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Date : 20200211


Dossier : IMM‑2937‑19

Référence : 2020 CF 233

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 février 2020

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

BEATA KOTAI

SZABOLCS BALOG

GYULA BALOG

GERGO BALGO

SZILVIA BALOG

TIBOR KOTAI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs sont des citoyens hongrois d’origine rom. La demanderesse principale, Beata Kotai, a demandé l’asile en même temps que son père et ses quatre enfants. Le 15 avril 2019, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté leur demande au motif qu’ils pouvaient bénéficier d’une protection de l’État adéquate et que le harcèlement qu’ils ont subi ne constituait pas de la persécution [la décision de la SPR].

[2]  La décision de la SPR consistait en une nouvelle décision. Le 9 mai 2014, le juge Mosley a annulé et renvoyé la première décision de la SPR.

[3]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conclus qu’il appert des motifs de la décision de la SPR que celle‑ci n’est pas fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et n’est pas non plus justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Par conséquent, les motifs ne permettent pas aux demandeurs ou à la cour de révision de comprendre comment et pourquoi la SPR en est arrivée à la conclusion en question.

[4]  La décision de la SPR sera annulée et l’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision par un tribunal différemment constitué qui n’a pas déjà examiné les demandes d’asile des demandeurs.

II.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[5]  La SPR a conclu que la discrimination et le harcèlement dont les demandeurs ont été victimes n’équivalaient pas à de la persécution. Elle a également conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. Les demandeurs contestent les deux conclusions au motif qu’elles sont déraisonnables.

[6]  Il existe désormais une présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable aux décisions administratives est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au par. 10. La présomption peut être réfutée lorsque le législateur indique qu’il souhaite l’application d’une norme différente ou que la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. Aucune de ces situations ne s’applique en l’espèce. La norme de contrôle applicable à la décision de la SPR est celle de la décision raisonnable.

III.  La décision de la SPR

[7]  La SPR a accepté l’identité des demandeurs et a examiné les allégations selon lesquelles la discrimination dont ils ont été victimes équivalait à de la persécution et les avait incités à demander l’asile parce qu’ils croyaient qu’ils ne pourraient bénéficier de la protection de l’État.

[8]  La SPR a d’abord souligné que la question à trancher consistait à savoir si la persécution alléguée par les demandeurs menaçait de façon importante leurs droits fondamentaux de la personne.

[9]  La SPR a examiné s’il existait une preuve de persécution en examinant les allégations de discrimination en matière d’emploi, de logement et d’éducation et a conclu que le traitement antérieur subi par les demandeurs n’était pas assimilable à de la persécution.

[10]  La SPR a également conclu que la Hongrie offrait une protection adéquate aux demandeurs.

IV.  Analyse

A.  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable

[11]  Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été publié le lendemain de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a donné d’autres indications sur le contrôle du caractère raisonnable. Ce faisant, elle a cité l’arrêt Vavilov pour expliquer les éléments examinés dans le cadre de ce contrôle :

Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique […] Si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […] la décision sera déraisonnable. Vavilov, aux par. 86 et 136.

[12]  La Cour suprême a relevé deux catégories de lacunes fondamentales qui rendent une décision déraisonnable : 1) le manque de logique interne du raisonnement du décideur et 2) le caractère indéfendable de la décision « compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur [elle] » : Vavilov, au par. 101.

B.  La persécution et la protection de l’État

[13]  Tout au long de sa décision, la SPR cite des décisions de notre Cour et d’autres tribunaux au sujet des principes applicables à la protection de l’État et à la persécution. La décision de la SPR comporte de longues notes de bas de page et, dans certains cas, des renvois au rapport national du Département d’État des États‑Unis sur les pratiques en matière de droits de la personne en Hongrie, qui fait partie du cartable national de documentation (CND) sur la Hongrie daté du 31 août 2018. Ce rapport semble être le seul document source consulté hormis des textes législatifs.

[14]  La SPR a examiné la discrimination dont les demandeurs ont été victimes et a conclu que, même si cette discrimination avait menacé leur qualité de vie en Hongrie, elle n’avait pas menacé leurs droits fondamentaux. La SPR a également conclu que, même si les Roms faisaient l’objet de discrimination en Hongrie, la preuve documentaire n’établissait pas que l’ensemble de la population rom était victime de persécution.

