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Date : 20191217


Dossier : T-226-18

Référence : 2019 CF 1579

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 17 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

VIIV HEALTHCARE COMPANY,

SHIONOGI & CO., LTD. ET

VIIV SOINS DE SANTÉ ULC

demanderesses/

défenderesses reconventionnelles

et

GILEAD SCIENCES CANADA, INC.

défenderesse/

demanderesse reconventionnelle

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit en l’espèce d’un appel de l’ordonnance rendue le 9 octobre 2019 par la protonotaire Milczynski (la protonotaire). Les demanderesses, qui agissent comme appelantes dans la présente requête, sont ViiV Healthcare Company, Shionogi & Co Ltd. et ViiV Soins de santé ULC (collectivement, ViiV), et la défenderesse est Gilead Sciences Canada Inc. (Gilead). La protonotaire a rejeté la requête présentée par ViiV en vue d’obtenir la production de documents contenant des données sous‑jacentes à une étude citée dans le document BICGILEADCA0003351. Les renseignements pertinents figurant dans ce document ont aussi été communiqués dans un exposé, rendu public, qui a été présenté dans le cadre du dossier de requête de ViiV. Toutes les citations figurant dans la présente décision renvoient au document accessible au public (l’exposé ASM Microbe).

II.  Contexte

[2]  Le présent appel s’inscrit dans le contexte d’une action en contrefaçon de brevet intentée par ViiV le 7 février 2018. ViiV allègue que Gilead a contrefait le brevet canadien no 2,606,282 (le brevet 282) en fabriquant, en utilisant, en vendant ou en offrant à la vente du bictégravir à titre de composant de son produit BIKTARVY. Gilead a nié toutes les allégations de contrefaçon, et déposé une demande reconventionnelle où elle alléguait que le brevet 282 était invalide.

[3]  La clôture des actes de procédure a eu lieu le 27 août 2018, et la production de documents, qui a commencé le 25 avril 2019, est en cours. Le 31 juillet 2019, ViiV a demandé à Gilead de produire des documents supplémentaires.

[4]  Le 6 août 2019, Gilead a déposé un avis de requête en procès sommaire, dans lequel elle demandait à la Cour de conclure à l’absence de contrefaçon des revendications 1, 11 et 16 du brevet 282. La seule question à trancher au procès sommaire est celle de savoir si, interprété adéquatement, le « cycle A » des revendications 1, 11 et 16 s’applique à une structure cyclique pontée. Dans le cas contraire, Gilead soutient qu’elle n’a pas contrefait les revendications invoquées en ce qui concerne le brevet 282.

[5]  L’exposé ASM Microbe consiste en une présentation Powerpoint datée de juin 2016 et produite par Gilead le 25 avril 2019. Dans cet exposé, Gilead déclare avoir mené une étude du rapport structure‑activité (étude RSA) dans laquelle elle comparait la structure du composant de cycle A du médicament anti‑VIH de ViiV — le dolutégravir, et son activité antivirale —, aux variations du cycle A.

[6]  Les documents sous‑jacents à l’étude RSA n’étaient pas compris dans ceux ayant été présentés initialement. Le 10 septembre 2019, ViiV a demandé la communication de ce qui suit :

[traduction]

« les documents et les données sous‑jacentes aux expériences et études traitant du cycle A à structure pontée qui sont signalées dans ces pages, ainsi que toute autre étude et expérience menée par ou pour Gilead qui porte sur le cycle A ou les variations qu’en a tirées Gilead. »

[7]  Le 2 octobre 2019, ViiV a déposé un avis de requête modifié dans lequel elle exigeait la production des données brutes sous‑jacentes à l’étude RSA en ce qui concerne les expériences et études signalées dans les tableaux 1, 2 et 5 de l’exposé ASM Microbe.

[8]  Avant l’audience, Gilead a produit les données sous‑jacentes à l’étude RSA qui se rapportent au bictégravir, mais elle n’a pas accepté de produire les données de référence concernant les autres composés indiqués aux tableaux 1 et 2 de l’exposé ASM Microbe. Gilead a refusé, parce qu’à son avis, les [traduction] « expériences et études traitant du cycle A à structure pontée » auxquelles il est fait renvoi dans l’exposé ASM Microbe sont dénuées de pertinence, étant donné qu’elles portent sur d’autres composés que le bictégravir, et ne sont pas utiles pour l’interprétation des revendications.

