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Date : 20200217


Dossier : IMM-2953-19

Référence : 2020 CF 256

Ottawa (Ontario), le 17 février 2020

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

JOSIANE KIBURENTE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse est citoyenne du Burundi d’ethnie hutue. Son mari est le bras droit et chef de protocole du Président de la République du Burundi. Les quatre enfants du couple et la belle-mère de la demanderesse se trouvent déjà au Canada où on leur a reconnu le statut de réfugiés en 2016.

[2]  Craignant l’instabilité et la violence politique qui sévit au Burundi depuis 2015 après que le Président du pays ait décidé de se maintenir au pouvoir malgré l’opposition d’une bonne partie de la population, crainte qui a culminée en juin 2017 lorsqu’elle a fait l’objet d’un attentat alors qu’elle se trouvait chez son coiffeur, la demanderesse a quitté le Burundi. Après avoir transité par les États-Unis, elle s’est rendue au Canada pour y demander l’asile.

[3]  Profitant du programme de traitement accéléré des demandes d’asile déposées par des ressortissants burundais mis sur pied par le gouvernement canadien en raison de la situation d’instabilité politique qui prévaut dans ce pays depuis quelques années, la demanderesse n’a pu convaincre la Section de protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada du bien-fondé de sa demande d’asile.

[4]  En effet, la SPR, dans une décision datée du 1er avril 2019, a, d’une part, jugé non crédible la crainte de la demanderesse fondée sur son origine ethnique, puisque même si son père a été assassiné sauvagement en 1972 par des tutsis, elle a néanmoins grandi au Burundi, y a fait ses études, y a travaillé et y a même, après son mariage, intégré le contingent diplomatique du pays où elle est toujours retournée volontairement après ses séjours à l’étranger. D’autre part, la SPR a conclu que la demanderesse bénéficiait, au même titre que son mari, et ce, en tant qu’avantage et privilège rattachés à la fonction de ce dernier au sein de l’État, de la protection de l’État burundais. Elle a noté qu’après les événements de 2015, qui sont à la source de l’instabilité politique actuelle, la demanderesse avait voyagé à l’étranger à quelques reprises et qu’à chaque occasion, elle était retournée volontairement au Burundi, un comportement, selon la SPR, dont on ne s’attend normalement pas chez quelqu’un qui dit craindre pour sa vie dans son pays d’origine.

[5]  La demanderesse soutient que la SPR a rendu une décision déraisonnable, notamment en se méprenant sur la preuve qui était devant elle et en négligeant d’analyser sa propre situation personnelle au détriment de celle de son mari. Dans les représentations écrites qu’elle a produites au soutien du présent contrôle judiciaire, elle a plaidé également que le commissaire de la SPR saisie de l’examen de sa demande d’asile, avait, par son comportement à l’audience, suscité une crainte raisonnable de partialité. Toutefois, à l’audience du présent contrôle judiciaire, la demanderesse a abandonné cet argument.

[6]  La présente demande de contrôle judiciaire a été déposée hors délai de quelques jours et le défendeur, dans ses représentations écrites, en demandait le rejet sur cette seule base. À l’audience tenue devant moi, il a en quelque sorte abandonné cette demande, laissant le tout à ma discrétion. Il est à noter que la demanderesse en a d’abord appelé de la décision de la SPR auprès de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SAR s’est cependant déclarée sans compétence pour entendre l’appel. Ce détour vers la SAR, emprunté de bonne foi, a nécessairement eu pour effet de retarder le dépôt des présentes procédures.

[7]  À mon avis, tout milite en faveur de la régularisation de ce dépôt, étant satisfait que la demanderesse a démontré une intention constante de contester la décision de la SPR, qu’il existe une explication raisonnable pour le délai à produire la présente demande de contrôle judiciaire, que cette demande présente un certain mérite, sinon un mérite certain, et que le délai à déposer cette procédure ne cause aucun préjudice au défendeur (Canada (Procureur général) c Hennelly, 1999 CanLII 8190 (CAF)).

[8]  Au moment où cette affaire a été plaidée, la norme de contrôle applicable aux décisions de la SPR concernant les questions de crédibilité et de protection de l’État, était celle de la décision raisonnable, telle que définie dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] (Fleury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 21 au para 21; Meshveliani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1351 au para 14; Omid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 202 au para 3).

[9]  Toutefois, quelques jours après avoir pris le présent dossier en délibéré, la Cour suprême du Canada rendait jugement dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], une affaire qui s’est présentée à elle comme une « occasion de se pencher de nouveau sur sa façon d’aborder le contrôle judiciaire des décisions administratives » (Vavilov au para 1).