[15]  La SPR a conclu que, étant donné que la constitution et les lois de la Hongrie interdisent la discrimination fondée sur la race, l’époux et le père de la demanderesse principale se sont probablement heurtés à des difficultés en matière d’emploi en raison de leur faible scolarité et de l’éducation de qualité inférieure qu’ils ont reçue. Cependant, cette conclusion est conjecturale et ne reconnaît pas que l’éducation de qualité inférieure est discriminatoire en soi, parce qu’elle est fondée sur l’identité rom des demandeurs. De plus, l’efficacité réelle des lois interdisant la discrimination n’est commentée nulle part dans les motifs. Si la SPR avait examiné cette efficacité, elle aurait constaté que, selon les renseignements figurant à la page 36 du CND, même si la constitution et les lois interdisent la discrimination fondée sur la race, le gouvernement n’a pas assuré le respect des règlements pris en vertu du code du travail et, de façon générale, les amendes ne suffisent généralement pas à décourager les contrevenants.

[16]  La SPR a également conclu que, bien que la discrimination que subissent les Roms dans le système d’éducation hongrois soit bien documentée, l’État est intervenu pour corriger certains de ces problèmes. Cependant, la SPR n’a pas tenu compte du fait que d’autres problèmes liés au système d’éducation hongrois et étayés dans le CND existent encore et auraient dû être examinés, notamment en ce qui concerne le caractère adéquat des mesures prises par l’État pour corriger les problèmes.

[17]  La conclusion de la SPR selon laquelle aucun élément de preuve convaincant au dossier ne permet de conclure que les Roms ne poursuivent pas des études supérieures en Hongrie et ne pourraient pas le faire s’ils le souhaitent ne démontre pas une analyse rationnelle ou cohérente. La conclusion de la SPR est incompatible avec les conclusions qu’elle a précédemment tirées et avec les renseignements figurant dans le CND. La SPR a déjà reconnu que l’éducation des Roms était un problème bien documenté. Or, elle ne tient nullement compte des renseignements figurant à la page 28 du CND selon lesquels des ONG ont signalé que les enfants roms étaient souvent victimes de ségrégation à l’école ou recevaient un diagnostic erroné de déficience mentale, malgré le fait que la ségrégation scolaire est interdite. Les ONG ont conclu que ces problèmes [traduction] « ont limité [l’] accès [des enfants roms] à une éducation de qualité et ont creusé l’écart entre les Roms et les non‑Roms ».

[18]  De plus, les renseignements suivants figurent à la page 29 du CND :

[traduction]
Selon un rapport préparé pendant l’année par des ONG roms et des ONG qui défendent les droits des Roms, la moitié des étudiants roms abandonnent le système d’éducation. Seulement 24 % des étudiants roms terminent leurs études secondaires, comparativement à 75 % chez les autres étudiants. Seulement 5 % des étudiants roms se sont inscrits à l’université, comparativement à 35 % chez les autres étudiants. Il appert également du rapport que les taux de décrochage élevés étaient imputables en partie à la ségrégation des enfants roms à l’école et au fait que l’âge de la fréquentation scolaire obligatoire avait été abaissé à 16 ans.
[Non souligné dans l’original.]

[19]  La SPR s’est fondée sur le CND comme seul document source portant sur la situation dans le pays. Même si la SPR est réputée avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve au dossier et qu’elle n’est pas tenue de commenter chaque élément de preuve dans ses motifs, elle n’a pas commenté les éléments de preuve susmentionnés qui contredisaient sa conclusion quant à la possibilité pour les Roms de poursuivre des études supérieures : Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF). Comme la SPR n’a pas mentionné ces éléments de preuve contraires, il y a lieu de croire qu’elle a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte de la preuve : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACS no 1425, au par. 17.

[20]  Au cours de son évaluation de la persécution, la SPR a comparé les formes de discrimination que subissent les Roms à la discrimination que subissent les Autochtones et les peuples racialisés au Canada, et elle a conclu qu’il serait déraisonnable de tomber dans la généralisation en ce qui concerne la façon dont ces collectivités sont traitées. Le sens de cette remarque n’est pas clair, pas plus que ne l’est sa pertinence quant à l’analyse de la persécution. Le juge Grammond a exprimé de « sérieuses réserves » au sujet de ce raisonnement « troublant » dans une affaire similaire, soulignant que ce raisonnement avait obscurci la véritable question à trancher, qui était, tout comme dans la présente affaire, celle de la possibilité de recevoir une protection adéquate de l’État en Hongrie : A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237, aux par. 33‑36.

[21]  Comme je l’ai démontré précédemment, les motifs invoqués au soutien de la conclusion selon laquelle les demandeurs ne seraient pas exposés à davantage qu’une simple possibilité de persécution à leur retour en Hongrie ne fait pas ressortir une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, particulièrement eu égard aux faits au dossier. Par conséquent, cette conclusion est déraisonnable : Vavilov, au par. 85.

