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Date : 20200224


Dossier : IMM‑3418‑19

Référence : 2020 CF 293

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 février 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

ALEXANDER RODRIGUEZ MARTINEZ

YULIET AMADOR PERAZA

PAOLA AMADOR ANYOLI RODRIGUEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs ont demandé des visas de résident temporaire (VRT), affirmant souhaiter passer deux mois chez une amie sur l’île Manitoulin et visiter Toronto durant l’été 2019. L’agent des visas qui a rejeté la demande n’était pas convaincu que les demandeurs avaient des liens socioéconomiques solides avec leur pays d’origine, Cuba. Il n’était donc pas convaincu que les demandeurs étaient suffisamment établis à Cuba pour quitter le Canada à la fin de leur séjour.

[2]  Pour en arriver à cette conclusion, l’agent n’a pas tenu compte de renseignements importants concernant la propriété de la famille, leurs liens familiaux et leur situation d’emploi à Cuba. Étant donné l’importance de ces éléments de preuve pour la question dont l’agent était saisi, je conclus que le défaut de l’agent de les prendre en considération rend la décision déraisonnable.

[3]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Toutefois, malgré les éléments favorables qui appuient la demande, je ne peux accepter l’argument des demandeurs selon lequel la preuve est si accablante que l’octroi des VRT est le seul résultat raisonnable. Par conséquent, je refuse d’ordonner la délivrance des VRT demandés. La décision de l’agent sera plutôt annulée et la demande de VRT de la famille sera renvoyée pour nouvel examen par un autre agent.

II.  La demande de visa de résident temporaire

[4]  Les demandeurs sont un couple et leur jeune fille. Les parents sont chacun propriétaires d’une petite entreprise : M. Rodriguez Martinez possède une entreprise de disc‑jockey, tandis que Mme Amador Peraza exploite une boutique de coiffure et de manucure. Ils n’ont jamais voyagé à l’extérieur de Cuba. Une amie canadienne qui visite régulièrement la famille à Cuba les a invités à lui rendre visite en Ontario pendant deux mois en 2019.

[5]  Sous réserve des dispenses qui ne s’appliquent pas, les étrangers qui souhaitent séjourner au Canada doivent demander un VRT avant d’entrer : Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, paragraphe 11(1) et alinéa 20(1)b); Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR], paragraphe 7(1). L’alinéa 179b) du RIPR stipule qu’un agent ne délivre un VRT à un étranger que s’il établit, entre autres choses, qu’il quittera le Canada à la fin de son séjour :

Délivrance

Issuance

179 L’agent délivre un visa de résident temporaire à l’étranger si, à l’issue d’un contrôle, les éléments suivants sont établis :

179 An officer shall issue a temporary resident visa to a foreign national if, following an examination, it is established that the foreign national

b) il quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée qui lui est applicable au titre de la section 2 ;

(b) will leave Canada by the end of the period authorized for their stay under Division 2;

[6]  Avant le voyage prévu au Canada, les membres de la famille ont présenté une demande de VRT à l’ambassade du Canada à La Havane, indiquant leur intention de rendre visite à une amie avant de retourner à Cuba. Pour montrer qu’ils quitteraient le Canada à la fin du séjour, ils ont déposé des renseignements concernant leurs finances, leur situation d’emploi et leurs liens avec Cuba. Ces renseignements comprenaient de l’information et des documents à l’appui concernant la licence d’exploitation de la boutique de Mme Amador Peraza; les biens immobiliers appartenant à chacun des membres de la famille à Cuba (y compris la fille, qui possède une propriété en raison d’un héritage); leur famille à Cuba, notamment la mère malade de M. Rodriguez Martinez, âgée de 73 ans, et la nièce de Mme Amador Peraza, à qui ils prodiguent des soins. Ils ont également déposé une déclaration solennelle de leur amie canadienne indiquant son intention d’acheter les billets de retour de la famille à Cuba, de les loger, de payer leur visite au Canada et de veiller à ce qu’ils retournent à Cuba par l’aéroport international Pearson à la fin de leur séjour.

III.  Rejet de la demande de visa de résident temporaire

[7]  En avril 2019, un agent des visas a rejeté la demande de VRT de la famille. Dans sa lettre de refus, l’agent mentionnait ne pas être convaincu que la famille quitterait le Canada à la fin de son séjour en raison de ses antécédents de voyage, de sa situation d’emploi actuelle, de ses biens personnels et de sa situation financière. Voici ce à quoi se limitaient les notes de cet agent dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC) :

[traduction]

Famille de trois personnes, aucun antécédent de voyage, visite à une amie pendant deux mois, économies familiales de 3 000 $, revenu familial de 300 $ par mois, malgré le soutien de l’hôte ‑ pas convaincu que les demandeurs ont de solides liens socioéconomiques avec leur pays d’origine. Je ne suis pas convaincu que les appelants principaux sont suffisamment établis dans leur pays d’origine pour quitter le Canada à la fin de leur séjour. Demande rejetée.

