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Date : 20200131


Dossiers : T‑1605‑18

T‑1607‑18

Référence : 2020 CF 184

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

JOHN TOURANGEAU

demandeur

et

LA PREMIÈRE NATION DE SMITH’S LANDING

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie de deux demandes de contrôle judiciaire réunies à l’encontre de deux décisions prises par un quorum du conseil de bande élu [le conseil] de la Première Nation de Smith’s Landing [la PNSL ou la défenderesse] concernant John Tourangeau [le demandeur], le chef élu de la PNSL à l’époque. Le 17 avril 2018, un quorum du conseil a décidé de réduire le salaire du demandeur, le faisant passer de 96 000 $ à 32 000 $ [la décision relative au salaire]. Cette décision fait l’objet du dossier T‑1605‑18. Le 13 août 2018, le conseil a suspendu le demandeur pour 30 jours [la décision relative à la suspension]. Cette décision fait l’objet du dossier T‑1607‑18.

[2]  Le demandeur affirme que les deux décisions ne respectent pas les règles de l’équité procédurale. Il ajoute que le conseil n’avait pas la compétence ni le pouvoir de réduire son salaire et que les décisions sont par ailleurs déraisonnables.

[3]  Le demandeur sollicite : (1) une ordonnance de certiorari annulant la décision relative au salaire, ainsi que toutes les décisions ultérieures qui en ont découlé; (2) une ordonnance de certiorari annulant la décision relative à la suspension; (3) une ordonnance enjoignant à la PNSL de lui rembourser le salaire qu’il a perdu en raison de la décision relative au salaire et de la décision relative à la suspension; (4) une ordonnance lui adjugeant les dépens et (5) toute autre réparation que la Cour estime juste et convenable.

[4]  La demande de contrôle judiciaire concernant la décision relative au salaire est rejetée. La demande de contrôle judiciaire concernant la décision relative à la suspension est accueillie. Mes motifs sont exposés ci‑après.

II.  L’historique

A.  Le contexte

[5]  La PNSL est gouvernée par un conseil formé d’un chef et de quatre conseillers. Elle tient ses élections conformément au Règlement électoral coutumier de la Première Nation de Smith’s Landing [le code électoral]. Le mandat du conseil est d’une durée de trois ans. En juillet 2016, une élection générale a eu lieu; toutefois, le chef alors en poste a démissionné, et le demandeur a été élu chef à la suite d’une élection partielle en juin 2017.

[6]  Une élection générale a eu lieu en juin 2019. Durant la période en cause, le conseil était formé du demandeur, en tant que chef, ainsi que de Fred Daniels, Geronimo Paulette, Thaidene Paulette et Tony Vermillion, en tant que conseillers. Maurice Evans est le premier dirigeant de la PNSL et Christine Seabrook est l’attachée de direction du conseil.

[7]  Le demandeur a fourni un affidavit et a été contre‑interrogé. La preuve de la défenderesse consiste en l’affidavit de Mme Seabrook, qui a également été contre‑interrogée. Les deux affidavits contiennent des éléments de preuve documentaires, notamment le code électoral, des procès‑verbaux de réunions, des résolutions du conseil de bande et des copies de messages textes.

B.  La décision relative au salaire — 17 avril 2018

[8]  Le fil des événements ci‑dessous n’est pas contesté, bien que les parties ne s’accordent pas sur les détails qui s’y rapportent.

[9]  Le 10 avril 2018, le conseiller Thaidene Paulette a envoyé un courriel au conseil, y compris au demandeur, faisant état de nombreuses plaintes à propos du rendement du demandeur en tant que chef, en particulier du nombre de réunions auxquelles il assiste en dehors de sa collectivité, ainsi que de son engagement communautaire [le courriel du 10 avril]. Ce courriel a été envoyé avant une réunion du conseil prévue le 17 avril 2018. Le conseiller Thaidene Paulette concluait ainsi son courriel : [traduction« [T]ant que les choses ne commenceront pas à changer, je propose que nous envisagions la possibilité d’invoquer l’article 3.6 de notre code électoral. »

[10]  L’article 3.6 du code électoral dispose :

[traduction]

3.6 Rémunération du chef et des conseillers

La rémunération, les frais de déplacement et les autres dépenses à payer au chef et à chacun des conseillers sont fixés de temps à autre par motion du conseil et consignés dans le rapport de vérification financière annuel de la Première Nation.

