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Date : 20200212


Dossier : T-1921-18

Référence : 2020 CF 239

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 12 février 2020

En présence de  monsieur le juge Zinn

ENTRE :

BRYAN RALSTON LATHAM

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  M. Latham est un contrevenant actuellement incarcéré à l’Établissement de Bowden, en Alberta.

[2]  En septembre 2018, la Section d’appel de la Commission des libérations conditionnelles du Canada a rendu une décision [la décision] rejetant l’appel interjeté par M. Latham à l’égard de la décision, en date du 19 avril 2018, par laquelle la Commission des libérations conditionnelles du Canada a révoqué sa semi-liberté antérieurement suspendue.

[3]  M. Latham a présenté une demande d’habeas corpus devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta et une demande de contrôle judiciaire devant notre Cour relativement à la décision.

[4]  Dans une lettre datée du 20 novembre 2018, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a invité M. Latham à se désister soit de sa demande d’habeas corpus soit de sa demande de contrôle judiciaire afin d’éviter la possibilité que l’une ou l’autre des procédures puisse être considérée comme un abus de procédure. Le 27 novembre 2018, notre Cour a accueilli la demande de M. Latham visant à mettre en suspens la demande de contrôle judiciaire pendant qu’il poursuivait sa demande d’habeas corpus.

[5]  La demande d’habeas corpus de M. Latham a été rejetée. Le 21 janvier 2019, la Cour du Banc de la Reine a rendu ses motifs, dans lesquels elle conclut que la décision était à la fois raisonnable et équitable sur le plan procédural. La Cour d’appel de l’Alberta a refusé la demande d’autorisation d’interjeter appel.

[6]  Le 24 janvier 2019, M. Latham a écrit à notre Cour pour dire qu’il souhaitait [traduction« poursuivre la demande de contrôle judiciaire sans la changer ». Les défendeurs ont fait valoir que la poursuite de cette demande constituait un abus de procédure.

[7]  Les défendeurs ont déposé une requête en radiation de la demande pour cause d’abus de procédure. Leur argument principal était que la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta avait déjà décidé que la décision faisant l’objet du contrôle était à la fois raisonnable et équitable sur le plan procédural.

[8]  Dans une ordonnance datée du 8 avril 2019, puis modifiée le 12 avril 2019, la protonotaire de la Cour a accueilli la requête et a radié l’avis de demande avec dépens. Elle a conclu que la demande visait à remettre en cause la légalité de la décision, question que la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta avait déjà tranchée.

[9]  Dans un avis de requête déposé le 28 novembre 2019, M. Latham a demandé une prorogation du délai pour interjeter appel de l’ordonnance de la protonotaire et, si cette prolongation est accordée, interjeter appel de cette décision.

[10]  Les défendeurs font remarquer que l’appel de M. Latham accuse un important retard, car l’article 51 des Règles des Cours fédérales prévoit que l’appel de l’ordonnance d’un protonotaire doit être signifié et déposé dans les 10 jours suivant la date de l’ordonnance. Les défendeurs reconnaissent toutefois que la Cour a compétence, en vertu de l’article 55 des Règles, pour examiner les appels interjetés en dehors de cette période si elle décide de le faire; cependant, « la partie qui présente une requête à cet effet doit démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant une ordonnance en ce sens » : Haque c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1998] ACF no 1623, 157 FTR 51, au paragraphe 26.

[11]  Dans son avis de requête, M. Latham explique son important retard en disant qu’il a eu besoin de [traduction] « temps supplémentaire pour produire la requête en raison de son âge, de son état de santé et du fait qu’il est un détenu disposant de ressources limitées, qu’il a fait l’objet de périodes excessives de confinement au cours des derniers mois et que les congés du personnel du Service correctionnel du Canada (SCC) des derniers mois ont fait en sorte qu’il était impossible pour lui d’avoir ne serait-ce que l’accès à un ordinateur et à une imprimante ». Il ajoute qu’il a eu des problèmes avec l’ordinateur et les disquettes, qui ne fonctionnaient pas correctement, qu’il a utilisés.