[8]  Les notes du SMGC comprennent également une note un peu plus longue, consignée plus tôt le même jour, qui contient un bref résumé de la situation des membres de la famille et des documents qu’ils ont déposés. Toutefois, ce résumé ne contient aucune analyse et le codage dans la colonne [traduction« Créé par » indique qu’il a été rédigé par un autre agent.

[9]  Les demandeurs soutiennent que la décision de l’agent était déraisonnable parce qu’elle ne tenait pas compte d’éléments de preuve importants concernant leur établissement à Cuba (notamment la preuve de leurs emplois, de leurs propriétés, et de leur famille à Cuba) et qu’elle ne répondait pas aux observations présentées par les demandeurs à cet égard dans leur demande de VRT. Les demandeurs soutiennent également que la preuve est telle qu’il n’y a qu’une seule décision raisonnable : la délivrance des VRT demandés. Par conséquent, ils demandent à la Cour d’ordonner ce résultat plutôt que de simplement annuler la décision existante.

[10]  Pour les motifs qui suivent, je conviens que la décision de l’agent était déraisonnable, mais je ne suis pas d’accord pour dire qu’il faudrait ordonner la délivrance des VRT.

IV.  La décision de l’agent était déraisonnable

[11]  La norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle de la décision d’un agent concernant la délivrance de VRT. Le récent arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada confirme que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle judiciaire des décisions administratives, sauf lorsque l’intention du législateur ou la primauté du droit exige autrement : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paragraphes 16‑17 et 23‑25). Comme aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce, la présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable s’applique.

[12]  L’examen du caractère raisonnable tient également compte du contexte d’une décision; cet examen dépend des contraintes imposées par ce contexte et doit être sensible au cadre institutionnel dans lequel la décision a été prise : arrêt Vavilov, précité, aux paragraphes 88 à 96. Une décision raisonnable est une décision, d’une part, qui est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et, d’autre part, qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur la décision : arrêt Vavilov, précité, aux paragraphes 101 à 107. Le premier élément exige que la décision fasse état d’une analyse rationnelle qui permet de comprendre le raisonnement du décideur sur les points centraux : arrêt Vavilov, précité, au paragraphe 103. Le second élément exige, entre autres choses, que la décision « tienne valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties », et fournisse des motifs « adaptés aux questions et aux préoccupations soulevées » qui montrent que le décideur a écouté les parties : arrêt Vavilov, précité, au paragraphe 127. Il n’est pas nécessaire de répondre à chaque argument ou de tirer des conclusions explicites sur chaque élément subordonné, mais il faut « s’attaquer de façon significative » aux questions clés ou aux arguments principaux formulés : arrêt Vavilov, précité, au paragraphe 128.

[13]  La Cour a appliqué ces principes récemment dans le contexte d’une demande de permis d’études dans l’affaire Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77. Le juge Diner a judicieusement fait observer que « les pressions énormes qui s’exercent sur un bureau des visas qui doit rendre chaque jour un grand nombre de décisions n’autorisent pas des motifs détaillés » : Patel, précité, au paragraphe 15. Je suis d’accord et je souligne que cette contrainte institutionnelle, de même que la nature discrétionnaire de la décision de l’agent des visas et le fardeau qui incombe au demandeur de satisfaire aux exigences réglementaires, doit éclairer l’évaluation du caractère raisonnable : Talpur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 25, au paragraphe 19; arrêt Vavilov, précité, au paragraphe 91.

[14]  Néanmoins, comme le juge Diner l’a souligné au paragraphe 17 de Patel, la réalité institutionnelle d’un bureau des visas ne dispense pas de l’exigence qu’une décision raisonnable soit adaptée :

Encore une fois, s’il est vrai que les bureaux des visas et les agents qui y travaillent sont soumis à des contraintes opérationnelles importantes et qu’ils doivent composer avec des ressources limitées à cause des quantités énormes de demandes à traiter, ils ne sauraient être dispensés de rendre des décisions adaptées à la trame factuelle qui leur est présentée. Renoncer à ce que ces décisions soient fondamentalement adaptées à la preuve enlèverait à l’examen du caractère raisonnable l’élément de rigueur exigé par l’arrêt Vavilov, aux par 13, 67 et 72. « Caractère raisonnable » n’est pas synonyme de « motifs abondants » : une justification simple et concise fera l’affaire.

[Non souligné dans l’original.]

[15]  En l’espèce, le seul aspect des notes de l’agent qui se rapporte à sa conclusion selon laquelle les demandeurs n’ont pas de [traduction« liens socioéconomiques solides » avec Cuba était la mention [traduction« économies familiales de 3 000 $, revenu familial de 300 $ par mois ». La note ne contient aucune analyse de ces facteurs ni les raisons pour lesquelles ils appuient une conclusion selon laquelle les demandeurs ne quitteraient pas le Canada : Patel, précité, aux paragraphes 21 et 22; Asong Alem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 148, aux paragraphes 14 et 15. Comme le défendeur le laisse entendre, on pourrait comprendre que la note exprime une préoccupation au sujet de la richesse de la famille et, par conséquent, de son incitation économique à retourner à Cuba, bien qu’il faudrait une lecture généreuse et un certain degré de déduction pour en arriver à cette conclusion. Quoi qu’il en soit, même avec une lecture généreuse, les motifs de l’agent n’analysent pas et n’examinent pas les éléments de preuve importants concernant les liens économiques des demandeurs avec Cuba (notamment le fait que les trois possèdent des biens immobiliers dans ce pays) et les éléments de preuve concernant leurs liens sociaux (notamment les membres de la famille proche, y compris ceux qui dépendent de leur soutien). Les motifs de l’agent ne font pas non plus référence à ces éléments. Les éléments de preuve concernant leurs liens avec Cuba et leur établissement dans ce pays, bien que non déterminants, appuient la conclusion selon laquelle la famille retournerait à Cuba pour y reprendre sa vie après sa visite au Canada.