[11]  Le demandeur affirme que, comme il est âgé de 69 ans et que son niveau de scolarité est la sixième année, il n’a pas l’habitude d’utiliser le courriel et préfère que les membres du conseil lui téléphonent lorsqu’ils souhaitent communiquer avec lui. Il affirme n’avoir pris connaissance du courriel du 10 avril que le lendemain.

[12]  Le 17 avril 2018, le conseil a tenu une réunion où le sujet du courriel du 10 avril a été ajouté à l’ordre du jour. Les questions salariales ne figuraient pas à l’ordre du jour initial de la réunion. Durant la réunion, le demandeur s’est fait poser des questions concernant la nature de ses fonctions et on lui a dit qu’il s’agissait d’une question [traduction« importante ». Puis, il a quitté la salle et, à son retour, les conseillers l’ont informé que son salaire était réduit à 32 000 $. Une résolution du conseil de bande [RCB] a été rédigée, puis signée le 18 avril 2018. Il n’a pas reçu copie de la RCB durant la réunion. Les parties ne s’accordent pas sur la date précise à laquelle le demandeur a reçu la RCB mais, quoi qu’il en soit, il l’a bel et bien reçue.

[13]  La RCB indiquait que le salaire du demandeur était réduit parce qu’il n’avait jamais tenu de séance de planification avec le conseil de la PNSL depuis l’élection partielle, qu’il n’établissait pas d’ordre du jour et ne rencontrait pas régulièrement les membres du conseil de la PNSL et qu’il accordait la priorité aux réunions hors secteur.

[14]  Le 25 juillet 2018, le conseil de la PNSL s’est réuni et a résolu de maintenir le salaire du demandeur à 32 000 $. Il a alors examiné les allégations formulées par une employée de la PNSL à l’encontre du demandeur. Le contexte de ces allégations sera évoqué plus loin dans la présente décision.

[15]  Par RCB datée du 11 octobre 2018, le conseil de la PNSL a par la suite décidé de rétablir le salaire du demandeur à son niveau initial rétroactivement à partir du 26 septembre 2018 jusqu’à la fin de son mandat. Dans la RCB, il n’était pas question du reste du salaire qui, selon le demandeur, devrait lui être versé.

C.  La décision relative à la suspension – 13 août 2018

[16]  Le demandeur a cité deux cas où il a été suspendu sans solde, mais seule la décision du 13 août 2018, officialisée dans la RCB du 14 août 2018, est contestée en l’espèce. Il a été suspendu durant 30 jours.

[17]  Avant la réunion du 13 août 2018, il y a eu plusieurs échanges de correspondance :

  • Le 18 juillet 2018 :
  • o Une employée de la PNSL envoie un courriel à tous les membres du conseil (sauf au demandeur), à Christine Seabrook et à Maurice Evans pour les informer de ses inquiétudes concernant la conduite du demandeur. Le demandeur n’a jamais reçu copie de ce courriel.

  • o Le conseiller Tony Vermillion a répondu au courriel de l’employée pour lui dire que ses inquiétudes seraient abordées à la prochaine réunion du conseil. Le demandeur n’a jamais reçu copie de ce courriel.

  • Le 23 juillet 2018 :
  • o L’employée envoie un autre courriel au conseil (sauf au demandeur), à Christine Seabrook et à Maurice Evans à propos de la conduite du demandeur, qu’elle qualifie de [traduction« non professionnelle et déplacée ». Le demandeur n’a jamais reçu copie de ce courriel.

  • o L’employée envoie un courriel au demandeur dans lequel elle exprime certaines de ses préoccupations quant à sa conduite envers elle.

  • Le 25 juillet 2018 :
  • o Dans une lettre faisant suite au courriel de l’employée, le demandeur répond aux préoccupations qu’elle a soulevées dans son courriel du 23 juillet.

  • o L’employée transmet la lettre du demandeur au conseil (sauf au demandeur), à Christine Seabrook et à Maurice Evans. Le demandeur n’a jamais reçu copie de ce courriel.

