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Date : 20200220


Dossier : IMM-3825-19

Référence : 2020 CF 277

Ottawa (Ontario), le 20 février 2020

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

MAJOR SINGH

JASWINDER KAUR

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Cette demande de contrôle judiciaire, instaurée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la Loi], concerne une demande pour rechercher le statut de réfugié ou de personne à protéger, le tout en vertu des articles 96 et 97 de la Loi.

[2]  Cette demande a été refusée par la Section de la protection des réfugiés (SPR) et la Section d’appel des réfugiés (SAR). Évidemment, la seule décision qui soit devant la Cour est la décision de la SAR qui aura conclu que les demandeurs ont une possibilité de refuge intérieur (PRI) dans les grandes villes que sont Delhi, Mumbai ou Calcutta en Inde. Pour les raisons qui suivent, la Cour conclut qu’il n’existe aucune raison d’intervenir puisque la décision rendue par la SAR est raisonnable.

I.  Les faits

[3]  Le demandeur principal, Major Singh, a un frère, Mahavir Singh, qui prenait part de façon active à des activités religieuses et politiques au Pendjab, en Inde. De fait, l’un de ses amis aurait été un membre de Akali Dal Amritsar. Cela l’aurait forcé à vivre dans une certaine clandestinité à cause des problèmes que la police locale lui aurait causés.

[4]  Mahavir Singh aurait été arrêté et torturé à deux reprises quant à ses accointances avec le membre de Akali Dal Amritsar. C’est ainsi qu’il aurait été accusé faussement d’avoir été un militant.

[5]  En février 2016, le demandeur principal a écrit aux autorités afin que cesse le harcèlement policier à l’égard de son frère. Cela a résulté en une visite au poste de police où il aurait été battu. Le 3 mars 2016, la police a fouillé la demeure du demandeur principal et l’a questionné au sujet de son frère. Il fut arrêté et amené encore au poste de police. Là, l’interrogatoire au sujet de son frère et d’autres militants a continué et on l’a torturé, dit-il. De fait, dans son « Basis of Claim Form » (BOC), le demandeur principal donne certains détails à l’égard de la torture qu’on lui a fait subir. Si les détails qu’il donne sont exacts, il n’y a pas de doute que cela constituait de la torture. Il aura été détenu pendant quatre jours et c’est grâce à un pot-de-vin qu’il a pu être remis en liberté le 7mars 2016.

[6]  Le 4 juin 2016, le demandeur principal a été convoqué au poste de police et, à nouveau, a été questionné relativement aux militants et leurs plans pour l’avenir; il a alors été bousculé.

[7]  Le demandeur principal est arrêté encore une fois, le 13 août 2016. Sa femme a aussi été arrêtée lorsqu’elle a tenté de se mettre en travers du chemin du véhicule de police qui devait le conduire. Le demandeur allègue qu’il a à nouveau été torturé. Mme Kaur, l’autre demandeur, aurait été remise en liberté le 14 août après avoir été battue et avoir fait l’objet d’abus sexuels. Quant au demandeur principal, sa remise en liberté n’aurait eu lieu que le 16 août 2016.

[8]  Face à ce harcèlement, le demandeur et sa famille (en plus de Mme Kaur, la famille comprend trois filles) ont quitté le Pendjab à la fin de septembre 2016 pour aller demeurer chez un ami à Delhi. Les demandeurs ont par la suite utilisé les services d’un passeur pour se retrouver au Canada le 1er janvier 2017. Ils devaient demander l’asile au Canada le 29 mai 2017.

II.  Les décisions de la SPR et de la SAR

[9]  Même s’il est vrai que ce n’est que la décision de la SAR qui est devant la Cour sur contrôle judiciaire, il n’est pas inutile de noter brièvement la décision de la SPR puisque la SAR l’aura essentiellement confirmée.