[16]  Je conviens avec les demandeurs qu’il ne s’agit pas simplement de questions « subordonnées » qui n’ont pas besoin d’être abordées dans le contexte de la décision d’un agent des visas, mais que ces questions sont suffisamment « essentielles » ou « centrales » pour que le défaut de les aborder ou d’y répondre rende la décision déraisonnable : Vavilov, précité, aux paragraphes 127 à 128; Patel, précité, au paragraphe 17; Asong Alem, précité, au paragraphe 16; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, 1998 CanLII 8667 (CF), aux paragraphes 15 à 17. Sans tenir compte de ces éléments de preuve, je ne crois pas que les motifs, lus conjointement avec le dossier, permettent de comprendre le raisonnement de l’agent concernant l’établissement des demandeurs à Cuba : arrêt Vavilov, précité, aux paragraphes 102 à 104. Le défaut de prendre en considération les éléments de preuve rend la décision de l’agent déraisonnable.

[17]  Dans ces circonstances, je n’ai pas à décider si l’absence d’analyse de l’incidence du peu [traduction] « d’antécédents de voyage » de la famille ou l’absence de prise en considération du témoignage de l’amie canadienne selon lequel elle soutiendrait les demandeurs pendant leur visite et veillerait à ce qu’ils partent, était tout aussi déraisonnable.

V.  Aucune directive pour délivrer les visas de résident temporaire

[18]  En plus d’une ordonnance annulant le refus des VRT, les demandeurs demandent ce qu’ils décrivent comme une [traduction« directive Rudder », c.‑à‑d. une directive selon laquelle un autre agent des visas devrait délivrer des VRT à la famille : Rudder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 689, au paragraphe 37. Essentiellement, ils demandent une ordonnance de mandamus ou de « substitution indirecte » et demandent à la Cour de substituer ses conclusions à celles du décideur administratif et d’enjoindre au décideur d’agir en conséquence : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2019 CAF 206, aux paragraphes 70 à 75.

[19]  La Cour peut rendre une telle ordonnance en vertu de son pouvoir de donner « les instructions qu’elle estime appropriées » pour annuler une décision : Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch. F‑7, alinéa 18.1(3)b); Tennant, précité, aux paragraphes 71 et 72. Toutefois, étant donné le pouvoir de décision conféré à l’agent des visas par le législateur et le rôle des cours de révision lors d’un contrôle judiciaire, le pouvoir de donner des directives équivalant à une substitution indirecte ne devrait être utilisé que dans des circonstances exceptionnelles, c’est‑à‑dire lorsque le renvoi de l’affaire serait « futile » puisqu’une seule issue est raisonnable ou possible : Tennant, précité, aux paragraphes 79 à 82; Rudder, précité, au paragraphe 37; Vavilov, précité, aux paragraphes 139 à 142.

[20]  Les demandeurs font valoir que les éléments de preuve déposés à l’appui de leur demande de VRT sont si accablants que l’octroi des VRT est le seul résultat raisonnable. Je ne peux pas être d’accord. Bien que les demandeurs aient cerné des facteurs favorables à l’appui de leur demande, y compris des facteurs qui n’ont pas été pris en compte par l’agent des visas, je ne peux pas conclure qu’il n’existe qu’un seul résultat raisonnable. Par conséquent, je refuse d’ordonner la délivrance des VRT comme il est demandé.

VI.  Conclusion

[21]  L’agent n’a pas examiné adéquatement les éléments de preuve des demandeurs concernant les biens de la famille, leurs liens familiaux et leur situation d’emploi à Cuba. Ces éléments de preuve étaient au cœur de leur demande, et le fait que l’agent n’a pas tenu compte de ces renseignements rend la décision déraisonnable.

[22]  Je vais donc accueillir la demande de contrôle judiciaire, annuler la décision de l’agent et renvoyer l’affaire à un autre agent des visas pour nouvel examen. Toutefois, je n’ordonnerai pas la délivrance des VRT aux demandeurs.

[23]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune. Aucune question n’est certifiée.

[24]  Je remercie les avocats pour leurs observations sincères et concises.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑3418‑19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande de visa de résident temporaire des demandeurs est renvoyée pour un nouvel examen par un autre agent.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de mars 2020

Mélanie Vézina, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3418‑19

 

INTITULÉ :

ALEXANDER RODRIGUEZ MARTINEZ ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 février 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 24 février 2020

 

COMPARUTIONS :

Raj Napal

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Michael Butterfield

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

NLC Lawyers

Brampton (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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