  • Le 2 août 2018 : L’employée envoie un courriel à Maurice Evans et à Christine Seabrook pour se plaindre une nouvelle fois de la conduite du demandeur. Le demandeur n’a jamais reçu copie de ce courriel.
  • Le 3 août 2018 : Maurice Evans envoie un courriel au conseiller Geronimo Paulette, au conseil (sauf au demandeur) et à Christine Seabrook, en y joignant une copie du courriel du 2 août de Mme Kosta. Il demande à tous de le lire. Il accuse le demandeur et un autre employé de comploter contre lui. Le demandeur n’a jamais reçu copie de ce courriel.

[18]  Le 13 août 2018, le demandeur a informé le conseil de la PNSL (par message texte) qu’il prenait un congé de maladie pour plusieurs jours. Le conseil de la PNSL [traduction] « a refusé » ce congé – le pouvoir qu’il avait de le refuser est contesté – et lui a fait savoir qu’une réunion aurait lieu le même soir, mais sans lui indiquer l’ordre du jour. Le demandeur a répondu qu’il prendrait ce congé de toute façon, et il ne s’est pas présenté à la réunion.

[19]  À la réunion du 13 août 2018, et en l’absence du demandeur, une RCB a été adoptée dans laquelle on prévoyait sa suspension pour une durée de trente (30) jours sans solde. Il a obtenu une copie de la RCB le lendemain, le 14 août 2018. La suspension était fondée sur les allégations figurant dans les divers échanges mentionnés plus haut, que le demandeur n’a jamais reçus.

III.  Les questions en litige et la norme de contrôle

A.  Les questions en litige

[20]  J’ai examiné les observations du demandeur et celles de la défenderesse, et les questions essentielles en l’espèce sont les suivantes :

  1. La décision relative au salaire peut‑elle faire l’objet d’un contrôle judiciaire compte tenu du délai de présentation de 30 jours fixé par la Loi sur les Cours fédérales?

  2. Dans l’affirmative, la PNSL avait‑elle la compétence ou le pouvoir de réduire le salaire du demandeur?

  3. La décision relative au salaire était‑elle raisonnable?

  4. La décision relative au salaire ou la décision relative à la suspension ont‑elles été prises dans le respect de l’équité procédurale?

[21]  Le demandeur a fait valoir par anticipation qu’aucune des deux décisions du conseil n’est théorique, ce que la défenderesse n’a pas contesté autrement qu’en priant la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser toute mesure de réparation.

B.  La norme de contrôle

[22]  La première question ne commande pas l’application d’une norme de contrôle, puisqu’il s’agit de savoir s’il y a lieu pour la Cour de contrôler la décision relative au salaire, vu le délai de 30 jours fixé par la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7 [la LCF].

[23]  S’agissant de la deuxième question en litige, le demandeur et la défenderesse ne sont pas du même avis. D’un côté, le demandeur soutient qu’il s’agit d’une question d’interprétation par un tribunal administratif de sa loi habilitante, comme le prévoit l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 124 [Dunsmuir], ou d’une véritable question de compétence, comme l’envisage la Cour suprême au paragraphe 59 de l’arrêt Dunsmuir. De l’autre côté, la défenderesse soutient qu’il s’agit d’une simple question de droit; ainsi, invoquant l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 [Housen], elle affirme que la norme de contrôle applicable devrait être celle de la décision correcte.

[24]  Je ferais observer au passage que l’argument fondé sur l’arrêt Housen de la défenderesse ne me convainc pas. Cette affaire portait sur les normes de contrôle que doivent appliquer les cours d’appel saisies de décisions de juridictions inférieures. Elle n’a rien à voir avec le contrôle judiciaire d’une décision d’un tribunal administratif.

[25]  S’agissant des deuxième et troisième questions, la présente affaire a été plaidée avant que la Cour suprême du Canada ne rende l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Je n’ai pas demandé aux parties de me présenter d’autres observations sur la norme de contrôle, et les avocats ne m’ont pas demandé de leur donner cette occasion. J’ai examiné la récente révision qu’a faite la Cour suprême du cadre du droit administratif canadien et je suis d’avis que ces deux questions en litige devraient être évaluées selon la norme de la décision raisonnable. En l’espèce, je ne vois aucune raison d’écarter la nouvelle présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique. Comme il ne s’agit pas d’un appel, il n’y a pas de revendications concurrentes de compétence ni de questions de droit de caractère général (Vavilov, aux par. 16‑17, 65‑68). J’ajoute que je serais arrivé à la même conclusion, que ce soit selon le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov ou selon celui de l’arrêt Dunsmuir.

