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Date : 20200211


Dossier : IMM‑3019‑19

Référence : 2020 CF 227

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 février 2020

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

MATTHEW JOHN DONNELLAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], à l’encontre de la décision par laquelle une agente des visas a refusé de délivrer un visa de résident temporaire au demandeur.

[2]  La présente demande doit être accueillie en raison de l’absence de justification du refus de l’agente. Bien que l’obtention d’un visa soit de la nature d’un privilège, la loi exige tout de même que la décision soit justifiée. En l’espèce, la décision n’est accompagnée d’aucune justification, même minimale, que ce soit dans la lettre de décision elle‑même ou dans les notes du Système mondial de gestion des cas (le SMGC), qui viennent compléter la lettre de décision. En effet, ces notes font partie intégrante de la décision rendue (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au par. 44).

[3]  En l’espèce, la lettre de décision n’est rien de plus qu’une simple lettre de décision. Elle ne contient aucun renseignement sur les raisons pour lesquelles le permis de séjour temporaire (PST) demandé par le demandeur a été refusé. La lettre, datée du 22 mars 2019, précise simplement que le demandeur est interdit de territoire pour avoir été déclaré coupable d’une infraction à l’étranger, au sens de l’alinéa 36(2)b) de la Loi. Elle indique en outre qu’un PST n’est délivré que dans des circonstances exceptionnelles et conclut que, dans le cas du demandeur, [traduction« il n’y a pas suffisamment de motifs pour justifier la délivrance d’un permis ». La lettre ne comporte aucune explication sur la façon dont l’agente est parvenue à cette conclusion.

[4]  Les notes du SMGC présentent les faits de l’affaire, mais guère plus. On peut y lire ce qui suit :

[traduction

RÉSUMÉ : – Le DP est un ressortissant irlandais qui habite et travaille à Galway, en Irlande, en tant que charpentier principal. […] Lors d’une fête organisée par un ami pour célébrer l’obtention de son diplôme, l’ambiance est devenue de plus en plus festive à mesure que plus d’amis arrivaient. Bien qu’il n’ait pas eu l’intention de boire beaucoup ou de rester tard, le DP a bu plus que prévu. Il s’est endormi pendant un court moment et s’est réveillé au petit matin. Comme il devait rentrer chez lui avant de se rendre au travail, il a pris le volant pour faire le trajet de 15 minutes jusque chez lui. – Le DP regrette sa décision de conduire ce matin-là, la qualifiant d’irresponsable, d’irréfléchie, de stupide et de dangereuse. Il a exprimé des remords à plusieurs reprises. Il soutient qu’il a eu de la chance que personne ne soit blessé et qu’aucun dommage matériel n’ait été causé, et qu’il n’a pas l’intention de prendre à nouveau une telle décision. Le DP affirme que l’interdiction de conduire pendant 24 mois qui lui a été infligée lui a coûté cher, notamment en ce qui concerne son travail et son transport vers les chantiers où il travaillait. Le DP fait valoir que sa famille l’a soutenu et l’a aidé pendant cette période. – La petite amie du DP, une citoyenne canadienne, a fourni une lettre d’invitation ou de référence morale. Elle y parle du DP en termes positifs, notant qu’il s’agit d’une personne honnête, généreuse, ouverte et disponible. Elle fait l’éloge de son éthique du travail et de la façon dont sa carrière a progressé. Elle donne des exemples de sa nature généreuse et altruiste, et explique qu’il fait tout son possible pour aider les autres, y compris les étrangers. Elle affirme que le DP lui a fait part de ses remords concernant sa déclaration de culpabilité et qu’il est désormais plus responsable par rapport à sa consommation d’alcool. Elle déclare qu’ils ont l’intention de se marier et de vivre au Canada, et fournit les raisons pour lesquelles ils veulent faire leur vie au Canada plutôt qu’en Irlande : elle est bien établie en tant qu’ingénieure, et il exerce une profession plus facile à transférer que la sienne. Elle affirme que le DP n’est pas admissible à la réadaptation pour l’instant, mais qu’un PST leur permettra de poursuivre leur vie ensemble, au Canada, jusqu’à ce qu’il puisse surmonter définitivement sa déclaration de culpabilité. Elle soutient qu’elle lui rend fréquemment visite en Irlande, c’est‑à‑dire tous les trois ou quatre mois.

[5]  La délivrance d’un PST est assurément une mesure exceptionnelle. Le paragraphe 24(1) de la Loi porte précisément sur cette mesure :

24 (1) Devient résident temporaire l’étranger, dont l’agent estime qu’il est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la présente loi, à qui il délivre, s’il estime que les circonstances le justifient, un permis de séjour temporaire — titre révocable en tout temps.

24 (1) A foreign national who, in the opinion of an officer, is inadmissible or does not meet the requirements of this Act becomes a temporary resident if an officer is of the opinion that it is justified in the circumstances and issues a temporary resident permit, which may be cancelled at any time.

De toute évidence, l’agente des visas doit indiquer pourquoi elle estime que les circonstances ne justifient pas la délivrance d’un visa de résident temporaire. La Loi prévoit expressément que le ministre peut donner des directives pour l’application du paragraphe 24(4), car « [l]’agent est tenu de se conformer aux instructions que le ministre peut donner » (par. 24(3)).