C.  Les organismes de surveillance

[22]  La SPR a conclu que les demandeurs d’asile doivent avoir accès à des organismes de surveillance policière lorsqu’ils ne sont pas satisfaits de la protection qu’ils reçoivent de la police. Pour en arriver à cette conclusion, la SPR s’est fondée sur la décision Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 188 [Mudrak], dans laquelle le juge Annis de notre Cour a souligné que « laisser entendre que les organismes de surveillance de la police n’ont aucun rôle à jouer pour démontrer que la protection de l’État est adéquate équivaut à dire que les hauts dirigeants de la police n’ont aucun rôle à jouer non plus dans le travail des policiers à cause de leur fonction de surveillance, ou que le maintien de l’ordre est un exercice opérationnel à court terme ». Le juge Annis explique ensuite l’importance des organismes de surveillance.

[23]  Je reviendrai sur la décision Mudrak après avoir décrit les parties de la décision de la SPR qui portent sur les différents organismes de surveillance en Hongrie.

[24]  La SPR s’est penchée sur les incidents de violence allégués dans la demande d’asile des demandeurs. En 2006, le père avait été attaqué par 15 à 20 membres de la Garde hongroise. En 2011, des membres de la Garde hongroise ont lancé des pierres et des cocktails Molotov sur des résidences occupées par des Roms à Miskolc. La SPR a affirmé qu’il était clair que la police n’avait pas réussi, lors de l’incident de 2011, à protéger adéquatement les habitants roms, mais que l’expérience générale des demandeurs avec la police ne permettait pas en soi de conclure à l’absence de protection de l’État. La SPR a souligné que le défaut de certains policiers d’assurer une protection ne veut pas dire qu’il n’y a aucune protection policière dans l’ensemble du pays. La SPR a conclu qu’il n’y avait aucun rapport actuel indiquant que des nationalistes de la Hongrie ciblaient des Roms. Dans les deux paragraphes suivants, la SPR a examiné la présence d’organismes de surveillance policière pour en arriver à la conclusion que les demandeurs pouvaient obtenir une protection adéquate de l’État en Hongrie.

[25]  Aux paragraphes 48 à 59, la SPR a ensuite décrit plusieurs organismes que le gouvernement avait créés pour examiner les plaintes formulées contre la police. En plus d’exposer en détail les méthodes employées par la commission indépendante chargée d’examiner les plaintes contre la police, la SPR a mentionné que les autorités hongroises avaient pris des mesures contre l’Association de la Garde hongroise et entrepris des démarches en vue d’interdire cette association.

[26]  La SPR a souligné que la Cour suprême de la Hongrie avait tenu des policiers responsables de conduite discriminatoire à l’encontre des Roms et leur avait interdit de commettre des actes similaires à l’avenir et de porter atteinte aux droits à l’égalité de traitement.

[27]  La SPR a également mentionné : 1) les travaux de l’Autorité pour l’égalité de traitement, qui est chargée de recevoir les plaintes de violation à la loi sur l’égalité de traitement; 2) les fonctions du commissaire aux droits fondamentaux; 3) les nouveaux pouvoirs conférés aux autorités policières hongroises pour lutter contre les crimes haineux; 4) la mise sur pied du Conseil des affaires roms pour favoriser l’inclusion des Roms et présenter des recommandations au gouvernement et 5) la table ronde sur la lutte contre la ségrégation.

[28]  En ce qui concerne l’Autorité pour l’égalité de traitement, la SPR a souligné que cet organisme est chargé de lutter contre le racisme et fonctionne depuis 2005. Elle est devenue un organisme indépendant par suite de modifications législatives apportées en 2011 et en 2013. Il s’agit d’un organisme quasi judiciaire qui a pour mission de rendre des décisions à valeur juridiquement contraignante dans des affaires de violation de la loi.

[29]  Après avoir décrit ces différents organismes et leurs mandats, la SPR a conclu que « le gouvernement a adopté des lois et a lancé de nombreuses initiatives stratégiques dans plusieurs ministères [qui] donnent des résultats sur le terrain ». Selon la SPR, la preuve documentaire démontre que la Hongrie continue de protéger l’ensemble de ses citoyens, y compris les Roms et les autres minorités ethniques. De plus, selon les éléments de preuve, les mesures et les initiatives prises par la Hongrie pour protéger ses citoyens, y compris les Roms, évoluent progressivement et ont véritablement des effets concrets sur le terrain. Il appert également de la preuve que la police enquête lorsque des crimes sont commis contre des Roms et que les auteurs de ces crimes doivent répondre de leurs actes lorsqu’il y a suffisamment d’éléments de preuve.