[26]  S’agissant de la quatrième question, la Cour convient avec les deux parties que la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au par. 79).

IV.  Les observations et mon analyse

[27]  Un conseil de bande indienne constitue un « office fédéral » au sens de la LCF (Balfour c Nation des Cris de Norway House, 2006 CF 213, au par. 20 [Balfour]). Par conséquent, les décisions du conseil en l’espèce sont susceptibles de contrôle devant notre Cour conformément à l’article 18.1 de la LCF.

[28]  Je rejette la demande dans le dossier T‑1605‑18 visant la décision relative au salaire au motif qu’elle a été présentée hors délai, et je refuse d’accorder une prorogation. Toutefois, je fais droit à la demande dans le dossier T‑1607‑18 visant la décision relative à la suspension au motif qu’elle est inéquitable sur le plan procédural.

A.  La décision relative au salaire peut‑elle faire l’objet d’un contrôle judiciaire compte tenu du délai de présentation de 30 jours fixé par la Loi sur les Cours fédérales?

[29]  La décision relative au salaire a été prise lors d’une réunion du conseil de la PNSL tenue le 17 avril 2018. La réduction de salaire découlant de cette décision n’a pas été modifiée lors de la réunion du conseil de la PNSL le 25 juillet 2018. L’avis de demande de contrôle judiciaire a été déposé le 4 septembre 2018. À première vue, la demande est prescrite.

(1)  La thèse du demandeur

[30]  Le demandeur prie la Cour d’appliquer le principe de la « ligne de conduite continue » à l’espèce, invoquant notamment la décision Tsetta c Conseil de bande de la Première Nation des Dénés Couteaux‑Jaunes, 2014 CF 396 [Tsetta], pour soutenir que la décision de réduire son salaire donne ouverture à une demande de contrôle parce qu’elle [traduction« a continué de produire ses effets bien après le dépôt de la demande de contrôle judiciaire ». Par conséquent, le demandeur affirme que la demande de contrôle judiciaire n’est pas prescrite.

(2)  La thèse de la défenderesse

[31]  La défenderesse fait simplement valoir que la décision initiale relative au salaire a été rendue bien après le délai de 30 jours. Le délai est donc expiré et la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

(3)  Analyse

[32]  Il est bien établi en droit que le délai de 30 jours prévu au paragraphe 18.1(2) de la LCF répond à l’impératif de conférer un caractère définitif et certain aux procédures. Il ressort tout aussi clairement de la jurisprudence que l’idée qui sous‑tend une demande de prorogation de délai est de faire en sorte que justice soit faite entre les parties (Grewal c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 2 CF 263, 63 NR 106 (CA)).

[33]  Le paragraphe 18.1(2) de la LCF dispose que les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les 30 jours qui suivent la décision de l’office fédéral, à moins qu’une prorogation soit accordée :

Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous‑procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.

An application for judicial review in respect of a decision or an order of a federal board, commission or other tribunal shall be made within 30 days after the time the decision or order was first communicated by the federal board, commission or other tribunal to the office of the Deputy Attorney General of Canada or to the party directly affected by it, or within any further time that a judge of the Federal Court may fix or allow before or after the end of those 30 days.

[34]  Avant d’aller plus loin, il est utile de faire quelques remarques sur la nature de la présente affaire – plus précisément, sur les implications procédurales que peut avoir la réunion d’instances. La protonotaire Ring a réuni ces demandes en vertu de l’article 105 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, le 7 février 2019. La réunion de ces instances a pour conséquence qu’elles sont instruites « comme s’il s’agissait d’une seule sur le plan de la procédure. Toutefois, en droit, chacune demeure une instance distincte, visant à obtenir une réparation distincte et assujettie à des règles de droit distinctes en fonction de la réparation sollicitée. » (Brake c Canada (Procureur général), 2019 CAF 274, au par. 29)

[35]  Il m’est impossible de conclure que la décision relative au salaire est une ligne de conduite continue. Une ligne de conduite continue permet à la Cour d’examiner plusieurs décisions comme s’il s’agissait d’une seule, la soustrayant ainsi à son obligation habituelle de s’en tenir au contrôle d’une seule décision à la fois conformément à l’article 302 des Règles des Cours fédérales. Dans certains cas, la jurisprudence de notre Cour donne une interprétation assez large de l’expression « ligne de conduite continue » (Fisher c Canada, 2013 CF 1108, au par. 79).