III.  La décision de la protonotaire

[9]  L’audition de la requête a eu lieu le 8 octobre 2019. Dans une décision rendue le 9 octobre 2019, la protonotaire a rejeté la requête visant la production des documents et données de référence supplémentaires.

[10]  La protonotaire a relevé les principes régissant l’interprétation des revendications qui sont énoncés dans l’arrêt Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66 [Free World Trust], pour ensuite conclure que les renseignements demandés étaient non pertinents et irrecevables aux fins de l’interprétation des revendications. À la page 6 de ses motifs, la protonotaire a dit estimer que les éléments de preuve postérieurs à la publication, notamment les données de l’étude RSA, ne pouvaient être utilisées pour interpréter les revendications du brevet 282, dans la mesure où les facteurs pertinents à l’interprétation des revendications se rapportent aux connaissances générales courantes que devrait détenir une personne moyennement versée dans l’art au moment de la publication du brevet. Sur la question de savoir si une variante d’un élément compris dans chacune des revendications 1, 11 et 16 pouvait néanmoins permettre de conclure à une contrefaçon, la protonotaire a estimé que le facteur pertinent à prendre en compte était [traduction] « ce que la personne en question aurait considéré comme une variante à ce moment‑là ».

[11]  La protonotaire a en outre conclu que [traduction] « les éléments de preuve extrinsèques (comme les autres brevets et les documents contemporains) n[’étaient] pas admissibles aux fins de l’interprétation des revendications, y compris pour décider si un élément [était] essentiel ou non ».

[12]  ViiV interjette appel de la décision de la protonotaire.

IV.  Questions à trancher

[13]  Les questions en litige sont les suivantes :

  • (1) La protonotaire a-t-elle commis une erreur en concluant que les documents postérieurs à la date de publication du brevet ne sont pas pertinents aux fins de l’interprétation des revendications?

  • (2) La protonotaire a-t-elle commis une erreur en concluant que les documents postérieurs à la date de publication du brevet sont des éléments de preuve extrinsèques irrecevables aux fins de l’interprétation des revendications?

  • (3) La protonotaire a-t-elle autrement commis une erreur en refusant d’ordonner la production des documents qui ne traitaient pas du bictégravir?

V.  Norme de contrôle

[14]  En appel, notre Cour ne peut infirmer les décisions discrétionnaires rendues par des protonotaires que si ces décisions sont erronées en droit, ou fondées sur une erreur manifeste et dominante quant aux faits (Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, au paragraphe 64).

[15]  Par erreur manifeste, on entend une erreur évidente, et par erreur dominante, on entend une erreur qui a une incidence déterminante sur l’issue de l’affaire (Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, aux paragraphes 62 à 64).

[16]  Le pouvoir de contraindre une personne à produire des documents est de nature discrétionnaire; par conséquent, il est assujetti au contrôle de l’erreur manifeste et dominante, à moins d’une erreur de droit isolable (Canada (Procureur général) c Fink, 2017 CAF 87, au paragraphe 7).

VI.  Analyse

A.  La protonotaire a-t-elle commis une erreur en concluant que les documents postérieurs à la date de publication du brevet ne sont pas pertinents aux fins de l’interprétation des revendications?

[17]  Les parties conviennent que le cadre analytique permettant de déterminer si les éléments des revendications sont essentiels ou non a été établi par la Cour suprême dans l’arrêt Free World Trust. Cependant, elles ne s’entendent pas sur la façon d’interpréter les passages pertinents de la décision.