[10]  C’est la SPR qui d’abord conclut à l’existence de la possibilité d’un refuge intérieur. Pour celle-ci, un tel refuge est possible dans trois grandes villes, soit Delhi, Mumbai et Calcutta. Quant à la question de savoir s’il y a une autre partie du pays où les demandeurs n’auraient pas une crainte fondée de persécution, les demandeurs avaient présenté trois affidavits. D’abord, Mahinder Singh, un résident du même village que les demandeurs, soumet un affidavit où il affirme que, semble-t-il, le reste de la famille en Inde vivrait dans la clandestinité. De plus, la police continuerait de questionner au sujet de l’absence des demandeurs. La SPR considère les déclarations faites comme étant vagues.

[11]  La personne chez qui la famille du demandeur principal a trouvé refuge a aussi produit un affidavit. Comme pour l’affidavit de Mahinder Singh, celui de Surinderpal Singh récite les mêmes faits impliquant les demandeurs et les autorités du Pendjab pour ajouter que la police s’est présentée à son domicile après le départ des demandeurs et a posé des questions au sujet de ceux-ci; Surinderpal Singh aurait alors été arrêté et mené au poste de police. Là, il y aurait été questionné et accusé d’avoir fourni assistance à des militants. La SPR n’a pas considéré cet affidavit comme étant crédible. À son avis, il s’agit d’une répétition de la même information qui avait été fournie par les demandeurs dans leur BOC, mais rien dans cet affidavit ne démontre une connaissance indépendante des faits de cette affaire. Quant à son arrestation après le départ de la famille, la SPR constate que l’affidavit est très bref et qu’il est vague. Étant donné la nature de l’événement qui devrait être l’élément majeur de l’affidavit, la SPR se serait attendue à plus de détails et de preuves additionnelles à l’égard de ces allégations. Qui plus est, la SPR se dit surprise que les autorités n’aient pas localisé la famille durant les quatre mois où ils se trouvaient à Delhi. Il n’y a aucune preuve crédible que la police considère le demandeur principal comme étant un militant de haut niveau. Il n’y a pas plus de preuve que la police du Pendjab est à la recherche du demandeur principal au titre d’un militant ou qu’elle aurait même un intérêt quelconque à le rechercher ailleurs en Inde. Ainsi, la SPR conclut à l’absence de motifs de poursuivre les demandeurs dans une autre ville indienne en raison de leur association avec des militants.

[12]  Quant à la possibilité de se réinstaller ailleurs qu’au Pendjab, la SPR note que les arguments présentés à cet égard sont en fait les mêmes qu’au sujet du premier volet du test applicable en ce que le demandeur principal prétend que, quelle que soit l’activité qu’il adopte ailleurs en Inde, il pourra être retrouvé par les autorités. Puisque le tribunal a déjà constaté qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse qu’il puisse être retrouvé ailleurs qu’au Pendjab, on se retrouve en face d’une absence de preuve au sujet du deuxième volet.

[13]  La SAR considère aussi que la question se résume à la possibilité de refuge intérieur viable. La décision de la SPR est correcte.

[14]  Pour la SAR, il n’existe pas de possibilité sérieuse d’être persécuté ailleurs qu’au Pendjab et il n’est pas déraisonnable ni excessivement difficile pour les appelants de se réinstaller dans l’une des trois villes. D’abord, les demandeurs n’ont pas un profil qui fasse en sorte que les autorités du Pendjab puissent les rechercher ailleurs. Il n’est pas plus persuasif que ces appelants puissent être identifiés par la police, peu importe où ils seront, parce qu’ils sont assujettis au système de vérification des locataires. Selon la preuve documentaire, quoi qu’existant, le système de vérification des locataires n’est appliqué que par chaque état qui dispose de sa propre force policière, aucune n’étant liée à aucune autre. En fait, les communications entre les forces policières des différents états sont limitées à des formes de crime sérieux comme dans les cas de crimes majeurs, de terrorisme ou certains crimes organisés qui sont de grande envergure. Tel n’est pas le cas en l’espèce. La SAR écrit au paragraphe 49 de sa décision :

[49]  Compte tenu de ces recherches, il semble que les forces policières en Inde ne communiquent toujours pas entre elles ou presque, et ce, malgré le système de vérification des locataires en place dans les endroits proposés à titre de PRI, et il est très peu probable qu'elles communiquent au-delà des frontières de leur État en ce qui concerne des personnes qui ne sont pas sérieusement soupçonnées de crimes majeurs et recherchées pour ce motif.