[36]  En l’espèce, toutefois, j’ai affaire à une situation particulière : une décision lourde de conséquences qui réduisait le salaire du demandeur, accompagnée d’une déclaration indiquant que la décision sera [traduction« réexaminée par le conseil pour déterminer si une hausse de salaire est justifiée » tous les trois mois jusqu’à la fin de son mandat. La décision ne renferme aucune promesse; elle oblige uniquement le conseil à « réexaminer » la question. Ce renseignement provient de la RCB du 17 avril 2018.

[37]  Est‑ce que cela signifie que, chaque fois que le conseil [traduction] « réexamine » la question, une nouvelle décision est prise? Je ne puis le croire. Le conseil s’est simplement engagé à réexaminer la question tous les trois mois et, le cas échéant, à exercer son pouvoir de révoquer la décision, rien de plus. Dès l’instant où la décision a été prise, elle était définitive. Il n’était pas question de la mettre en œuvre une autre fois.

[38]  Sans aucun doute, la décision était sévère. Sans aucun doute, la décision a continué de troubler le demandeur pendant longtemps et l’a mise à la merci du conseil. Mais, de par sa nature, il m’est impossible de conclure qu’elle constitue une ligne de conduite continue. Une décision n’est pas une ligne de conduite continue du seul fait que ses effets perdurent.

[39]  Je suis d’avis que la décision relative au salaire a été prise le 17 avril 2018. Elle a ensuite été réexaminée en juillet, mais le réexamen n’était pas en soi une décision. Dans leurs observations, l’avocat du demandeur et celui de la défenderesse semblaient tous deux croire que le réexamen de juillet était une décision, quoique ni l’avis de demande ni les observations des parties n’ont abordé ce point. Le 4 septembre 2018, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision relative au salaire. Cette demande est par conséquent prescrite, à moins que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire d’accorder une prorogation de délai.

[40]  La Cour peut déclarer recevable une demande présentée hors délai si le demandeur établit a) qu’il a eu l’intention constante de mener à bien sa demande, b) que celle‑ci n’est pas dépourvue de bien‑fondé, c) que le dépassement du délai n’entraîne pas de préjudice pour le défendeur et d) qu’il existe une explication raisonnable pour ce dépassement (Whitehead c Première Nation de Pelican Lake, 2009 CF 1270, au par. 46 [Whitehead]). La Cour a jugé qu’il incombe au demandeur de donner une explication raisonnable pour justifier le dépassement du délai (Sander Holdings Ltd. c Canada (Ministre de l’Agriculture), 2006 CF 327, au par. 34). Il n’est pas nécessaire que ces facteurs militent tous en faveur de la partie requérante, puisque la considération principale est l’intérêt de la justice (Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204, au par. 62).

[41]  Pour décider s’il y a lieu d’accorder une prorogation, je m’en remets aux remarques du juge de Montigny dans la décision Anichinapéo c Papatie, 2014 CF 687, au paragraphe 36, où il écrivait que « le recours aux tribunaux ne se fait pas à la légère pour les communautés autochtones et constitue souvent une alternative de dernière extrémité ».

[42]  Après avoir examiné les facteurs, j’estime que deux d’entre eux militent en faveur de la prorogation du délai. D’abord, je n’ai aucune difficulté à conclure que le demandeur a exprimé une volonté continue de mener à bien sa demande. La présente demande en est une preuve suffisante. Ensuite, même un examen rapide de la question démontre que la demande est fondée pour des raisons d’équité procédurale.

[43]  Les deux parties n’ont pas soutenu que la défenderesse serait lésée si une prorogation de délai était accordée. Je suis d’avis qu’il s’agit d’un facteur neutre qui ne favorise aucune des parties.