[18]  L’argumentation de ViiV repose sur la [traduction] « question des variantes » dont le caractère est essentiel, que le juge Binnie examine à l’alinéa 31e)(iii) de Free World Trust :

e) Suivant une interprétation téléologique, il ressort de la teneur des revendications que certains éléments de l’invention sont essentiels, alors que d’autres ne le sont pas.  Les éléments essentiels et les éléments non essentiels sont déterminés :

[…]

(iii) selon qu’il était ou non manifeste, pour un lecteur averti, au moment où le brevet a été publié, que l’emploi d’une variante d’un composant donné ne modifierait pas le fonctionnement de l’invention, ou

(iv) conformément à l’intention de l’inventeur, expresse ou inférée des revendications, qu’un composant en particulier soit essentiel, peu importe son effet en pratique; […]

[19]  Le juge Binnie revient plus en détail sur la question des variantes au paragraphe 55 :

Il serait injuste de permettre qu’un appareil qui ne se distingue de celui décrit dans les revendications du brevet que par la permutation de caractéristiques secondaires échappe impunément au monopole conféré par le brevet.  En conséquence, les éléments de l’invention sont qualifiés soit d’essentiels (la substitution d’un autre élément ou une omission fait en sorte que l’appareil échappe au monopole), soit de non essentiels (la substitution ou l’omission n’entraîne pas nécessairement le rejet d’une allégation de contrefaçon). Pour qu’un élément soit jugé non essentiel et, partant, remplaçable, il faut établir que (i), suivant une interprétation téléologique des termes employés dans la revendication, l’inventeur n’a manifestement pas voulu qu’il soit essentiel, ou que (ii), à la date de la publication du brevet, le destinataire versé dans l’art aurait constaté qu’un élément donné pouvait être substitué sans que cela ne modifie le fonctionnement de l’invention, c.‑à‑d. que, si le travailleur versé dans l’art avait alors été informé de l’élément décrit dans la revendication et de la variante et [traduction] « qu’on lui avait demandé de déterminer si la variante pouvait manifestement fonctionner de la même manière », sa réponse aurait été affirmative :  Improver Corp. c. Remington, précité, à la p. 192.

[Caractères gras ajoutés.]

[20]  ViiV se fonde sur les [traduction] « questions énoncées dans la décision Improver », que le juge Binnie expose au paragraphe 55, pour établir le critère juridique applicable à la [traduction] « question des variantes » :

Dans Improver Corp. c. Remington, le juge Hoffmann a tenté de ramener l’essentiel de l’analyse proposée dans l’arrêt Catnic à une série de questions concises, à la p. 182 :

[traduction]

(i)  La variante influence‑t‑elle de façon appréciable le fonctionnement de l’invention? Dans l’affirmative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication. Dans la négative : –

(ii)  Le fait que la variante n’influence pas de façon appréciable le fonctionnement de l’invention aurait‑il été évident, à la date de la publication du brevet, pour un expert du domaine? Dans la négative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication. Dans l’affirmative : –

(iii)  L’expert du domaine conclurait‑il malgré tout, à la lecture de la teneur de la revendication, que le breveté considérait qu’une stricte adhésion au sens premier constituait une condition essentielle de l’invention? Dans l’affirmative, la variante ne tombe pas sous le coup de la revendication.

[21]  Dans les observations de ViiV, la première question formulée dans la décision Improver — c’est‑à‑dire « La variante influence‑t‑elle de façon appréciable le fonctionnement de l’invention? » — vise une question factuelle qui se pose actuellement, et non une question théorique. Par conséquent, les éléments de preuve postérieurs à la publication qui indiquent qu’une variante a un effet important sur le fonctionnement de l’invention ne sont pas pertinents. C’est uniquement dans la deuxième question formulée dans la décision Improver que l’accent est mis sur la date de publication.

[22]  À l’inverse, Gilead soutient qu’il est expressément mentionné dans l’arrêt Free World Trust que l’évaluation du caractère essentiel se limite à une interchangeabilité « connue et manifeste à la date de la publication du brevet » (Free World Trust, précité, au paragraphe 57).

[23]  J’ai invité les avocats des parties à commenter les décisions rendues par notre Cour et par la Cour d’appel fédérale dans les affaires Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2009 CF 1141 [Eurocopter CF] et Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, 2010 CAF 142 [Eurocopter CAF].