[6]  De fait, de telles instructions ont bel et bien été données. Les instructions opérationnelles sur les PST comprennent ce qui suit au sujet de l’interdiction de territoire pour motifs de criminalité :

Évaluation du risque

Dans l’étude des affaires criminelles, l’agent doit vérifier le temps écoulé depuis que la peine a été purgée afin de déterminer si le client peut être admissible à la réadaptation ou être réputé réadapté. Il incombe au client de faire la preuve du degré de risque qu’il représente et de son improbabilité à participer à d’autres activités criminelles.

L’agent doit évaluer :

  la gravité de l’infraction;

  les risques que l’intéressé commette d’autres infractions;

  tout facteur d’ordre comportemental ou sanitaire existant;

  la preuve de réforme ou de réadaptation;

  si les drogues, l’alcool ou un trouble médical ont joué un rôle dans la perpétration du crime;

  s’il existe un modèle de comportement criminel (p. ex  infraction unique et peu caractéristique de la personne);

  si les peines ont été purgées, les amendes payées et les dédommagements versés;

  s’il y a des accusations criminelles en instance;

  s’il existe une quelconque restriction quant aux déplacements découlant d’une probation ou d’une libération conditionnelle;

  l’admissibilité à la réadaptation ou à la suspension du casier judiciaire;

  le temps écoulé depuis la perpétration de l’infraction;

  la controverse ou le risque associé à la présence de l’intéressé au Canada.

(Mémoire du demandeur, au par. 9.)

[7]  Compte tenu des faits constatés par l’agente des visas dans la présente affaire et des facteurs qui doivent être pris en compte (le paragraphe 24(3) de la Loi précise que l’agent doit « se conformer aux instructions ») dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, il est normal de s’attendre à avoir une idée des raisons pour lesquelles le PST est refusé. Or, je n’ai trouvé aucune justification dans le dossier. Le défendeur a insisté sur le fait que, [traduction« en l’espèce, l’agente s’est acquittée de cette obligation en examinant les observations et les éléments de preuve et en concluant qu’ils n’établissaient pas l’existence de circonstances impérieuses » (mémoire du défendeur, au par. 9).

[8]  En toute déférence, je ne peux conclure que l’agente a satisfait à l’exigence de justification prévue par la Loi. Il y a quelques semaines à peine, la Cour suprême du Canada a souligné, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], que la justification doit être au cœur du contrôle judiciaire de la décision d’un tribunal administratif. Au paragraphe 97 de l’arrêt Vavilov, la Cour renvoie de nouveau à la décision de notre Cour dans l’affaire Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, dans laquelle le juge Rennie (tel était alors son titre) a indiqué que les exigences minimales en matière de justification sont exprimées par une illustration :

[11]  L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées. Ici, il n’y a même pas de points sur la page.

[Non souligné dans l’original.]

C’est, à mon avis, la situation dans laquelle se trouve la Cour dans la présente affaire; il n’y a pas de points sur la page.

[9]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a déclaré que la cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (au par. 99).

[10]  En l’espèce, il n’y a ni motifs ni justification. La décision doit être intrinsèquement cohérente, et le tribunal administratif doit démontrer comment les éléments de preuve mènent à la conclusion qui a été tirée. Il n’y a aucun moyen en l’espèce de comprendre comment les facteurs énoncés ont permis à l’agente des visas de rendre la décision qu’elle a rendue. La Cour suprême précise ce qui suit au paragraphe 102 de l’arrêt Vavilov :

[102]  Pour être raisonnable, une décision doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique. Il s’ensuit qu’un manquement à cet égard peut amener la cour de révision à conclure qu’il y a lieu d’infirmer la décision. Certes, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas […] « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » : Pâtes & Papier Irving, par. 54, citant Newfoundland Nurses, par. 14. Cependant, la cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’« [un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » : Ryan, par. 55; Southam, par. 56. Les motifs qui « ne font que reprendre le libellé de la loi, résumer les arguments avancés et formuler ensuite une conclusion péremptoire » permettent rarement à la cour de révision de comprendre le raisonnement qui justifie une décision, et [traduction] « ne sauraient tenir lieu d’exposé de faits, d’analyse, d’inférences ou de jugement » : R. A. Macdonald et D. Lametti, « Reasons for Decision in Administrative Law » (1990), 3 R.C.D.A.P. 123, p. 139; voir également Gonzalez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 750, par. 57-59.

Il s’agit précisément de la situation qui nous occupe.

[11]  En l’espèce, ce n’est pas tant que les motifs donnés sont insuffisants, mais plutôt qu’il n’y a pas de motifs du tout : il n’y a aucun lien ni aucune logique entre l’examen des observations et des éléments de preuve et la conclusion selon laquelle ceux-ci n’établissent pas l’existence de circonstances impérieuses. C’est ce qu’exige l’arrêt Vavilov et ce qui fait cruellement défaut en l’espèce.

[12]  Par conséquent, je n’ai d’autre choix que d’accueillir la demande de contrôle judiciaire et de renvoyer l’affaire à un autre agent des visas pour nouvelle décision.

[13]  Il n’y a pas de question à certifier aux termes de l’article 74 de la Loi.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3019‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Il n’y a aucune question à certifier.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour nouvelle décision.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 28e jour de février 2020.

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3019‑19

INTITULÉ :

MATTHEW JOHN DONNELLAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 JANVIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 11 FÉVRIER 2020

COMPARUTIONS :

Brian Koh

POUR LE DEMANDEUR

Aleksandra Lipska

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Niren and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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