[44]  Je suis particulièrement attentif au dernier facteur. Le demandeur n’a pas su expliquer pourquoi il a présenté la demande de contrôle judiciaire plus de 30 jours après la décision relative au salaire. Il ne s’agit pas d’un cas où il a présenté des explications insuffisantes. Le demandeur n’en a présenté aucune en l’espèce. Je suis d’avis que ce facteur joue fortement en sa défaveur. J’observe que le demandeur a invoqué son âge et son niveau de scolarité pour expliquer qu’il ne lui avait pas été possible d’accéder aux courriels envoyés par le conseil, mais aucune de ces raisons n’a été avancée comme excuse pour justifier son retard à présenter la demande.

[45]  Après avoir pondéré les facteurs, et considérant par ailleurs que le facteur primordial est de savoir s’il est dans l’intérêt de la justice de faire droit à la demande, je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire d’accorder la prorogation. Le demandeur n’a tout simplement pas avancé suffisamment d’arguments à l’appui des facteurs susmentionnés pour être persuasif.

[46]  Eu égard à cette conclusion, je n’examinerai pas les autres questions concernant la décision relative au salaire. Mon analyse sur l’équité procédurale ne s’intéressera qu’à la décision relative à la suspension, eu égard à ma conclusion concernant la décision relative au salaire.

B.  La décision relative à la suspension a‑t‑elle été prise dans le respect de l’équité procédurale?

(1)  La thèse du demandeur

[47]  Se fondant sur la décision Balfour, aux paragraphes 69 et 70, le demandeur affirme qu’un degré élevé d’équité procédurale s’impose lorsqu’un chef ou un conseiller est suspendu ou subit une réduction de salaire. Il invoque aussi l’arrêt Bande indienne de Lower Nicola c York, 2013 CAF 26, au paragraphe 7 [Lower Nicola], où le juge Stratas a fait observer que, dans ce contexte, « l’alinéa 34c) » de la loi en cause dans cette affaire et « les règles d’équité procédurale de common law » n’autorisaient la destitution du chef que si certaines protections procédurales étaient respectées, notamment l’envoi d’un avis écrit faisant état des manquements constatés, la possibilité pour le chef de s’acquitter des fonctions laissant à désirer et la possibilité pour lui d’expliquer pourquoi lesdites fonctions n’ont pas été remplies.

[48]  Premièrement, le demandeur soutient que la preuve de ce qui lui est reproché ne lui pas été présentée, en dépit de la règle établie depuis longtemps voulant qu’un décideur ne peut prendre en compte que la preuve qui a été portée à la connaissance de la partie concernée. Cette preuve extrinsèque comprenait les courriels qui ont été échangés à son insu avant la décision. De plus, le demandeur affirme que certaines conversations entre les employés de la PNSL et les conseillers de la PNSL n’ont pas été portées à sa connaissance avant la décision.

[49]  Deuxièmement, le demandeur soutient que la tenue de la réunion du 13 août 2018, où la décision relative à la suspension a été prise en son absence, constituait un manquement à l’équité procédurale, d’autant plus qu’il n’avait reçu aucun préavis (raisonnable) de la réunion et qu’il n’avait pas pu y assister à cause d’un rendez‑vous chez le médecin. Tenir la réunion en son absence a porté atteinte à son droit d’être entendu à propos de la suspension.

[50]  Le demandeur affirme que le conseil n’avait pas le pouvoir de [traduction« refuser » sa demande de congé pour raisons médicales, qu’il ne l’a pas informé qu’il envisageait de le suspendre au cours de la réunion, et qu’il n’avait aucune raison de ne pas attendre son retour pour tenir la réunion en question.

(2)  La thèse de la défenderesse

[51]  La défenderesse nie tout manquement à l’équité procédurale. Elle invoque la décision Whitehead pour soutenir que la Cour a confirmé des décisions de suspension prises en l’absence de la partie concernée. Elle se fonde sur l’arrêt Première Nation no 195 de Salt River c Martselos, 2008 CAF 221, pour affirmer que l’avis n’est soumis à aucune forme particulière et pour démontrer que la Cour a validé les moyens suivants : a) un avis oral et écrit de la réunion; b) la connaissance de l’objet général de la réunion.

[52]  S’agissant de la décision relative à la suspension rendue le 13 août 2018, la défenderesse affirme que le demandeur avait été informé de cette réunion par courriel, qu’il avait reçu le lendemain les motifs écrits de sa suspension, et qu’il avait raté la réunion uniquement parce qu’il avait pris un congé [traduction« non approuvé ».