[30]  La SPR s’est ensuite penchée sur la décision Mudrak. Après avoir cité le passage figurant aux paragraphes 81 à 83 de cette décision, la SPR a conclu son analyse de la protection de l’État en rappelant qu’il incombait aux demandeurs d’asile de présenter des éléments de preuve clairs et convaincants pour démontrer que l’État ne veut pas ou ne peut pas leur fournir une protection adéquate; les demandeurs d’asile ont également la responsabilité juridique de réfuter la présomption. « Après avoir examiné soigneusement l’ensemble de la preuve », la SPR a conclu que les demandeurs d’asile n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. Les motifs invoqués au soutien de cette conclusion n’ont pas été exposés; cependant, eu égard au libellé de la décision et à la juxtaposition des paragraphes, elle semblerait fondée sur la présence d’organismes de surveillance et sur les commentaires formulés dans la décision Mudrak.

D.  La décision Mudrak

[31]  Dans la décision Mudrak, le juge Annis a certifié deux questions. Bien que la Cour d’appel ait conclu que les questions ne convenaient pas à des fins de certification, elle a examiné et commenté chacune des questions certifiées proposées : Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178 [Mudrak CAF].

[32]  Aux fins de la présente demande, la première question à certifier dans l’affaire Mudrak est importante. Voici cette question :

La Section de la protection des réfugiés commet‑elle une erreur susceptible de contrôle si elle ne statue pas sur la question de savoir s’il a été démontré que les mesures en place dans un État démocratique pour protéger les minorités assurent l’efficacité concrète de la protection de l’État dans le but de conclure que celle‑ci est adéquate?

[33]  La Cour d’appel a confirmé que la SPR doit analyser de manière appropriée dans ses motifs la question de la protection de l’État. Au paragraphe 32 de son jugement, la Cour d’appel donne un exemple de la façon de procéder à cette fin :

[32]  Par exemple, la Cour fédérale dans l’affaire Hercegi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 250, [2012] A.C.F. no 273 (QL), a décidé que la Commission n’avait pas examiné la question de la protection de l’État :

[5] La question de la protection de l’État n’est pas analysée de manière appropriée dans les motifs du commissaire. Les motifs n’indiquent pas si le commissaire a tenu compte des mesures mises en place par la Hongrie pour offrir actuellement une protection de l’État suffisante à ses citoyens ni s’il a procédé à l’examen en question, quelles sont ces mesures. Ce n’est pas suffisant de dire que des mesures sont prises en vue d’offrir un jour une protection suffisante de l’État. C’est la protection concrète, actuellement offerte qui compte. La preuve établit de façon accablante en l’espèce que la Hongrie est actuellement incapable d’offrir une protection suffisante à ses citoyens roms.

[Souligné dans l’original.]

[34]  Notre Cour a décidé à maintes reprises que, pour déterminer si la protection de l’État est adéquate, le décideur doit se concentrer sur le caractère adéquat et réel, plutôt que sur les « efforts » mis de l’avant par le pays pour protéger ces citoyens : Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 864, au par. 58. Il s’agit d’une erreur pour un décideur de se concentrer sur la preuve des efforts faits par le gouvernement plutôt que d’examiner l’efficacité réelle de l’intervention policière : Pava c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1239, au par. 48 (non souligné dans l’original). L’existence d’autres institutions, même celles chargées d’enquêter sur les plaintes de discrimination, ne constitue pas une protection de l’État : Tanarki c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1337, au par. 45.

[35]  Après avoir examiné avec soin la décision de la SPR, je conclus que les motifs ne démontrent pas les éléments que la SPR a pris en compte pour déterminer que la Hongrie serait actuellement en mesure de fournir une protection adéquate aux demandeurs s’ils y retournaient.

[36]  La SPR analyse la protection de l’État aux paragraphes 33 à 64 de sa décision. Elle expose d’abord différents principes applicables à la protection de l’État, notamment le principe selon lequel les éléments de preuve à présenter pour réfuter la présomption doivent être clairs et convaincants et doivent convaincre le tribunal selon la prépondérance des probabilités que la protection de l’État n’est pas adéquate. Il s’agit d’une forme de protection auxiliaire, et il incombe aux demandeurs d’asile de solliciter la protection de l’État dans les situations où elle pourrait raisonnablement être assurée. Le fardeau de la preuve qui incombe au demandeur d’asile est directement proportionnel au degré de démocratie atteint chez l’État en cause. L’inaction des autorités locales ne veut pas dire que l’État dans son ensemble ne protège pas ses citoyens, à moins qu’elle ne s’inscrive dans une tendance généralisée au refus ou à l’incapacité de fournir une protection. Le fait que l’État n’assure pas une protection parfaite ne permet pas de conclure que l’État ne veut ni ne peut offrir une protection raisonnable.