[24]  Comme on pouvait s’y attendre, l’avocat de ViiV fait valoir que ces décisions étayent le point de vue selon lequel : (1) les éléments de preuve extrinsèques, sous forme d’essais et de correspondance postérieurs à la date de publication, permettent d’établir si une variante d’un élément des revendications remplit [TRADUCTION] « essentiellement la même fonction, essentiellement de la même façon, pour obtenir essentiellement le même résultat », puisque l’invention est pertinente pour répondre à la question suivante énoncée dans Free World Trust : « la variante influence-t-elle de façon appréciable le fonctionnement de l’invention? »; et (2) les éléments de preuve extrinsèques peuvent être pertinents aux fins de l’interprétation des revendications.

[25]  À l’inverse, l’avocat de Gilead soutient que le bictégravir est le seul composé de Gilead en litige, et que, si la Cour estime que le « cycle A » est un élément non essentiel des revendications, le bictégravir est la seule « variante » pertinente pour l’analyse relative à la contrefaçon qui suivra.

[26]  Gilead avance que les décisions Eurocopter CF et Eurocopter CAF permettent d’affirmer que, dans la mesure où l’un quelconque des renseignements de Gilead postérieurs à la publication du brevet peuvent être pertinents pour déterminer quels sont les éléments essentiels d’une revendication, les renseignements en question doivent se limitent à ceux qui se rapportent aux produits en litige, et non se rapporter à tous les autres produits possibles de la défenderesse.

[27]  De plus, il n’est pas allégué que les composés non liés au bictégravir en litige dans la présente requête sont des produits contrefaits; du reste, les documents et les données sous‑jacentes qui se rapportent au bictégravir ont été produits.

[28]  Enfin, dans les décisions que notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont rendues ultérieurement dans les affaires Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 113 et Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, 2013 CAF 219 : (1) le juge de première instance a rejeté une approche axée sur les résultats en ce qui a trait à l’interprétation des revendications; et (2) la Cour d’appel a conclu que le fait de comparer l’invention et le produit contrefait de la défenderesse afin de déterminer l’équivalence fonctionnelle entre un élément des revendications et une « variante » aux fins de l’analyse relative à la contrefaçon était une approche incompatible avec les enseignements de l’arrêt Free World Trust, étant donné qu’« elle ne reconnaît pas la primauté de la teneur des revendications pour déterminer leurs éléments essentiels » (paragraphe 96).

[29]  Bien que ces deux ensembles de décisions rendues dans les affaires mettant en cause Eurocopter semblent se contredire, au moins en partie, pour ce qui est de l’applicabilité de la décision Free World Trust à l’interprétation des revendications et à la détermination du caractère essentiel des éléments des revendications, j’estime que l’aspect lié à la [TRADUCTION] « question des variantes » du caractère non essentiel doit cibler les connaissances de la personne versée dans l’art à la date de publication du brevet. Même si le juge Binnie a énuméré les questions formulées dans Improver, il a expressément déclaré que ces questions visaient à « ramener l’essentiel de l’analyse proposée dans l’arrêt Catnic à une série de questions concises », et que « les trois questions ne sont pas exhaustives, mais elles englobent ce qui est au cœur de l’analyse de lord Diplock [dans Catnic] » (Free World Trust, aux paragraphes 55 et 56).

[30]  Dans son approche de la [TRADUCTION] « question des variantes », ViiV analyse l’arrêt Free World Trust et traite les questions formulées dans la décision Improver comme un critère juridique strict étranger au reste de la décision. Or, après avoir lu la décision dans sa totalité, j’estime que, lorsqu’il s’agit de déterminer le caractère essentiel d’un élément des revendications, l’analyse doit se concentrer sur la personne versée dans l’art à la date de la publication du brevet.