[53]  Selon la défenderesse, le demandeur avait reçu avis de toutes les réunions et des mesures disciplinaires qui y seraient débattues, il était au courant de tous les sujets de préoccupation du conseil de la PNSL à son égard, et il connaissait l’heure et l’endroit de toutes les réunions.

[54]  La défenderesse prie la Cour de tirer une conclusion défavorable au motif que le demandeur n’a pas répondu aux questions et préoccupations du conseil de la PNSL durant les réunions. Selon elle, le demandeur ne saurait se plaindre de ne pas avoir eu l’occasion de se défendre, car, en réalité, il a eu maintes occasions de le faire et ne s’en est pas prévalu.

(3)  Analyse

a)  L’équité procédurale en général

[55]   Il faut se montrer prudent lorsque l’on compare les exigences procédurales de l’espèce avec celles dans des affaires faisant intervenir d’autres Premières Nations et leurs propres lois, comme l’arrêt Lower Nicola. Pour citer les propos bien connus des juges majoritaires de la Cour suprême du Canada, « l’obligation d’équité [est] souple et variable et […] repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés […] » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au par. 22).

[56]  Le fait que le demandeur a cité l’arrêt Lower Nicola démontre que, dans le contexte des conseils de bande des Premières Nations, les exigences d’équité procédurale peuvent être élevées. Dans cet arrêt, le juge Stratas a conclu que, pour destituer un chef, un conseil de bande doit lui donner : un avis lui enjoignant de s’acquitter de ses responsabilités, un avis qu’un manquement en la matière conduira à sa destitution, une occasion de présenter des observations avant que ne soit rendue la décision définitive, etc. (Lower Nicola, au par. 7). Bien sûr, je reconnais que la présente instance visait la destitution complète d’un chef et qu’elle emporte des exigences plus rigoureuses en matière d’équité procédurale que dans la plupart des autres cas.

[57]  Deux aspects clés doivent être présents pour garantir l’équité procédurale : le droit d’une personne de se faire entendre et son droit de faire valoir son point de vue lorsqu’une décision menace ses intérêts (Tsetta, au par. 39).

b)  La décision relative à la suspension

[58]  La décision relative à la suspension n’a pas été prise dans le respect des exigences d’équité procédurale.

[59]  Premièrement, l’avis était déficient. Le demandeur a été informé de la réunion par message texte, mais n’a pas été informé qu’il risquait d’être suspendu et n’a pas non plus reçu une liste précise des préoccupations auxquelles il devait répondre.

[60]  Deuxièmement, le demandeur a souligné qu’une grande variété d’éléments de preuve extrinsèques ne lui avaient pas été communiqués par le conseil de la PNSL, alors qu’ils lui étaient défavorables. Il y a notamment les accusations formulées contre lui par courriel ou par d’autres moyens. Je n’irais pas jusqu’à imposer à un conseil de bande les règles de droit suggérées par le demandeur dans son mémoire, mais le fait de ne pas lui avoir communiqué les éléments de preuve pertinents établissant ce qui lui était reproché revient effectivement à lui refuser l’occasion d’y répondre adéquatement.

[61]  En outre, comme le fait observer le demandeur, la décision du conseil de tenir la réunion malgré son absence constitue un autre manquement. Aucun avis ne lui a été donné l’informant qu’il s’exposait à une suspension, et aucun avis ne lui a été donné l’avisant que, s’il décidait de ne pas se présenter à la réunion, la question allait sans doute être tranchée en son absence.

[62]  Je tiens à signaler que la défenderesse ne semble pas contester que le demandeur ne savait pas qu’il risquait d’être suspendu à la réunion du 13 août. Elle reconnaît seulement que le demandeur avait connaissance de la réunion elle‑même.

[63]  J’ajoute que je ne m’exprime pas sur la forme qui aurait dû être employée pour communiquer ce renseignement. Dans de tels cas, il n’est pas nécessaire d’envoyer de longs documents officiels. Peu importe si les renseignements permettant au demandeur de répondre aux allégations dont il est l’objet sont communiqués par message texte, par lettre ou par courriel, l’essentiel est de savoir s’il a reçu suffisamment de renseignements et s’il a eu l’occasion de répondre aux allégations. Je suis d’avis qu’il n’a bénéficié de rien de tout cela.