[37]  Les demandeurs soutiennent que l’évaluation de la protection de l’État était superficielle. Je suis d’accord.

[38]  Une simple répétition des principes généraux existants au sujet de la protection de l’État sans que ceux‑ci soient reliés à la situation personnelle des demandeurs et à la preuve au dossier ne constitue pas une analyse. Il s’agit plutôt de simples affirmations. Les affirmations n’appuient pas une conclusion aussi sévère, particulièrement compte tenu des éléments de preuve contradictoires figurant dans le CND.

[39]  Dans sa décision, la SPR souligne que, dans les villages ruraux et les villes du nord‑est de la Hongrie, le sentiment anti-rom s’est souvent manifesté dans l’indifférence de la police à l’égard de la plus grande minorité ethnique du pays. Ailleurs dans ses motifs, la SPR « reconnaît que la corruption reste un problème. Cependant, la preuve documentaire montre que des mesures sont prises pour faire en sorte que les fonctionnaires et les personnes fautives soient poursuivis en justice. »

[40]  La SPR affirme reconnaître que « c’est la protection concrète actuellement offerte qui compte ». Elle conclut ensuite que cette protection est concrètement adéquate aujourd’hui pour les Roms de la Hongrie, d’après des motifs qui ne font pas ressortir une analyse rationnelle.

[41]  La SPR affirme précisément que « les efforts du gouvernement ont véritablement engendré une protection adéquate de l’État dans les faits ». Elle ajoute ensuite qu’elle a lu la documentation, notamment les rapports des groupes de surveillance des droits de la personne, les rapports annuels que la Commission consulte habituellement et diverses sources médiatiques, et elle conclut à la lumière de ces sources qu’« aucun cas de manifestation ou de rassemblement de droite et nationaliste en Hongrie visant, harcelant et menaçant les Roms n’a été signalé. Bien que les attitudes discriminatoires persistent pour certains groupes et chez certaines personnes en Hongrie à l’heure actuelle, aucun élément de preuve documentaire présenté au tribunal ne laisse entendre ou [n’]établit que d’autres groupes nationalistes ou de droite visent les Roms actuellement comme ils l’ont fait dans les années précédant le départ des demandeurs d’asile, ou que ces groupes sont appuyés par l’État. »

[42]  Malheureusement, la SPR n’expose pas les motifs sur lesquels elle s’est fondée pour conclure que les efforts du gouvernement avaient véritablement engendré une protection adéquate de l’État dans les faits. Il est difficile de savoir en quoi le niveau d’activité de groupes de droite est lié à l’efficacité des efforts du gouvernement. La SPR estime‑t‑elle que les efforts du gouvernement ont incité les groupes de droite à devenir moins actifs? La SPR estime‑t‑elle plutôt que le niveau précédent de protection de l’État est adéquat aujourd’hui parce qu’il est moins probable que les demandeurs seraient attaqués par un groupe de droite à leur retour? Il est impossible de suivre l’analyse qui mène à la conclusion de la SPR selon laquelle la Hongrie offre actuellement une protection adéquate à ces demandeurs.

[43]  Ainsi que l’a expliqué le juge Barnes dans la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 53, la Cour doit trouver un équilibre entre les exigences relatives à la déférence, d’une part, et l’obligation pour les décideurs de fournir des « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées », d’autre part :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39 [non souligné dans l’original].

[44]  Lorsqu’ils sont examinés au regard du dossier, les motifs fournis par la SPR ne permettent pas à la Cour de déterminer comment et pourquoi elle en est arrivée à la conclusion que les efforts déployés par le gouvernement hongrois ont mené à une protection adéquate de l’État. La décision est déraisonnable.

[45]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2937‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie et la décision de la Section de la protection des réfugiés est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée pour nouvelle décision par un tribunal différemment constitué qui n’a pas déjà examiné les demandes d’asile des demandeurs.

  3. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de mars 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM‑2937‑19

 

 

INTITULÉ :

BEATA KOTAI, SZABOLCS BALOG, GYULA BALOG, GERGO BALGO, SZILVIA BALOG, TIBOR KOTAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JANVIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 11 FÉVRIER 2020

COMPARUTIONS :

Peter Ivanyi

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Laoura Christodoulides

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rochon Genova LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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