[10]  Aux termes d’une directive émise aux parties, je leur ai offert de produire des représentations écrites additionnelles sur l’impact que pouvait avoir cet arrêt sur la présente affaire, ce qu’elles ont fait. Les deux parties sont d’avis que la norme de la décision raisonnable continue à s’appliquer. La demanderesse rappelle cependant que le contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable n’est pas qu’une « simple formalité », ni « un moyen visant à soustraire les décideurs administratifs à leur obligation de rendre des comptes » (Vavilov au para 13).

[11]  Comme j’ai eu l’occasion de le dire dans Elusme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 225 [Elusme], la Cour suprême, dans un souci de clarification et de simplification du droit applicable eu égard à la détermination de la norme de contrôle applicable dans un cas donné, a adopté, dans Vavilov, un cadre d’analyse qui « repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas » et qui tient pour acquis, en tant que fondement conceptuel de cette présomption, l’expertise du décideur administratif, considérée inhérente à ses fonctions spécialisées (Elusme au para 11).

[12]  Comme le souligne le défendeur, il ne peut y avoir dérogation à cette présomption que dans deux types de situations. Le premier type de situations concerne les cas où le législateur a indiqué clairement souhaiter l’application d’une norme différente de la norme de la décision raisonnable. Ce sera le cas lorsque le législateur prescrit lui-même la norme applicable ou encore prévoit un mécanisme d’appel d’une décision administrative devant une cour de justice. Il s’agit ici de respecter la volonté du législateur (Vavilov au para 17).

[13]  Le deuxième type de situations vise, pour sa part, les instances où la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable doit céder le pas lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. Ce sera le cas des questions de nature constitutionnelle, des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et des questions liées à la délimitation des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov au para 17).

[14]  Je suis d’accord pour dire que la présente affaire ne présente aucune des caractéristiques permettant d’écarter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable.

[15]  Quant au contenu lui-même de la norme de la décision raisonnable, il s’inscrit effectivement, selon moi, dans la continuité des principes établis dans l’arrêt Dunsmuir bien qu’il faille s’assurer que l’application de ces principes dans un cas donné cadre avec ceux énoncés dans Vavilov, dont l’objectif ultime est de « développer et renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov aux paras 2 et 143). En bout de ligne, la cour de révision doit « s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur » et déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99).

[16]  Appliquant la norme de la décision raisonnable aux faits et aux circonstances de la présente affaire, je suis d’avis qu’il y a lieu d’intervenir et de casser la décision de la SPR.

[17]  En effet, la lecture de la décision de la SPR crée un malaise. D’une part, la SPR s’en prend sans raison à la crédibilité de la demanderesse en lien avec ce qu’elle a perçu comme étant l’un des fondements de sa demande d’asile, soit sa crainte de persécution liée à son appartenance ethnique, laquelle remonterait aussi loin qu’à 1972, date de l’assassinat de son père. Or, une lecture raisonnable de la demande d’asile et de la preuve produite au dossier révèle clairement que la crainte sous-tendant la demande d’asile est liée aux bouleversements qui ont suivi la décision du Président de la République de se maintenir au pouvoir en 2015. La SPR l’a même reconnu à l’audience qu’elle a tenue en l’espèce (Dossier certifié du tribunal, à la p. 297).  D’ailleurs, en réponse à la question 2f) du formulaire « Fondement de la demande d’asile », qui lui demandait pourquoi elle avait quitté le Burundi au moment où elle l’a fait – soit le 26 juin 2017 - et non avant, la demanderesse a indiqué avoir quitté le Burundi à cette date parce qu’elle était dès lors convaincue, après avoir été attaquée chez son coiffeur quelques jours auparavant, que sa vie était en danger.  

[18]  Il en va de même des séjours à l’étranger de la demanderesse liés à la carrière diplomatique de son mari, laquelle est antérieure à 2015. Il était déraisonnable de la part de la SPR de leur attribuer un poids quelconque dans l’analyse du bien-fondé de la demande d’asile de la demanderesse puisqu’ils n’ont rien à voir avec le fondement de ladite demande.

[19]   Reste la question de la protection de l’État. Je rappelle, ici, que la SPR a jugé que la demanderesse jouissait des avantages et privilèges rattachés à la fonction de son mari au sein de l’État burundais et qu’elle bénéficiait ainsi de la protection de cet État, comme en témoigne le fait qu’elle pouvait compter sur la protection de gardes du corps lors de ses déplacements. Or, je vois deux difficultés avec cette conclusion.