[12]  Je reconnais les difficultés inhabituelles que les détenus éprouvent pour présenter des demandes à la Cour ou pour y répondre. Par conséquent, et sans égard au retard important en l’espèce, la Cour accorde la prorogation pour le dépôt du présent appel, en soulignant également que les défendeurs n’ont soulevé aucune objection concernant l’octroi de cette prorogation.

[13]  Les défendeurs s’opposent toutefois au dépôt de l’affidavit de M. Latham et des documents qui y sont annexés. Ils soutiennent que ces documents n’ont pas été présentés à la protonotaire, même s’ils étaient disponibles (pièces A à K), ou qu’ils ne sont pas pertinents pour établir s’il y a lieu de radier la demande de contrôle judiciaire (pièces L à U). Comme les défendeurs, je suis d’avis que les pièces L à U ne sont pas pertinentes quant à la question de savoir s’il convient de radier la demande, et elles ne seront pas prises en considération. Je conviens également que les pièces A à K, bien qu’elles aient une pertinence secondaire, n’ont pas été présentées à la protonotaire et devraient donc être inadmissibles dans le cadre de l’appel. Toutefois, vu ma conclusion concernant la prétention selon laquelle la protonotaire a rendu son ordonnance sans avoir compétence, j’examinerai à nouveau les pièces A à K quand j’examinerai la requête en irrecevabilité des défendeurs.

[14]  M. Latham soutient que la protonotaire n’avait pas compétence pour rendre un jugement en ce que l’affaire concerne sa mise liberté. L’alinéa 50(1)f) des Règles des Cours fédérales prévoit que « [l]e protonotaire peut entendre toute requête présentée en vertu des présentes règles – à l’exception des requêtes suivantes – et rendre les ordonnances nécessaires s’y rapportant : […] une requête concernant la mise en liberté ou l’incarcération d’une personne. »

[15]  La Cour ne semble pas avoir déjà examiné cette disposition. Il convient toutefois de noter que le juge Gibson, dans la décision Froom c Canada (Ministre de la Justice), 2002 CFPI 1278 (CanLII), [2003] 3 CF 268, a déclaré qu’on peut soutenir que la requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision du ministre de la Justice dans une affaire d’extradition concernait la mise en liberté du demandeur parce qu’il cherchait à faire annuler l’arrêté en vertu duquel il a été incarcéré et demeure maintenant en liberté conditionnelle.

[16]  À mon avis, selon une interprétation large, il est possible de conclure que l’alinéa 50(1)f) des Règles écarte la compétence de la protonotaire quant à la requête en radiation d’une demande de révision d’une décision révoquant la libération conditionnelle. La requête concerne la mise en liberté du demandeur parce que, si la demande est rejetée, il restera en détention. D’ailleurs, les défendeurs décrivent dans leur mémoire la ressemblance entre la demande d’habeas corpus présentée en Alberta et la présente demande comme suit :

[traduction] Bien que l’habeas corpus et le contrôle judiciaire soient destinés à des fins différentes et que les fardeaux et les réparations disponibles dans chaque cas ne soient pas les mêmes, les deux processus s’apparentent de nos jours sur le plan fonctionnel (Khela c Établissement de Mission, 2014 CSC 24, au paragraphe 37). En effet, les motifs pour lesquels une décision de priver une personne d’une partie de sa liberté peut être jugée illégale dans une demande d’habeas corpus – absence de compétence, manquement à l’équité procédurale ou caractère déraisonnable – sont les mêmes que ceux qu’un demandeur peut invoquer à l’appui d’une demande de contrôle judiciaire.

[17]  Par conséquent, je conclus que la protonotaire n’avait pas compétence pour examiner la requête des défendeurs en radiation de la demande de contrôle judiciaire pour cause d’abus de procédure. La requête aurait dû être examinée par un juge de la Cour. Après avoir lu les documents, je rends une décision sur la requête.

[18]  Les faits pertinents sont énoncés ci-dessus et dans l’ordonnance de la protonotaire.

