

Erica Louie

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCrea Immigration Law

Vancouver (Colombie‑Britannique)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

pour le défendeur

 

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