[31]  La déclaration de la protonotaire selon laquelle la question pertinente consiste à déterminer [traduction] « ce que [la personne versée dans l’art] aurait considéré comme une variante à ce moment‑là » peut sembler contredire l’arrêt Free World Trust. La personne versée dans l’art n’aurait pas forcément eu besoin de relever la variante en question de façon indépendante. La question devrait plutôt être formulée ainsi : [traduction] « si la personne versée dans l’art avait été informée de l’élément en question et de la variante à la date de publication, aurait‑elle constaté que la variante pouvait remplacer l’élément sans nuire au fonctionnement de l’invention? » Cela dit, cette légère nuance ne change en rien à l’issue de l’analyse de la protonotaire sur cette question, qui se concentrait sur les documents postérieurs à la date de publication.

[32]  Si nous appliquions directement la question des variantes ainsi qu’elle est formulée au paragraphe 55 de Free World Trust à l’élément en litige en l’espèce, l’interrogation serait la suivante :

Pour que le cycle A soit jugé non essentiel, et donc remplaçable, il faut démontrer qu’à la date de la publication du brevet, la personne versée dans l’art aurait constaté que le cycle A pouvait être remplacé sans pour autant que cela nuise au fonctionnement de l’invention. Autrement dit, si la personne versée dans l’art à ce moment‑là avait été informée du cycle A et du « cycle à structure pontée » du bictégravir, et qu’on lui avait demandé de déterminer si le cycle à structure pontée pouvait manifestement fonctionner de la même façon, la réponse aurait été affirmative.

[33]  La question ainsi formulée, j’ai du mal à voir la pertinence que pourraient avoir les données de l’étude RSA — qui a été publiée une décennie après la publication du brevet — pour déterminer le caractère essentiel du cycle A. À mon avis, la protonotaire n’a pas commis d’erreur en concluant que les documents postérieurs à la date de publication n’étaient pas pertinents aux fins de l’interprétation des revendications.

B.  La protonotaire a-t-elle commis une erreur en concluant que les documents postérieurs à la date de publication du brevet sont des éléments de preuve extrinsèques irrecevables aux fins de l’interprétation des revendications?

[34]  ViiV fait aussi valoir que la protonotaire a commis une erreur de droit en affirmant que [traduction] « les éléments de preuve extrinsèques (comme les autres brevets et les documents contemporains) n[’étaient] pas admissibles aux fins de l’interprétation des revendications, y compris pour décider si un élément [était] essentiel ou non ». ViiV soutient que cette approche est incompatible avec les principes de l’interprétation des revendications, puisque celle-ci exige la prise en compte des connaissances générales courantes, ce qui englobe des preuves extrinsèques telles que les brevets, les articles de journaux et les renseignements de nature technique (Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, 2013 CAF 219, aux paragraphes 64 et 65).

[35]  ViiV soutient que les décisions invoquées par la protonotaire à l’appui de sa position écartent uniquement les éléments de preuve extrinsèques concernant l’intention de l’inventeur (Free World Trust, au sous‑alinéa 31e)(iv); Bombardier Produits Récréatifs Inc. c Arctic Cat, Inc., 2018 CAF 172, au paragraphe 22 [Bombardier]).

[36]  Le principe suivant lequel la Cour ne peut tenir compte des preuves extrinsèques lorsqu’il s’agit d’interpréter les revendications d’un brevet est bien établi (Bombardier, précité, aux paragraphes 22 à 24 et 51; Merck Frosst Canada & Co. c Canada (Ministre de la Santé), 2001 CAF 136, au paragraphe 9 [Merck Frosst]; Novartis Pharma Canada inc. c Canada (Santé), 2003 CAF 299, au paragraphe 22). Il faut plutôt lire les revendications du point de vue de la personne versée dans l’art, à l’aide de ses connaissances générales courantes à la date de publication (Whirlpool Corp. c Camco Inc., 2000 CSC 67, aux paragraphes 53 à 56; Free World Trust, aux paragraphes 52 à 54; Canamould Extrusions Ltd. c Driangle Inc., 2004 CAF 63, au paragraphe 28).

[37]  En outre, notre Cour a déjà refusé de tenir compte de la preuve d’expert établissant une comparaison entre les produits de la demanderesse et ceux de la défenderesse aux fins de l’interprétation des revendications (M.K. Plastics Corporation c Plasticair Inc., 2007 CF 574, aux paragraphes 46 à 47). La Cour d’appel fédérale a quant à elle déclaré que « le tribunal qui interprète les revendications d’un brevet n’a pas le droit de tenir compte de questions aussi étrangères que le contenu d’une présentation de drogue nouvelle » (Merck Frosst, précité, au paragraphe 9).