[19]  La compétence pour radier une demande pour cause d’abus de procédure fait partie de la compétence inhérente de la Cour de contrôler son propre processus et doit être exercée avec modération. La doctrine de l’abus de procédure a été appliquée pour interdire des litiges dans des situations où le fait de permettre un litige porterait atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif et d’administration de la justice. Elle s’applique notamment lorsqu’un plaideur tente de remettre en litige une question ou une affaire qui a déjà été tranchée, soit devant le même tribunal, soit dans un autre. La Cour suprême du Canada a fait les observations suivantes dans l’arrêt Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63, aux paragraphes 51 et 52 :

La doctrine de l’abus de procédure s’articule autour de l’intégrité du processus juridictionnel et non autour des motivations ou de la qualité des parties. Il convient de faire trois observations préliminaires à cet égard. Premièrement, on ne peut présumer que la remise en cause produira un résultat plus exact que l’instance originale. Deuxièmement, si l’instance subséquente donne lieu à une conclusion similaire, la remise en cause aura été un gaspillage de ressources judiciaires et une source de dépenses inutiles pour les parties sans compter les difficultés supplémentaires qu’elle aura pu occasionner à certains témoins. Troisièmement, si le résultat de la seconde instance diffère de la conclusion formulée à l’égard de la même question dans la première, l’incohérence, en soi, ébranlera la crédibilité de tout le processus judiciaire et en affaiblira ainsi l’autorité, la crédibilité et la vocation à l’irrévocabilité.

La révision de jugements par la voie normale de l’appel, en revanche, accroît la confiance dans le résultat final et confirme l’autorité du processus ainsi que l’irrévocabilité de son résultat. D’un point de vue systémique, il est donc évident que la remise en cause s’accompagne de graves effets préjudiciables et qu’il faut s’en garder à moins que des circonstances n’établissent qu’elle est, dans les faits, nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble. Il peut en effet y avoir des cas où la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, par exemple : (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte.

[20]  Malgré l’affirmation de M. Latham selon laquelle certains faits dans la présente demande diffèrent de ceux présentés devant les tribunaux de l’Alberta, ou viennent s’y ajouter, il ne soulève aucun fait qui n’aurait pas pu être soulevé plus tôt ou, à mon avis, qui aurait pu avoir une incidence importante sur le résultat obtenu devant ces tribunaux.

[21]  Dans le cadre de la présente demande, il conteste la même décision qu’il a contestée par voie d’habeas corpus devant les tribunaux de l’Alberta. Devant notre Cour, tout comme devant les tribunaux de l’Alberta, il soutient que la décision a été rendue d’une manière inéquitable sur le plan procédural et qu’elle est déraisonnable. Je suis convaincu que ce qu’il tente de faire en l’espèce, c’est de remettre en cause des mêmes questions qui ont été présentées aux tribunaux de l’Alberta par ces mêmes parties.

[22]  Il ne s’agit pas d’une situation où « la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice ». Il s’agit d’une situation où la remise en cause porte préjudice au système judiciaire, à son caractère définitif, et elle doit être évitée.

[23]  Pour ces motifs, la requête des défendeurs en radiation de la demande pour cause d’abus de procédure est accueillie, et la demande est rejetée.

 


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1921-18

LA COUR STATUE que :

  1. la Cour prolonge le délai accordé au demandeur pour interjeter appel;

  2. l’appel est accueilli et l’ordonnance de la protonotaire datée du 8 avril 2019, modifiée par la suite le 12 avril 2019, est annulée;

  3. la requête des défendeurs en radiation de la demande pour cause d’abus de procédure est accueillie, la demande de contrôle judiciaire est annulée, sans autorisation de modification, et la demande est rejetée;

  4. puisque les deux parties ont eu partiellement gain de cause, elles assumeront chacune leurs propres dépens.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 21e jour de février 2020

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1921-18

INTITULÉ :

BRYAN RALSTON LATHAM c SA MAJESTÉ LA REINE ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

DATE DES MOTIFS ET DE L’ORDONNANCE :

Le 12 février 2020

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Bryan R. Latham

DEMANDEUR AGISSANT

POUR SON PROPRE COMPTE

Robert Drummond

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sans objet

DEMANDEUR AGISSANT
POUR SON PROPRE COMPTE

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice – région des Prairies

Edmonton (Alberta)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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