[15]  Cette conclusion s’applique tout autant à un nouveau Réseau de suivi des crimes et des criminels (Crime and Criminal Tracking Network and Systems – CCRNS). De dire la SAR, la preuve documentaire confirme que vu le profil des demandeurs, ils ne constituent pas un intérêt suffisant pour que les autorités du Pendjab les recherchent ailleurs en Inde. La preuve documentaire est telle qu’« il en ressort que les problèmes et les mauvais traitements à l’endroit des militants sikhs sont de nature locale et se limitent dans une large mesure à la région du Pendjab » (Décision de la SAR, para 54). En fin de compte, si le demandeur principal avait un profil quelconque, il n’aurait pas été relaxé à trois reprises en 2016 et il aurait été impossible de quitter le pays en passant par un aéroport en utilisant leurs propres pièces d’identité. La SAR conclut :

[57]  Autrement dit, pour les motifs exposés précédemment, le processus de vérification des locataires n’expose pas les appelants à un risque dans l’un ou l’autre des endroits proposés à titre de PRI. Ce sont le fait que les appelants n'ont pas commis de crimes graves et le manque de communication entre les autorités policières des différents États qui importent.

[16]  Quant au deuxième volet du test, la SAR constate son seuil très élevé qui, comme le dit la Cour fédérale d’appel dans Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 CF 164 [Ranganathan], « (i)l ne faut rien de moins que l'existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d'un revendicateur tentant se relocaliser temporairement en lieu sûr » (para 15). Les raisons données par les demandeurs selon lesquelles ils ne maîtrisent pas bien la langue, ne sont pas instruits et ne seraient pas en mesure de trouver du travail ne sont pas retenues par la SAR.

[17]  De surcroît, la SAR note que les principales villes de l’Inde comptent d’importantes communautés sikhes. De fait, ladite preuve documentaire établit que ces minorités qui vivent à l’extérieur du Pendjab ont accès au logement, aux emplois, aux soins de santé et à l’éducation, et elles pratiquent librement leur religion. Comme le note la SAR au paragraphe 66, « ils ne se heurtent à aucune difficulté au moment de se réinstaller dans d’autres régions de l’Inde ». Il en résulte que, selon la SAR, les demandeurs ont un refuge intérieur en Inde.

III.  Arguments et analyse

[18]  À mon avis, la décision qui fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire est amplement justifiée, intelligible et transparente.

[19]  La première observation est bien sûr relative au fardeau : personne ne conteste que la décision de la SAR est révisée selon la norme de la décision raisonnable, un fardeau évidemment plus lourd pour un demandeur que celui de la décision correcte.

[20]  La seconde observation est que la détermination de la possibilité de refuge intérieur se fait sur la base d’un test rigoureux en deux volets : (1) le demandeur d’asile doit établir, sur la base de la prépondérance des probabilités, qu’il existe un risque sérieux qu’il soit persécuté au lieu où on prétend qu’il y a possibilité de refuge intérieur, et (2) qu’il serait objectivement déraisonnable d’y trouver refuge. On doit noter que la Cour d’appel fédérale a situé la barre très haut à l’égard de ce deuxième volet. Dans Ranganathan, après avoir cité de longs passages des motifs du juge d’appel Linden dans l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada ( Ministre de l'Emploi et de l'Immigration ), [1994] 1 CF 589 en soulignant les extraits où la Cour d’appel insiste que l’attrait de la PRI n’est pas pertinent, la Cour d’appel conclut :

[15]  Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d'appel, indique qu'il faille placer la barre très haute lorsqu'il s'agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l'existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d'un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l'existence de telles conditions. L'absence de parents à l'endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d'autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d'un emploi ou d'une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d'une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d'une personne.

Comme le note la Cour au paragraphe 17, il ne faut pas brouiller la différence entre la demande de statut de réfugié et la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire.

[21]  La troisième observation est que le demandeur d’asile est celui qui doit « démontrer l’inexistence d’une PRI en fonction du test à deux volets : le demandeur doit établir qu’il est à risque partout dans son pays et que la PRI serait objectivement déraisonnable compte tenu des circonstances » (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 770, au para 23). Cette démonstration n’aura pas été faite.