[38]  Les arguments de ViiV concernant l’admissibilité des éléments de preuve extrinsèques de l’intention de l’inventeur en vertu de l’article 53.1 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, ch. P-4, n’entrent pas en jeu dans le présent appel. En effet, l’article 53.1 de la Loi constitue une exception, par ailleurs limitée, qui s’applique à l’égard de l’exclusion d’éléments de preuve extrinsèques aux fins de l’interprétation des revendications, et ne représente pas un facteur qui joue en l’espèce.

[39]  J’estime que ViiV interprète mal les motifs de la protonotaire lorsqu’elle signale l’utilisation d’éléments de preuves extrinsèques par la Cour pour déterminer les connaissances générales courantes à l’époque en cause.

[40]  Les documents que ViiV demande n’existaient pas au moment de la publication du brevet, et ne pouvaient donc pas éclairer les connaissances générales courantes à la date de publication. La protonotaire n’a pas commis d’erreur de droit lorsqu’elle a déclaré que les éléments de preuve extrinsèques ne sont pas recevables aux fins de l’interprétation des revendications.

C.  La protonotaire a-t-elle autrement commis une erreur en refusant d’ordonner la production des documents qui ne traitaient pas du bictégravir?

[41]  Même si la Cour pouvait conclure à la pertinence des renseignements extrinsèques postérieurs à la publication aux fins de l’interprétation des revendications ou de trancher la question de la contrefaçon —ce qui, à mon avis, n’est pas le cas — les documents qui ne traitent pas du bictégravir ne sont pas pertinents en l’espèce.

[42]  Aux fins de l’interrogatoire préalable, un document d’une partie est pertinent si la partie entend l’invoquer ou si le document est susceptible d’être préjudiciable à sa cause ou d’appuyer la cause d’une autre partie (paragraphe 222(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106).

[43]  La pertinence repose sur les questions et les faits qui sont exposés dans les actes de procédure. La communication de documents relève de la pertinence et non du pouvoir discrétionnaire (Novopharm Limited c Eli Lilly Canada Inc., 2008 CAF 287, au paragraphe 56).

[44]  ViiV avance que les données qu’elle demande et qui concernent d’autres composés que le bictégravir dans l’étude RSA pourraient inspirer des recherches, lesquelles pourraient à leur tour, directement ou indirectement, favoriser sa cause ou anéantir celle de la partie adverse (Apotex Inc. c Canada, 2005 CAF 217, aux paragraphes 15 et 16). ViiV reformule ensuite sa position selon laquelle les données qu’elle demande sont pertinentes pour répondre à la question des variantes en ce qui a trait à l’interprétation des revendications, que j’ai déjà expliquée plus haut. Pour les motifs déjà exposés, les données que demande ViiV ne sont pas pertinentes, puisqu’elles n’existaient pas à la date de publication.

[45]  Selon un autre raisonnement suivi par ViiV, la protonotaire a commis une erreur en affirmant que [traduction] « les documents qui se rapportent à d’autres composés que ceux du bictégravir […] mentionnés dans [l’exposé ASM Microbe] ne sont pas pertinents aux fins de l’interprétation des revendications et n’ont pas à être produits ». ViiV soutient que cette approche contredit la règle générale selon laquelle, si une partie d’un document est pertinente, celui-ci doit être produit dans son intégralité (Horn c Canada, 2006 CAF 234, au paragraphe 22).

[46]  Selon ViiV, en produisant l’exposé ASM Microbe, Gilead a effectivement reconnu la pertinence de toute l’étude RSA sous‑jacente à l’exposé. Cependant, l’exposé ASM Microbe a été produit dans le cadre de la communication de documents généraux, et Gilead a expressément déclaré qu’elle avait produit des documents sous‑jacents se rapportant au bictégravir pour tenter d’éviter une requête inutile, et non parce que les données étaient nécessairement pertinentes.