[20]  La première a trait au fait que, suivant la preuve au dossier, la protection de l’État, dans la situation de quasi-guerre civile dans lequel se trouve ce pays depuis 2015, est bien illusoire comme en fait foi l’assassinat, en 2015 et 2016, de personnalités – ministres, anciens ministres et généraux - associées au pouvoir en place et les attentats dont ont été victimes des membres de la famille de la demanderesse, dont sa belle-mère et son frère. Dans un pays où s’entredéchirent des factions qui tantôt appuient, tantôt s’opposent au pouvoir en place, il y a des victimes des deux côtés. En d’autres termes, la demanderesse n’y parait pas plus en sécurité parce que son mari est proche du Président de la République. L’attentat dont elle a fait l’objet au début juin 2017 et dont la survenance n’a pas été remise en cause, l’illustre. Il m’apparait donc qu’il était déraisonnable de la part de la part de la SPR, dans un tel contexte, d’attribuer autant de poids au facteur lié à la protection de l’État, lequel est ultimement fonction du degré de démocratie atteint chez l'État en cause (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kadendo, 1996 CanLII 3981 (CAF). Si cet État démontre des signes d’effondrement, la présomption qu’il a la capacité de protéger adéquatement ses ressortissants n’opère plus avec la même vigueur (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 aux p. 724-725). La SPR devait en être consciente dans les circonstances bien particulières de la présente affaire.

[21]  Ma deuxième difficulté tient au fait qu’il se dégage de la lecture de la décision de la SPR sur ce point l’impression que la demanderesse serait en quelque sorte l’artisane de son propre malheur puisque son mari est, lui, « l’artisan du maintien au pouvoir du président », lequel « est toujours en poste… » et désire s’y maintenir « par tous les moyens » (DCT, décision de la SPR, à la p. 4, aux paras 18-19). La SPR donne ainsi à croire que la demande d’asile de la demanderesse accuse un déficit de légitimité et que la crainte qui la sous-tend doit être relativisée, principalement en raison des avantages et privilèges liés aux fonctions de son mari et, à mots couverts, du rôle de ce dernier dans le maintien au pouvoir du Président actuel.

[22]  Comme le soutient la demanderesse, la SPR a, à mon sens, négligé d’analyser pleinement sa situation personnelle au détriment de celle de son mari et des exactions que le gouvernement en place a pu commettre pour s’accrocher au pouvoir. Cette approche m’apparaît suffisamment problématique pour entacher la qualité du raisonnement suivi par la SPR pour conclure comme elle l’a fait et pour affecter irrémédiablement la raisonnabilité de sa décision. Bien que ce ne soit pas déterminant, il est difficile, en l’espèce, de faire complètement abstraction du fait que les quatre enfants de la demanderesse de même que sa belle-mère – la mère de son mari - se soient vus, eux, reconnaître le statut de réfugiés par le Canada, surtout que contrairement à ce que la SPR a pu comprendre, c’est pour échapper au fait qu’elle se considérait dorénavant ciblée par les opposants du pouvoir en place que la demanderesse a quitté le Burundi, et non pour rendre visite à ses enfants au Canada, comme l’a laissé entendre la SPR.

[23]  Enfin, en ce qui a trait aux séjours à l’étranger effectués par la demanderesse en 2015 et 2016, suite aux bouleversements de 2015, celle-ci a expliqué, pour justifier qu’elle n’avait pas profité de ces séjours pour demander l’asile, qu’elle avait toujours espoir, à ce moment, que la situation dans le pays se replace. Ce n’est que lorsqu’elle a fait l’objet de l’attentat chez son coiffeur le 3 juin 2017, qu’elle a compris que sa vie était désormais en danger.

[24]  Il appartenait à la SPR d’expliquer en quoi cette explication ne pouvait être retenue. Elle ne l’a pas fait.

[25]  À la lumière de tout ce qui précède, j’estime que la décision de la SPR doit être annulée et l’affaire retournée à ce tribunal, différemment constitué, pour être considérée de nouveau.

[26]  Au terme de l’audience du présent contrôle judiciaire, le procureur de la demanderesse a proposé une question pour fins de certification, mais il s’est ravisé et a abandonné l’idée. Quoi qu’il en soit, je suis d’avis qu’il n’y a pas matière, en l’espèce, à soumettre une question à la Cour d’appel fédérale, l’issue de la présente affaire étant intimement liée à la particularité des faits sur lesquels elle repose.  


JUGEMENT dans le dossier IMM-2953-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 1er avril 2019, rejetant la demande d’asile de la demanderesse, est annulée et l’affaire est retournée à ce tribunal, différemment constitué, pour qu’elle soit considérée de nouveau sur la base des présents motifs;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2953-19

INTITULÉ :

JOSIANE KIBURENTE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 décembre 2019

JUGEMENT ET MOTifS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 17 FÉVRIER 2020

COMPARUTIONS :

Danny Ablacatoff

Vanna Vong

Pour la demanderesse

 

Chantal Chatmajian

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Danny Ablacatoff, Avocat

Montréal (Québec)

Vanna Vong Avocats

Montréal (Québec)

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 

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