[22]  Essentiellement, les demandeurs expriment devant la Cour leur désaccord avec les conclusions tirées par la SAR. Ainsi, l’utilisation du Cartable national de documentation (CND) pour conclure que les vérifications entre états en Inde se font pour les crimes majeurs, le terrorisme et les activités des organisations criminelles rend les conclusions spéculatives et constitue une interprétation étroite de la preuve documentaire aux dires des demandeurs. Or, la preuve documentaire est là et la conclusion n’est ni spéculative, ni le fruit d’une interprétation étroite. En fait, la proposition des demandeurs consiste à transformer le « risque sérieux » en un risque simpliciter. On ne peut changer le test de cette manière.

[23]  Outre de soumettre que tout risque n’a pas été éliminé avec une PRI, ce qui ne constitue pas le test tel qu’énoncé, les demandeurs n’établissent en rien comment la preuve au dossier ne permet pas la conclusion que les problèmes du demandeur dépassent son village ou le Pendjab. Dit autrement, la preuve au dossier donnait pleinement ouverture aux conclusions auxquelles la SPR, mais surtout la SAR, en sont arrivées. Le fardeau des demandeurs n’est pas de chercher à convaincre cette Cour qu’elle devrait avoir un avis différent de celui de la SAR ; il s’agit plutôt de démontrer que la décision n’est pas raisonnable.

[24]  Si les assertions faites par le demandeur principal que l’épisode commençant en février 2016, avec sa lettre envoyée aux autorités pour se plaindre du harcèlement dont souffrait son frère, et menant au départ vers Delhi où la famille a habité jusqu’au départ des demandeurs vers le Canada le 1er janvier 2017 – et il n’y a aucune raison de douter du récit – sont vraies, il est difficile de concevoir que le profil est tel que les polices du pays puissent avoir quel qu’intérêt pour les demandeurs. La preuve documentaire allait certainement dans cette direction. Les demandeurs ne peuvent que conjecturer, supposer qu’il reste toujours un risque résiduel quelconque. Cela ne constitue pas un risque sérieux. Ce n’est pas le fardeau auquel les demandeurs sont conviés.

[25]  Quant au deuxième volet du test, les demandeurs se contentent d’avancer, sans preuve, que d’être « sikh en Inde peut s’avérer un défi en soi » (factum des demandeurs, para 3.27) et que leur éducation et connaissances ne suffiront pas à trouver un emploi.

[26]  Les prétentions ne sauraient satisfaire à la rigueur du deuxième volet du test ; elles sont aussi contraires à la preuve présentée qui tend à démontrer la présence de communautés nombreuses un peu partout en Inde. La SAR réfère directement à l’onglet 12.8 du CND au sujet de Sikhs qui quittent le Pendjab pour se rendre ailleurs en Inde ; on y indique que la réinstallation ailleurs qu’au Pendjab ne se heurte pas à des difficultés particulières. On ne saurait douter, ou minimiser, la difficulté inhérente à toute relocalisation, que ce soit lors de l’immigration hors son pays ou pour aller demeurer dans un lieu qui sera sécuritaire dans son propre pays. Mais on ne peut être un véritable réfugié que si on ne peut se relocaliser dans son pays. Face à la preuve de relocalisation offerte, il eut fallu que les demandeurs offrent de leur côté une preuve réelle et concrète de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité de ceux qui tentent de se relocaliser (Ranganathan, para 15). Rien de tel n’était présent en l’espèce.

[27]  Il en résulte que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Les parties ont convenu qu’il n’y a aucune question à certifier. La Cour partage cet avis.

 


JUGEMENT au dossier IMM-3825-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3825-19

INTITULÉ :

MAJOR SINGH et JASWINDER KAUR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 FÉVRIER 2020

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 20 FÉVRIER 2020

COMPARUTIONS :

Meryam Haddad

Pour lA PARTIE DEMANDERESSE

Béatrice Stella Gagné

Pour la partie défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocate

Westmount (Québec)

Pour lA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour la partie défenderesse

 

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