[64]  Il serait sans doute judicieux pour le conseil d’élaborer des règles et des procédures expliquant la manière dont les réunions doivent être convoquées, ce qui pourrait être utile aux parties et pourrait aussi les dispenser de recourir aux tribunaux à l’avenir.

V.  Dispositif

[65]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire concernant la décision relative au salaire, dans le dossier T‑1605‑19, est rejetée.

[66]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire concernant la décision relative à la suspension, dans le dossier T‑1607‑19, est accueillie. La décision relative à la suspension n’a pas été prise conformément aux exigences de l’équité procédurale parce que le conseil, pour maintes raisons, n’a pas donné au demandeur une possibilité suffisante de prendre connaissance des allégations dont il était l’objet et d’y répondre.

[67]  Le demandeur sollicite : (1) une ordonnance de certiorari annulant la décision relative au salaire et toutes les décisions ultérieures qui en ont découlé; (2) une ordonnance de certiorari annulant la décision relative à la suspension; (3) une ordonnance enjoignant à la PNSL de lui rembourser le salaire qu’il a perdu en raison de la décision relative au salaire et de la décision relative à la suspension; (4) une ordonnance lui adjugeant les dépens et (5) toute autre réparation que la Cour estime juste et convenable.

[68]  La Cour rend une ordonnance de certiorari annulant la décision relative à la suspension. Il s’ensuit que le demandeur est en droit de recevoir tout salaire impayé découlant de l’annulation de la décision.

VI.  Les dépens

[69]  Dans la décision Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119, mon collègue le juge Grammond, après avoir résumé les diverses catégories de dépens, a expliqué les principes applicables à l’adjudication de dépens comme suit, au paragraphe 27 :

Dans les affaires de gouvernance des Premières Nations, comme dans d’autres affaires, l’adjudication des dépens est laissée à la discrétion du juge de première instance, qui doit exercer ce pouvoir en tenant compte de tous les facteurs pertinents;

Le déséquilibre qui existe entre les ressources financières du demandeur et celles de la Première Nation, ou avec celles de la partie dont les frais juridiques sont payés par la Première Nation, est un facteur pertinent;

Pris isolément, toutefois, le déséquilibre des ressources n’est pas un facteur suffisant pour justifier une adjudication des dépens sur la base avocat‑client;

Le fait que la demande a contribué à clarifier l’interprétation des lois ou du cadre de gouvernance d’une Première Nation peut être pris en compte lors de l’adjudication des dépens, mais toutes les demandes ne tombent pas dans cette catégorie.

[70]  Aucune des parties ne s’est vivement prononcée en faveur ou à l’encontre de l’adjudication de dépens. Le demandeur a obtenu partiellement gain de cause en l’espèce. Eu égard aux principes résumés ci‑dessus, je signale que le volet de la demande de contrôle qui a été accueilli a pu apporter des clarifications sur les aspects procéduraux des décisions qui seront prises à l’avenir. Comme la défenderesse est la Première Nation, je suis d’avis qu’il existe un déséquilibre entre les ressources des parties, et cela constitue un facteur pertinent. Par conséquent, j’exerce le pouvoir discrétionnaire que me confère le paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales et j’accorde au demandeur des dépens symboliques de 2 500 $.


JUGEMENT dans les dossiers T‑1605‑18 et T‑1607‑18

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire concernant la décision relative au salaire, dans le dossier T‑1605‑18, est rejetée.

  2. La demande de contrôle judiciaire concernant la décision relative à la suspension, dans le dossier T‑1607‑18, est accueillie.

  3. Une ordonnance de la nature d’un certiorari est rendue, et la décision relative à la suspension est annulée.

  4. Des dépens de 2 500 $ sont adjugés au demandeur.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de mars 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T‑1605‑18 et T‑1607‑18

 

INTITULÉ :

JOHN TOURANGEAU c PREMIÈRE NATION DE SMITH’S LANDING

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 SeptembRe 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 31 JANVIER 2020

COMPARUTIONS :

Evan C. Duffy

POUR LE DEMANDEUR

David C. Rolf

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Parlee McLaws LLP

Edmonton (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

MLT Aikins LLP

Edmonton (Alberta)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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