[47]  En outre, la proposition formulée dans Horn c Canada ne s’applique pas à la présente situation. Dans cette affaire, la Cour avait à se pencher sur le refus d’une partie de produire une version non caviardée des documents que la Cour lui avait ordonné de produire.

[48]  ViiV renvoie aussi à maintes reprises à sa demande [TRADUCTION] « visant un seul document, et non plusieurs, à savoir une étude RSA approfondie ». ViiV n’explique pas comment une étude RSA pourrait tenir dans un seul document. En réalité, Gilead soutient que l’étude RSA ne consiste pas en un seul document, mais qu’il s’agit plutôt d’un vaste programme de recherche novateur. Il n’y a toutefois aucune preuve concrète à l’appui du point de vue de l’une ou l’autre partie sur cette question. Cela dit, il ne s’ensuit pas, du seul fait que Gilead ait produit l’exposé ASM Microbe et les données pertinentes sous‑jacentes à l’étude RSA traitant du bictégravir, qu’elle doive produire d’autres données sous‑jacentes se rapportant à d’autres composés qui ne sont pas en cause dans le procès sommaire, au motif qu’un document pertinent doit être produit intégralement.

[49]  Enfin, ViiV soutient que les données brutes qui sous‑tendent l’étude RSA, dont il est fait mention dans les tableaux 1, 2 et 5 de l’exposé ASM Microbe, sont pertinentes aux questions liées à l’interprétation des revendications, à la contrefaçon et à la validité du brevet 282. Par conséquent, même si la Cour estime que la protonotaire n’a pas commis d’erreur en refusant d’exiger la production des renseignements eu égard à leur pertinence pour l’interprétation des revendications et la question de la contrefaçon, la protonotaire a commis une erreur en ne tenant pas compte de la pertinence des documents pour les questions de validité invoquées.

[50]  Gilead soutient que ViiV ne peut soulever en appel de nouvelles questions qu’elle n’a pas fait valoir devant la protonotaire. Je suis d’accord. Dans la mesure où ViiV soutient que la protonotaire a commis une erreur en omettant d’aborder des arguments traitant de la pertinence qui n’avaient pas été invoqués lors de la requête initiale, ViiV confond le présent appel avec une nouvelle audience, où elle pourrait faire valoir de nouvelles thèses sur la pertinence. Même si ViiV déclare, dans ses observations écrites — dont la protonotaire a été saisie — que les questions en litige entre les parties sont définies par les actes de procédure, elle n’est pas allée jusqu’à présenter des arguments sur la pertinence des documents demandés à l’égard des questions de validité du brevet. Par conséquent, la Cour n’est pas saisie de pareilles questions de validité dans le présent appel.

[51]  Aucun des autres arguments qu’a avancés ViiV à ce chapitre ne permet d’établir que la protonotaire a commis une erreur de droit, ou encore une erreur manifeste et dominante.

VII.  Conclusion

[52]  Pour les motifs susmentionnés, l’appel est rejeté. L’argument relatif à la vérité scientifique qu’a fait valoir ViiV en se fondant sur les questions formulées dans la décision Improver est incompatible avec les principes reconnus de l’interprétation des revendications, qui sont établis dans l’arrêt Free World Trust et invoqués dans les décisions de notre Cour ainsi que de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême du Canada.


JUGEMENT dans T-226-18

LA COUR STATUE que :

  1. L’appel est rejeté.

  2. Les dépens de Gilead doivent être taxés selon la partie médiane de la colonne III du tarif B.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour de janvier 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T-226-18

 

INTITULÉ :

VIIV HEALTHCARE COMPANY, SHIONOGI & CO., LTD. ET VIIV SOINS DE SANTÉ ULC c GILEAD SCIENCES CANADA, INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 DÉCEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 DÉCEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Scott MacKendrick

Me Laura MacDonald

 

POUR LES DEMANDERESSEs

 

Me Tim Gilbert

Me Nisha Anand

Me Andrew Moeser

Me Andrea Rico-Wolf

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bereskin & Parr LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSEs

 

Gilbert’s LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

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